par Isabelle Mourral, Inspecteur général honoraire de l’Education nationale, Président d’Honneur de l’Association des Ecrivains catholiques
Quelles sont les finalités de l’école ? Instruire et civiliser en instruisant, ou façonner un « homme nouveau » répondant à un projet de société ?
Les savoirs fondamentaux étant acquis – ce qui pose d’importants problèmes de méthode – la formation offerte doit-elle être la même pour tous ou se différencier en fonction des goûts, des aptitudes et des désirs de chacun ?
A ces questions, Madame Isabelle Mourral répond par de véritables propositions alternatives pour corriger les erreurs actuelles du système scolaire ; orientant ainsi l’A.E.S. dans la voie qu’elle s’est fixée : formuler les propositions de réforme de l’Education nationale à adresser aux acteurs politiques.
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Le Président : La Providence a inspiré à notre Vice-Présidente de publier ces jours derniers, Pour un référendum sur l’éducation.
Ainsi, au moment où nous entamons la dernière ligne droite de notre programme « Repenser l’Education nationale », Isabelle Mourral qui en a été le maître d’œuvre, nous révéle les grandes lignes de son projet : ce référendum pris ici davantage, me semble-t-il, comme une image que suivant une interprétation rigoureuse d’un dispositif constitutionnel soumis à des exigences strictes.
En écoutant Madame Mourral nous allons entendre l’une des plus grandes voix de l’Education nationale. Une vie entièrement consacrée à l’enseignement public – de la classe de philo du lycée d’Aix-en-Provence jusqu’à l’Inspection générale de l’Education Nationale en passant, nous le savons déjà, par les fonctions exposées de proviseur au lycée du Puy, au lycée François Couperin de Fontainebleau en 68 et de Directrice du Foyer des lycéennes, rue du Docteur Blanche à Paris. Sans parler d’une participation au Cabinet de Joseph Fontanet ou de consultations des Ministres successifs, qu’il s’agisse d’Olivier Guichard ou de Christian Beullac.
Enseignement et éducation ne font qu’un dans la vie d’Isabelle Mourral. En dehors de l’école publique, c’est auprès des familles et dans la vie associative qu’elle a exercé son métier, il faudrait dire son ministère.
Isabelle Mourral :
I.UN REGARD POSITIF TOURNE VERS L’AVENIR
Depuis six mois, nous étudions les défauts dont souffre aujourd’hui l’Education nationale : échec massif, profonde altération du climat des établissements scolaires, désenchantement des élèves, des maîtres et du public, perte de confiance dans ce qu’on peut attendre de l’école. Notre objectif n’est pas de rester sur un constat négatif mais de faire des propositions constructives. C’est possible ; c’est indispensable. C’est à quoi nous allons nous employer jusqu’à la fin de la présente année de travail. Ne perdons pas de vue la générosité et la valeur de l’objectif envisagé : instruire et éduquer tous les enfants qui vivent en France.
II. PAS D’EDUCATION POSSIBLE SANS UNE IDEE DE L’HOMME
On ne construit pas sur le vide. Tout grand système éducatif est nourri d’une idée de l’homme. Quelles ont été, jusqu’à présent, les ressources éducatives en France ? – La religion chrétienne et l’humanisme. La laïcité n’est pas la négation ou le refus de la culture religieuse. La loi qui dégage une journée par semaine pour la formation religieuse des écoliers date de Jules FERRY. Ne la laissons pas tomber en désuétude. C’est au catéchisme que les enfants de 7 ans apprennent que Dieu est le Créateur de toutes choses, qu’un homme est corps et âme, qu’il y a un bien et un mal , etc…
L’humanisme est un aspect essentiel des programmes scolaires. La culture française est pénétrée de christianisme. Mais les Grecs païens savaient déjà que le Bien « attire comme un objet d’amour » et qu’il y a des lois sacrées auxquelles « nul mortel n’a donné le jour ». La littérature classique savait surabondamment que l’homme n’est pas tout bon et qu’il y a une grande différence entre l’homme tel qu’il est et l’homme tel qu’il devrait être. Les exigences de la modernité ne peuvent pas faire rayer des programmes ces éléments fondamentaux, sans créer une rupture culturelle déstabilisante et injustifiée.
L’homme contemporain a traversé, traverse encore, une crise d’identité. Tout éducateur, tout parent se doit d’avoir une connaissance exacte des sciences humaines, en particulier de la psychologie, de la sociologie et de l’anthropologie, pour enrichir sa connaissance de l’homme et se délivrer d’un certain nombre d’erreurs concernant l’autorité, la responsabilité, la culpabilité, l’interdit, le désir, les ressorts du vouloir, le bon usage de la liberté, la nature humaine, qui retentissent aujourd’hui dans l’éducation.
III. POUVONS-NOUS FORMER L’HOMME QUE NOUS VOULONS ?
Une telle phrase, que nous trouvons dans les projets socialistes actuels, exprime à la fois la meilleure des choses et la pire. Quand nous lisons sous la plume de Philippe Meirieu les lignes suivantes : « Nous faisons le choix de la prééminence absolue du politique. […] L’école implique des choix de société […] des options prises sur le type d’homme et d’organisation que nous voulons », cela signifie que c’est le pouvoir politique qui, en fonction du projet de société qu’il a conçu, donne pour objectif à l’école d’utiliser la plasticité de l’enfance pour façonner ses membres tels qu’il les veut. C’est un projet totalitaire que le sujet libre et responsable de sa vie ne peut accepter.
Mais, aucune science ne nous dira jamais d’une façon définitive et sans appel, ce que l’homme est. Compte tenu de tout ce que nous savons, il nous appartient de nous prononcer sur l’homme que nous voulons être, que nous acceptons d’être, que nous proposons d’être, dans le respect de leur liberté, aux enfants dont nous sommes responsables, et que nous demandons à l’école de rendre possible et de favoriser.
Devant l’urgence, nous sommes tous invités à réfléchir et à agir. La question est effectivement politique. C’est à chacun de nous de concevoir ce que nous pouvons raisonnablement et honnêtement demander à un État laïque en matière d’enseignement et de formation humaine, puis, après mûre réflexion, d’en exiger la mise en œuvre dans le respect absolu de la liberté des citoyens.
IV. QUELLES FINALITES ASSIGNER A L’ECOLE ?
1 – Instruction obligatoire ou école obligatoire ?
Nous connaissons les critiques dirigées aujourd’hui contre le savoir : il est instable – il ne rend pas meilleur. Ce qu’on demandera désormais à l’école obligatoire, c’est “de rendre possible la vie sociale et de préparer les jeunes à l’exercice d’une démocratie libérative”.
Le savoir n’engendre pas nécessairement le bien parce que l’esprit de l’homme n’est soumis à aucun déterminisme absolu. L’étude et le savoir n’en sont pas moins les ressources les plus précieuses qu’une nation puisse offrir à sa jeunesse. L’ignorance constitue un lourd handicap dans l’édification des personnalités.
Ecole obligatoire et conditionnante, instruction obligatoire et libératrice, tel est le premier choix que nous avons à faire.
2 – Instruction publique ou Education nationale ?
Certains parents disent : l’instruction à l’école, l’éducation à la maison. Cette formule trop brutale demande à être nuancée. La laïcité, en tant que telle, ne peut pas choisir et imposer un modèle achevé de l’homme. Mais, réservant les options ultimes, elle devrait pouvoir, dans une zone moyenne, mais pas mineure, espérer raisonnablement des citoyens un très large accord sur les comportements, le savoir – vivre et le savoir – être. Si nous consentons à ne pas nous laisser intimider par tout ce qui se dit aujourd’hui sur la “société pluraliste”, il semble impossible que des parents, inquiets de l’avenir de leurs enfants, et des maîtres, soucieux de retrouver les conditions indispensables à l’exercice de leur métier, ne soient pas unanimes à reconnaître un certain nombre de principes concernant, avec la volonté de travail, le respect dû à chacun, la réciprocité des droits et des devoirs, l’honnêteté, la pudeur, le souci du bien commun, l’acceptation des lois et règlements nécessaires au travail et à la vie communautaire, qu’il convient de poser comme des impératifs de la vie scolaire.
Peut-on aller plus loin dans l’exigence, et reprendre la fameuse formule de C. Beullac qui fit scandale : « Pas d’éducation sans morale ! » C’est à nos contemporains de répondre et de remettre en question, comme il est urgent de le faire, ce relativisme moral qui rend la tâche des éducateurs quasiment impossible.
Peut-on proposer des “valeurs” à l’école ? – À ce sujet, j’ai en mémoire de longues et savantes discussions qui se sont toujours terminées sans conclure. « Que voulez-vous !, disait-on, nous avons eu nos valeurs ; les jeunes auront les leurs. Ils n’ont pas besoin de nous pour se faire une morale. » Ce scepticisme désabusé a, lui aussi, rendu l’éducation impossible. Il faut le dépasser. N’hésitons pas à voir un peu haut. Les jeunes sont généreux. L’engagement en vue d’un idéal est un des plus beaux moyens de lutter contre la violence.
3 – La restauration de la relation éducative et le règlement intérieur
Il n’y a pas de société sans loi. Le règlement intérieur doit être la loi de la communauté scolaire. Il en engage tous les membres, le personnel compris. Il comporte nécessairement un certain nombre d’obligations, mais, pour toucher les cœurs et mobiliser les volontés, il doit d’abord se donner une âme, définir un esprit. La relation éducative, comme la relation entre les parents et les enfants, a été pervertie pendant de longues années par le concept marxiste de lutte des classes, en fonction duquel les professeurs ne peuvent être que contre les élèves, les parents contre les enfants, le proviseur contre son personnel, ce qui entraîne nécessairement les comportements réciproques. Les élèves, comme les enfants, doivent être aimés, ils doivent savoir qu’ils sont aimés. Ils ne le savent plus. Le personnel enseignant doit savoir que l’esprit de la communauté scolaire, c’est l’amitié.
Ceci dit, le règlement intérieur doit comporter des interdits rigoureux. Avoir méconnu la signification pédagogique de l’interdit fait partie des aberrations soixante-huitardes. L’interdit définit “ce qu’il n’est jamais permis de faire”, jamais parce que c’est intrinsèquement mauvais. C’est un guide, un facteur de paix. Un climat d’ordre et d’amitié, l’autorité des maîtres, la nécessité des efforts, la valeur du mérite, la légitimité des récompenses et, s’il le faut, des punitions, l’importance des notes, qui permettent à chacun d’apprécier son niveau, de suivre ses progrès, sont de puissants stimulants. Qui nous expliquera que des principes, toujours valables dans la pratique des sports : le classement, la sélection, suscitent, non seulement une adhésion massive mais un enthousiasme passionné dans l’immense majorité de notre pays quand il s’agit de football, de ski, de natation ou de cyclisme et sont récusés quand il s’agit de réussite scolaire ?
La rénovation foncière du climat des établissements devrait prendre, au moment de la rentrée scolaire, un caractère solennel, signifiant une innovation radicale. Le règlement intérieur devrait être proclamé, expliqué, commenté, remis à chaque élève. Il devrait mettre en relief le prix de l’instruction, “la chose la plus nécessaire après le pain”, et les conditions indispensables au fonctionnement de l’école qui sont une discipline consentie, et une autorité cordiale, mais ferme.
V.REMEDIER A L’ECHEC SCOLAIRE
1 – Assurer à tous les savoirs fondamentaux.
Recréer un climat scolaire paisible et laborieux n’est possible que si l’école est source d’espérance, suscite l’intérêt et conduit au succès. Il y a, en ce qui concerne l’échec scolaire, deux points cruciaux : l’apprentissage des savoirs fondamentaux, la prolongation de la scolarité jusqu’à seize ans, au moins. Sauf handicap mental lourd, tout le monde doit savoir lire, écrire et compter. Madame Royal concédait, il y a un an, que 20 % au moins des élèves arrivant au collège présentaient un grave déficit de lecture. Elle est restée, probablement, au-dessous de la vérité. De nombreux enfants ont donc passé cinq ans à essayer d’apprendre à lire sans y parvenir. Il est impossible que des enfants qui ont ainsi débuté aiment leurs maîtres, aiment l’école et en attendent un bénéfice. Il est certain que leur avenir scolaire est irrémédiablement compromis.
D’une façon toute pragmatique, nos vieux maîtres d’école avaient découvert le B A BA. Depuis cinquante ans, le fonctionnement du cerveau a fait l’objet d’études minutieuses qui ont vérifié le bien-fondé des méthodes traditionnelles. La méthode alphabétique correspond aux besoins du cerveau. On peut actuellement la perfectionner beaucoup grâce à l’accroissement de nos connaissances en biologie. Mais il faut en conserver les orientations fondamentales. La méthode de lecture globale est contre-nature. Certains enfants apprennent à lire malgré elle, mais non grâce à elle.
Nous connaissons les raisons pédagogiques qui ont conduit à l’abandon de la lecture syllabique. Il s’agissait de ne pas se contenter d’alphabétiser mais de former des lecteurs. L’idée est noble, et, comme toujours, généreuse : préparer tous les enfants à une lecture rapide, cursive, source de culture et de joie, ne pas les laisser ânonner. Ce qu’on comprend moins, c’est le bien-fondé, pour obtenir un tel résultat, d’imposer la lecture globale, qui tient de la devinette. L’élève qui sait lire pratique spontanément la lecture cursive. Il suffit de lui donner des livres pour en faire un lecteur.
Nous pourrions mentionner aussi l’infirmité de la boulangère qui a besoin d’une calculette pour additionner le prix d’une baguette et celui d’un croissant, ou celle, récemment constatée, du jeune employé de banque désemparé pour convertir des dollars en francs parce que sa machine à calculer était en panne…
Il est hors de doute que, si l’enseignement élémentaire retrouve le moyen d’atteindre ses trois objectifs essentiels : apprendre à lire, à écrire et à compter, l’échec scolaire sera réduit dans des proportions considérables, et du même coup la violence scolaire diminuera aussi, non seulement à l’école mais dans la société. Ce n’est pas là un rêve.
2 – Remédier à l’inadaptation scolaire.
Un phénomène nouveau est apparu dès 1968. On l’a appelé à l’époque : “l’inappétence scolaire”. Un bon nombre d’élèves ne prenait pas intérêt aux programmes offerts. L’enseignement totalement désintéressé, détaché de la vie quotidienne, très construit, très abstrait, très rationnel et théorique, conçu dans l’esprit universitaire décevait certains élèves. Parmi les nouveaux élèves des collèges et des lycées, certains s’intéressaient plus au présent qu’au passé, au concret qu’à l’abstrait, au pratique plus qu’au théorique, à l’action plus qu’à la réflexion. Pour répondre à cette légitime demande, une recherche approfondie aurait dû être entreprise, une importante diversification des programmes offerte. On s’est orienté en sens inverse, et nous avons là une des causes importantes du malaise actuel. Devant les difficultés éprouvées, on s’est contenté d’abord au collège, de constituer des “filières” qui constataient surtout des différences de niveau par rapport à des objectifs inchangés. Les différentes filières étaient accompagnées, il est vrai, de pédagogies adaptées, mais qui ont profondément mécontenté les familles, à bon droit, somme toute, puisque, faute d’une diversification des programmes, des matières enseignées et des activités proposées, elles n’ouvraient que sur l’intégration au collège ou sur un constat d’échec. Chaque année, 200 000 adolescents étaient lancés à seize ans dans la “vie active” sans aucune base positive d’orientation. Des préjugés sociologiques ont, ensuite, bloqué la recherche. La justice, pour les professeurs, comme pour les familles, comme pour le ministère, a été conçue comme le même enseignement pour tous. De là sont nés le collège, moule unique, et l’hétérogénéité des classes, qui est une très lourde erreur. Comment faire travailler utilement ensemble le petit garçon de dix ans qui a des ambitions scolaires justifiées, et le portugais de treize ans récemment arrivé en France sans savoir lire ni parler notre langue ? La justice consiste à traiter également les choses et les êtres égaux. Imposer le même traitement à des personnes très différentes cause à tous un grand tort. Il est dommage que les parents en conviennent si difficilement. Confondre justice et égalité conduit au comble de l’injustice.
Aujourd’hui, l’intolérance scolaire tend à devenir un phénomène massif. Les enseignants constatent, dans les classes, la présence de “barbares”. En certains points du territoire, les “barbares” peuvent constituer 60 % des effectifs. Ce sont eux qui donnent le ton. Ils rendent le fonctionnement du collège impossible. Il y a urgence à trouver des remèdes. À quel prix peut-on maintenir une école pour tous ? Philippe Meirieu nous dit : « mettons ensemble, de trois à seize ans, tous les enfants et les adolescents, y compris les infidèles du savoir, les mécréants sociaux, les oubliés du développement ». L’objectif essentiel est de socialiser les “barbares”, par la discussion, la prise de parole et de décision, le travail en commun au rythme des moins performants. Dans cette masse parfaitement hétérogène, il y aura, il y a déjà des adolescents connus de la police, des délinquants, des criminels en puissance, sinon en acte. Les familles sont-elles d’accord pour en faire des camarades de leurs enfants ? Est-ce tout à fait responsable, pour un éducateur, de jeter l’anathème sur “l’école, havre de paix destiné au savoir” pour la remplacer par ce dangereux mélange ? On ne peut qu’être d’accord sur la nécessité d’éduquer tout le monde, même les plus rétifs, d’offrir à tous un climat éducatif imprégné d’objectifs généreux et réconfortants. La question porte sur l’hétérogénéité absolue. Ne peut-on avoir plus noble ambition ? D’abord, réduire massivement le nombre des inadaptés scolaires en luttant contre l’échec et en diversifiant l’enseignement offert au collège, en fonction des aptitudes, des goûts et des personnalités qui s’affirment dès le début de l’adolescence. Il ne devrait rester qu’une minorité de cas très difficiles, d’adolescents victimes de conditions d’existence exceptionnellement défavorables auxquels il faudrait offrir une véritable rééducation, à la fois ferme, généreuse et positive, sans doute en internat.
Depuis de nombreuses années, j’observe que les mesures envisagées en matière d’éducation sont viciées parce que les décisions sont prises par référence à une situation particulièrement défavorable à partir de laquelle on procède à une généralisation. La Présidente du Mouvement pour le Planning familial me demanda un jour pourquoi je ne proposais pas l’installation de distributeurs de pilules dans les lycées et collèges. Comme je lui répondais par un refus très net elle m’objecta : « Vous préférez avoir des filles enceintes à treize ans ? » – Mais toutes les jeunes filles de France n’en sont pas là et il n’est pas bon de prendre une mesure universelle à partir de cas malheureux exceptionnels, l’objectif étant de réduire le nombre de ces cas et non de les généraliser. On nous dit de même : « Nous avons des barbares dans les écoles ; faisons une école nouvelle à partir de cette situation ». Il y aurait, semble-t-il, une autre manière de s’y prendre. Le collège unique, avec ses classes hétérogènes, va à sa perte. Pourtant, c’est un devoir d’instruire et de civiliser tout le monde. Efforçons-nous donc de penser en profondeur divers types de collèges, avec possibilité constante de passer d’un collège à l’autre, en fonction de l’évolution des élèves. Et cessons de dire que ce serait là une injustice, quand c’est une mesure de salut. L’injustice est de maintenir des adolescents dans une situation dont ils ne tirent aucun profit et où ils prennent des habitudes de comportement déplorables. Une autre injustice est de faire prendre aux élèves normalement éducables, et qui doivent être, dans un système assaini, l’immense majorité, un temps précieux. Si du point de vue métaphysique, tous les enfants sont égaux au sens où ils ont même origine et même destinée, ils sont aussi, dans l’ordre temporel, très différents les uns des autres. Cette diversité fait la richesse du monde. On ne peut les rendre heureux qu’en la reconnaissant. Efforçons-nous donc de permettre à chacun de trouver et d’utiliser les talents qui sont les siens.
3 – Satisfaire une ambition légitime : la réussite sociale.
« Que chacun, au bout du sillon, se dise que ce qui lui donne du mal vaut le mal qu’il se donne. » Ainsi s’exprimaient les inspecteurs généraux consultés par C. Beullac.
Les vingt-cinq années de pesant chômage que nous venons de traverser ont contribué à dévaluer l’institution scolaire. Nous avons des élèves qui n’ont jamais vu leur père travailler. Pourquoi, peuvent-ils se demander, travailler à l’école ? Le frère aîné, qui a passé son bac, qui avait même entrepris des études supérieures, s’est trouvé sans emploi. Dans le quartier, la situation est la même pour tout le monde. Et la télévision vous montre des gens heureux, des voitures luxueuses, vous offre des voyages de rêve, une variété incessamment renouvelée d’équipements techniques onéreux, de vêtements de marque. Ce n’est pas par l’école qu’on se procurera tout cela. Pourtant, il faut de l’argent. Alors, pourquoi pas les trafics faciles ?
Une bonne compétence professionnelle pourrait être une garantie contre le chômage. Les enseignants, pourtant, attendent qu’un élève ait accumulé les échecs dans l’enseignement général pour l’orienter vers l’enseignement technique. Ils pensent qu’une orientation professionnelle implique l’abandon des ambitions sociales. « L’ascenseur social est en panne », se lamentent-ils. – Il est surtout en panne parce que nous avons trop d’élèves en situation d’échec. Supposons l’ascenseur remis en état de marche. Pour monter jusqu’où ? S’agit-il toujours de monter dans un trajet linéaire ? Regardons comment une société est construite. Elle l’est ans une extrême diversité. L’ascenseur est une mauvaise image. L’éventail en serait une bien meilleure. Où le talent de chacun pourra-t-il s’exercer ? Consultons simplement les pages jaunes de l’annuaire téléphonique. Dans la multiplicité des activités existantes – sans compter celles qui pourraient s’inventer -, il y a place pour chacun, une forme d’excellence pour tous ceux qui le veulent, une possibilité d’aisance, sinon de richesse, qu’il appartiendra à chacun de gérer au mieux.
De bons élèves, nous pourrions en avoir dans l’enseignement technique, et même dans l’apprentissage. Que d’intelligences s’éveillent au contact d’un travail à faire, que l’imaginations se déploient alors, que de perspectives de promotion s’ouvrent et stimulent l’effort ! Qui empêche un ouvrier de devenir patron, puis chef d’entreprise ? Combien de nos grands responsables actuels ont débuté avec un simple CAP ?
Le problème est que l’enseignement technique est difficile à organiser et très onéreux. Il nécessite une recherche constante et une prospective, s’il veut rester adapté à l’incessante nouveauté de la production. Les métiers sont instables, les équipements évolutifs. Il ne s’agit pas de se débarrasser des élèves en leur donnant une formation banale et sans avenir. Il semble qu’un enseignement technique et un apprentissage fécond ne soient possibles que moyennant des rapports très étroits avec les professions et une générosité suffisante de celles-ci. Et maintenons que l’ambition est un des premiers sentiments à entretenir dans la conscience des futurs professionnels. La station “meilleur ouvrier de France” devrait être prévue dans l’ascenseur social. Elle est certainement à placer très haut dans l’échelle de la valeur, très haut aussi dans celle de la fortune ; bien plus haut que la station de bachelier ou même de licencié.
Les milieux éducatifs devraient aussi se délivrer d’une erreur fréquente, celle selon laquelle “tout est joué à six ans”. C’est en vertu d’un préjugé aussi néfaste qu’est conçue une éducation égalitaire et niveleuse. Les enfants seront profondément rassurés quand on leur aura dit qu’ils ont toute leur vie pour faire leur vie, et que, socialement, les dispositions seront prises pour réaliser, en offrant une seconde et même une troisième chance d’études, le maximum de justice. Les inégalités sociales réelles ne peuvent pas toutes se corriger avant seize ans. Du temps, des paliers sont nécessaires. La sagesse populaire le sait. Un des plus grands services à rendre est d’offrir des possibilités de formation continue à ceux qui le désirent et se montrent capables d’en bénéficier.
4 – La formation des maîtres.
Le programme de la formation des maîtres est esquissé dans ce qui vient d’être dit.
Elle devra être solide sans être conditionnante. L’enseignement est libre par essence. L’enseignement de l’État a ses serviteurs, qui sont les serviteurs de tous les enfants de France et de leurs familles. Ils ne sont pas asservis. La liberté pédagogique de l’enseignant a, dans ce grand corps, la rigueur d’un dogme. Il est nécessaire à notre pays et à sa culture que nul, dans l’avenir comme dans le passé, n’accepte jamais qu’on lui dicte ce qu’il doit enseigner.
Cette formation sera donc d’abord une formation de culture : réflexion fondamentale sur l’homme, sur l’histoire de l’éducation, sur les sciences humaines, sur les sciences de l’éducation. Il faudra insister sur ce point. Quand on parle de science, on pense toujours à des vérités irrécusables établies par la pratique de la méthode expérimentale. Ce terme est très difficile à appliquer en toute rigueur quand il s’agit des sciences de l’homme. La même réserve doit être faite en matière d’éducation. Des principes peuvent certainement être dégagés à partir de l’expérience. On ne saurait parler de “lois” à ce sujet, puisqu’on n’est jamais absolument sûr d’obtenir le résultat attendu. Les élèves n’appartiennent pas au monde de la matière. Ce sont des êtres vivants, pensants, désirants et voulants, doués d’un dynamisme et d’une inertie personnels. Et chacun d’eux est unique. Aussi une rénovation pédagogique à partir des sciences de l’éducation est-elle toujours affectée d’un coefficient d’incertitude et, par conséquent, doit être pratiquée avec prudence.
À l’absurde querelle des Anciens et des Modernes, des fidèles au passé et des ouverts à l’avenir il faut opposer le réalisme, l’esprit critique et le bon sens. La fécondité de l’esprit créateur et de la recherche ne peut faire oublier qu’il y a une nature, et une nature humaine, et par conséquent des constantes en éducation. Nous en avons dit l’essentiel à propos de la restauration de la relation éducative. Le pire ennemi, l’esprit scientifique est le premier à le dire, c’est l’idée préconçue, et par conséquent l’idéologie.
Le mépris des acquis pragmatiques est une erreur. Une méthode n’est pas vraie parce qu’elle réussit, elle réussit parce qu’elle recouvre une vérité. La sagesse commande donc de chercher la vérité cachée avant d’abandonner la méthode. On jugera ensuite des ajustements nécessaires.
VI. NOTRE FIN D’ANNEE
Notre fin d’année sera entièrement consacrée à la suite des propositions positives que nous avons commencé d’esquisser. Nous comptons sur l’éminente compétence de Madame Nicole Catala, ancien ministre, qui a bien voulu accepter la charge de la prochaine conférence, pour montrer en détail les solutions que comporte un système éducatif acceptant de se diversifier en fonction des aptitudes des élèves et des besoins de notre société.
Il faudra aussi préciser les sages limites de notre attente. “Ne pas demander à l’école plus qu’elle ne peut donner”. Cette très importante question a été heureusement confiée à Madame Marie-Joëlle Guillaume, agrégée de l’université et mère de famille. Je me contente de poser quelques jalons.
1 – L’organisation du temps.
Depuis 1960, l’année scolaire a été réduite de quarante jours. Nous n’avons plus que 170 jours de classe et, si nous soustrayons de ce total les quinze derniers jours du mois de juin, rarement utilisables en raison des examens, nous arrivons péniblement à 160.
Il en résulte au moins 200 jours de temps libre. Que deviennent les enfants pendant ces temps-là ? N’appelons pas de nos vœux un ministère des loisirs, mais disons-nous que les loisirs de la jeunesse doivent être, pour les citoyens que nous sommes, une préoccupation sociale importante.
Écourté, le temps scolaire est également morcelé. Tel qu’il est conçu actuellement, il comporte des ruptures de rythme si fréquentes que les élèves, les professeurs aussi, ne sont jamais installés dans le travail. Une réorganisation du temps scolaire s’impose. Quel ministre voudra s’en charger ?
2 – De l’éducateur au directeur de conscience
Qu’il s’agisse de la transformation qui s’est effectuée du surveillant général en conseiller d’éducation, ou de la multiplication, dans les lycées et les collèges, des assistantes sociales et des infirmières, d’importantes questions se posent sur le droit d’intervention de ces différents personnels quand il s’agit, pour les élèves, de choix moraux intimes qui ne relèvent que de la conscience personnelle.
3 – En matière d’éducation sexuelle
Les dérives sont, actuellement, très importantes et nécessiteraient des mesures comme celle que vient de proposer Monsieur le Sénateur Bernard Seillier. Les parents ne peuvent pas, à ce sujet, rester dans l’ignorance.
VII. Conclusion : L’EDUCATION DES ENFANTS DE FRANCE EST L’AFFAIRE DE TOUS
Notre Académie aura rempli sa mission si, en proposant dès aujourd’hui cette conclusion de son travail, elle a convaincu les consciences et mobilisé les volontés.
Ne perdons pas de vue l’importance et la générosité du projet initial : instruire, au moins jusqu’à seize ans, c’est-à-dire jusqu’au seuil de l’âge adulte, tous les enfants. La réalisation était difficile. On peut déplorer un excès de changements complaisants, imprudents, idéologiques. On déplorera bien davantage l’absence du changement radical qui devait être introduit dans les programmes et dans les méthodes en fonction des besoins et des attentes extrêmement divers des nouveaux élèves.
L’Education nationale est loin d’être seule responsable de tous ses malheurs actuels. L’état de notre société contribue pesamment à ses difficultés de fonctionnement, et nous pourrions dire, en un sens, l’état du monde, car les phénomènes que nous déplorons ne sont pas spécifiquement français. La première éducation ne se donne pas à l’école mais dans la famille et dans la société. Si ces deux milieux se désintègrent, si les enfants n’y trouvent pas, dès leur plus jeune âge, quelques modèles de comportement et de savoir-vivre, ils changeront l’école avant que l’école ne les change.
Nous avons trop perdu de vue l’importance des exemples que reçoit l’enfant, des images qui le frappent, et des paroles qu’il entend. On peut transmettre des valeurs et proposer des modèles sans bloquer l’esprit novateur. L’éducation est une affaire de vie. Le climat au sein des familles, le vocabulaire employé, les jugements portés sur les institutions, les lois, les représentants de l’autorité, ceux portés sur autrui, l’attitude devant l’argent, la liberté des mœurs, l’absence habituelle de discipline consentie, tout cela est chargé de conséquences. Le procès des médias n’est plus à faire. Ce n’est pas avec neuf cents heures de télévision par an qu’on élèvera les enfants. L’estime et la reconnaissance que nous devons aux producteurs d’émissions de qualité ne peuvent faire oublier la banalité, la vulgarité, la brutalité, l’immoralité quotidiennement offertes à domicile, ni l’action constante d’une publicité commerciale génératrice d’envie et de sentiments de frustration.
Nous avons besoin de réfléchir en profondeur, sans fermer les yeux sur nos responsabilités personnelles. Ceci dit, une chose est indispensable en vue des prochaines échéances électorales : c’est que chaque citoyen demande aux candidats qui solliciteront ses suffrages qu’ils expriment des idées claires sur le grave problème que nous avons étudié. Comme la question est complexe, dégageons les points sur lesquels tout se jouera :
1. Quelles sont les finalités de l’école ? Instruire et civiliser en instruisant, ou façonner un “homme nouveau” répondant à un projet de société ?
2. Quels sont le contenu et les limites de l’éducation laïque ? Quels droits reconnaît-elle aux familles en ce domaine ?
3. Les savoirs fondamentaux étant acquis, la formation offerte doit-elle être la même pour tous, ou se différencier en fonction des aptitudes, des goûts et des désirs de chacun ?
4. Peut-on offrir des chances de perfectionnement aux élèves qui, après avoir quitté prématurément l’école, éprouveraient le besoin d’un complément d’études ?
5. Les loisirs des jeunes pourraient-ils être utilisés pour l’éducation ?
ECHANGES DE VUES
Le Président : La densité du propos est à la mesure de l’épaisseur de l’expérience. Ceux d’entre nous qui ont pour métier l’éducation vont évidemment poser à notre Vice-Présidente des questions de métier.
Je voudrais me situer sur un plan directement politique car Isabelle Mourral nous a rappelé que nous avions engagé ce programme en vue des grandes échéances électorales de l’an prochain.
Alors, comment pourrons-nous espérer avoir une influence sur les événements ? On va peser sur l’opinion publique, par la publication de nos “Annales”, par des textes comme celui-ci. Par conséquent il y a là déjà une action.
Je voudrais noter que l’opinion publique donne des signes de lassitude par rapport aux thèses soutenues jusqu’ici et aux décisions prises.
Le collège unique n’est plus la solution miracle, il y a dans la majorité, des gens qui le discutent. La morale à l’école est peut-être mieux défendue qu’elle ne l’était autrefois. Sommes-nous à un tournant ?
Vous avez posé une question redoutable à propos de tel ou tel remède qu’il faudrait apporter. Vous avez dit : « Qui osera ? » Je voudrais vous poser la question en tant qu’auteur de ce livre qui va paraître : Pour un référendum sur l’éducation. Pourrait-on créer un mouvement d’opinion autour de vos propositions ?
N’y a-t-il pas, dans la droite et dans la gauche, des professeurs, hommes et femmes de bonne volonté capables de s’unir sur un programme comme celui-là ?
Georges-Albert Salvan : Je ne suis pas professeur, mais journaliste à l’AFP, je voulais rendre un chaleureux hommage à l’œuvre de Madame Mourral que j’ai la chance d’entendre régulièrement sur “Radio Courtoisie”, qui par moment est un peu comme “Radio Londres” pendant la guerre.
Que penser de notre ministre, Monsieur Lang ?
La télévision étant ce qu’elle est – c’est, à mon avis, dramatique – y a-t-il quand même quelque chose à espérer ?
Gilbert Sibieude : C’est une réponse à la question que vous posiez, Monsieur Aumonier : « Y a-t-il des gens qui souhaitent que les choses bougent ? »
Il y en a beaucoup. Mais, ce qui frappe, en premier lieu, c’est qu’ils sont profondément isolés. Cela est surtout vrai des professeurs.
Du côté des parents, on ne peut pas être aussi affirmatif. Ce que l’on peut dire et ce que nous constatons est certainement assez terrifiant. Mais ce qui l’est peut-être plus encore, c’est l’ignorance de la grande masse des parents de ce qui se passe réellement à l’école, je crois qu’il y a là quelque chose à faire.
Pour me résumer, il faudrait :
Essayer de fédérer ;
Essayer de mieux diffuser, et par des canaux adaptés, une information qui soit pertinente, précise, et le plus près du terrain possible.
Olry Collet : J’ai été frappé, lorsque je m’occupais de problèmes d’enseignement, par le fait que, sous prétexte que l’enseignement était délivré gratuitement, les gens ne réalisaient pas qu’il avait un coût élevé. Ils avaient l’impression qu’il ne valait rien puisqu’on le donnait !
Et je me demande s’il n’y aurait pas aussi une action à entreprendre très simple, je ne dis pas vis-à-vis des élèves, mais au moins de leurs parents pour leur dire : « Une année d’élève, dans cette école, ça coûte tant. On vous l’offre. » Ce serait déjà quelque chose s’ils avaient une petite idée du prix de l’enseignement non pas seulement moralement mais matériellement.
Jacques Hindermeyer : Je n’ai rien à dire sur votre conférence, sinon des éloges, que vous entendrez encore bien plus, j’espère, après la parution de votre livre.
Je veux simplement signaler puisque nous avons eu Monsieur Bernard Kuntz comme conférencier que, tout récemment, la revue “Valeurs Actuelles” a publié un article intéressant intitulé : “Arrêtons le gâchis”.
Il y a, en particulier, les idées de Bournazel, que vous connaissez sûrement, et de Bernard Kuntz exprimées dans deux chapitres : « Comment sortir de l’impasse ? », « les 7 plaies du collège unique ».
Ces plaies, comme celles d’Egypte, au nombre de sept étant : les inégalités, l’inefficacité des méthodes, la baisse du niveau scolaire, l’absurdité de l’orientation, l’indiscipline et la violence, la démobilisation de tous les acteurs (en particulier des jeunes enseignants) et enfin la productivité. Celui-là est intéressant parce qu’il donne des chiffres sur ce que l’enseignement coûte au contribuable, qui l’ignore, sans doute en grande majorité.
La France dépensait, en moyenne, en 1975, 28 900 F par élève de l’enseignement secondaire. En 1999 le chiffre atteint 48 600 F, en francs constants bien entendu. La nation consacre donc plus de 7 % de son produit intérieur brut à l’éducation.
Catherine Berdonneau : Vous avez évoqué très brièvement la formation des maîtres. Là je crois qu’il y a quand même quelque chose d’important.
La réforme qui se profile actuellement va être catastrophique pour l’enseignement primaire. Nous recrutons actuellement avec une sélection par un concours qui nécessite un minimum de connaissances de base sur la langue française et sur les mathématiques. Ces deux épreuves sont vouées à la disparition et seront remplacées par une rédaction, ce n’est même pas une dissertation, et une épreuve à caractère scientifique ce qui veut tout dire…
Autrement dit, avec pas plus de temps pour former les enseignants qu’actuellement, nous allons avoir des candidats qui vont arriver avec un bagage personnel quasiment nul.
Jacques Arsac : Isabelle Mourral a plusieurs fois cité le rapport Meirieu. Je voudrais savoir si c’est un rapport de vague orientation ou s’il est suivi d’effets.
Isabelle Mourral : Pourquoi est-ce que j’ai écrit un livre qui a pour titre « Pour un référendum sur l’éducation » ? C’est parce que cette affaire est vraiment politique. Votre intervention, Madame, est caractéristique à ce sujet. C’est triste à dire mais c’est une évidence à l’heure actuelle, il faut absolument que l’équipe responsable de l’éducation change, qu’elle change considérablement.
On m’a demandé tout à l’heure ce que je pensais de Monsieur Lang. J’aime mieux ne rien dire. Je pense que ce n’était pas l’homme à qui il fallait confier l’Education nationale et la culture.
Il faut vraiment un changement politique ! Nous n’obtiendrons rien tant que cette orientation qui est idéologiquement socialiste, au mauvais sens du terme, continuera à être aux responsabilités.
On n’est jamais trop social. Il y a quelque chose d’excellent dans le corps enseignant, c’est le souci du pauvre. C’est tout à l’honneur du corps enseignant. Mais que le souci du pauvre soit un souci raisonnable et pas un souci idéologique. Faire une école où personne n’apprendra rien, sous prétexte qu’il y en a qui ont des difficultés pour apprendre, ce n’est pas une solution ! Aller distribuer des pilules à tout le monde parce qu’il y a quelques filles qui font des sottises, ce n’est pas une solution.
Le changement politique, nous en avons besoin. Il faut le provoquer. Il faut inquiéter les gens ; il faut inquiéter les parents. Les parents ont peu de temps. Finalement, quand il n’y a pas un incident violent dans leur école ou dans leur collège, ils acceptent.
Dans mon livre, j’ai énormément insisté sur les sciences humaines parce qu’il y a un axiome qui dirige la mentalité contemporaine « maintenant ça se fait, tout le monde le fait ». La vérité à mettre en circulation c’est : « ça pourrait être autrement ». Il faut que ce soit autrement. C’est bien pour cela qu’il faut réfléchir sur l’homme. C’est bien pour cela qu’il ne faut pas être l’esclave d’une certaine sociologie qui vous dit « maintenant c’est comme ça ». C’est l’urgence et c’est une des questions de fond. Donc là-dessus il faut inquiéter les gens.
Comment faire ? Les parents, vous les connaissez, ils ont des vies difficiles et, quand l’essentiel est assuré, ils cherchent à avoir quelques loisirs, quelques promenades, quelques divertissements, quelques sorties, quelques voyages au soleil, quelques vacances de ski ; ils ne se posent pas les questions de fond. Il n’y a guère que les chefs d’établissement qui pourraient les inquiéter.
Quand les chefs d’établissement veulent bien faire des réunions de parents… Pendant un temps de ma carrière j’ai été proviseur. Je faisais des réunions de parents. Je vous assure qu’on peut compter sur les parents quand on leur parle net et quand on les met en présence de leurs responsabilités. C’est le point sur lequel finalement les parents réagissent le mieux. Ils ont le sens de leurs responsabilités quand on les met en face… Seulement il faut que les chefs d’établissement prennent la peine d’inquiéter les parents. C’est une question de formation. Qu’on fasse venir les parents au lycée. Il y a des parents à qui il faut tout apprendre ! Qui n’ont aucune idée de ce que peut être un collège, un lycée, ce que peuvent être les conditions de travail nécessaires au progrès de l’élève.
Il est nécessaire que les parents viennent au lycée. Cela nécessite un changement. Il faut un changement de ministre, il faut un changement politique considérable. Je me demande si nous ne devrions pas avoir une femme ministre de l’Éducation nationale. Les femmes ont le sens du réel. Elles ne sont pas idéologues, c’est une de nos qualités. J’ai vu avec la fréquentation de mes collègues que le sens du réel, nous l’avons. Il faut vraiment quelqu’un qui soit près de la réalité, près de la jeunesse, près de la vie des familles, près de l’homme.
C’est tout de même des hommes qu’on élève. Ce ne sont pas des voyous. C’est quand même une grande affaire. L’enfant le plus défavorisé à son départ dans la vie est accessible aux grandes idées. Quand je vous ai dit qu’il fallait faire un règlement qui ait d’abord une âme je vous assure qu’ils peuvent comprendre ça ! Bien entendu vous allez trouver des professeurs pour dire que c’est du dernier ringard. Le mot ringard devrait sortir de nos vocabulaires, c’est à peine français. Ensuite, c’est un terme déplorable parce que c’est une manière de penser peu raisonnable. On ne demande pas à une idée d’être à la mode, on lui demande d’être juste, d’être opportune, d’être vraie. Le ringard, cela ne veut rien dire !
Il faut remuer la masse, c’est pour cela que j’ai pensé à leur parler d’un référendum. Le Président de la République y avait pensé pendant un temps. Monsieur Chirac l’a proposé puis n’en parle plus. Maintenant, je vais lui envoyer mon livre. On va trouver celui de ses conseillers qui s’intéresse un peu aux questions de l’éducation, on va lui envoyer le livre parce qu’il faut quand même qu’il sache cela. C’est une préoccupation d’extrême urgence.
Où pourrait-on émouvoir les gens ? Dans les journaux. Il faut cesser d’écrire des livres qui critiquent. Il y a quarante ans qu’on critique l’Education nationale. On a tout dit à ce sujet. On a eu des auteurs de grand talent qui se sont produits à cette occasion. Tout a été dit, il ne faut pas recommencer à critiquer encore. Il faut proposer, proposer du neuf, dire que c’est urgent, que c’est une source d’espérance. Je pense que tous les articles de journaux devraient être faits dans ce style-là. On nourrit, par ces critiques sempiternelles, les plus mauvais sentiments de l’homme : l’agressivité, la critique facile et bête. Cela ne sert à rien de critiquer. Il faut offrir. C’est la chose que nous avons à faire.
Aiguisez vos plumes, écrivez, faites des conférences dans les sociétés dont vous faites partie. C’est très beau d’élever des enfants tout de même ! C’est un projet remarquable qu’on avait en 1959 : allonger la scolarité jusqu’à seize ans. C’est une idée magnifique ! Mais pas pour faire des petits gamins qui sont insolents, qui trafiquent la drogue et qui ne croient pas à l’école, qui ne respectent pas leurs maîtres et qui n’apprennent rien.
Jean-Didier Lecaillon : Je vais prolonger dans ce souci d’être positif que vous signalez, qui me paraît tout à fait constructif.
Je m’interroge depuis longtemps sur une situation qui me semble paradoxale et j’aimerais avoir votre sentiment ou votre avis sur la manière dont on peut s’en sortir.
Ce paradoxe est le suivant. Lorsque vous interrogez des parents sur les enseignants qu’ils souhaitent pour leurs enfants, ils considèrent que leurs enfants doivent avoir des enseignants doués de tellement de qualités que c’est dans l’élite de la nation qu’il faut aller les chercher.
En revanche, et c’est là où je vois un paradoxe, lorsque des parents apprennent que l’un de leurs enfants souhaite entrer dans l’Education nationale et être enseignant, la réaction est en général de dépit, de dire « si tu ne peux faire que cela, c’est un peu malheureux… » ajoutant éventuellement, si c’est une femme, et comme pour se consoler : « tu auras au moins des vacances pour t’occuper de tes enfants » ; mais c’est la seule excuse que l’on trouve au jeune qui choisirait d’être enseignant.
Je ne comprends plus. On ne peut pas à la fois exiger l’élite pour ses propres enfants et considérer que c’est une déchéance quand l’un de ses enfants, pour lequel nous avons a priori les plus grandes espérances, veut devenir enseignant.
Comment sortir de cette contradiction ? Je sais bien que les enseignants sont en partie responsables de cette mauvaise image de marque, mais c’est un fait. Comment, selon vous, pourrait-on revaloriser la fonction ou le métier d’enseignant pour donner envie à l’élite de la nation d’entrer dans la carrière ?
Isabelle Mourral : Vous soulevez là un problème qui est extrêmement important. Quand on voit maintenant de brillants étudiants, à Normal Sup. On leur demande : « Vous allez vous diriger vers l’enseignement ? » « Surtout pas ! » Vous êtes sûrs d’avoir cette réponse. Ils iront dans l’édition, les cabinets ministériels, tâcheront de faire l’E.N.A. Mais enseigner, et principalement dans le second degré, peut-être encore un peu dans l’enseignement supérieur quoique l’enseignement supérieur soit en train de se dévaluer très sérieusement à l’heure actuelle, ils ne veulent plus enseigner. Il y a une situation très grave.
J’ai adoré mon métier. J’y ai été infiniment heureuse. Mon temps de professeur, c’était un temps de rêve. C’était le moment où on limitait les classes au cinquantième élève, j’en ai donc toujours eu 49. Une année, le cinquantième est arrivé en février. Le proviseur m’a dit : « on va dédoubler ». Cela a été le seul jour où il y a eu une révolution en classe. Les élèves ont dit : « non, on ne veut pas, on veut garder notre prof ». Il n’y avait pas l’ombre d’un bruit dans cette classe. Les élèves buvaient vos paroles, ils vous respectaient, ils étaient à votre prévenance, ils vous aimaient vraiment. Je les aimais beaucoup mais ils vous aimaient aussi. Il y aurait beaucoup à dire sur la relation affective entre le professeur et l’élève. C’est une relation très spécifique qui s’est dénaturée depuis 20 ans d’une façon considérable. Elle n’est pas tout à fait paternelle et maternelle, mais elle n’a rien à voir avec les amourettes. C’est une relation parfaitement désintéressée et chaleureuse et ça dure la vie. Il arrive que vos anciens élèves vous retrouvent par une émission de radio, par un livre, etc. Ils vous écrivent, ils viennent vous voir, ils voudraient entrer en relation – ce qui n’est pas toujours possible, on n’a point de temps – mais il y a une relation affective avec les élèves. Maintenant, cela n’existe plus.
Ce qui faisait le prix de ce métier-là, c’est vraiment très en question. La solution c’est qu’il y ait quand même des gens qui tiennent, qui veuillent, qui restent et qui donnent la preuve que cela peut marcher, parce que finalement cela peut marcher. Dans une classe où on a le courage de maintenir les conditions nécessaires au travail, cela doit pouvoir marcher. Il n’est pas possible que cela ne puisse plus marcher. Mais il est certain qu’il faut que les chefs d’établissement soient les premiers à créer une atmosphère nouvelle.
Nicolas Aumonier : Merci beaucoup, Madame, de vos paroles pleines de force et d’espérance. Pour l’enseignant que je suis, c’est une leçon. C’est vraiment très revigorant et, vraiment, merci !
Isabelle Mourral : Si vous avez des élèves qui parlent un tant soit peu, même un fond de bruit, dans votre classe, il faut que vous ayez le cran de dire « je me tais ». Carrément.
Nicolas Aumonier : Les temps ont un peu changé.
Isabelle Mourral : Il faut renverser la vapeur ! Il y a des moments où il faut renverser la vapeur sinon on n’en sortira jamais !
Nicolas Aumonier : Quand vous vous trouvez dans un zoo, il faut tenir compte de ce que la discipline des corps n’est probablement plus ce que nos maîtres ont connu. C’est très dommage, mais il y a des cours qui sont très mal venus après 2 heures de piscine, et c’est un peu difficile d’agir dans ces cas-là.
Je voulais votre sentiment sur deux points.
Il y a, nous avez-vous dit, une crise des causes finales à l’école : pourquoi l’école ? C’était clair auparavant, ce ne l’est plus maintenant. Si je vous ai bien comprise vous avez plutôt privilégié l’éducation sur l’instruction.
Isabelle Mourral : Il ne peut y avoir d’instruction s’il n’y a pas d’éducation. L’un commande l’autre. L’un est en fonction de l’autre. Je mets les deux au même niveau pour un système d’éducation nationale.
Nicolas Aumonier : “Un référendum pour l’école”, dites-vous. Il me semble qu’un homme politique, veut botter en touche, lorsqu’il parle d’un référendum pour l’école. C’est commode. Cela permet de reprendre un peu la main affectivement par rapport aux familles d’afficher une politique familiale sans le coût de la politique familiale. Mais en réalité un référendum signifie poser une question, ouvrir une campagne, répondre par oui ou par non. Concrètement, je ne vois pas bien comment procéder.
D’autre part, vous n’avez pas dit un mot de la réalité – et des pesanteurs – des syndicats, très relayés par leurs membres dans la salle des professeurs. Médiatiquement, ce serait intéressant d’imaginer une sorte de confédération des professeurs (un peu, toutes choses égales, à la manière de la confédération paysanne de José Bové qui a complètement doublé les organisations agricoles traditionnels), et qui, tout d’un coup, brouillerait les cartes. Je prends un exemple : le collège unique, c’est évidemment la clientèle d’un syndicat bien particulier qui rêve d’unifier par clientélisme.
Enfin, est-ce que vous croyez à des petites initiatives plus qu’à un grand chamboulement ? Le grand soir dans l’Éducation nationale avec un ministre différent, cela ne changera rien. Il faut, au minimum, attendre la fin de la génération 68 qui va bien finir par partir en retraite, cela fera vraiment du bien. Mais, tant que ce n’est pas fait, je crois plus à de petites initiatives locales et, si possible, reliées entre elles, mais il me semble que les grandes réformes venues d’en haut, ne peuvent pas marcher dans l’Education nationale ; parce que cette administration est si grande que chacun, sur le terrain, y fait ce qu’il veut ; et par ce que la seule réforme dont elle ait vraiment besoin est celle de la fermeté retrouvée de la discipline.
Isabelle Mourral : Vous dites beaucoup de choses intéressantes.
Quand je me suis risquée à prendre pour titre “Pour un référendum sur l’éducation” j’ai bien eu dans l’idée que, premièrement, le référendum n’aura pas lieu ; que, secondement, il vaut mieux qu’il n’ait pas lieu parce que je me demande encore ce qui en sortirait… Il est d’ailleurs extrêmement difficile à organiser parce qu’on ne peut pas demander simplement un oui ou un non. Il faut poser trois ou quatre questions fondamentales comme celles que je vous ai énoncées en terminant pour avoir des idées claires. Donc le référendum c’est simplement une manière d’amorcer la curiosité. Toutes les fois que je parle de ce livre on me dit « Oh ! Quel titre accrocheur ! »
Vous m’avez parlé des syndicats. Pour tout vous dire, j’en pense beaucoup de mal. Celui dont je faisais partie dans ma jeunesse innocente c’était le chrétien, naturellement. Cela a duré quelques mois, jusqu’au mois de mai 68. À ce moment-là j’étais professeur de philosophie à Aix-en-Provence, les personnels des hôpitaux se sont mises en grève. Quelques jours après les autobus se sont mis en grève par solidarité avec les hôpitaux. Il a été question que l’Éducation nationale se mette en grève par solidarité avec les hôpitaux et les autobus. En toute simplicité, j’ai demandé à la déléguée syndicale quel rapport il y avait entre les intérêts de l’Éducation nationale, ceux des autobus et ceux des hôpitaux. On m’a répondu « c’est la manifestation d’un mécontentement général ! » Et j’ai dit « le baccalauréat est dans un mois… C’est quand même important pour les élèves. » C’était un certain samedi, la déléguée syndicale me dit « demain, dimanche, vous écoutez la radio. Si Molino vous dit de faire grève, vous faites grève et si Molino ne vous dit pas de faire grève, vous ne faites pas grève. » Molino était le représentant C.G.T. des Bouches du Rhône. Je lui ai dit « Madame, voilà ma carte. » Ma carrière de syndicaliste s’est terminée là.
Et j’ai eu dans mes fonctions ultérieures à parler avec des gens des syndicats. Les anciens chrétiens qui étaient devenus le Syndicat Général de l’Education nationale étaient pire que les autres. Je me rappelle une grève interminable pour laquelle Haby m’avait envoyée à Aubervilliers pour régler l’affaire. Je leur dis « Mais enfin, qu’est-ce que vous voulez ? » Réponse. « Madame, on veut que cela ne marche pas. » Que voulez-vous faire dans ces conditions-là ? Quant à la C.G.T. j’ai eu affaire à Marengé qui était le grand meneur de la fédération de l’Éducation nationale. Je me disais qu’il fallait que je l’écoute puisque j’avais un rapport à faire, que ça allait durer trois minutes. Nous avons conversé avec Marengé pendant une heure, d’une façon intelligente. Au bout d’une heure j’ai dit à Monsieur Marengé : « Je ne comprends pas. Je pensais que nous n’aurions rien à nous dire. Il y a une heure que nous nous disons des choses raisonnables. Mais je ne comprends pas la Fédération de l’Éducation nationale. » Vous savez ce qu’il m’a répondu ? « Madame, avec vous je peux parler mais avec mes troupes il faut bien que je leur dise ce qu’elles ont envie d’entendre. »
Que voulez-vous espérer d’un syndicat quand vous avez fait des expériences pareilles ? J’en suis découragée. Je suis tout à fait d’accord si on trouvait une créature raisonnable, censée, qui ait des objectifs proposables sans mettre le feu à la maison : simplement élever des élèves, avoir la paix en classe et les mener tous à quelque chose, pas à la même chose mais à quelque chose. Moi, je serais bien pour ça. Alors, il faut créer. Pourquoi pas vous ?
Philippe Guran : Je suis médecin, pédiatre, membre de l’Académie nationale de médecine et je me permets de prendre la parole pour vous remercier, ayant été très heureux de vous entendre et peut-être aussi parce que je crois qu’il n’est pas inutile de faire part de ma faible expérience de médecin d’enfants dans le domaine très particulier des enfants déficients mentaux.
Annexé au service de pédiatrie que je dirigeais, j’ai fondé, il y a 25 ans, un service destiné aux enfants ayant une déficience mentale. C’est un des premiers de France, si ce n’est le premier, et ce qui m’intéresse est de vous exposer les erreurs que j’ai pu faire.
Au départ, quand nous avons eu ces enfants, nous avons « marché » avec les parents en nous disant « Il faut leur donner la meilleure éducation, le meilleur enseignement possible ». En réalité nous nous trompions complètement car nous nous engagions dans la voie de l’accession à la normalité. C’était une voie impossible et par conséquent une source d’échecs. Très rapidement nous avons compris qu’il fallait dégager chez ces enfants ce qu’on appelle des compétences, c’est-à-dire l’essentiel de leurs aptitudes, de leurs goûts, de leurs savoirs, exactement ce que vous avez dit des enfants que l’on considère comme normaux.
Or chacun de ces enfants déficients mentaux, à des degrés divers, ont des compétences. Et lorsqu’on arrive à dégager des compétences – j’avais chaque année 150 à 200 enfants, avec tout une équipe de pédiatres, de psychologues, etc. – on obtient deux choses. D’une part le deuil du projet des parents et d’autre part une source de bonheur. Les parents font le deuil de leur projet ce que nous devons faire nous aussi parents, éducateurs, enseignants, médecins parce que le projet que plus ou moins consciemment nous faisons pour nos enfants ne coïncide pas du tout avec le projet qu’eux-mêmes peuvent avoir. Mais lorsqu’on arrive à dégager chez ces enfants un succès, alors c’est le bonheur. C’est un bonheur qui peut paraître ridicule pour nous de savoir qu’un enfant, par exemple trisomique – et je marche sur les brisées de mon amie Marie-Odile Réthoré – de dix ans qui sait mettre la table, obtient une joie véritable.
Appliquons ça à nos enfants dits normaux et nous retrouvons exactement la même chose. Le succès c’est quelque chose que nous avons tous en nous et vous l’avez tellement bien dégagé, Madame, que je vous en remercie. En ce qui concerne ces enfants inadaptés dont je parlais, notre politique fut celle de la recherche de succès dans le cadre des compétences et nous avons obtenu une satisfaction des parents et des enfants. Ce succès, chez tout enfant, ne s’obtient qu’à travers la diversité des éducateurs, des enseignants, de la recherche de la personnalité de chacun.
Isabelle Mourral : Monsieur le Professeur, vous dites quelque chose d’extrêmement important. Le succès est tonique ! Le succès est un facteur de développement. L’échec est destructeur.
Joseph Fischer : Je suis Président d’un de ces horribles syndicats dont on vient de parler, le syndicat CFTC de l’Education nationale, de la Recherche et des Affaires culturelles. J’ai eu beaucoup de plaisir à vous écouter et à faire votre connaissance à cette occasion puisque j’ai déjà lu vos articles divers dans des revues et des journaux.
Vous avez dit qu’il fallait faire des propositions. Nous sommes en train de réfléchir à des propositions justement, particulièrement autour du collège ; et comme nous ne sommes pas, de loin s’en faut, le plus grand syndicat de l’Education Nationale, nous y réfléchissons avec nos collègues de l’Enseignement privé. Le syndicat CFTC de l’Enseignement privé est bien plus important que le nôtre.
J’aimerais simplement vous soumettre deux idées. Vous avez dit qu’il faut diversifier l’enseignement pour l’adapter à la diversité des élèves. Que pensez-vous de l’idée suivante ? En matière de programme : 50 % de tronc commun et 50 % d’options diverses, que les élèves pourront choisir et dans lesquelles ils pourront aussi réussir puisque cela correspondra à leur choix, des options qui pourront avoir un rôle moteur dans la réussite scolaire globale de l’élève.
Deuxième proposition. Que pensez-vous d’un corps – peut-être que le mot n’est pas adéquat – de « professeurs accompagnateurs » au collège, c’est-à-dire des professeurs qui, de la sixième à la troisième, accompagneraient la même cohorte d’élèves tout au long du collège. Ils auraient un rôle de référent pour l’élève, rôle différent et complémentaire de celui des conseillers principaux d’éducation.
Voilà des idées que nous agitons en ce moment, elles ne sont pas encore validées ; mais, simplement, comme vous souhaitiez des propositions, j’aimerais avoir votre réaction.
Isabelle Mourral : Vous avez dit des choses très intéressantes.
À propos de votre 50 % de tronc commun et de 50 % d’options, je crois qu’il y a une chose sur laquelle il faudrait beaucoup mettre l’accent, c’est qu’il y a des élèves qui ne réagissent pas bien à l’enseignement verbal mais qui se manifestent quand on leur demande de faire. Le dire ne les développe pas, ils se manifestent en faisant. Il faudrait donner beaucoup d’importance à ça. Que savent-ils faire et comment manifestent-ils, à ce moment-là, leur initiative, leur esprit inventif, etc. C’est très important.
Quant aux professeurs qui suivraient une cohorte d’élèves c’est aussi une bonne idée en ce sens que ce n’est pas facile de savoir, individuellement, le tempérament intellectuel et actif d’un élève. Pendant un temps on avait imaginé un cycle d’observation, c’était une très bonne idée en définitive. Finalement on ne l’a pas suivi parce que c’était trop difficile à réaliser. Il fallait arriver à avoir le profil de chaque élève. C’est pourtant à ça qu’il faudrait arriver. Qu’est-ce que cet élève aime ? Qu’est-ce qu’il déteste ? Quand est-ce qu’il réagit bien ? Quand est-ce qu’il s’ennuie ? Il y a un tempérament physique, un tempérament intellectuel. Il y a une sensibilité personnelle. Il faut arriver à détecter tout ça.
Je pense qu’on doit arriver à tirer parti de chacun. Il n’est pas possible qu’on ait des élèves dont on ne puisse rien tirer.
Quand j’étais responsable de la formation du personnel nous avions fait des films pour mettre les chefs d’établissement en garde contre les orientations négatives. Nous avions pris un élève qui était le pire cas. C’était un pauvre garçon qui était dans un collège technique, dans la section de métallier. Ce garçon-là nous l’interrogions dans le film. « Pourquoi êtes-vous métallier ? » Il répondait : « Mais parce que, vous savez, je ne suis absolument pas doué. Je suis là parce que là on a voulu de moi mais on ne voulait de moi nulle part ailleurs. » Il avait un air très sot, c’était admirable de le filmer. Mais on ne s’est pas contenté de ça. Je lui dit « mais voyons, si on vous demandait de faire quelque chose avec plaisir, qu’est-ce que vous feriez ? » « Madame, je voudrais m’occuper de sport ». Ce garçon nous disant cela était métamorphosé ! Il devenait beau et il avait l’air intelligent. Alors nous lui avons évidemment trouvé une place dans les activités sportives où il a fini par faire carrière. Après avoir été notre victime, il avait droit à une récompense. Nous lui avons trouvé sa voie.
Ce que je voulais dire aux chefs d’établissement : tout élève a quelque chose par quoi il peut s’exprimer et dans quoi il peut se rendre heureux.
Gabriel Blancher : Ce que vous dites est remarquablement bien. Ce qui ressort, le point capital au fond, c’est l’orientation.
Isabelle Mourral : C’est capital ! Avoir dans des classes des élèves qui disent « je suis là parce qu’on n’a pas voulu de moi ailleurs » comment voulez-vous ? S’ils sont absolument passifs, ils ne disent rien mais s’ils ont un peu de caractère, ils chahutent et ils détestent leurs maîtres, et ils détestent l’école, et ils le disent.
Le monde est très divers. Chacun doit pouvoir trouver sa place. Seulement ce n’est pas commode.
Le Président : Voici une séance de travail très utile ; il y a eu de très bonnes questions, de très riches réponses.
Isabelle Mourral : C’est un beau sujet ! Que nous cessions de faire des enfants malheureux et que nous fassions vraiment des hommes.
Le Président : Encore une fois, tout est providentiel car ce soir nous avons trouvé un chef de guerre !