par Rémi Brague, Professeur de Philosophie à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Nous avons pris l’habitude, depuis quelques siècles, de distinguer de façon tranchée nature et histoire ; c’est l’histoire qui arrache l’homme à la nature, le singularisant ainsi par rapport aux autres vivants. Cette façon de voir mène à des impasses. Il importe aujourd’hui de concevoir entre la dimension historique de l’homme et le fondement naturel de son existence une articulation souple. La notion de providence aide à y parvenir.
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Le Président : Notre Académie n’est pas un cercle littéraire ou philosophique qui trouve sa justification dans le simple échange des idées. Elle a pour vocation d’entreprendre des études sociales qui ont pour fin l’éducation de la jeunesse.
Dans le thème de “l’unité du genre humain”, l’apport de l’ethnologue, du philosophe, de l’historien ou du sociologue constituent comme des préliminaires pour éclairer ensuite les voies et moyens qui devraient permettre de fortifier les bases de la vie en société : la famille, la culture, les institutions internationales, la religion.
Cette démarche s’impose aux Chrétiens. Ils doivent découvrir les voies de ce que Jean-Paul II a appelé “ L’Évangile social ”. On doit à notre confrère, Mgr Coste, d’avoir mis en valeur cette expression qui est “ l’une des dimensions essentielles de la Bonne Nouvelle ”, expression employée par Jean-Paul II dès 1997. Mgr Coste a publié l’an dernier un ouvrage intitulé Les dimensions sociales de la Foi, pour une théologie nouvelle. J’ai saisi l’occasion que me donne cette introduction sur nos intentions opérationnelles pour féliciter son auteur et pour lui emprunter cette citation. : « Il est indispensable d’être convaincu que l’Évangile social est l’une des composantes essentielles de la Bonne Nouvelle en Jésus-Christ et d’apprendre à en déceler les orientations éthiques pour la vie collective de l’Humanité. Il s’agit d’une pédagogie qui sache préparer les esprits à la Vérité toujours actuelle de l’Évangile ».
Voici donc à nouveau dévoilées nos intentions : donner une impulsion nouvelle à la vie en société, c’est, pour nous, tirer tout le parti possible de la dimension sociale de notre Foi chrétienne, c’est souligner notre responsabilité sociale, c’est tenter d’agir sur l’Histoire. Dans cet esprit, il y aurait de belles pages à lire chez Maritain. Je voudrais seulement proposer cette citation tirée de Christianisme et Démocratie, (1943) : « Il faut bien que les énergies de l’Évangile – autre expression d’Évangile social – passent dans la vie temporelle des hommes. C’est que la Bonne Nouvelle annoncée pour unir le Ciel et la vie éternelle demande aussi à transformer la vie des sociétés terrestres. Il y a dans le message évangélique des implications politiques et sociales qui doivent à tout prix se dégager dans l’Histoire. »
Place, maintenant, au philosophe, Rémi Brague.
Monsieur le Professeur, votre carrière est brillante comme en témoignent certains de vos titres : normalien, agrégé de philosophie, docteur d’État, ancien attaché de recherches au CNRS… aujourd’hui, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris I. Vous enseignez aussi bien en anglais – vous êtes Visiting professor à Boston University – que, bientôt, en allemand – vous venez d’être nommé à l’Université de Munich, à la chaire Romano Guardini- et, bien sûr, en français malgré tout, mais familier de l’arabe puisque vous êtes titulaire de la chaire de Philosophie Arabe à la Sorbonne.
Vous avez traduit vers le français des ouvrages en allemand, en anglais, en arabe et en hébreu.
Alors que nous commencions à éclairer notre thème général “ l’Unité du Genre humain ”, de la lumière des différentes disciplines, évoquant la philosophie, notre confrère Robert Toussaint cita aussitôt votre nom qui est pour certains ici non seulement celui d’un philosophe reconnu par ses pairs mais aussi celui d’un ami.
Quelques temps après, Robert Toussaint m’adressait votre ouvrage La Sagesse du Monde, histoire de l’expérience humaine de l’Univers (Fayard 1999) où il me fallut peu de temps pour comprendre la justesse de l’intuition de notre confrère.
Votre étude est une histoire de la pensée, celle des rapports de l’homme à l’univers depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Depuis les temps où la sagesse du monde s’imposait comme modèle de sagesse de l’homme jusqu’à aujourd’hui où la sagesse du monde nous est devenue invisible.
Je ne puis m’empêcher de lire les premières lignes de votre introduction, pleine de cet humour qui enchante ceux qui vous connaissent. “ Le Docteur Watson, récemment emménagé dans un appartement qu’il doit partager avec un autre locataire du nom de Sherlock Holmes, et s’étant interdit, en bon Anglais, de poser à son colocataire quelque question personnelle, tente de deviner sa profession en en répertoriant les compétences. Il est surpris, en autres bizarreries, par certaines ignorances. Ce Monsieur Holmes ignore si c’est la Terre qui tourne autour du Soleil ou l’inverse. Une fois informé de ce qu’il en est, celui-ci s’empressera d’ailleurs d’oublier, car un tel savoir lui est inutile. « Qu’est-ce que cela peut bien me faire !… Vous dites que nous tournons autour du Soleil. Si nous tournions autour de la Lune, cela ne ferait pas un sou de différence pour moi ou pour mon travail. Et à nous, que notre travail soit la médecine, la détection ou le crime, est-il vraiment utile de savoir comment est fait le monde, où gravite la terre où nous marchons ? Ne vaudrait-il pas mieux savoir ce que nous faisons sur terre ? »
Et voici les dernières lignes du dernier chapitre : “Le Monde perdu”. “ Nous avons vu comment ce qui restait virtuel s’est développé dans l’Antiquité et au Moyen Age en une anthropologie cosmologique ou une cosmologie anthropologique. Puis, nous avons vu comment ce lien s’est défait à l’époque moderne. Nous avons vu enfin comment il pourrait se reformer, voire se resserrer encore plus étroitement. Mais ce serait au prix d’une double reformulation de l’idée de monde et de celle d’homme, pensées dans leur appartenance réciproque. ” Ne passe-t-on pas là, alors, de la sagesse du monde à l’unité du genre humain ? N’est-ce pas la possibilité de donner une impulsion nouvelle à la vie en société ?
Rémi Brague : Merci infiniment pour cette présentation trop indulgente.
J’apprécie d’autant plus que vous ayez fait un sort aux premières lignes de mon livre que ces lignes ont été l’objet d’une discussion entre le directeur de la collection et votre serviteur. Le Directeur de la Collection, homme fort compétent mais également fort grave, me disait : “ un livre un peu sérieux qui commence par Sherlock Holmes, ça va faire mauvaise impression ”. Donc je suis heureux que tout le monde n’ait pas partagé cette appréhension.
André Aumonier a eu tout à fait raison de dire que les dernières lignes de ce travail indiquaient la nécessité d’une tâche qui reste à accomplir. Je ne sais pas si j’aurai jamais les moyens intellectuels de l’accomplir, cela supposerait de connaître beaucoup plus de science que je ne le fais.
J’ai voulu risquer, avec le présent exposé, auquel j’ai donné le titre “ Nature, histoire, destin de l’Homme ”, ce genre d’exercice que, pour parodier légèrement Raymond Queneau, j’appellerai “petite cosmologie portative”, à savoir se lancer sans rien dans les mains et sans rien dans les poches dans l’entreprise qui consiste à indiquer quelques concepts permettant, sinon de résoudre tous les problèmes, en tout cas de les poser d’une manière différente.
J’ai choisi un seul angle d’attaque, philosophique. J’ai d’autant plus honte qu’on vient de nous rappeler que nous ne sommes pas une Société de philosophie. Mais je ne sais faire que ça. On connaît l’histoire de ce peintre de roses à qui on demandait de peindre un lion et qui répondait : “ je veux bien peindre votre lion mais il ressemblera probablement beaucoup à une rose ”. Donc, même si je ne voulais pas faire de la philosophie, j’en ferai : autant y aller franchement !
Ce qui m’a frappé, comme point de départ, c’est la facilité excessive avec laquelle l’anthropologie moderne, depuis quelques dizaines d’années, a tendance à distinguer de façon trop tranchée entre quelque chose que cette anthropologie appelle la “Nature” – qu’il faudra préciser – et ce qu’elle appelle l’Histoire. La distinction se fait au profit de la seconde. On voit apparaître des formules selon lesquelles, non seulement l’Homme n’a pas de nature, mais l’idée d’une nature humaine serait quelque chose de déshonorant, d’aveuglant intellectuellement, quelque chose qui nous empêcherait de penser l’Homme, mais le ravalerait au niveau de l’animal. Cet arrachement à la nature serait justement l’œuvre de l’Histoire qui est ce selon quoi l’Homme agit seul, crée lui-même son destin.
Une unique question sera mon point de départ : Comment pourrait-on essayer de recoller ces deux moitiés, ces deux lambeaux déchirés que sont la Nature et l’Histoire sans retomber dans les inconvénients qui consisteraient à faire de l’Homme un être qui ne se distinguerait pas essentiellement de l’animal, voire de la plante ?
I – Le concept de Providence
Je suis parti d’un concept dont l’emploi peut, peut-être, surprendre ici. C’est le concept de Providence qui, apparemment, n’a pas grand chose à voir avec ce problème. Si on le prend là où il a été pensé de la manière la plus profonde, on peut arriver à avancer sur notre problème deux ou trois propositions.
Je suis parti de la théorie de la Providence telle qu’elle est conçue par Saint Thomas d’Aquin. Il s’agit non seulement du grand Docteur de l’Église que tout le monde connaît, mais d’une théorie qui repose chez lui sur des fondements des plus classiques, qui est presque un résumé d’une bonne partie de l’histoire de la philosophie antérieure.
Repenser ce concept très chenu, blanchi sous le harnais, pourrait nous sortir de certaines impasses.
L’idée centrale que l’on trouve chez Thomas d’Aquin – je l’exprime dans des termes qui ne sont pas de l’époque – je la résume sous le slogan “À chacun selon ses besoins ”, qui est la formule du communisme achevé à la différence de “ À chacun selon son travail ”. Cela veut dire que Dieu pourvoit à chaque nature selon la capacité de celle-ci. Ce que j’ai traduit ici par “pourvoir” c’est le verbe latin dont le mot “Providence” est tiré directement. Chaque être reçoit de Dieu, du Créateur, selon sa capacité ou plus précisément selon sa nature. Le mot est très important, on va voir pourquoi un peu plus loin.
Cette doctrine, je la résume après en avoir indiqué l’idée principale. Chaque créature reçoit de Dieu, selon son niveau d’être, lequel peut varier, de la pierre à l’Homme – je vais laisser les Anges de côté aujourd’hui – ce qu’il lui faut pour atteindre son Bien. Or, ce bien doit être atteint, et pas simplement, paisiblement, possédé. L’ensemble du créé est en mouvement vers son Bien, à chaque fois le Bien qui lui correspond, qui convient à son niveau. Plus une créature est élevée sur l’échelle des êtres, plus cette créature doit atteindre son Bien par ses propres efforts, plus elle doit agir par elle-même.
Dieu, pourrait-on dire en un premier temps, laisse à chaque créature quelque chose d’analogue à ce qui, chez l’homme et lui seul, est une liberté au sens propre du terme. Pour chaque créature, il y a du jeu, il y a une certaine distance à parcourir et certains choix à poser qui constituent comme des préfigurations de ce qui chez l’Homme s’épanouit en liberté. Dieu laisse donc agir les créatures de manière à ce qu’elles puissent atteindre leur Bien propre.
Puisque nous parlons de politique, il est amusant que Saint Thomas fasse ici une comparaison politique et qu’il compare Dieu à un gouvernement que l’on pourrait appeler, au meilleur sens du terme, libéral. “ De même qu’il serait contre la logique (ratio) d’un gouvernement humain que les gens fussent empêchés par le gouverneur de la cité d’effectuer leur œuvre propre, sauf si c’est de temps en temps, pour une durée déterminée, et à cause de quelque nécessité, de même il serait contre la logique du gouvernement divin que Dieu ne laisse pas les choses créées agir à la mesure de leur propre nature. ” Dieu gouverne en laissant le maximum de champ possible à ses créatures.
Dieu ne fait pas que laisser libre sa créature il lui donne cette liberté. Cette liberté même vient de Dieu. Cette liberté même est créée. Et on pourrait même dire que Dieu délègue de sa liberté à sa créature.
Je prendrai comme exemple ce qui nous semble le plus choquant, à savoir que la pierre atteint son Bien. C’est, selon Aristote et ses commentateurs auxquels Saint Thomas s’attache ici, son Bien que la pierre cherche lorsque, tout simplement, elle tombe, lorsque qu’elle regagne ce que, selon la physique ancienne, on appelait le lieu naturel. Voilà ce que nous n’admettons plus guère après Newton.
Plus on monte sur l’échelle des êtres, plus le mouvement par lequel une réalité atteint son Bien est compliqué. Pour la pierre, ce n’est pas difficile, il lui suffit de se laisser aller, de tomber en ligne droite. Pour la plante, c’est déjà un peu plus raffiné. La plante pousse dans les deux sens. Elle s’enracine et elle déploie ses feuilles ou ses frondaisons s’il s’agit d’un arbre.
Lorsqu’il s’agit de l’animal, nous voyons se mettre en place des stratégies de plus en plus compliquées, qui peuvent aller jusqu’à des conduites que les psychologues appelaient, quand j’étais en classe terminale, des conduites de détour, lesquelles sont des signes d’intelligence. Au lieu de se précipiter directement sur les choses, on contourne l’obstacle. Cela peut être un obstacle dans l’espace, cela peut être également un obstacle dans le temps : l’animal qui se met à l’affût, l’araignée qui attend sa proie, pour ne parler que de cas assez simples.
L’homme se caractérise par la possession du logos. Je préfère employer le mot grec au mot “raison”, puisque dans le logos il y a aussi la liberté, il y a aussi la capacité d’avoir rapport à des contraires, voire à des contradictoires, et capacité de choisir l’un ou l’autre. Quelque chose qui constitue donc l’un des degrés les plus élémentaires de la liberté. La possession du logos comme liberté est une chose. La possession du logos comme langage en est une autre, c’est ce qui permet à l’homme la vie politique, puisque la vie politique ne consiste pas seulement, comme le dit Aristote, à brouter dans le même champ, autrement il faudrait dire qu’un troupeau de vaches constitue une cité. La vie politique consiste à échanger, à partager bien des choses qui ne sont accessibles que par le langage et à discuter des choix que la possession commune de ces biens langagiers impliquent.
L’homme, pour la même raison, mène une vie historique. Grâce au logos comme langage, il peut transmettre son expérience aux autres, ses contemporains, et même aux générations futures par les différents moyens de stocker l’information qu’il a inventés, à commencer par l’écriture. Et maintenant nous avons des choses beaucoup plus subtiles.
Que devient, dans le cas d’un être qui a le logos, la Providence, à savoir ce par quoi Dieu donne à chaque être ce dont il a besoin pour atteindre le Bien qui lui est propre ?
Cette Providence donne à l’Homme de quoi faire bon usage de ce qui le caractérise et de ce qui oriente les mouvements de sa vie, de quoi donc faire bon usage du logos. La Providence donne à l’Homme l’excellence dans l’usage du logos, la vertu du logos. Cette vertu est traditionnellement appelée, par les philosophes en tout cas qui emploient le mot comme un terme technique, la Prudence. Pour les amateurs, c’est le grec phronesis, traditionnellement rendu par prudentia. Nous rencontrons ici un fait linguistique qui ne suffirait pas à prouver quoi que ce soit, mais que je trouve très joli parce qu’il photographie tout à fait ce qui me semble être la réalité de la chose même, à savoir que les deux mots, providence et prudence, sont en français, comme déjà dans l’étymologie latine, un doublet. Ce sont deux formes du même mot, en gros l’idée de regarder devant soi. Effectivement, l’homme prudent au sens le plus banal du terme, c’est celui qui regarde où il met ses pieds, qui regarde avant de traverser la rue. Ce “en avant” vers lequel il faut regarder prend des allures plus raffinées que ce qui se passe lorsque l’on est sur les clous ou au feu rouge. Ça devient toute une façon d’organiser à l’avance sa vie, de se fixer des buts et de les poursuivre de la manière la plus intelligente possible.
Ce doublet, qui n’est pas un fait purement linguistique, a une justification profonde : c’est que Dieu délègue sa Providence et la laisse devenir Prudence dans une créature particulière, que nous sommes, l’Homme.
Je me suis permis de prendre cet angle d’attaque, la Providence, afin d’éviter l’erreur très tentante qui consiste à distinguer, d’une part, ce que nous faisons et d’autre part la Providence, qui serait quelque chose qui viendrait s’ajouter, qui interviendrait totalement du dehors pour nous tendre un filet au moment où nous serions sur le point de trébucher, en un mot pour réparer nos défauts de prudence.
Si l’on ne doit garder qu’une idée de cela, c’est la nécessité d’articuler la Providence sur la Prudence et de voir que la prudence en est un cas particulier, de même que la gravitation est une forme de prudence chez la pierre, l’instinct est une forme de prudence chez l’animal. Disons que c’est une préfiguration, d’avant-goût, de ce qui s’appellera Prudence chez l’Homme. Mais il s’agit dans tous les cas de manifestations de la Providence divine dans le créé.
II – La nature humaine
Deuxième point, qui figure toujours dans la citation de Thomas d’Aquin dont je suis parti, celle dans laquelle il disait que Dieu pourvoit à chaque nature selon la capacité de celle-ci. Il y a le mot de nature. C’est justement le mot que tout à l’heure j’ai considéré comme le pelé, le galeux. Ce n’est pas moi qui dit cela. Je constate qu’il y a des milieux philosophiques dans lesquels lorsque l’on parle de nature, surtout de nature humaine, on sort son revolver.
La Providence, d’après la doctrine que je suis en train d’essayer de reconstituer à grands traits, se règle sur la nature. Dieu donne à chaque créature selon la nature qui lui est propre ce qu’il lui faut. Il ne va pas donner l’instinct à la pierre, parce que la pierre n’en a pas besoin. Il ne va pas donner la prudence humaine à l’animal, parce que l’animal n’en a pas besoin, il arrive très bien à se débrouiller avec une forme moins élaborée de ce que lui donne la Providence. L’Homme doit recevoir de la Providence ce qu’il lui faut, selon ses besoins, en fonction de la nature qui est la sienne. Or cette nature, c’est un deuxième point qui me paraît tout à fait capital, concerne l’Homme dans toute l’amplitude de son humanité et non pas de la façon étroite dont nous avons pris l’habitude d’utiliser le mot. La nature est, en bonne vieille philosophie, ce qui est saisi par la définition d’une réalité. La définition traditionnelle de l’Homme y voit un animal rationnel. L’Homme est un animal, un être vivant—en grec comme en latin le mot n’est pas réservé à la bête—rationnel. Dans une définition bien faite, le genre, à savoir « animal », et la différence spécifique, ce qui distingue l’Homme des animaux, à savoir « rationnel », compte également.
Lorsque nous parlons de la nature humaine, nous parlons tout aussi bien de sa dimension d’être vivant que de sa rationalité. C’est tout à fait thomiste. Il y a un passage du commentaire de l’Ethique à Nicomaque qui dit cela très clairement. J’en tire juste une conséquence, c’est qu’on ne peut pas opposer de façon tranchée, comme on en a assez souvent pris l’habitude, la raison et la nature. Ce qui est contre la raison est du fait même contre la nature. L’Homme, lorsqu’il se conduit d’une manière bête, est un animal dénaturé. L’Homme qui ne pense pas est un animal dénaturé. Saint Thomas nous dit : “ Tous les péchés, dans la mesure où ils sont contre la raison, sont aussi contre nature ”. Donc il n’y a pas un péché contre nature qui se distinguerait des autres qui seraient naturels. En un sens, tout péché est contre nature parce que tout péché, toute erreur, tout raté, tout échec dans la conduite humaine, trahit la nature de l’Homme comme rationalité. Il n’y a donc là-dedans pas la trace de ce que l’on appelle parfois « biologisme ». Il ne s’agit pas du tout de dire “ puisque les animaux font comme ça, l’Homme doit le faire ”. Cela n’a rien à voir. Il s’agit de dire “ puisque l’Homme est naturel aussi bien par certains traits qu’il partage, et encore…, avec les autres êtres vivants que par sa rationalité , il faut respecter les deux. Si l’on sépare les deux, on arrive à des difficultés.
On va – et c’est la tendance contre laquelle j’ai protesté au début – avoir tendance à ne considérer comme naturel dans l’Homme que ce qui tient à son genre prochain, l’animalité. On va dire que l’Homme est quelque chose d’ajouté à un soubassement animal et donc que, plus il va se détacher de ce soubassement animal, plus il va être glorieusement et victorieusement humain. On va réduire ce qui est naturel en l’Homme à un simple instinct, d’abord à l’instinct le plus puissant qui est l’instinct de conservation – on a Hobbes et la suite.
D’un autre côté, on va être obligé de concevoir la différence spécifique de l’humain, la rationalité, en la distinguant de et en l’opposant à la nature. On va alors considérer que la raison c’est l’artifice. Plus on est artificiel, plus on est rationnel, plus on est humain. On débouche sur des impasses.
III – Le « Bien » de l’homme
Quelques considérations sur les notions que j’ai utilisées.
J’ai dit : “ la providence est ce qui donne à chaque être de quoi arriver à son bien ”. Il est clair que ce “Bien” n’est pas du tout le même lorsqu’il s’agit d’une pierre, d’une plante, d’un animal ou d’un homme. Plus on s’élève dans l’échelle des êtres, plus le Bien sera compliqué, plus il demandera des manœuvres subtiles pour être atteint, et plus il va se distinguer de ce que j’appellerai la simple coïncidence avec soi. Pour la pierre, le Bien c’est le gésir, c’est d’être bien tranquille en bas, sans avoir à tomber parce qu’elle ne serait pas dans son lieu naturel, parce qu’on la maintiendrait de force, Aristote dirait « violemment », en haut.
La plante pousse, elle ne se contente pas de garder sa dimension initiale, elle grandit.
L’animal se déplace.
L’Homme se déplace au carré, si l’on peut dire, en ce sens qu’il connaît une Histoire. Non seulement il est en mouvement, mais ce mouvement lui-même est en mouvement.
Quel est le Bien qui est recherché par chaque être ?
Le Bien que recherche l’Homme est avant tout le Bien moral. Appelons-le la sainteté, et on aura gagné du temps. Dans le cas de l’Homme, Dieu lui donne tout ce dont il a besoin pour atteindre la sainteté. On peut appeler ça la connaissance du Bien et du Mal, on peut appeler ça la Grâce, on peut appeler ça l’histoire du Salut, mais il y a tout une quantité de dispositifs qui sont mis en place par Dieu et qui ont pour but l’obtention de la sainteté.
Le but de tous ces dispositifs laborieusement, coûteusement, mis en place par Dieu n’est pas la survie de l’Homme, le but n’est pas le plaisir, le but n’est même pas le bonheur mais la sainteté. Nous avons là un cas particulier d’une règle qui se retrouve par exemple dans le cas de la plante, pour prendre quelque chose de tout à fait élémentaire. La plante est faite de substances minérales. Ces substances minérales n’ont qu’un désir dans la vie, c’est d’être en bas. Or la plante ne peut obtenir son Bien propre que si elle croît, que si elle augmente. Même les racines qui, d’une certaine manière, descendent, en fait ne tombent pas. On pourrait presque dire qu’elles montent vers le bas. Il s’agit d’une croissance, d’autre chose que, pour les éléments dont la plante est composée, simplement céder à leur impulsion naturelle. Nous avons là l’exemple dans lequel le bien d’une créature élémentaire est sacrifié au Bien d’une créature d’un niveau supérieur. Nous avons là une loi que l’on peut peut-être retrouver dans notre domaine.
IV – La liberté humaine
Un point sur lequel je voudrais projeter un peu de lumière, la liberté.
Si Dieu doit, par sa Providence, donner aux créatures ce dont elles ont besoin pour atteindre leur Bien, c’est que, comme dirait Monsieur de La Palice, elles ne l’ont pas encore. Elles doivent l’atteindre. Les êtres ne coïncident donc pas d’emblée avec ce dont ils ont besoin pour atteindre leur plein épanouissement. Pourquoi cette distance ? C’est une question à la fois néoplatonicienne et bergsonienne (ceci dit pour les amateurs). Pourquoi les êtres sont-ils éloignés de leur plénitude ? Comment se fait-il que Dieu n’ait pas placé ses créatures dès le début dans l’état final ? Comment se fait-il que plus un être est complexe, plus la distance entre la nature et l’accomplissement est grande ? Je ne vais pas vous donner la clef du mystère de l’être, parce que je ne la possède pas, mais une idée : c’est qu’il s’agit là de préfigurations de la liberté. Il s’agit de la liberté qui se donne ses conditions, qui arrive à soi-même d’une manière de plus en plus nette. Toutes ces distances sont la préfiguration de cette distance essentielle qui est celle que doit parcourir la liberté humaine.
Dans le cas de l’homme, la décision que doit prendre sa liberté influe infiniment plus sur ce qu’il est que dans le cas des créatures qui sont placées à un niveau moindre que lui. Plus on monte dans l’échelle des êtres, plus ce que l’on peut appeler des “décisions” prises par une “liberté” (il ne s’agit que de préfigurations), plus ces décisions concernent de près le destin des êtres concernés, et plus grande est la profondeur à laquelle l’être des créatures concernées est entraîné dans le domaine de la décision libre. La pierre est là. Elle ne choisit pas l’endroit où elle va tomber, tout au plus peut-elle “décider” de rejoindre ce lieu. La plante « décide » de la manière dont elle poussera, mais dans le cadre d’une direction générale, il faut qu’elle aille chercher le soleil, il faut qu’elle aille chercher les sucs nourriciers, elle ne peut pas aller n’importe où. L’animal choisit la façon dont il va se déplacer, mais c’est toujours vers un but identique : la nourriture, le partenaire sexuel… L’homme décide de ce qu’il est. La plus haute décision de la liberté va être la forme que l’Homme va donner à sa propre vie. Les philosophes expliquent cela par des choses qui sont à la limite du mythe. Chez Platon, les âmes sur le point de se réincarner vont au Supermarché aux vies et choisissent la vie qu’elles veulent avoir. Ce qui fait qu’elles sont responsables de ce qui va leur arriver. Kant a une doctrine de ce genre-là, dans un vocabulaire beaucoup moins mythique. Il parle de “ caractère intelligible ”, le mot vient peut-être de Schopenhauer, mais l’idée est chez Kant. Le caractère que nous avons, nous l’avons d’une certaine manière depuis toujours. Nous l’avons, il n’est pas constitué par les éléments de notre vie, mais par une sorte de choix qui se passe dans un “ailleurs”.
V – L’idée de délégation
Je reviens enfin sur l’idée-clé qui est l’idée de délégation. Je n’ai pas trouvé, sous la plume de Saint Thomas, l’expression nette de cette idée. Il a une façon de l’exprimer en se servant des concepts qu’il a empruntés à Aristote, et qui sont extraordinairement classiques.
Le premier concept parmi ceux-ci concerne Dieu. Dieu est le Premier Moteur. Dieu est la source de tout mouvement. Cela a un sens cosmologique chez Aristote. Cela veut dire que Dieu meut la sphère dernière, qui entraîne de proche en proche tous les mouvements célestes et même, par l’intermédiaire des mouvements les plus proches de la terre, celui de la lune et du soleil, tout ce qui se passe en fait de génération et de corruption, de venue à l’être ou de disparition dans le monde sublunaire. Thomas applique la même idée dans un autre style en disant que Dieu est bien le moteur universel, mais qu’il ne meut pas toutes les choses de la même façon. Joseph de Maistre dit cela en une phrase très simple : “ Dieu est le moteur universel. Chaque être est mû suivant la nature qu’il en a reçu. ” Il donne des exemples : nous apportons un objet, nous menons un cheval par la bride, et pour un homme, nous l’appelons, nous lui demandons de venir. On pourrait même raffiner et dire qu’il y a des hommes auxquels on dit simplement “ Viens, ” et d’autres auxquels on explique pourquoi ils doivent venir. On peut distinguer comme cela plusieurs sortes de mises en mouvement, mais de mises en mouvement qui vont passer par la nature, à chaque fois différente, de ce ou celui que l’on voudra mouvoir.
La manière dont Dieu agit à travers la Providence est comme un équivalent métaphysique, ou physique aussi d’ailleurs, de ce qui en politique s’appelle le principe de subsidiarité. Le principe de subsidiarité, que tout le monde connaît dans le domaine juridique et politique, se fonde finalement sur une vision des choses qui monte très haut, puisqu’elle atteint la métaphysique, voire la théologie. Pourquoi ? Parce que Dieu n’intervient que lorsqu’Il a vraiment besoin de le faire. Il ne remplace pas l’action de ses créatures. S’Il n’intervient que lorsqu’Il a vraiment besoin de le faire, cela n’est pas en fonction d’un principe d’économie, comme s’Il devait ménager ses forces, se réserver pour les grandes occasions. C’est simplement parce qu’Il a déjà donné. Il n’a pas besoin d’intervenir pour, par exemple, indiquer ce que l’Homme doit faire, puisqu’Il a déjà donné à l’Homme la prudence, la conscience, de quoi distinguer le Bien ou le Mal.
Nous avons là une règle qui a été exprimée par Saint Jean de La Croix dans un passage où il n’est pas tellement question de Providence, mais bien de l’intervention par excellence de Dieu dans l’Histoire, à savoir l’Incarnation. Il met en scène Dieu qui répond à celui qui lui demande des révélations extraordinaires : “ Je suis désolé, mais j’ai déjà donné. J’ai tout donné en donnant le Christ ”. On voit presque Dieu se retournant les poches…
Dieu n’a plus rien à donner non pas parce qu’Il refuserait ce dont nous aurions besoin, mais parce qu’Il a déjà donné. C’est à nous de voir que nous avons tous les moyens d’atteindre notre Bien. Nous avons tous les moyens, cela ne veut pas dire que nous les ayons d’emblée puisque, en tant qu’Homme nous sommes des créatures historiques. Il a donc pu se passer à l’intérieur de l’Histoire des choses qui nous ont éloignées de notre Bien, et d’autres en revanche qui sont le dispositif, en grec, on dirait oikonomia, qui nous permet de regagner ce Bien.
VI – L’économie du Salut
L’Histoire du Salut, l’économie du Salut me paraît un mot plus juste, c’est la figure que prend la Providence lorsqu’elle est vue à travers le prisme de l’Histoire. Ce qui est gravité chez la pierre, ce qui est croissance chez la plante, ce qui est instinct chez l’animal, ce qui est prudence chez l’Homme, est Histoire du Salut dans l’Univers historique.
Quelques exemples.
Dans le cas de la vie sociale, qui nous intéresse ici particulièrement, le christianisme et l’islam ont deux façons de procéder tout à fait différentes. Les deux parlent de l’idée suivant laquelle Dieu, parce qu’Il est provident, doit donner à l’Homme de quoi réussir toutes les dimensions de son existence ; et comme l’Homme est, entre autres, un animal social, il faut qu’il ait les moyens de réussir son existence sociale. Donc il faut qu’il ait les moyens de bâtir une cité juste.
Selon les philosophes de l’islam, c’est justement à cela que sert le prophétisme. L’Homme a besoin de savoir ce qu’il doit faire. Si on le laisse tout seul, il se conduit mal. Il lui faut donc une loi. Pour avoir une loi, il lui faut un législateur. Les philosophes se débrouillent pour donner l’impression que ce personnage, le législateur, c’est le Prophète.
Pour le christianisme, il n’est pas ainsi. L’Homme sait très bien ce qu’il doit faire. Il a déjà reçu, Dieu a déjà donné. Il a reçu les Dix commandements, lesquels ne font d’ailleurs que proclamer la loi naturelle. Donc la question politique ne requiert pas l’intervention directe de Dieu, puisque nous avons toutes les cartes en main. La seule chose qui puisse requérir l’intervention de Dieu, c’est ce pour quoi nous ne suffisons plus. Nous n’avons pas besoin d’une révélation pour savoir le Bien et le Mal. En revanche, nous avons peut-être besoin de plus qu’une révélation, nous avons besoin d’une économie du Salut pour être capables de le faire, ce qui est une autre paire de manches ! Le Bien et le mal, nous les connaissons. Le fait que nous les connaissions nous met en face de notre faiblesse à le réaliser
Il y a une jolie illustration de cela, c’est la manière dont les médiévaux comprennent la fameuse phrase de Saint Paul : “ Tout pouvoir vient de Dieu ”. Ils l’interprètent de la façon suivante : Dieu a créé l’Homme comme un animal social. Donc il faut que l’Homme s’organise en une Cité ; et pour qu’une cité fonctionne bien, il faut qu’il y ait une division du travail. Il faut en particulier que certains commandent et d’autres obéissent. Le pouvoir des dirigeants qui permet à l’homme de réaliser sa nature d’animal politique vient ainsi de Dieu. Ce n’est pas du tout une thèse sur la manière dont il faudrait recruter les dirigeants ! Que le dirigeant soit choisi parce qu’il est le fils aîné du Roi ou qu’il soit porté au pouvoir par l’acclamation de son armée ou qu’il soit élu par le conseil des Anciens – pour parler des formes politiques que connaissaient les médiévaux – ça ne fait rien à l’affaire. Tous ces pouvoirs-là, en tant qu’ils sont pouvoirs, viennent de Dieu. Cela n’a donc rien à voir avec quelque chose comme la théorie du Droit divin des Rois, dont je rappelle qu’elle n’a rien de médiéval, contrairement à ce que l’on s’imagine souvent, mais qui est purement moderne, elle date du début du XVIIe siècle et sert à justifier l’État moderne sous sa première forme historique, la Monarchie absolue.
Autre exemple : la nature morale de l’Homme.
De quoi a besoin l’Homme ? Non pas de savoir ce qu’est le Bien, mais de devenir tel qu’il ait envie de le réaliser. Ce dont a besoin l’homme, ce n’est pas qu’on lui affiche le règlement sur le mur, mais c’est qu’on lui donne les moyens de devenir vertueux, c’est-à-dire de devenir ce virtuose de la vie pour lequel agir bien ce sera aussi facile que le virtuose joue d’un instrument de musique ou se livre à des contorsions s’il est acrobate. Il s’agit de faire en sorte que le Bien ne soit pas simplement l’objet de ce qu’il faut faire mais, à l’intérieur du sujet, qu’il anime ce sujet et que ce sujet devienne vertueux. C’est ce que, dans la foulée d’Aristote, indique Maïmonide. Saint Thomas est tout à fait dans le même sillage : la loi ne sert pas à indiquer le Bien et le Mal, mais à former le sujet. Toutes les lois exercent les facultés de l’âme. Elles ont un but pédagogique, elles ont pour but de rendre vertueux.
L’exemple-clé : l’économie du Salut.
Quel est le problème auquel le christianisme cherche à répondre ? Ce n’est pas celui de la nature du Bien. Nous avons les moyens de le savoir. Et pourtant, nous ne le faisons pas. C’est la phrase de saint Paul, qui est d’autant plus intéressante qu’elle reprend des phrases d’auteurs païens, donc ce n’est pas une bizarrerie chrétienne, c’est la condition humaine : je vois le Bien, je l’approuve et je fais le Mal. C’est ce problème-là que le christianisme cherche à résoudre.
Quand les crétins disent : “ on peut avoir une morale sans le christianisme ”, c’est pire qu’enfoncer une porte ouverte, c’est la Grande Arche de la Défense qui est ouverte. C’est là que les grands auteurs s’arrêtent, et c’est avec ce problème-là que se bat le christianisme. Comment se fait-il que, sachant ce qu’est le Bien, nous ne le fassions pas ? Et comment faire pour essayer de le faire quand même un petit peu ? C’est là que la Providence prend sa forme la plus haute, la forme de l’économie du Salut, la forme de la Grâce, la forme des sacrements.
Je ne suis pas là pour faire de la théologie, juste une petite réflexion. Je suis de plus en plus frappé, c’est une grosse évidence, par le fait que le sacrement, sinon fondamental puisque celui-ci est le baptême, mais central qu’est l’eucharistie soit un repas. Bien entendu, ce n’est pas n’importe quel repas. La nourriture que l’on y consomme n’est pas n’importe quelle nourriture, je vous l’accorde. Mais il est très intéressant que, au lieu de nous demander de jeûner, au lieu de nous indiquer le chemin, le christianisme nous nourrit pour la route. Le christianisme nous donne ce que l’on appelle maintenant en un sens un peu étroit mais qui vaut pour toute l’eucharistie, le viatique, de la nourriture pour accomplir un chemin. Donc le problème n’est pas celui du chemin qu’il faut suivre, en arabe sharia, le problème c’est la façon dont on va pouvoir le suivre et donc de ce que la Providence nous donne pour nous permettre de réaliser – ce qu’elle nous aide déjà à faire nous-mêmes et librement – les indications qu’elle nous a déjà données à un autre niveau.
Être prudent, c’est répondre à la Providence divine. Penser la Providence n’est pas possible sans une réflexion sur notre prudence humaine, sur tout ce qui la préfigure dans ce qui nous précède dans l’ordre du créé et sur les inventions divines de l’économie du Salut qui la portent à son incandescence. Nous n’avons pas à séparer tous ces niveaux. Nous n’avons pas à trancher à la hache entre Nature et Histoire. Nous n’avons pas à reléguer la Providence divine dans un “ailleurs” à partir duquel Dieu interviendrait pour nous servir de parachute ventral. Nous avons à essayer de penser tout cela d’une manière unifiée.
ECHANGE DE VUES
L e Président : Dans le binôme Nature-Histoire je m’attendais à ce qu’il y ait des évocations de tout ce qui nous empêche de mieux correspondre à la Divine Providence et à l’enseignement thomiste que vous venez de rappeler avec beaucoup de sûreté et de maîtrise.
L’histoire du Christianisme, l’histoire de notre foi est celle de leurs opposants. Au IIe siècle après Jésus-Christ, Irénée a tempêté contre les hérésies et contre la fameuse gnose qui prétendait donner aux initiés le pouvoir d’en savoir beaucoup plus. Par conséquent, le monde que dénonce Saint Irénée est aussi un monde qui cherche à nier la Providence de Dieu.
Nous sommes parfois sinon attirés, du moins sollicités par ces doctrines et ces thèses que s’approprient aujourd’hui les sectes et qui, puisque vous avez fait état de la politique, jouent en politique un rôle important quand on évoque celui de la franc-maçonnerie.
Mais je prends votre enseignement pour ce qu’il est, c’est-à-dire un rappel très profond de ce que Dieu nous donne toujours les moyens d’accomplir si nous l’écoutons. Un exposé fondamental… c’est toujours une bonne affaire pour une Académie d’Education.
Janine Chanteur : J’ai beaucoup admiré, Monsieur, ce rappel de la doctrine, je ne vais pas employer le mot “système” pour une doctrine, mais la cohérence que vous avez mise en évidence l’a presque appelé. Cependant, quelque chose en moi hésite. Pourquoi ?
Il me semble que lorsque Saint Paul nous dit que l’homme est coadjutor Dei, il nous fait comprendre que nous sommes les aides de Dieu. Je ne sais pas comment vous-même traduisez co-créateur avec Dieu, co-ouvrier ? Nous sommes associés à l’œuvre de Dieu de telle sorte qu’une histoire de la Création continue à se dérouler dans le temps. Dans cette histoire créatrice, notre nature est peut-être un peu moins définie qu’elle ne l’est chez Aristote, et chez Saint Thomas – je ne suis pas comme vous spécialiste de ces auteurs – mais il me semble que dans le christianisme il y a une ouverture et une finalité dans le temps et au long du temps pour l’individu et pour les générations.
Je voudrais vous demander si vous en acceptez l’idée. Vous avez dit vous-même que des choses se passent à l’intérieur de l’histoire qui nous ont éloignés de notre Bien. Mais d’où viennent-elles ces choses qui se passent à l’intérieur de l’histoire et n’y en a-t-il pas qui nous rapprochent du Bien, au cours même de l’histoire sans qui elles ne seraient pas ?
Admettez-vous que, dans cette création que l’homme est appelé à faire du monde, de lui-même et de tout le genre humain, c’est vraisemblablement l’Unité du Genre humain qui est à créer. Peut-on penser que notre liberté (car, il n’y a pas création sans liberté, on ne fait pas du nouveau sans liberté) est le signe d’un effacement de Dieu ? Dieu ne nous considérerait pas comme des mineurs, comme des petits-enfants à qui on donne des ordres ou à qui on interdit mais, même devant notre volonté la plus mauvaise, Il renoncerait à la Toute-Puissance. Il me semble, en effet, qu’un mot n’a pas été prononcé, (il se trouve rarement d’ailleurs chez les auteurs qui ont inspiré ces doctrines) c’est le mot “Amour”. Dieu risque la Création parce qu’Il donne à l’homme la liberté par Amour, la liberté de Le trouver ou de se détourner de Lui.
Concernant le politique, on pourrait se demander si, la doctrine thomiste, qui récupère le politique d’une façon spéculative, Lui donne une place véritable. Pourquoi avons-nous besoin du politique ? Sinon justement parce que, dans cet effacement de Dieu, nous ne savons plus qui nous sommes ni ce qu’il faut faire. Vous avez parlé des Dix Commandements, c’est vrai, mais vous avez dit quelque chose qui m’a beaucoup touchée : la Loi n’est pas faite pour dire ce qui est Bien et ce qui est Mal, pour donner des ordres, elle est faite pour former l’homme et l’aider à accomplir le Bien. Précisément, nous nous retrouvons devant un travail à faire sans connaître absolument le commencement et sans connaître du tout la fin. Est-ce une vision hérétique ? Je ne sais pas.
Rémi Brague : Ce n’est pas hérétique, parce qu’il n’y a hérésie que s’il y a pertinacité, c’est-à-dire si vous persistez dans des erreurs dont une autorité vous aurait montré qu’elles en sont. Comme vous n’avez pas pertinacité et qu’il n’y a pas ici d’autorité, vous pouvez rengainer vos allumettes.
Comment traduire coadjutor dei ? Le mieux est déjà de le retraduire en grec “sunergos theou” donc coopérateur, co-ouvrier. Cette conférence peut être considérée comme une tentative pour expliquer cette expression. C’est une œuvre à faire. Nous avons les moyens de faire parler la Création. Tout à l’heure j’ai dit “ nous savons ce qu’est Bien et Mal ” ; je me suis corrigé en disant “ nous avons en principe les moyens de le savoir ”. Cela ne veut pas dire qu’il serait facile d’obtenir ce savoir. C’est la fameuse image de Hegel : ce n’est pas parce que l’on a un pied que l’on est capable de fabriquer des chaussures. Nous seuls pouvons savoir si nos chaussures nous font mal, et pourtant nous ne sommes pas pour autant cordonniers.
“ Une nature définie ”, vous avez employé cette expression. C’est peut-être encore accorder trop à cette opposition entre Nature et Histoire que j’ai essayée de relativiser.
« Nature », cela ne veut pas dire la possession de propriétés qui nous limiteraient ou qui limiteraient un être mais c’est – à nouveau en aristotélisme banal – un principe d’action, un principe de mouvement et de repos. C’est le point de départ d’un dynamisme, ce n’est pas quelque chose qui pourrait s’opposer à ce dynamisme lui-même. Il faut qu’on essaie de casser cette représentation qui considère la nature comme quelque chose de fixe.
Dieu renonce-t-il à sa Toute-Puissance ? Non ! Il me semble même malsain de dire que Dieu pourrait renoncer à sa Toute-Puissance. Cela nous mènerait à une représentation masochiste de Dieu, qui n’est pas absente par exemple de l’Idiot de Dostoievski. Dieu ne renonce pas à sa Toute-Puissance. Seulement, il se trouve en face d’un problème particulier, à savoir : comment agir sur une liberté ? Le Christ en Croix n’est pas le symbole de l’impuissance du bien, comme le disait Alain. C’est le signe même de la Toute-Puissance, d’une Toute-puissance qui est capable de retourner de l’intérieur une liberté pécheresse, ce qui est beaucoup plus difficile que de traiter les méchants, comme s’il y en avait d’autres que nous, à coups de sabre. La véritable Toute-Puissance, elle est là. C’est ça qu’il faut voir. C’est ce paradoxe-là qu’il faut penser. Si je traite le méchant au sabre, je ne l’ai pas converti, je lui ai simplement coupé la tête.
Hervé de Kerdrel : Je voulais vous remercier pour cet exposé très synthétique sur l’unité des êtres humains, de l’être humain, dans un langage que vous connaissez, car vous êtes philosophe très éprouvé.
Je voulais juste connaître votre sentiment sur la manière dont pourrait recevoir votre exposé un être humain qui n’a pas cette structure thomiste, quelqu’un d’une autre civilisation très éloignée, par exemple asiatique. Quel est votre sentiment sur la manière dont il pourrait le comprendre ?
Maurice Blin : Je veux dire l’extrême intérêt de cet exposé trop court pour une matière aussi dense. Je livrerai brièvement mon impression d’ensemble.
Votre propos inspiré d’Aristote est de valoriser la notion de Nature et du même coup de minimiser, dans une certaine mesure, la notion d’Histoire. Non que tout soit réglé d’avance. En effet, la nature est ouverte, en mouvement. Il reste que si la notion de Nature signifie croissance, elle implique aussi détermination finale, c’est-à-dire peu de liberté et donc d’Histoire. C’est l’impression que m’avait laissé le début de votre exposé.
Cependant, à la fin de celui-ci tout est devenu clair. Vous avez rappelé que pour Aristote et chez les Grecs en général la nature peut être connue. Et ce savoir nous permet de distinguer le Bien du Mal et de l’accomplir. Pourtant vous avez aussitôt corrigé ce propos optimiste en disant que savoir n’est pas faire. Le faire exige l’intervention de Dieu qui, par sa Grâce, nous donne le moyen d’accomplir notre fin, c’est-à-dire notre Bien.
Cette distinction capitale entre Savoir et Faire, entre nature et histoire, entre la culture grecque et la nôtre réintroduit l’obscurité, l’aléatoire, le risque que l’optimisme grec avait évacués. Nous butons sur ce paradoxe fondamental déjà souligné par le romain Horace : « j’approuve le bien, écrit-il, et c’est le mal que je suis ». Ainsi s’explique la différence entre l’animal qui, doué d’une nature, fait ce qu’elle lui impose et l’homme qui sait ce que la nature attend de lui et ne fait pas.
En cela l’histoire, contrairement au rationalisme, fut-il « ouvert et en mouvement » d’Aristote ou de Hegel, dépasse à la fois et la nature et la raison.
Tugdual Derville : L’une des formes les plus significatives de l’articulation que vous avez fort bien décrite entre providence et prudence, n’est-ce pas la prière ? Elle permet de remonter en quelque sorte vers le Dieu Créateur dont les poches, certes déjà « vidées », restent si « pleines » !
Rémi Brague : Comment quelqu’un qui viendrait d’une culture tout à fait différente, asiatique par exemple, l’accueillerait ? Le seul moyen de le savoir, c’est de lui demander.
Hervé de Kerdrel : Je trouvais assez intéressant le paradoxe d’un exposé sur l’unité du genre humain à travers un cursus qui est très spécifiquement occidental.
Rémi Brague : J’y suis allé tout simplement avec les moyens du bord.
La question de la minimisation de l’Histoire à laquelle j’ai peut-être procédé, cela n’était guère voulu. J’ai d’ailleurs peut-être, tout simplement par maladresse de conférencier, un peu sabré les parties dans lesquelles il y avait plus d’historique et pris des exemples empruntés davantage à la nature.
Si j’ai essayé de minimiser l’Histoire, c’est qu’on a peut-être tendance à la majorer à l’excès. Je pense à ces cris de vierge effarouchée que l’on pousse assez souvent lorsque l’on parle de ces choses assez stupides en elles-mêmes et qui s’appellent la sociobiologie. Je n’y crois pas trop en ce qui me concerne. Mais je trouve intéressant, à titre de symptôme, qu’il y ait des gens pour lesquels “ il n’est pas question que… ” C’est presque une faute morale de dire que, peut-être, l’Homme aurait des déterminations biologiques ou des choses comme ça.
L’attitude qui me semble plus juste, et je suis heureux que vous l’ayez relevé, est contenue dans ce terme d’articulation. C’est ce qu’il faudrait essayer de faire : voir comment il ne faut pas réduire le naturel au biologique, mais gagner un niveau de profondeur où l’opposition entre nature et histoire se trouve relativisée.
Je suis parti, non pas de l’Extrême-Orient mais du Moyen-Orient, à savoir de la Grèce, d’Aristote, qui a cet avantage de fournir un concept de nature qui est celui, justement, auquel la modernité a voulu renoncer, qui consiste à dire que rien n’est plus naturel que le plein développement d’une réalité et, en particulier dans le cas de l’Homme, rien n’est plus naturel que la Cité.
L’Homme naturel n’est pas cette fiction qu’on a appelé l’état de nature. Si état de nature il y avait, il serait au contraire la dénaturation par excellence. Nous en avons fait l’expérience avec l’enfant-loup. L’homme n’est naturel que lorsqu’il est pleinement civil, pleinement social et peut-être aussi lorsque, justement, il a compris qu’il n’a peut-être pas les moyens, mais il a les moyens de demander les moyens.
La prière, c’est le cas par excellence, c’est l’affleurement de cette ouverture à ce qui peut venir d’ailleurs. Je ne sais pas si les pierres prient – des textes bibliques emploient des images comme ça -. Ces images sont tout à fait profondes et nous invitent à penser la vie spirituelle comme la chose la plus naturelle du monde, celle qui correspond le plus profondément à notre nature et qui est l’équivalent en nous de ce que d’autres choses sont à des niveaux inférieurs de la création.
Francis Jacques : Je voudrais remercier mon collègue et ami de cet exposé linéaire, transparent et fort, en confirmant la ligne de son argument par trois remarques corrélatives :
1° – Dans le christianisme, dites-vous, on connaît le Bien puisque la Révélation est achevée en Jésus-Christ. Il reste au Chrétien à repérer en contexte une voie de salut et une vérité de vie qui nous est révélée par l’unique Médiateur. C’est en effet la tâche de la pastorale et des homélies dominicales, de discerner les signes du temps et de nous aider, grâce à des remarques d’aspect sur la réalité, à reconnaître en contexte une voie que nous connaissons par ailleurs. Sans elle le texte est moins lu que récité, il ne nous parle plus. Préserver une mémoire vivante n’est pas une opération simple. On a beau postuler « un lien étroit » entre l’affirmation des vérités bibliques universelles et immuables, et le contenu concret des actes, ce lien n’exclut pas les médiations. Il faut ré-interroger les principes moraux, (ex. « tu ne tueras pas ») mettre à jour ce qu’ils pourraient avoir à répondre à la sollicitation du présent, dans leur énoncé comme dans leur fondement.
S’agissant de leur énoncé, on doit résoudre une difficulté sémantique : l’énoncé évangélique n’est pas destiné à ceux-là seuls pour qui il a été conçu, mais aux croyants d’aujourd’hui. Or, ces derniers ne partagent pas forcément le même cadre conceptuel ou culturel, la vie des petites communautés pour lesquelles il a été écrit. L’opération implique une re-énonciation dans le contexte d’une culture à dominante scientifique et technique. La qualification morale des faits est délicate. Nous avons besoin d’un critère pour distinguer les aspects de la nature auxquels on peut (ou on ne peut pas) attacher une signification normative. On est culturellement sorti du rapport ancien entre les sciences théoiques et pratiques, dès lors qu’il ne peut être simplement reconduit selon la continuité du sequi naturam. Seriez-vous d’accord pour dire que le problème de l’interprétation applicative n’est pas trivial pour le philosophe car la tâche de recontextualisation ne l’est pas non plus ?
2° – Ensuite je m’interroge sur la possibilité d’utiliser l’articulation de la Providence sur la Prudence, que vous avez analysée avec rigueur, pour surmonter l’antinomie fondamentale entre l’autonomie kantienne et la loi naturelle. La Lettre encyclique Veritatis Splendor (V.S.°(1993) élucide quant à elle la dépendance de l’autonomie de la raison pratique par rapport à la sagesse divine, sa « théonomie ». Il y a une juste autonomie qui ne signifie pas la création des valeurs et des normes par la raison elle-même mais qui accueille le commandement de Dieu. C’est une théonomie « participée » qui maintient dans sa vérité l’autonomie « relationnée » de la raison. La loi naturelle est le mode par lequel la loi de Dieu se fait connaître à à la juste raison de l’homme. Reste qu’il y a un autre mode qui l’emporte, la loi de Dieu positive et révélée, lue sous le dynamisme de l’Esprit Saint. Ne pensez-vous pas qu’il faut alors prévoir une interpénétration de la loi révélée, et de la loi naturelle, de la loi ancienne et de la loi nouvelle dans l’économie du salut ? Selon Rm. 2, 15, cité par VS le lien entre la liberté de l’homme et la loi de Dieu se noue dans « le cœur de la personne » (VS n° 45 et 54).
3° – Vous avez montré de manière limpide que Thomas d’AQUIN invoque la nature au sens limité où chaque genre d’être a sa nature qui est réalisée par les actes qui conduisent à son excellence propre. Traditionnellement nous n’avions pas à séparer la nature et l’homme. Ce mode de pensée téléologique demande à être réévalué. Il est d’autant plus important de rappeler la voie thomiste, que l’on célèbre en certains lieux le « retour d’une philosophie de la nature ». En quel sens ? B. Saint Sernin l’a illustré à la Société de philosophie (1/2000). Plusieurs ouvrages en ont traité, notamment Le Principe d’humanité de J.C.Guillebaud, L’Homme artifice de D.Bourg, A. Kahn dans Et l’homme dans tout cela ? etc…
Cependant, nous avons affaire ici principalement à l’éthologie, à la génétique, aux sciences cognitives…Vu la faible différence chromosomique entre l’homme et les grands singes, la spécificité humaine semble se réfugier dans l’anthropologie culturelle. Pour A.Kahn, nous sommes obligés de la tirer vers un processus historico-culturel, qui se passe en dehors de la nature, un exo-développement. Le problème se pose en termes nouveaux d’articulation notamment d’une anthropologie scientifique avec une anthropologie culturelle. On retrouve de plein fouet votre problématique. Comment pensez-vous qu’il soit possible d’étendre l’articulation de la Providence et de la prudence à cette difficulté topique de notre modernité extrême ?
Jacques Bour : Dans votre exposé qui mentionne la prudence et la liberté comme les deux facteurs par lesquels Dieu crée l’Homme et le développe, vous ignorez la notion de péché : ce n’est pas une notion aristotélicienne. Certes, dans l’Histoire de l’Église, on en parle d’une façon parfois imagée mais très traditionnelle, c’est l’affaire du paradis terrestre où Dieu dit : « vous faites ce que vous voulez mais vous n’avez pas le droit de toucher à cet arbre ». Il n’y a aucune explication, aucun motif.
C’est ce qui m’inquiète un peu dans tout ce que vous avez expliqué et qui me paraît globalement correct, on ne voit pas pourquoi et comment la notion de péché a pu apparaître. C’est tout de même quelque chose de fondamental, pour tous les Chrétiens et les non-chrétiens. Comment cette notion de péché et de réalité du péché a-t-elle pu apparaître ? On dit que c’est le refus de l’amour de Dieu, mais il y a deux mille ans Saint Paul commençait tout juste à le dire. Ce n’était pas même dans l’Ancien Testament quelque chose de très net.
Comment expliquer par la manière très scientifique dont vous usez que Dieu a donné par la prudence, par la liberté tous les éléments à l’homme pour assurer son Bien ? Où est le péché là-dedans ?
Rémi Brague : J’ajouterai un petit détail à ce que vous avez dit sur la nature de la Révélation. Vous avez dit que nous avions a retrouver une voie que nous connaissions par ailleurs. Puisque nous savons dans quelle direction il faut aller, nous avons à négocier comme on négocie un virage ou plutôt à négocier la ligne droite la plus droite possible. J’ajouterai un petit détail, c’est que ce qui nous est donné sans réserve, dans la Révélation et non seulement dans la Révélation mais dans l’Histoire même du Salut, non seulement comme doctrine ou comme message, comme on dit trop souvent sans faire attention, mais dans la réalité de ce qui nous est donné, est infini. Donc à la fois Dieu s’est vidé les poches, Dieu n’a rien gardé par devers soi, mais c’est pour nous une tâche infinie que d’inventorier tout ce qui nous est donné.
Je cherchais à rompre – je l’ai fait dans un article – avec l’idée selon laquelle il y aurait des choses cachées. C’est une représentation qui n’est pas chrétienne. Dans le christianisme, tout est donné. Mais le donné étant infini, il est inépuisable. Le mystère n’est pas ce qui est secret, mais ce dans quoi on peut aller toujours plus loin, toujours plus profond, sans jamais en voir le bout. C’est de cette façon qu’il est inépuisable, le mystère n’est pas un mur.
Chercher à en finir avec l’opposition rudimentaire entre autonomie et hétéronomie, cesser de voir la Providence comme une hétéronomie, c’est exactement ce qu’il faut faire. J’ai essayé cela, à ma façon. Il y a sans doute bien d’autres façons, mais il me semble très urgent de le faire si l’on veut avoir quelque chose à répondre à la tarte à la crème moderne, ou prétendue telle, qui proclame l’autonomie, sans jamais se demander à quelles conditions on peut être un “soi-même”, autos. Or, tout le problème est là. Une fois que ce problème est résolu, bien entendu, soyons autonomes et aussi autonomes qu’on voudra ou qu’on pourra, mais rien n’est encore fait quand on a dit ça.
Sur la nécessité d’une philosophie de la nature, je devrais aller à la Société française de philosophie, j’aurais entendu l’exposé de Bertrand Saint-Sernin que j’ai reçu en tant que membre bien indigne de cette société. Je suis très content qu’il y ait des gens qui fassent cela, mais je suis totalement incompétent dans ce domaine. Je me nourris de ce genre de chose mais vraiment de loin.
Le péché. C’est parce que le péché fait partie de l’Histoire du Salut que Dieu a dû mettre au point ce dispositif raffiné consistant à aller retourner une liberté de l’intérieur et du dessous. Je n’ai pas prononcé le mot. Il y était. J’ai à ma façon, en exagérant dans la litote, parlé de « tous les événements », d’une manière très britannique. J’ai fait allusion à cela lorsque, citant Saint Paul, j’ai dit que même si nous savons ce qu’est le Bien nous ne le faisons pas. C’est le péché ! Si nous ne savions pas ce qu’est le Bien et le Mal, nous serions innocents comme l’animal. Le lion qui déchire sa proie n’agit pas mal, alors que nous, nous avons cette expérience du péché.
C’est pour ça qu’il faut que la Providence prenne cet aspect historique d’une économie du Salut.