par Olivier CHALINE, Professeur d’Histoire à l’Université de Paris IV (Sorbonne)
L’histoire universelle est une préoccupation qui apparaît nettement avec Polybe, avant d’être assumée par le christianisme. N’est-elle pas davantage le souci des philosophes de l’histoire que des historiens ? Qu’implique une telle notion ? Un historien peut toutefois mettre en évidence des événements, des acteurs et des vecteurs qui ont rendu, au fils des siècles, l’histoire humaine plus cohérente. Mais la notion d’histoire universelle et la constatation d’une cohérence ne conduiraient-elles pas à envisager une fin ou un au-delà de l’histoire ?
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Le Président : Nous interrogeant sur l’unité du genre humain nous en appelons ce soir à l’histoire.
Nos recherches antérieures nous ont déjà apporté un bagage de connaissances qui sont autant de certitudes. L’ethnologue, Philippe Laburthe-Tolra, a déclaré : « qu’il ne subsiste plus de doute sur la profonde unité animale du genre humain » et « dans tous les hommes la conscience de soi et le pouvoir de réflexion résident bien dans cette conception : l’unité du genre humain ».
Le Philosophe, Rémi Brague, nous a démontré ce qui pour lui assume « une articulation souple entre la nature et le destin de l’homme, c’est la notion de Providence ».
En sollicitant le point de vue de l’historien nous sommes bien conscients de la difficulté de sa tâche, un vrai défi.
En effet, l’histoire du genre humain est moins celle de son unité que de ses divisions. Ces guerres sans merci que se livrent les hommes depuis les luttes tribales à l’époque des Barbares jusqu’à la traque à tout prix de Ben Laden. Les traités de paix eux-mêmes supposent des survivants pour les signer. Jusqu’à présent on en a trouvé. Mais l’énergie nucléaire a provoqué la destruction d’Hiroshima et la désintégration de la planète est l’ambition de certains terroristes.
Seule l’Église, au milieu de ces haines farouches, invite ses fidèles à être des artisans de paix. La constitution Lumen gentium définit l’Église elle-même comme un sacrement de paix. Elle se veut signe de l’union intime avec Dieu et signe de l’unité de tout le genre humain. Le message pour la journée mondiale de la journée de la paix du 1er janvier 2002 manifeste, une fois de plus, l’espérance de l’Église pour un monde où prévaudra la vraie paix.
Voici, Monsieur le professeur, ce défi dont vous avez vous-même tracé les limites. « A l’historien, écrivez-vous dans la convocation, de mettre en évidence des événements, des acteurs et des vecteurs qui ont rendu au fil des siècles les formes humaines plus cohérentes ». Mais, au-delà de l’histoire, peut-on parler d’une cohérence de l’histoire humaine à partir d’une histoire universelle ?
Accueillir Olivier Chaline est pour moi un vrai bonheur et pour nous tous une grande chance.
Nos rencontres déjà anciennes mais répétées tant à Paris qu’en Normandie tiennent à un fil rouge : l’amitié tissée entre deux normaliens de la rue d’Ulm, vous-même et notre fils Nicolas, l’un est historien, l’autre est philosophe. Nous devons à Nicolas votre présence.
Au sortir de la rue d’Ulm vous passez le concours de l’agrégation d’histoire. Vous êtes reçu premier. Vous êtes nommé agrégé préparateur à l’École Normale Supérieure, “caïman” dans le langage de l’École. Vous êtes élu maître de conférence. Vous soutenez votre thèse d’habilitation pour pouvoir enseigner dans l’enseignement supérieur, vous êtes aussitôt élu à l’Université de Rennes II comme professeur d’histoire moderne, tout en assurant un enseignement à la Sorbonne pour suppléer un collègue soudain empêché.
Vous y réussissez si bien que vous êtes élu à Paris IV Sorbonne à la chaire d’histoire d’Europe centrale à l’époque moderne. Vous avez trente-sept ans, votre élection constitue un événement.
La valeur d’un homme se mesure sans doute au succès de sa carrière mais aussi bien à des aspects de sa personnalité et vous ne m’en voudrez pas d’avoir rassemblé quelques faits à l’instar d’un historien.
Vous avez été l’un des animateurs de la Revue catholique internationale Communio et vous en êtes aujourd’hui le Directeur. Vos éditoriaux ciblent l’événement avec courage. Je pense notamment à celui que vous avez écrit pour célébrer le baptême de Clovis, Le baptême d’un homme, ou à votre satire sur la façon dont l’Église fait actuellement le regroupement paroissial, ou encore un accompagnement des mourants qui pour vous est souvent l’occasion unique de parler de Dieu à des hommes et des femmes qui sont réunis souvent autour d’un cadavre auquel on oublie de parler de Dieu. C’est toujours dit avec beaucoup d’humour et de présence.
Communio évoque pour nous le Père Jean-Robert Armogathe que nous avons reçu à deux reprises. Il est pour vous un guide intellectuel mais aussi un guide au sens géographique et pédestre du terme. Avec le Père Armogathe, vous avez effectué notamment une marche à Cayenne, en pleine forêt tropicale ; vous avez lutté pour y survivre dans des conditions périlleuses en compagnie de serpents et d’araignées géantes et vous avez refait surface, fort éprouvé.
Vos racines sont en terres plus paisibles : l’Allier et le Pays de Caux, cher à Arsène Lupin. Mais vous êtes de la génération des B.D., les bandes dessinées où plus d’un intellectuel de haut rang a trouvé à la fois une vraie détente et une inspiration. Est-ce le Sceptre d’Otockar, roi de Syldavie, un sceptre conservé grâce à l’audace et à la présence d’esprit de Tintin et Milou et des deux Dupond, un sceptre enjeu de pouvoir, qui vous a orienté vers l’étude savante de cet enjeu de pouvoir qu’a représenté la bataille de la Montagne Blanche, le 8 novembre 1620, en plein cœur de la guerre de Trente ans ? « La bataille de la Montagne Blanche, un mystique chez les guerriers » oppose deux armées : celle des Etats – les princes réformés, l’électeur palatin Frédéric V à leur tête – et celle de l’Empereur d’Allemagne, Ferdinand II, un Habsbourg. Les enjeux sont politiques – à partir de la Bohème c’est l’hégémonie des grands états d’Europe qui est en cause – et religieux, protestants d’un côté, catholiques de l’autre.
Olivier Chaline va étudier cette bataille avec le souci de la précision concernant la disposition des armées ou les armes employées, mais bien mieux l’état physique et psychologique des belligérants, les stratégies de leurs chefs, leurs décisions et surtout leur indécision telles qu’ils seraient prêts à renoncer à la bataille… n’était-ce l’arrivée impromptu, en plein conseil de guerre et du côté des catholiques, d’un Carme déchaux, le Père Dominique de Jésus-Marie. Il brandit l’image de la Vierge et celles de saints dont les Protestants iconoclastes ont crevé les yeux. Il transmet son extase guerrière et tout va basculer.
L’historien est alors doublé d’un théologien qui s’interroge sur le sens religieux de la bataille, la portée de l’insulte faite à Marie, les signes de Dieu, l’émergence du miracle. C’est peu dire qu’Olivier Chaline a écrit le récit de la bataille de la Montagne Blanche avec la rigueur de l’historien mais en même temps avec la foi du croyant qui est, autant que la raison ou l’expérience, un élément de connaissance
Victoire pour la cause des Habsbourg qui sont entrés à Prague, défaite pour les Tchèques. L’historien sait prendre le recul nécessaire pour respecter la conscience nationale tchèque de l’époque contemporaine. C’est le trait d’une délicatesse qui mérite d’être soulignée.
« Un mystique chez les guerriers », voici sous votre plume l’émergence de l’histoire universelle dans l’histoire profane. Déjà vous avez relevé le défi et, vous cédant la parole, je veux saluer en vous l’historien courageux.
Olivier Chaline :Histoire universelle, la notion est ambiguë puisqu’elle renvoie à la fois à cohérence géographique (l’histoire de tous les pays, de la terre entière) et à l’unité de durée (l’histoire comme un tout, une seule coulée chronologique). Elle implique que l’accent soit mis d’une part sur les liens qui font du monde un tout (ce qui n’est pas éloigné de ce que nos contemporains appellent aujourd’hui « mondialisation » ou « globalisation ») et d’autre part sur l’intelligibilité de phénomènes de longue durée qui caractérisent en profondeur le déroulement du temps. On est alors bien près de supposer que l’histoire a un sens et que ce sens est, a priori, celui d’une cohérence croissante (mais pas nécessairement pacifique) de l’humanité.
Une telle notion d’histoire universelle est propre à plonger l’historien dans un profond embarras et à lui inspirer au minimum de la circonspection. C’est l’évolution de la discipline historique qui est la cause de cette réticence, voire de l’inintérêt des historiens aujourd’hui pour ce genre d’approche. Le temps n’est plus où existait un enseignement d’histoire universelle, comme à Iéna à la fin du XVIIIe siècle quand Friedrich Schiller occupait la chaire d’Universalgeschichte. Plus personne aujourd’hui n’est en mesure d’être savant sur toute l’histoire ni même sur le monde entier à une seule et même période. Une telle prétention ferait sourire et disqualifierait d’emblée. Elle est abandonnée à des amateurs insoucieux de rigueur et à des essayistes pratiquant une histoire pressée du genre humain pour les besoins de leur cause. Il n’y a plus d’unité du savoir historique. Un tel phénomène est d’autant plus marqué que le recul du marxisme rend plus malaisé un système global d’explication historique. Mais il n’est pas exclu que l’idéologie actuellement victorieuse, le libéralisme économique, ne réintroduise d’autres formes d’interprétation de l’ensemble de l’histoire humaine, le marché mondial remplaçant le prolétariat.
Il faut donc se livrer à l’examen de la notion d’histoire universelle. Elle a une histoire, elle a des objets qui sont supposés nous dire quelque chose du genre humain, elle est inséparable d’un certain nombre d’implications.
I – Qu’est-ce que l’histoire universelle ?
Une notion qui apparaît avec Polybe, préface des Histoires. C’est-à-dire un Grec otage de Rome qui réfléchit sur la conquête romaine qui réalise l’unité du monde méditerranéen. Il a conscience que les cités grecques divisées ne sont plus la cause de cette unité. Si lui-même est au cœur de cette histoire qui devient universelle, c’est comme témoin-otage.
« Dans les temps antérieurs, il se trouvait que les affaires du monde habité étaient comme des îlots épars à cause du fait que les actions accomplies différaient chacune tant dans son entreprise que, de surcroît, dans son accomplissement, notamment pour leur localisation, mais à partir de cette époque, il se trouve que l’histoire devient en quelque sorte organique, que les faits et gestes d’Italie et d’Afrique se nouent à ceux de l’Asie et aux Grecs et que c’est à une fin unique que l’on rapporte toute chose. Aussi avons-nous établi le commencement de notre propre ouvrage à partir de cette époque : en effet, les Romains, lorsqu’ils eurent dominé Carthage au cours de la guerre susnommée et eurent estimé avoir mené à bien la partie la plus capitale et la plus importante pour leur entreprise universelle, ne s’enhardirent qu’ainsi et à ce moment-là pour la première fois à étendre la main sur le reste et à passer avec des forces armées en Grèce et dans les contrées d’Asie ».
C’est en fonction de cette conquête unificatrice de Rome, la cité qui se fait empire, que l’histoire universelle est concevable, liée par conséquent à l’idée d’empire, de domination. Désormais, la notion est envisageable :
selon l’universalité (réelle ou supposée) d’une domination politique : à la fois imperium et auctoritas. Même si des peuples ne sont pas dans l’empire, ils sont à son contact, liés à lui d’une certaine manière, périphériques.
Selon l’universalité de la Fortune, cette force à l’œuvre dans l’histoire du monde : là encore, il faut revenir à Polybe : « ce qui fait le propre et le merveilleux de notre époque, c’est que, de la façon dont la Fortune a fait pencher presque toutes les affaires du monde habité vers une seule de ses parties et a contraint toutes choses à tourner les yeux vers une visée une et identique, il faut également, au moyen de l’histoire, amener devant les lecteurs, dans une unique perspective, le travail qui fut celui de la Fortune pour l’accomplissement de ce qui fut fait dans son universalité ». L’historien donne le sens et fait voir les étapes.
Selon l’universalité religieuse, d’abord celle du culte rendu à ce personnage quasi divin qu’est à partir du Ier siècle après Jésus Christ l’empereur, aux dieux de Rome, compatibles avec pas mal de divinités orientales, mais avec le Dieu des chrétiens. Puis vient justement le message chrétien, précédé du prosélytisme juif et de nombre de cultes venus de cet Orient dominé par Rome
De ce double tournant historique décisif que sont la conquête romaine et l’incarnation du Christ, résultent :
le mythe impérial qui lie Providence et domination d’un peuple, d’une dynastie : l’histoire universelle est orientée vers sa fin qui est aussi son point culminant, dans une perspective qui est cyclique : retour de l’âge d’or (cf IVe Eglogue de Virgile : « Jam redit Virgo Astrea »), retour de la justice avec un jeune prince plein de justice et de sagesse qui règnera sur tous les peuples. Ce sera la paix universelle. Une attente qui, échappant au cadre cyclique de la pensée des Anciens, peut facilement être reprise par une lecture chrétienne de l’histoire, le millenium de l’Apocalypse se substituant à l’âge d’or. On le voit notamment, mais pas exclusivement, avec les Habsbourg, par exemple avec Charles Quint.
La conception chrétienne d’un Dieu incarné, présent à un moment donné de l’histoire qui s’avère décisif et, comme tel, en rétablit le cours perturbé par le péché. L’universalisation de l’histoire est une donnée désormais inséparable du christianisme. Bien souvent, elle est annonce et préparation. Elle précède l’incarnation, comme le fait remarquer Eusèbe de Césarée qui note que le Christ se fait homme quand la paix romaine a uni les deux bassins de la Méditerranée, protégé les navigations, ouvert des routes. Les conditions politiques et matérielles sont remplies pour la diffusion de l’Evangile et la dissémination des chrétiens qui deviennent çà et là des citoyens de la patrie première, l’Eglise, en postulant l’unité du genre humain. C’est ce que nous dit au IIe siècle l’Epitre à Diogéne. Enfin, l’universalisation est aussi annonce de la fin des temps : quand l’Evangile aura été proclamée dans toutes les parties du monde, le retour du Christ dans sa gloire est proche.
L’idée d’une histoire universelle est ainsi assumée par le christianisme. La célèbre fresque baroque du P. Pozzo à Saint Ignace de Rome, montre ainsi un rayon de la gloire divine frappant la poitrine du fondateur des jésuites pour en être réfractée vers quatre allégories représentant les quatre continents connus en ce temps. C’est toute l’histoire dans l’espace qui est ainsi revendiquée. Mais elle l’est aussi dans le temps. Et il faut évoquer ici une autre fresque baroque, moins connue, mais tout aussi suggestive, celle de la salle de philosophie au monastère prémontré de Strahov à Prague : la grande composition de Franz Anton Maulbertsch, L’évolution de l’humanité. D’un côté, vous avez tous les grands penseurs de l’Antiquité païenne, de l’autre les promesses de l’Ancien Testament et le temps de l’Eglise.
En reprenant l’idée antique de Providence, les Chrétiens ont introduit la cohérence théologique d’une histoire irréversible et non plus cyclique.
Mais l’idée d’histoire universelle est aussi présente dans des interprétations issues, de manière plus ou moins dérivées du christianisme :
des systèmes philosophiques de l’ensemble de l’histoire humaine. Qu’on me permette d’évoquer seulement Hegel et les notes de ses cours de 1822 et 1828 (publiées sous le titre La raison dans l’Histoire). Hegel distingue trois manières d’écrire l’histoire, la troisième est celle qui nous intéresse ici et qu’il appelle « histoire philosophique » et qu’il caractérise ainsi : « Semblable à Mercure, le conducteur des âmes, l’Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c’est l’Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde. Apprendre à connaître l’Esprit dans son rôle de guide : tel est le but que nous nous proposons ici ». L’objet de ces cours « est la Philosophie de l’Histoire universelle » et Hegel ne juge pas nécessaire de donner une définition de cette histoire universelle, l’idée qu’on s’en fait étant suffisante. Cette histoire est à la fois théophanie (c’est le déploiement de la nature de Dieu) et théodicée (une compréhension, une justification du mal dans l’univers).
des façons de penser issues des nations chrétiennes qui ont dominé le monde à partir des grandes découvertes. La référence chrétienne a pu disparaître comme telle, laisser place, par exemple à l’idée de progrès, mais il reste l’idée d’une histoire qui est bien universelle. La cohérence n’est plus théologique mais liée à des conquêtes, ou des migrations, des grands courants d’échanges, donc à des éléments factuellement constatables. Dans ce cas, la cohérence n’est pas liée à ce qui englobe l’histoire et l’oriente mais à ce qui se trouve dedans et est censé nous dire quelque chose du genre humain.
II – Quels objets historiques peuvent-ils nous parler du genre humain ?
La difficulté est d’établir un lien entre des événements, des acteurs, des vecteurs de l’histoire universelle, c’est-à-dire ce qui la rend plus cohérente, en fait davantage un tout et le concept, par définition anhistorique, de genre humain. Autant dire que dans pareille tâche, l’historien de métier, qui n’est pas du tout philosophe de l’histoire, n’est guère à son aise, obligé qu’il est de s’aventurer sur un terrain quasi inconnu où il ne distingue plus ses repères. Voir l’histoire du monde sous l’angle de l’unité du genre humain peut convenir à nos convictions, mais elle ne correspond guère à nos méthodes et à notre souci de patiente érudition nécessairement partielle et localisée. L’histoire comme discipline est aujourd’hui faite d’archipels, de fragments et de ruines.
Ses objets ont aussi changé depuis une vingtaine d’années. Il suffira pour en rendre compte de signaler l’apogée puis l’épuisement de « l’ école (dite) des Annales ». Au début du siècle dernier, notamment autour des fondateurs de la Revue de synthèse historique (Henri Berr, François Simiand…) s’était fait jour le souci pluridisciplinaire d’une histoire notamment économique et sociale. Au lendemain de la première guerre mondiale, avec Lucien Febvre, Marc Bloch, la volonté de dégager des lois régissant économies et sociétés et de ne plus voir semblable carnage avait conduit à la fondation non seulement d’une revue en 1929, les Annales d’histoire économique et sociale, mais au développement d’un puissant courant historiographique. Le capitalisme est particulièrement pris comme objet d’étude par Fernand Braudel après la 2e guerre mondiale, quand justement vacille la domination du monde par l’Europe. Il en est résulté notamment de Braudel en 1980 Economie matérielle, civilisation et capitalisme (avec la description des « économies-monde » successives) et les volumes de l’Histoire économique et sociale du monde, sous la direction de P. Léon. Il y avait là une véritable visée d’histoire universelle. A partir des années 70-80, inversion de tendance : le temps est à la monographie, à l’étude de cas très fouillée. Qu’on pense au succès inattendu de Montaillou village occitan, d’Emmanuel Le Roy Ladurie, puis à la micro storia italienne. Pour des raisons intellectuelles (désaffection pour les « grandes machines ») et universitaires (la suppression de la thèse d’Etat au profit de formes plus brèves), le temps est aux études de cas, plus du tout aux synthèses. Mais on pense qu’une étude précise et circonscrite menée avec rigueur sera plus profitable à la connaissance qu’un vaste tableau nécessairement plus superficiel. L’histoire universelle n’est plus guère à l’ordre du jour.
Si on décide de ne pas y renoncer, on ne peut échapper à la question suivante : comment raconter quelque chose qui puisse toucher tous les hommes, qui puisse concerner l’humanité entendue comme un tout ?
Une première manière de répondre à cette question serait de repérer dans le passé comme objets de l’étude historique, tout ce qui nous fait passer de la dispersion et du multiple à l’unité, du moins à une plus grande cohérence de l’histoire humaine. Quels objets peuvent dès lors retenir notre attention ?
des acteurs : des conquérants tels Alexandre ou Cortes, des découvreurs comme Colomb, Cartier ou Béring, des inspirés fondateurs de religion et des missionnaires, des marchands comme Marco Polo, le premier roi dont le nom et le visage furent portés par les monnaies sur tous les continents, Philippe II d’Espagne, comme tant d’obscurs qui échappent comme individus à l’histoire universelle, navigateurs inconnus, esclaves anonymes, terroristes sortant brutalement de l’ombre, forçats relégués etc… mais qui font les « mondialisations » ou « globalisations » successives pour le meilleur et pour le pire.
Des événements liés aux efforts des précédents et dont la fécondité n’est pas toujours rapidement apparente : à côté des batailles d’Alexandre qui ruinent la Perse et propagent la culture hellénique, deux discrètes mais décisives arrivées qui changent aussi bien des choses en leur temps, celle des douze premiers franciscains au Mexique tout juste conquis et celle des premières cargaisons d’épices qui arrivent de l’Insulinde à Lisbonne puis Anvers.
Des lieux : ceux où souffle l’esprit, ceux où les affaires vont bon train, ceux des grands désastres dont l’écho emplit la terre. Des points ponctuels mais qui font advenir une seule et même histoire pour de plus larges parties de l’humanité.
Enfin des vecteurs de cette cohésion : des écrits dont les propagateurs entendent convertir toute l’humanité, des moyens de transport et de communication, mais aussi des maladies et des guerres, autant de manière de rendre l’histoire humaine plus cohérente même par souffrances et affrontements.
Il serait possible de donner une histoire universelle qui ferait la part de ses différents éléments. Elle donnerait des faits, mais pas seulement. Elle ferait apparaître ce qu’Henri Marrou appelait, en s’inspirant de saint Augustin et de la Cité de Dieu, le « mélange » caractéristique de l’histoire humaine, cette mêlée de gloire, d’avidité, de ferveur, de violence, de souffrance, d’intelligence, de sottise et d’inertie. Tous ces faits avérés, acceptables pour la méthode historique, seraient triés, retenus en fonction d’un commun dénominateur : leur place dans un processus d’unification de l’histoire humaine en une seule coulée. Mais une question se pose : faut-il dès lors privilégier l’érudition avec la profusion qui l’accompagne ou au contraire prendre le parti d’une histoire aux lignes directrices aussi nettes que les allées d’un parc à la française ?
Dans un cas, on fera résolument abstraction de toute érudition pour mieux dégager les lignes de force. En version providentialiste, c’est ce que fait Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle (1681). C’est aussi ce que fait l’histoire philosophique telle qu’on l’a pratiquée à partir du XVIe siècle. Il s’agit de rendre compte, par de très larges perspectives, de l’histoire de l’humanité entendue dans sa plus grande ampleur, à la fois temporelle et géographique. Le souci d’être universel caractérise ceux qui, au XVIe siècle, à la suite de Polybe veulent comparer les sociétés et les régimes, comme le fait Jean Bodin dans son Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566). Il y a déjà peu ou prou l’idée d’une histoire orientée vers un mieux. C’est encore plus le cas avec Louis Le Roy, auteur d’une véritable histoire universelle, son De la vicissitude ou variété des choses de l’Univers dans laquelle il fait place aux peuples non-européens. La volonté d’embrasser tous les temps en fonction d’un axe de lecture et d’explication se manifeste aussi bien dans l’Essai sur les mœurs (et l’esprit de nation) de Voltaire (1745-1769) que dans le Manifeste du Parti communiste (1848). Un livre, de préférence bref, doit suffir. Il s’agit ici de ne retenir que ce qui est jugé pertinent pour la thèse, sans s’alourdir de nuances et d’érudition.
Si, cas inverse, on juge préférable de faire une place à ces dernières, il faut renoncer à ces « histoires à grande vitesse » du genre humain et prendre ce qui ressemblera plus à des trains régionaux du savoir historique avec leurs arrêts multipliés. Il y a dans ce cas, deux modalités possibles pour rendre compte d’une histoire qu’on veut à la fois universelle et savante :
la somme en plusieurs volumes ou histoire générale, qui tire sa source des compilations antiques et médiévales, donc quelques livres pour donner idée du tout, réalisés sous une unité de direction et d’impulsion et liés entre eux par une cohérence thématique. Exemple : les histoires générales des civilisations, des techniques etc…, (collection « le monde et son histoire) ;
la bibliothèque qui repose sur l’unité de lieu et l’accumulation plus ou moins ordonnée du savoir. La fresque de Strahov évoquée tout à l’heure surmonte précisément une bibliothèque et donne la clé pour saisir la cohérence intellectuelle de pareille concentration de livres. On peut parfois, surtout aux époques humaniste et baroque, parler de la bibliothèque comme d’un microcosme de la nature et du savoir, un résumé de l’histoire universelle.
Le principe est qu’à tous les éléments importants de l’histoire humaine correspondrait au moins un livre ou une section de la bibliothèque. Mais tout repose implicitement sur un choix, un tri. Une histoire universelle peut-elle être une histoire de toute l’humanité ? La notion d’histoire universelle comporte un certain nombre d’implications qu’il importe maintenant d’envisager.
III – Quelles implications ?
L’histoire universelle, ce n’est pas l’histoire de tous. Il y a donc a priori une sélection intéressée. Il semble clair que tout n’a pas le même intérêt. On va donc trouver des acteurs qui sont les « premiers rôles » sur le grand théâtre du monde, des petits rôles qui n’ont que quelques répliques, des figurants, sans compter ceux qui n’ont d’existence, invisible, que dans la coulisse. Envisageons sous cet angle la deuxième moitié du XXe siècle, ne trouvera-t-on pas les peuples d’Afrique subsaharienne dans cette dernière catégorie ? Leur mode de participation à l’histoire universelle semble bien se réduire à la fourniture de matières premières, à un tribut considérable versé aux épidémies et à une profusion d’immigrés tentant leur chance sans papiers dans les métropoles de l’hémisphère nord. L’histoire universelle peut-elle être autre chose que celle des plus forts, qu’un éblouissant palmarès de réussites ? Clio n’accorde-t-elle pas ses faveurs qu’à ceux qui imposent plus ou moins durablement leur volonté au reste du monde ? leur vision de l’unité du genre humain par circuits commerciaux, institutions internationales ou modes de consommation ? Dans ce cas, l’histoire universelle devient une construction idéologique pour parfaire une domination.
Une telle histoire sélective est à la fois indissociable de l’idée de progrès et en contradiction avec elle. Elle postule un sens, à la fois direction et finalité. Mais il y a dès lors nécessairement des décalages, des combats, des acteurs plus ou moins avancés dans la direction qui est jugée comme étant celle essentielle de l’histoire universelle. Pionniers et vainqueurs sont les bénéficiaires de ce qui est, bien souvent, une compréhension de l’histoire comme le jugement dernier, non pas après la fin des temps mais pendant. Comment dès lors éviter que cette vision de l’histoire ne soit pas moralisatrice et porteuse d’une sorte de théodicée implicite ? Nous pourrions envisager divers exemples de cette idée de progrès qui apparaît avec le fertile et peu catholique abbé de Saint-Pierre dans le premier quart du XVIIIe siècle. Mais le progrès est-il aussi indéfini qu’on veut bien le croire ? C’est là que la fierté d’être le premier, de donner le ton à l’humanité peut s’accompagner d’une certaine naïveté peu dépourvue d’outrecuidance. La puissance la plus « avancée » du moment en vient parfois à croire que le genre humain tout entier trouve en elle son accomplissement, aspire à se modeler sur elle, l’aime et la révère. D’où stupeur et colère (mais pas nécessairement désillusion) quand les événements se chargent de rappeler que tel n’est pas le cas. En un sens, « combien de royaumes nous ignorent ! ».
Les Empires successifs qui ont pris une part notable à ce qu’on peut à bon droit considérer comme une histoire universelle, se sont souvent cru au faîte de l’histoire, l’accomplissement des temps ne pouvant venir qu’avec leur avènement. De l’Antiquité aux Temps modernes, beaucoup ont interprété la prophétie des quatre Empires du Livre de Daniel. Campanella à la fin du XVIe siècle a cru reconnaître dans le quatrième la monarchie espagnole de Philippe II, avant de se persuader que c’était plutôt la France de Louis XIII et de Richelieu qui l’avaient pris à leur service. La notion d’histoire universelle, une fois sortie de son cadre cyclique d’origine, se charge de providentialisme, voire de messianisme. Elle devient porteuse des attentes d’une nouvelle Rome, la dernière, d’une terre promise. On comprend dès lors comment elle peut conjuguer d’une part le providentialisme et sa forme moderne et laïcisée, le progrès, et d’autre part le rêve récurrent d’une domination indépassable, d’une sortie ou d’une fin de l’histoire.
La fin de l’histoire est aussi une implication de l’histoire universelle une fois rompu le lien avec une conception cyclique du temps. Elle est à la fois le terme et la finalité. Elle est la garantie ultime de la progression annoncée. Une sorte de preuve par l’achèvement de l’unité du genre humain, achèvement tenu pour harmonieux. Ainsi la notion d’histoire universelle nécessite-t-elle un invérifiable au-delà de l’histoire d’où on examine, par anticipation, ce qui est en train de se faire. Il est alors possible de proposer la sélection de ce qui est jugé véritablement important dans le déroulement du temps.
Pour parler d’histoire universelle, il faut donc postuler à la fois :
un sens, que ce soit l’action de la Providence ou simplement l’avènement du marché mondial (issu d’ailleurs des théories économiques du XVIIIe sur la « main invisible » qui ont, pour une part, des origines religieuses), un sens irréversible conduisant à une plus grande cohérence ;
un positif et un négatif, soit en termes moraux, de bien et de mal, soit en termes de pure efficacité matérielle ;
un groupe qui sert de vecteur, de pionnier : élite, peuple, communauté de croyants, militants… et doit entraîner à sa suite le reste du genre humain ;
un jugement enfin, soit dans l’histoire elle-même (on voit ce qui réussit), soit à la fin de l’histoire.
L’histoire universelle (à condition qu’elle ne soit pas une pure entreprise narrative sur les diverses parties du monde) peut par conséquent devenir rapidement une idéologie des plus insupportable, une Vulgate pour écoles des cadres et presse bien-pensante destinée à justifier ceux qui ont réussi à un moment donné. Qu’il nous soit permis de renvoyer ici dos-à-dos marxistes et libéraux.
L’histoire universelle peut-elle être sauvée ? A quelle condition cette notion peut-elle rester acceptable ? L’historien que je suis a plus de mal à la justifier que le Catholique qui pourrait être tenté par le projet, aujourd’hui peu imaginable, d’une Théologie de l’histoire, sur le modèle de celle tentée il y a quarante ans par Henri Marrou. Le catholicisme est en mesure d’apporter une conception de l’histoire universelle qui soit acceptable sans être étouffante, qui soit porteuse d’une plus grande unité du genre humain, mais au prix d’un certain nombre de réajustements :
non pas le progrès linéaire vers des lendemains qui chantent, mais une histoire pour l’essentiel accomplie avant que d’être finie, avec son point culminant dans l’incarnation. C’est bien ce que signifie notre mode de comptage du temps historique, avant et après Jésus-Christ. Ce qui compte vraiment a eu lieu : le sacrifice du fils de Dieu incarné pour le rachat de l’humanité pécheresse, de toute l’humanité. L’unité du genre humain se retrouve dans l’universalité du salut. Il y a, après la chute, le temps de la promesse, après la rédemption le temps de l’Eglise, en attendant, à la fin des temps, le règne du Christ, Non seulement le fils de Dieu est à l’origine et à la fin, mais il est aussi au cœur de l’histoire. Il n’est pas que le créateur et le souverain juge, il est le crucifié et le ressuscité dont le sacrifice est réactualisé à chaque messe.
Cette histoire universelle n’est pas celle de la réussite temporelle d’un Etat ou d’un peuple, ni même de l’Eglise catholique. Le Christ lui a promis non pas success story mais des persécutions. Des pays entiers ont été perdus par le christianisme et submergés par l’Islam : Asie Mineure ou Afrique du Nord. Le mode de développement de l’Eglise ne relève pas de la réussite visible, ce qui n’autorise pas pour autant à dénoncer les succès et les temps de joie comme un intolérable triomphalisme. Cette histoire est celle de la victoire déjà effective du Christ sur le mal qui, seule, peut garantir à l’Eglise la promesse qui lui est faite par son chef que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.
Histoire universelle qui est celle du mélange du bon grain et de l’ivraie, comme nous le savons depuis saint Augustin qui parle dans la Cité de Dieu de la « permixtio omnium rerum » qui dure autant que Dieu le veut avec l’édification de la cité céleste. Cette histoire est faite de la lutte des deux amours qui ont constitué les deux cités, celle de l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi, celle de l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu.
Cette histoire est aussi celle, malgré des échecs et des heurts de civilisation parfois brutaux, d’une capacité d’adaptation et d’absorption pas illimitée (l’affaire des rites chinois et malabars en témoigne à l’époque moderne) mais néanmoins peu commune. La force du catholicisme est aussi dans son aptitude à s’accommoder de mélanges, voire d’ambiguïtés. Il est capable de prendre en charge le paganisme sans cesse renaissant de l’humanité, de tolérer des cultes qui semblent le parasiter (on est souvent catholique et autre chose au Vietnam, au Brésil…) et ce faisant d’orienter tout cela vers le Christ. Encore faut-il que l’on sache faire preuve de souplesse en ne cherchant pas à toute force à épurer le catholicisme qui est souvent un fleuve aux eaux troubles et chargées. L’essentiel est qu’il coule sans être barré ou détourné.
Enfin, le catholicisme permet d’atteindre l’unité du genre humain d’une autre manière que la seule histoire universelle avec ses grandes perspectives souvent fallacieuses. Avec lui, une histoire particulière, dans le temps comme dans l’espace, peut nous en dire autant si ce n’est plus sur le genre humain qu’une histoire, orientée et sélective, de toute la planète. Une histoire particulière a son prix et je crois que c’est là, vraiment, une très grande force de cette religion, contrairement à des présentations qui peuvent être très idéologiques de l’histoire humaine dans lesquelles, si vous n’êtes pas au nombre des gagnants, vous n’êtes rien, au mieux un figurant. Si vous n’êtes pas du peuple qui, à un moment donné, a le rôle essentiel, tant pis pour vous. Ici, au contraire, tout a sa place dans une histoire générale qui est celle du salut de l’humanité.
En ce sens, on peut se demander du catholicisme, si comme dans l’Eucharistie, le tout n’est pas dans le fragment. Dieu est dans un tout petit morceau de l’hostie. Cela ne peut-il pas nous conduire à une analogie avec l’histoire humaine, l’unité du genre humain se trouvant dans le moindre de ses éléments particuliers. Un certain nombre des objections formulées tout à l’heure tomberaient. La spécificité du christianisme, en particulier du catholicisme si on fait référence à sa conception de l’Eucharistie, c’est la dignité du particulier, pas seulement un particulier qui serait la trame de l’histoire universelle, qui se perdrait dans l’anonymat d’une gigantesque accumulation telle qu’après votre mort plus personne ne saura jamais que vous avez existé, civilisation ou simple personne. Mais tout peut être réintégré, y compris ces peuples qui ont ignoré aussi bien l’écriture que la révélation chrétienne. On pourrait dire que chaque personne, chaque époque, en quelque lieu que ce soit, est – pour reprendre la formule du grand historien allemand protestant du XIXe siècle Léopold von Ranke, unmittelbar zu Gott – immédiate à Dieu. C’est justement de cette manière qu’on peut avoir un mode de présence à l’universel qui garantit au-delà du particulier des limitations et des divisions, l’unité du genre humain.
ECHANGE DE VUES
Le Président : Nous attendions un historien, nous l’avons eu et de quelle classe ! Nous avons eu aussi un philosophe, nous avons eu un théologien, nous avons eu finalement un grand croyant.
Après l’effondrement de l’empire soviétique et la chute du communisme, Francis Fukuyama, du département d’Etat américain, a déclaré que nous allions vivre « la fin de l ‘histoire ». Il voulait signifier que l’économie de marché serait désormais le seul modèle d’économie, sans autre concurrent donc sans histoire.
La « fin de l’histoire » a une traduction dans une conception chrétienne de l’histoire universelle, c’est la parousie. Est-ce une conception acceptable pour l’historien profane ?
Gabriel Blancher : J’ai été passionné par l’exposé de Monsieur Chaline qui susciterait de multiples questions. Mais celle que je désire lui poser est la suivante : peut-on parler d’histoire universelle tant que les différents peuples de la terre ne se connaissaient pas et vivaient chacun dans leur propre secteur ? L’histoire universelle que nous connaissons, nous, est centrée sur le Bassin méditerranéen et sur l’Europe et il est certain qu’au même moment en Inde, en Chine se développaient d’autres histoires qui avaient dans leur secteur un caractère d’universalité.
Ne peut-on pas dire que l’histoire n’est véritablement devenue universelle qu’à partir du moment où, à la suite des Grandes Découvertes, la planète a été mieux connue et où les peuples se sont reconnus entre eux ?
Philippe Laburthe-Tolra : J’ai beaucoup aimé la fin de votre exposé qui est très profonde mais j’aurais deux questions à poser.
La première : est-ce que vous ne croyez pas que ce que vous dites fait penser à la monadologie de Leibniz ? Il y a, à mon avis, un reflet du tout dans le fini. C’est le fond de la Monadologie, qui est très méconnue maintenant, mais dont je me suis servi d’un point de vue expérimental en essayant de retrouver le reflet de l’histoire universelle dans les petites tribus auxquelles je me suis intéressé, puisque je suis ethnologue.
Deuxièmement, en ce qui concerne la construction d’une histoire universelle, est-ce qu’elle n’est pas plus avancée que vous ne pensez grâce aux découvertes de l’archéologie et à leur interaction avec la glottochronologie ainsi qu’avec la biotypologie, qui permet de reconstituer la migration des sociétés, puis de voir que, par exemple, effectivement, les peuples sans écriture ont joué un rôle beaucoup plus important qu’on ne le pensait. Si vous vous référez au livre de Madame Cornevin qui résume les travaux d’ethnologie sur le passé de l’Afrique, par exemple, la domestication des animaux a été inventée en Afrique avant qu’elle soit inventée en Europe ; de la même façon, la métallurgie du fer aurait été effectivement une invention faite dans le Sahara avant d’arriver en Egypte. Est-ce qu’il n’y a pas là justement l’espoir de pouvoir reconstituer les grandes lignes de l’Histoire universelle ?
Janine Chanteur : Je voudrais d’abord vous dire très simplement que vous m’avez rendu la fierté d’avoir été professeur à Paris IV, en philosophie. Mon université vous a élu très jeune et elle a rudement bien fait.
Je suis vraiment en admiration devant ce que vous nous avez dit en si peu de temps et d’une façon si profonde.
Vous ne pouviez évidemment pas parler de tout, mais je vous signale un petit texte très important que Hegel avait lu, Marx aussi, et peut-être qu’à l’heure actuelle, au moment de la mondialisation, nous pourrions le lire dans une autre perspective : c’est l’Idée d’une Histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique de Kant. Le texte a paru en 1784, il comporte 9 propositions. L’intérêt de ce texte, c’est qu’il montre comment l’Histoire universelle se constitue : elle a un ressort caché qui est son intelligibilité et qui va, justement, vers sa finalité. Ce ressort caché, c’est la lutte de la nature et de la liberté qui est pour Kant la condition même du progrès. Ce progrès va vers la paix. Mais, contrairement aux utopistes, Kant » nous dit que la paix n’est qu’un horizon. Un horizon c’est-à-dire que le monde historique n’y arrivera vraisemblablement pas, mais tend vers elle. Chez ce croyant, car il était profondément croyant, il était piétiste, une idée pourrait s’accorder à ce que vous nous avez dit, d’autant que la liberté est celle de chacun. Chaque individu, à la place à laquelle il se trouve, et parce qu’il est libre, concourt dans sa lutte contre les autres au projet de la nature (ou Providence) qui en définitive est la paix.
Je me demande après la dérive que fut le marxisme- si, maintenant, nous ne pourrions pas, grâce à la mondialisation justement, donner une âme à l’unification en train de se faire et ne pas oublier tous ces peuples dont vous disiez qu’ils n’ont pas fait l’histoire, mais qui font partie de l’Unité du Genre humain.
Olivier Chaline : Ce serait une position tout à fait cohérente de dire, en tout cas parfaitement défendable, c’est une question que je me suis posée, de dire avant le XVIe siècle, avant les Grandes Découvertes, est-ce qu’on peut parler d’Histoire universelle ? Ce qui fait l’universalité est-ce le fait de savoir qu’il y a un certain nombre de continents, et que leur carte commence à apparaître comme un tout. C’est pourquoi j’ai préféré prendre la notion et son historique. Il y a quelques années nous avions travaillé pour la revue dont parlait Monsieur Aumonier tout à l’heure sur la notion de mondialisation et puis quand faire commencer le phénomène ? On avait l’impression d’une sorte de régression à l’infini. Quand on essayait de dater la chose : est-ce que la mondialisation c’est depuis 1990 ? Est-ce que c’est depuis la colonisation version XIXe siècle ? Est-ce que c’est les Grandes Découvertes ? Il y a des arguments pour et contre si on veut déterminer le moment d’où on peut dire : à ce moment-là on peut parler d’une véritable histoire universelle. C’est pourquoi j’ai préféré prendre la notion qui paraissait poser moins de problèmes que de dire on peut parler d’une histoire universelle comme histoire se faisant à partir d’un moment donné parce qu’on a du mal à trancher.
Ma culture philosophique a de grandes lacunes, alors j’avais pris comme ligne de partage l’écriture ; ce qui était l’usage pour les historiens, en tout cas pendant assez longtemps. Avec toutes les formes d’ondochronologie archéologiques nous permettant, aujourd’hui, d’établir des chronologies pour des peuples sans écritures, c’est en train de changer complètement. Dans un certain sens, on retrouve la question qui vient de m’être posée puisque cela devient l’Histoire universelle pour nous qui avons une connaissance de ces différents groupes qu’ils n’avaient pas nécessairement ; je préfère rester très prudent. Aujourd’hui nous pouvons cartographier les phénomènes ; nous pouvons au moins introduire une chronologie au moins, clarifier un certain nombre de choses ce qui fait que pour le savoir historique on pourra parler d’une Histoire universelle de ces époques anté-historiques par rapport aux nôtres. Pour ces différents groupes qui croissent ou décroissent surtout indépendamment les uns des autres en s’ignorant, peut-on parler d’histoire universelle ? C’est une question qu’on va mettre dans les termes de la définition. La conscience de l’universalité est-elle la condition nécessaire d’une histoire universelle ?
Jacques Arsac : Deux questions très brèves. La première : à cause de discussions avec François Bedarida et Marc Venard, j’ai réagi à votre phrase « l’historien donne le sens ». Donne-t-il le sens, ou trouve-t-il un sens ?
Deuxième question : ne peut-on pas voir une histoire universelle de l’humanité comme celle des hommes à la recherche de l’idée universelle de l’Homme ? À travers les catastrophes de l’histoire, à travers les guerres, à travers les génocides pour faire émerger la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
Émile Poulat : Ce que nous dit Olivier Chaline est clair, ferme, sûr, ample.
J’ai quand même retenu une chose, qui me semble très importante dans ce qu’il a dit, c’est que “Histoire universelle” est une expression qui a une très longue histoire et dont le sens a varié au cours de son histoire. Par conséquent, quand on s’interroge sur l’Histoire universelle il faut dire « au sens actuel du mot » qui ne pouvait être celui de Bossuet ou celui de tant d’autres philosophes, théologiens ou historiens.
Je voudrais essayer de prolonger dans deux directions. La première, vous avez évoqué Henri Berr, je pense à sa collection L’évolution de l’humanité, une œuvre inachevée en 150 volumes, parallèlement aux Annales, la revue de Strasbourg. Et puis surtout je pense qu’actuellement à l’UNESCO il y a la grande entreprise sur l’histoire, puis la nouvelle histoire du développement scientifique et culturel de l’humanité qui est une entreprise internationale. Si elle traîne c’est parce que la grande difficulté vient des religions, des mondes non européens, non chrétiens. On ne trouve pas de spécialiste dans ces pays qui se reconnaissent dans la science de nos savants européens. Depuis dix ans, on cherche des spécialistes pour la période moderne et contemporaine, on n’en trouve pas. C’est pratiquement ce domaine qui bloque cette entreprise.
Deuxième direction. J’ai été très, très sensible à la dernière partie de votre exposé parce qu’il y a dans cette fresque de l’Histoire universelle tout un chapitre aujourd’hui oublié, négligé et lié à la crise moderniste. Nous avons eu des Histoires universelles de l’Église tout au long du XIXe siècle et tout ça a sombré corps et biens dans la nuit. Nous avons à faire désormais à une histoire critique du christianisme, et non plus de l’Eglise. De là l’importance de la reprise finale que vous avez faite pour établir ce que pourrait être dans ces conditions une nouvelle histoire de l’Eglise attachée à tout ce que néglige ou ignore l’histoire du christianisme.
Maurice Blin : Je rejoins tous les auditeurs pour vous dire le vif intérêt que j’ai pris à votre exposé, en particulier à sa conclusion dont la tonalité religieuse m’a frappé.
Elle concerne un problème très ancien et toujours actuel, celui des relations entre l’universel et le particulier que seul, selon vous, le catholicisme aurait traité comme il convient, c’est-à-dire dans la distinction et l’égalité de statuts de ces deux termes.
Mais si l’universel n’abolit pas le singulier mais le conserve, au sens hégélien du mot, la réciproque, hélas ! n’est pas vraie. L’histoire n’est-elle pas faite de cités, d’empires, de nations qui se sont prétendus universels et se sont affirmés en récusant la singularité, la validité de leurs voisins ? L’Europe avec ses guerres civiles a donné le mauvais exemple. L’Amérique d’aujourd’hui, convaincue de l’uniformisation à terme de la planète sous le signe d’une technique et d’un style de consommation matérielle à vocation universelle, en est un autre.
Comment ici ne pas évoquer l’histoire de Babel où les hommes enfin unis entreprennent d’escalader le ciel et d’en chasser Dieu ? Mais Celui-ci, on le sait, brouille les langues et l’entreprise avorte. D’où une question plus actuelle que jamais : peut-on imaginer que l’homme puisse, seul, réaliser l’unité du genre humain ? Et, dans la cas contraire, comment celle-ci adviendra-t-elle si le choix ne s’offre à lui qu’entre une technique sans âme et des religions aussi divisées que jamais ?
Henri Lafont : Oserai-je poser à un historien la question scabreuse que voici ? Comment intègre-t-il les récits bibliques à l’Histoire universelle et dans quelle mesure pourrions-nous alimenter notre réflexion sur l’Unité du genre humain à travers ces récits de l’Ancien Testament dont l’historicité est discutée ?
Olivier Chaline : Quand j’ai dit que l’historien donne un sens c’était pour commenter la démarche qui était celle de Polybe. Je me garderai bien, quand je fais du travail d’historien, de donner un sens à ce que je raconte. J’essaie de faire comprendre, autant que possible clairement et de manière argumentée sur des sources et d’une manière à peu près scientifique, mais ce que j’explique ce n’est pas au sens où pouvait le faire Polybe : la Fortune. Je ne suis pas là pour consigner les actes de la Providence. Il y avait des choses possibles pour Polybe ou Bossuet, mais qui pour moi ne le sont plus.
C’est tentant de trouver un sens, mais ce n’est pas comme historien que je peux le donner. Cela relèvera de mon point d’observation particulier, de mes goûts, de mes convictions.
Pour conclure, j’ai fait ce petit dégagement parce qu’il m’a semblé que l’endroit s’y prêtait mais, évidemment, si j’avais, dans une assemblée d’historiens, à parler de la notion d’Histoire universelle, je m’en serais tenu à faire l’historique de la notion, peut-être à rappeler la variation du sens, les grandes entreprises, ces grandes aspirations qui sont peut-être des sortes de Babel bibliographiques, mais je ne pourrais pas aller au-delà.
Des hommes à la recherche d’une idée universelle de l’homme, on retrouve cette idée du particulier qui rêve de l’universel. Il y a une question à laquelle je ne suis pas en mesure de répondre parce que je ne suis ni philosophe, ni théologien, c’est : y a-t’il un moyen d’y échapper ?
Déjà quand je fais de l’histoire, que j’espère être une activité à peu près rigoureuse et scientifique, je sais très bien que je ne peux faire abstraction d’un facteur personnel, individuel que je tâche de canaliser. Je tâche de prendre de la distance vis-à-vis de moi-même, de ce que je sais, de ce que j’apprécie, de ce que je n’aime pas, etc. Mais je ne peux pas faire que ce point d’observation, qui est le mien comme individu appartenant à une famille, une région…, n’existe pas.
Les hommes ont sans doute en eux une sorte de nostalgie de l’aspiration à cette unité, ils ne la feront pas. Et même si on ne connaissait pas Babel, le spectacle de l’histoire humaine serait là pour nous y faire penser. Je ne suis pas sûr qu’on puisse tellement, partons d’un point de vue particulier, faire abstraction, imaginer une pensée universelle de l’universel qui fasse disparaître ce particulier. Peut-être cela serait-il souhaitable, je n’en suis pas sûr. Mais, à ce moment-là, est-ce que ce discours serait concevable ? Là, je suis très loin de l’Histoire.
On pourrait toujours trouver une manière de dégager sur les côtés comparant l’histoire des religions, les récits bibliques avec ceux des autres peuples et essayer de dégager des mythes communs à l’humanité. Cela pourrait être une des réponses possibles. Cela fait appel à des quantités de compétences qui ne sont pas les miennes.