par Jean-Didier Lecaillon, Président de l’AES, Professeur d’Economie à l’Université de Paris II (Panthéon-Assas)
Après avoir entendu les points de vue de l’anthropologue et de l’ethnologue, du philosophe ou de l’historien et finalement de l’homme de culture, il convient d’amorcer l’étude des thèmes devant permettre de donner une impulsion nouvelle à la vie en société.
L’expression selon laquelle la famille est la “cellule de base de la société” est largement répandue et, à l’évidence, il s’agit de la société humaine ; dans ces conditions, la famille apparaît bien comme une dimension spécifique de l’unité du genre humain. Encore faut-il préciser la notion de cellule de base et considérer les conséquences des écarts observés entre les intentions exprimées et les situations vécues.
L’argumentation développée privilégiant une approche économique, elle conduit à souligner la complémentarité de l’homme et de la femme et la nécessité de reconnaître le rôle spécifique de cette dernière au sein de la famille.
En posant la question de la viabilité d’une société unisexe, on peut montrer que l’avenir de l’humanité passe par la famille, que la famille donne vie à la société et que la finalité de l’économie est bien la paix et la prospérité des familles.
Lire l'article complet
Le Président : En abordant le deuxième volet de notre programme nous passons du titre « L’unité du genre humain » au sous-titre « Donner une impulsion nouvelle à la vie en société ».
Nous avons retenu quatre domaines de recherche :
· la famille
· la démographie
· les Institutions internationales
· le dialogue inter-religieux.
Si l’unité du genre humain est bien l’objectif, les recherches que nous engageons maintenant constituent les voies et moyens pour atteindre cet objectif.
Permettez-moi de retenir quelques minutes votre attention sur l’importance que nous devons attacher, comme chrétiens, à cette grave question du passage de la pensée à l’action.
Le Professeur Jean-Didier Lecaillon, que je présenterai dans un instant, a lui-même mis en valeur ce rapport pensée/action lors d’une communication présentée au Congrès national des AFC (Associations Familiales Catholiques) à Lourdes, le 21 mars 1999 : « Comment la politique familiale se doit d’être, pour des chrétiens, la traduction de la doctrine sociale de l’Église ? »
Pourquoi cette importance des voies et moyens ?
D’abord pour une raison d’ordre philosophique. J’emprunte la citation qui suit à Claude Bruaire : « Ou bien nous croyons, selon le vieux rêve de Prométhée, que l’homme doit tout de ce qu’il est à lui-même, à ses conquêtes, à ses puissances en œuvre, à ses choix historiques et personnels. Et dans ce cas il est vain d’évoquer une obligation de mise en œuvre. Ou bien nous pouvons comprendre et savoir que nous sommes, dès l’origine, en dette de nous-mêmes, de notre être, de notre existence propre et dans ce cas nous nous éprouvons en obligation. L’être, libre du don ou du refus. Alors, se démettre de soi-même serait à désespérer des chances de l’esprit. » André Piettre, qui fut des nôtres, parlait, lui, d’un “christianisme rénové”. Pourquoi “rénové” ? Parce que, disait-il, « il ne s’agit pas de gloser sur une doctrine figée dans ses concepts mais de tirer de ses principes des applications pratiques adaptées aux exigences de notre temps. » L’Église, enfin, n’a cessé d’inviter les Chrétiens à bâtir la société sur l’amour et le respect de l’homme. Voilà pour la doctrine.
Mais comment faire pour appliquer cette doctrine à la vie et, suivant le très beau mot de Paul VI, « assurer le passage au politique ». La cause est entendue : il nous faut donc passer à la politique.
La politique est le domaine des voies et moyens à partir de projets et de programmes. Elle n’est pas faite seulement d’exhortations mais surtout d’engagements.
Pour ce qui concerne les Catholiques, il est clair que l’exhortation est de la responsabilité des clercs et l’engagement, celui des laïcs. Ce sont des Chrétiens laïcs qui ont transformé les orientations en actions concrètes. C’est le christianisme social qui, plus que les théories marxistes, a amélioré la condition des enfants, des femmes au travail, la condition ouvrière, la participation, les allocations familiales.
D’autres influences, certes, ont joué pour transformer la société. Toutes ont emprunté la voie politique. Quant aux modèles d’actions politiques, ils sont innombrables : depuis l’engagement dans les partis politiques jusqu’à l’influence à exercer sur les programmes politiques. Nous nous sommes inscrits dans cette action concrète, en publiant en janvier de cette année « Repenser l’Éducation nationale », Annales de nos travaux de 2001-2002.
Ces propos introductifs dans le climat des prochaines compétitions politiques démontrent à nouveau que nous sommes une Académie militante et des chercheurs engagés !
Notre confrère Jean-Didier Lecaillon en est l’illustration.
Monsieur le Professeur, vous êtes marié, père de sept enfants, tous très brillants. Vos titres universitaires – maîtrise de Droit des Affaires, maîtrise d’Économétrie, Doctorat d’État en Sciences économiques, Professeur des Universités – justifient votre élection à la prestigieuse université Panthéon-Assas Paris II au titre de Professeur de Sciences Économiques.
Vous êtes administrateur de l’Institut supérieur du Travail. Au Conseil de l’Europe vous êtes membre du Comité européen sur la Population. Vous êtes membre du Comité de rédaction de la revue « Population et Avenir ». Vous êtes membre du Conseil de surveillance de la Caisse nationale d’Allocations familiales.
Il y aurait bien d’autres titres à évoquer qui témoignent de votre insertion scientifique.
Je renonce à donner la liste de vos communications récentes ou plus anciennes dans les grandes publications françaises ou étrangères tant elles sont nombreuses ou à évoquer les seize ouvrages dont, à ce jour, vous êtes l’auteur seul ou en collaboration.
Il me faut cependant m’arrêter sur deux documents. D’abord « La famille source de prospérité », 1995. Cet ouvrage, qui est écrit dans la foulée des travaux sur la famille, déclarée “enjeu international” en 1994 par l’ONU, décrit les liens étroits entre famille, économie et société. Vous y démontrez comment les familles sont les oubliées de la croissance économique et ce que devrait être une politique familiale.
Je relève par ailleurs vos articles parus dans « La France Catholique » sur « la place des femmes », à la suite des Assises de la Famille à Salon de Provence, sur « un statut pour la mère de famille puisque c’est un vrai métier », ou encore “l’investissement famille” paru dans « Conflits actuels », revue d’Études politiques.
Mais je m’arrête sur le titre de l’une de vos études. “L’avenir passe par la mère de famille” et le sous-titre On parle beaucoup de la mère de famille mais il reste à faire pour passer de la parole aux actes. Nous vous savons gré de ce clin d’œil vers les « voies et moyens », question centrale pour notre temps.
Jean-Didier Lecaillon : C’est évidemment au chercheur que je suis que vous avez demandé de traiter le sujet d’aujourd’hui plutôt qu’à un acteur engagé, même si j’ai bien compris que nous sommes préoccupés des voies et moyens. J’espère pouvoir vous faire profiter de quelques compétences à défaut d’expérience.
Je saisis l’opportunité que vous m’offrez de vous livrer quelques unes de mes réflexions, de vous les soumettre et surtout d’entendre, à leur propos, vos réactions, vos propositions, vos propres réflexions. Je crois qu’une Académie est d’abord et avant tout destinée à réfléchir ensemble.
Je vais effectivement commencer par vous livrer une réflexion toute personnelle qui s’appuie sur mes travaux de recherche comme vous l’avez si aimablement fait remarquer ; mais ce n’est qu’une contribution que je vous propose de mener en trois temps.
Le premier me permettra de fixer en quelque sorte un cadre, ceci afin de préciser la question, d’en mesurer la portée, peut-être de vous indiquer quelles sont les perspectives offertes par l’approche que je vais vous proposer.
Dans un deuxième temps, il me faudra bien vous apporter, puisque vous me posez une question, des éléments de réponse et, cela a déjà été annoncé, c’est la dimension économique que je vais privilégier, même si je suis conscient que ce n’est pas la seule dimension concernant le sujet.
En troisième lieu, je vous proposerai de tirer quelques enseignements pratiques pour effectivement « donner une impulsion nouvelle ».
I – Le cadre de la réflexion
J’avance tout simplement quelques définitions en guise de points de repère, définitions concernant la famille, avant de vous indiquer plus précisément quelles sont les caractéristiques de ma démarche.
Je vous ai prévenu que j’allais m’appuyer sur les travaux de mes prédécesseurs. En ce qui concerne en effet les définitions, le sujet est vaste et dépasse mon domaine de spécialité. Je ne suis ni anthropologue, ni ethnologue, ni sociologue, pas même philosophe, je ne suis qu’économiste. J’ai bien conscience en permanence d’empiéter sur les domaines de tous ces spécialistes. Je souhaite, non pas me substituer à eux, mais retenir ce que ces spécialistes nous disent, à savoir que la famille est la structure « naturelle » de la vie en société, qu’elle constitue en fait – et là je reprends une formulation d’Alain de Benoist dans son ouvrage intitulé Famille et Société – « une donnée consubstantielle à la vie de l’humanité ». Prolongeant cette affirmation, et je la prends comme telle, je vais me contenter, pour donner un sens à la question que vous me demandez d’aborder, de solliciter aussi bien le philosophe, l’anthropologue ou le sociologue. La sélection n’est pas exhaustive, mais elle permet de préciser les choses.
Je constate ainsi que Jean-Jacques Rousseau, dans Le Contrat social écrit que « la plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille ». Claude Lévi-Strauss explique quant à lui que « le genre de famille caractérisé, dans les sociétés contemporaines, par le mariage monogamique, la résidence indépendante des jeunes époux, des rapports affectifs entre parents et enfants, etc. […] existe nettement aussi dans des sociétés restées ou revenues à un niveau culturel que nous jugeons rudimentaire », le même auteur précisant un peu plus loin (op. cit. p. 66-7) que « la tendance générale est plutôt d’admettre que la vie de famille existe dans l’ensemble des sociétés humaines, […] que la famille fondée sur l’union plus ou moins durable, mais socialement approuvée, de deux individus de sexe différent qui fondent le ménage, procréent et élèvent des enfants, apparaît comme un phénomène pratiquement universel, présent dans tous les types de sociétés ».
J’espère ne pas abuser des citations, mais c’est pour me garder, si je puis dire, et nous épargner une longue analyse qui serait hors propos. Edward O. Wilson écrit quant à lui que « la famille,, définie en gros comme un ensemble d’adultes étroitement unis et de leurs enfants, reste un des fondements universels de l’organisation sociale humaine ». Jean Stoezel (cité par Louis Roussel dans La crise de la famille), écrit dès 1954 que « depuis plus d’un millénaire, l’essentiel de la structure qui caractérise l’institution familiale occidentale est restée inaltérée : la parenté est bilatérale, l’organisation matrimoniale reste monogamique », tandis qu’Auguste Comte n’hésite pas à qualifier la famille « d’école éternelle de la vie collective »…
Cette reconnaissance d’universalité n’est pas contradictoire avec le fait que la famille ne puisse pas être définie comme une unité intemporelle ; au contraire, notre propos est justement de réfléchir sur la forme que cette famille, que cette universalité est susceptible de prendre afin d’apprécier dans quel sens il faut donner une impulsion nouvelle à la vie en société.
En effet, si la transmission de la vie d’abord, de la culture ensuite, reste un invariant, les différents types de famille ayant existé n’ont pas toujours traduit ce souci de façon identique, ce qui explique sans doute pourquoi le terme “famille” est lui-même assez flou.
Il peut s’agir (première définition) de l’unité domestique de base, c’est-à-dire de l’ensemble des personnes apparentées par alliance ou par filiation et ayant la même résidence. On parle de famille nucléaire dans ce cas-là. Cette définition est comprise dans une notion plus large utilisée par les économistes : la notion de ménage ; un célibataire comme une collectivité peuvent constituer un ménage.
Il y a une autre définition. Le terme famille vise des interactions beaucoup plus vastes en désignant l’alliance d’un homme et d’une femme avec leur descendance, et plus encore en renvoyant à tout un système de parenté, les oncles, les tantes, les neveux, les nièces, les cousins proches ou éloignés, etc.
Remarquons encore la définition d’Aristote. L’économiste que je suis ne peut pas faire l’impasse sur la définition d’Aristote qui nous dit que la famille est la « communauté constituée par la nature pour la satisfaction des besoins de chaque jour ». Cette définition est pour moi incontournable. Car la dimension économique et sociale y est clairement mise en avant. Le mot familia d’ailleurs famulus (le serviteur) désigne l’ensemble des domestiques attachés à une même maison, vivant sous un même toit. Domestique renvoie lui-même au latin domus, la maison, tandis qu’en grec le foyer se dit “oîkos” qui, associé à “nomos”, la loi, donnera “économique” ; telle est bien la véritable origine de notre discipline.
Nous constatons ainsi qu’une distinction très claire était faite entre la politique et l’économique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui dans la mesure où l’économie est devenue politique tandis que la politique est fréquemment assimilée à l’organisation de la société, dont la famille est réputée être la « cellule de base ». Il nous faudra revenir sur ces confusions, sur leurs conséquences inévitables.
Pour l’instant, il nous suffit de reconnaître que l’unité du genre humain, dont la famille semble bien être un élément central, n’interdit pas de s’interroger, de réfléchir sur les conditions et modalités de son développement, de son épanouissement, je parle évidemment du genre humain. Car finalement, l’humanité peut bien progresser ou régresser sans pour autant changer de nature.
Dans la perspective de cette interrogation, je compléterai ces définitions par quelques précisions concernant mon approche afin que vous puissiez justement l’enrichir comme je vous l’ai suggéré tout à l’heure.
En tant que spécialiste des questions économiques, je me retrouve volontiers dans cette définition que proposait Ludwig Von Mises lorsqu’il assimilait l’économie à « l’étude de l’action humaine ».
Or l’économiste que je suis, qui plus est le chercheur en science économique qui essaie de comprendre cette action, ces comportements humains, a été largement impressionné par l’Encyclique du Pape Jean-Paul II, Evangelium vitae. Pourquoi, en tant qu’économiste, ai-je été frappé par ce texte ? Parce que j’ai constaté que la culture de mort que le Saint-Père y oppose à la culture de vie renvoie très précisément au malthusianisme et à l’individualisme dont j’étudiais pour ma part depuis longtemps les fondements et les conséquences. Ce n’était en fait pas surprenant dans la mesure où ce texte propose une méditation qui fonde toute une analyse sociale justement, thème à propos duquel je me sentais alors directement concerné. Comme vous le comprendrez facilement, il ne s’agissait pas pour moi de retenir l’argument d’autorité contenu dans un texte du Magistère de l’Eglise, mais bien cette référence à la réalité, aux observations de la réalité susceptibles d’obtenir l’adhésion des hommes de bonne volonté.
Les références à la réalité fourmillent d’ailleurs en arrière-plan de cette Encyclique. Ma responsabilité de scientifique était de les éclairer. Très vite il m’apparut que, contrairement à ce que de nombreux commentateurs ont dit à la parution de ce texte, le Saint-Père n’appelait pas à l’instauration d’une théocratie. Il nous rappelait simplement, et ce n’est déjà pas si mal, les exigences de la connaissance et de l’action. Le Pape incitait tous les acteurs de la vie économique et sociale à penser la loi en conformité avec la droite raison. C’est avec cette disposition d’esprit confortée en 1998 par une autre Encyclique, Fides et ratio, qui demande aux scientifiques d’approfondir, en restant dans leur domaine propre, ce à quoi arrivent d’autres éclairés par leur foi, que je me suis interrogé. Je l’ai fait en privilégiant le point de vue de l’économiste.
Le fait d’étudier les comportements humains, donc l’homme lui-même – l’économie est une science humaine -, entraîne un certain nombre d’exigences d’ordre méthodologique. Je m’inscris en particulier, et je me réfère en cela à Claude Bernard lui-même, dans la perspective selon laquelle la méthode expérimentale révèle « une confiance audacieuse en la cohérence de l’univers qui nous entoure et que nous sommes faits pour comprendre, et, en même temps, un doute sans limites sur soi-même et sur le caractère définitif de ce que nous pensons connaître ». Il me semble que la conscience scientifique doit d’abord considérer l’existence concrète du monde sensible, puisque c’est l’objet de cette science. C’est ce que je m’attache à faire, même si je n’y parviens pas complètement : le doute ne concerne pas l’existence d’un ordre naturel mais ma capacité à le comprendre.
Une dernière précision pour nous permettre d’avancer (les économistes parlent d’investissement pour désigner ce genre de détour productif qui doit ultérieurement permettre d’aller plus vite ; c’est ce que je suis en train d’essayer de faire) ; le complément, que je propose dans ce but, est double :
· évoquer la réalité revient d’une part à reconnaître l’existence d’une nature, d’un ordre créé ; c’est elle dont il s’agit de déterminer, par l’intelligence, par la raison, la cohérence ;
· la référence à la nature d’autre part ne signifie pas soumission totale, exclusive, à des lois implacables ; au contraire, tous les déterminismes de la nature doivent être ordonnés à un projet supérieur qui les sur-détermine, et c’est là que nous pouvons donner l’impulsion nécessaire.
Ainsi pouvons-nous placer notre réflexion (et les propositions qui devraient en découler) sous le chef de la liberté, cette liberté si chère aux économistes qui ont suffisamment démontré qu’elle était le fondement de l’efficacité. Encore faut-il préciser que la liberté réside avant tout dans la capacité que nous avons de percevoir les valeurs fondamentales découlant de notre nature humaine.
C’est en fonction de cet ensemble de considérations, qui fixent le cadre (et les limites) de ma réflexion, que je vous demande d’apprécier, c’est-à-dire d’évaluer, les éléments de réponse que je souhaite maintenant apporter à la question que notre Académie a posée cette année, me pose en particulier aujourd’hui. J’en arrive ainsi à mon deuxième point : mes éléments de réponse.
II – Mes éléments de réponse
J’ai essayé d’organiser les éléments qui étaient à ma disposition et deux thèmes m’ont paru plus particulièrement intéressants pour nourrir ma réponse. J’ai cité les relations famille-société d’abord, la complémentarité homme-femme ensuite.
Concernant les relations famille-société, il s’agit de montrer en quoi la société a besoin des familles, de même d’ailleurs que ces dernières ont besoin de la société.
J’ai synthétisé l’apport des familles à la société sous la forme d’un nombre réduit de missions dont le caractère fondamental doit sans cesse être rappelé même s’il peut paraître évident (cela fait sans doute partie des évidences qu’il convient régulièrement de rappeler ; nous verrons pourquoi lorsqu’il s’agira d’en tirer des politiques).
Première mission (il y en a trois) : le service de la vie. Dans notre jargon, nous parlons de reproduction. Je m’attends à ce que ce terme ne vous plaise guère ; dans ce cas, je vous suggère de le traduire au fur et à mesure que vous m’écoutez par maternité qui vous conviendra sans doute mieux.
Le service de la vie
La famille, plus précisément l’union stable et durable d’un homme et d’une femme, apparaît comme le mode le plus efficace, le plus adapté, pour assurer la reproduction, le renouvellement des générations. Il est évident que cette reproduction, ce renouvellement des générations, sont indispensables à la survie de la société. Mais surtout, du strict point de vue de l’économie ici privilégié, ils sont une condition nécessaire au dynamisme économique.
Concernant ce premier objectif, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’insister sur la supériorité, par rapport à toute autre hypothèse, de la complémentarité homme/femme. En revanche, il me semble important de remarquer que, parmi toutes les formes d’union possibles, la monogamie durable est la plus performante ; je parle en termes de fécondité. C’est également la plus adaptée à la paternité responsable qui représente l’état le plus évolué susceptible de caractériser le genre humain.
La fonction éducative
La deuxième mission, c’est la fonction éducative, ce que nous appelons, nous, la formation du capital humain.
On pourrait éventuellement soutenir que l’union éphémère d’un homme et d’une femme peut suffire pour l’objectif précédent, celui de la reproduction. Mais il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit d’apporter au « petit d’hommes » tout ce qui fera de lui un être “responsable et autonome”, je dirai un « être libre », j’ajouterai un « producteur » (et pas seulement un consommateur). Il faut du temps pour cela. Si les enfants naissent dans la famille, celle-ci est aussi le premier lieu de leur éducation. Or cette formation de « capital humain » est reconnue, dans les développements les plus récents de la théorie de la croissance économique (je parle de travaux de recherche actuels), est considérée comme un facteur prépondérant.
Peut-être pensez-vous qu’il n’était pas nécessaire d’attendre la fin du XXe siècle, le début du XXIe, pour découvrir cela. Mais que voulez-vous, si les économistes mettent plus de temps que d’autres pour faire ce genre de découvertes, au moins en ce qui concerne le niveau macro-économique, celui qui traite de la croissance, il ne devrait pas vous être inutile de savoir qu’ils apportent une argumentation scientifique susceptible de conforter ce qu’intuitivement vous étiez en mesure de pressentir. D’ailleurs, ces effets positifs de la formation du capital humain étaient depuis longtemps reconnus du point de vue que nous qualifions de micro-économique, je veux dire celui de l’entreprise, même si la terminologie employée était différente : quel est en effet le chef d’entreprise qui ne se réjouit pas de pouvoir faire appel à une main-d’œuvre de qualité ? On pense d’abord aux qualités techniques (qualification, habilité, polyvalence), effectivement importantes pour le bon fonctionnement de l’entreprise. Mais le chef d’entreprise attend également que son personnel soit doté de qualités intellectuelles (ouverture d’esprit, jugement, initiative,…). Enfin, ce chef d’entreprise n’attend-il pas que son personnel ait des qualités morales (conscience, honnêteté, courage, esprit d’équipe, disponibilité, solidarité,…). Or un grand nombre de ces qualités techniques, intellectuelles, morales s’acquièrent dans la famille ; pas uniquement dans la famille, certes, mais dans la famille d’abord. C’est un constat de bon sens. N’implique-t-il pas de reconnaître alors que la famille aussi contribue à la bonne marche de la société ? Est-il alors cohérent de considérer la famille comme une affaire strictement privée ? Poser ces questions, c’est déjà y répondre.
Je pense que nous touchons là un point essentiel : la fonction économique remplie par la famille, véritable unité de production, est très ancienne. Il s’agissait même, à l’origine, de sa caractéristique principale. Or s’il est vrai, il ne s’agit pas de le nier, que certaines formes de production (les activités agricoles et artisanales en particulier) se sont estompées, ce n’est pas le cas en ce qui concerne la première d’entre elles, l’activité de production qu’est la reproduction ; elle reste d’actualité et nous ne pouvons pas faire l’impasse dessus. De plus, le relais a été pris par cette autre activité de production dont nous avons souligné la prépondérance, la formation du capital humain ; si toutes les familles ne se consacrent plus à des activités de production agricole ou à l’artisanat, il leur incombe, et cela a même tendance à se développer, ce fameux investissement qu’est la formation du capital humain. L’erreur majeure de notre société est de ne considérer cette activité comme créatrice de richesses seulement lorsqu’elle est externalisée, c’est-à-dire réalisée en dehors de la famille !
Dès l’instant où l’on place les bébés à la crèche, les enfants à l’école et plus généralement les malades dans les hôpitaux, les personnes âgées dans les résidences spécialisées tandis que les parents sont fixés sur leur lieu de travail où ils font leur carrière, la famille apparaît moins utile. Je veux bien que l’on ait ce diagnostic à condition cependant, pour que l’appréciation soit correcte, c’est le minimum d’exigence de rigueur scientifique que nous puissions avoir, pour que le choix soit effectivement libre, de comparer ce qui est comparable. Cela passe par la définition d’outils permettant une véritable évaluation de ces différentes façons de procéder : externaliser ou internaliser.
Si nous devons prendre acte du fait que certaines fonctions productives ont perdu de leur importance, nous ne savons, mais peut-être nous ne voulons pas, apprécier correctement ces nouvelles formes de production susceptibles d’être assurées dans le cadre familial par ces aventuriers, par ces entrepreneurs des temps modernes que sont les parents. La confusion vient du fait que la famille, nous parlons maintenant de ménage, est réputée n’être qu’une unité de consommation ; c’est cela le sens du ménage du point de vue économique. C’est une unité de consommation. Je ne suis pas sûr que cette façon de faire soit la mieux fondée scientifiquement, c’est-à-dire soit la plus conforme à la réalité des choses.
La cohésion sociale
Troisième mission : la nécessaire cohésion sociale, la solidarité entre les individus.
Le thème de la cohésion, vous pouvez dire fracture si vous voulez, est d’une grande actualité. Il s’agit véritablement de savoir comment faire pour que la société ne se réduise pas à un amas de cellules, d’atomes, que seraient les individus, sans relations réciproques, sans possibilité de véritables échanges. Voilà encore un terme que j’introduis en tant qu’économiste puisque le cœur de la réflexion des économistes est l’échange c’est-à-dire la découverte de l’autre : vous ne pouvez pas échanger si vous êtes un individu isolé. Je sais bien que la solidarité peut se concevoir en dehors de la famille, que l’on peut parfaitement imaginer d’instaurer cette solidarité en dehors de la famille. Mais lorsque nous regardons la façon dont est posée aujourd’hui la question des retraites, nous mesurons toutes les limites de cette forme de solidarité.
Malgré toutes les possibilités d’externalisation imaginées il n’en reste pas moins vrai que, par définition, la famille,
· d’une part qui réunit naturellement et immédiatement des hommes et des femmes de générations différentes,
· d’autre part qui n’est pas un ghetto (quand on parle de solidarité je pense que ceci doit être souligné) puisque chaque être humain quitte sa famille pour en fonder une autre, est le cadre privilégié pour apprendre à « vivre ensemble » et assurer une réelle redistribution. Les statistiques nous le démontrent chaque jour : les transferts réalisés à l’intérieur de la famille sont très importants.
C’est également la famille qui, en permettant à chaque individu de s’enraciner, lui offre des repères d’autant plus importants, car il ne s’agit pas pour nous de refuser l’évolution de la société, que nous sommes confrontés justement à des changements de plus en plus rapides à cause de la technologie, que nous sommes immergés dans des espaces de plus en plus vastes, je pense à la mondialisation. Parce que nous reconnaissons que la technologie et que la mondialisation peuvent être porteurs de progrès, nous pensons que les individus ont besoin d’être enracinés et de disposer de repères.
Réciproquement d’ailleurs il doit bien y avoir des raisons pour que l’échec scolaire, les difficultés d’insertion, la délinquance, etc. accompagnent la destruction familiale. Je vous renvoie à ce sujet à l’ouvrage de Christian Jelen, La famille, secret de l’intégration, enquête sur la France immigrée dans lequel l’auteur souligne l’importance de l’affection et de l’attention des parents envers les enfants, de leur aptitude à l’égard du savoir et du travail, du rôle de la femme et de la considération qui lui est portée. Ces considérations ne font finalement que renforcer les lacunes que j’avais évoquées à propos de la fonction précédente, la mission éducative.
Ainsi la famille apparaît comme un pont entre l’individu et la collectivité, une sorte de chaînon intermédiaire permettant d’éviter deux écueils auxquels nos sociétés sont en permanence confrontées ou exposées : la tyrannie d’une part, l’anarchie d’autre part. La famille est le meilleur vecteur pour assurer le bien commun c’est-à-dire cet ensemble de conditions matérielles, bien sûr, morales, nous l’avons dit, spirituelles, permettant aux personnes de vivre de façon pleinement humaine, de se perfectionner conformément aux exigences de leur nature. La famille est très bien placée pour atteindre ce but et assurer de cette façon l’harmonie des relations sociales. En ce sens nous pouvons dire qu’elle est effectivement, et nous comprenons mieux de cette façon le sens de cette formule qui, à force d’être répétée sans réfléchir véritablement à sa portée risque d’être galvaudée, fait de la famille « la cellule de base de la société ». Dans cette perspective, nous pouvons dire que la finalité de l’économie ne peut être que la paix, c’est-à-dire l’épanouissement et la prospérité des familles.
Je ne peux pas me priver du désir que j’ai, à ce stade, de vous livrer quelques souvenirs et pensées de Dom Pierre-Célestin, ou plus précisément de Lou Phien Tchang, ce moine bénédictin d’origine chinoise, protestant avant de se convertir au catholicisme. Ce qui me paraît intéressant dans son témoignage, c’est sa possibilité d’universaliser les choses sans prétendre faire du syncrétisme. Dom Pierre-Célestin dans ses Souvenirs et pensées dit la chose suivante : « La vie de l’homme se situe dans celle d’un milieu, à savoir la famille. La vie de la famille est le fondement social sur lequel se construit toute existence humaine, tout progrès moral et spirituel de l’humanité. […] L’étude approfondie de la vie de l’homme dans le milieu familial nous révèle la manière dont se forme et dont est appelée à vivre la société. Dans la famille, nous possédons, en germe, la société tout entière. La famille est le terreau dont nous sommes issus, dont naissent et naîtront nos enfants et dans laquelle est déposée la semence de tout le genre humain. Pourrions-nous estimer à une trop haute mesure l’importance et la grandeur du fait familial ? ».
En définitive et au vu de ce que j’ai essayé de vous présenter, nous sommes, en ce qui concerne les rapports entre famille et société, face à une contradiction. Cette contradiction est la suivante :
· soit, en se substituant à la famille, en la concurrençant sur tous les plans, l’État s’est mué en « structure » familiale protectrice,
· soit, en se privatisant, la famille s’est transformée en refuge, en bastion protecteur et protecteur contre qui ? contre la société ; comment voulez-vous alors qu’elle soit cellule de base de la société, si c’est cette forme de famille que nous voulons promouvoir, puisqu’il s’agirait de la promouvoir contre les mauvaises influences de la société…
Dans les deux cas, la notion de « cellule de base » perd tout son sens. Pourtant, avant de prendre acte de cette situation, avant de considérer qu’elle résulte d’une évolution toute naturelle, un minimum de rigueur intellectuelle exige de regarder si cette situation est conforme à l’ordre des choses.
Nous pouvons le faire en nous demandant si l’absence de reproduction, bien entendu, mais également l’éclatement social lié à l’individualisme ne constituent pas, du point de vue de la société humaine qui nous intéresse ici, ce qu’on appelle tout simplement un suicide lorsque l’on parle d’un individu. Il convient donc, finalement, de nous interroger sur l’avenir d’une société individualiste et uni-sexe.
Pour conduire cette interrogation, je souhaite développer les deux notions, le malthusianisme et l’individualisme, que je me suis permis tout à l’heure d’utiliser pour traduire l’expression « culture de mort » employée par Jean-Paul II.
Le pessimisme malthusien
Il s’agit d’une attitude consistant à préconiser la limitation des naissances (mais plus généralement la réduction des quantités) plutôt que de rechercher comment répondre mieux à des besoins plus importants. Cette attitude revient en fait à privilégier une perspective de court terme, à faire l’impasse sur tous les facteurs qualitatifs du développement économique. Elle risque alors, toujours sous de bons prétextes puisqu’il s’agit d’assurer un confort immédiat, de rendre le succès éphémère. Je suis à ce sujet très frappé de constater, tandis que des notions telles que « développement durable » ou « principe de précaution » sont devenues de véritables leitmotivs, qu’elles soient totalement ignorées lorsqu’il s’agit en particulier de la reproduction et de l’éducation. On ne se demande pas si par précaution au moins il ne faudrait pas assurer le remplacement des générations, ne serait-ce que pour garantir le développement durable. Il s’agit bien là d’un problème de fond, habituellement négligé parce que nous sommes victimes de cette logique comptable, de cette logique financière à laquelle l’économie est bien souvent réduite.
Dans la même logique, alors que l’importance et la composition de la fratrie sont des données essentielles de la vie familiale pour les enfants, on ne compte plus les plaidoyers en faveur de l’enfant unique, sans même penser que la généralisation de ce modèle aboutirait à immerger l’enfant dans un monde d’adultes. Par définition en effet, dans cette hypothèse, il n’a ni frère ni sœur, il n’a pas non plus de cousin ou de cousine puisque ses parents n’ont eux-mêmes ni frère ni sœur. Comme le souligne pourtant Évelyne Sullerot « l’enfant qui a au moins deux frères et/ou sœurs plus âgés ou plus jeunes que lui doit, chez lui, apprendre à partager, à négocier, à protéger, à conclure des alliances, à imiter, à s’affirmer, à céder et à s’aider, avec des enfants auxquels il est lié fortement par la naissance, de manière indissoluble, quelles que soient les affinités ou les inimitiés qui peuvent le rapprocher ou l’éloigner d’eux » . En fait, le malthusianisme est essentiellement égoïste diront certains, sans perspective durable diront les autres, il est surtout totalement individualiste.
L’individualisme
L’individualisme est omniprésent aujourd’hui. Après l’enfant-roi puis le couple-roi, c’est bien le célibataire-roi qui règne. Des enfants subsistent évidemment, mais ils sont condamnés à une autonomie prématurée, chacun d’eux étant séparé des autres. La famille subsiste également, mais fondée sur la seule satisfaction individuelle : si deux individus trouvent un intérêt à unir leur vie, ils doivent pouvoir le faire jusqu’au moment où, en vertu de la sacro-sainte liberté individuelle, l’un d’eux désirera retrouver son indépendance, sans se soucier plus longtemps de l’intérêt de ceux à qui il a pu donner la vie. J’ai appelé cela la « famille individualiste » pour bien montrer que c’est l’individu qui reste l’unité de base, même si l’association de ces deux mots peut paraître paradoxale.
L’individualisme débouche sur une société unisexe. Celle-ci peut éventuellement satisfaire les partisans du « tout et tout de suite », mais n’a bien évidemment pas d’avenir durable. Or refuser ce modèle passe nécessairement par la reconnaissance de la complémentarité homme-femme. Outre ce que nous avons dit à propos de la reproduction, justifiant l’obligation pour les économistes de prendre en compte l’union de l’homme et de la femme, il s’agit de reconnaître l’existence de natures intrinsèquement différentes ce qui revient à s’inscrire en faux par rapport à l’idéologie du « genre » (gender en anglais) promue depuis quelques années dans les grandes réunions internationales et selon laquelle les différences de rôle entre l’homme et la femme dans la société ne sont pas naturelles mais culturelles, cette idéologie allant jusqu’à nier toute importance à la différenciation génitale de l’homme et de la femme ! Il s’agit bien de refuser la réalité de la distinction des natures masculine et féminine, réalité qui devrait pourtant s’imposer à tous, y compris ceux qui se déclarent féministes, pour peu qu’ils acceptent d’analyser objectivement les choses comme c’est le cas de la philosophe Sylviane Agacinski lorsqu’elle dénonce « la honte du féminin [qui] a hanté le féminisme » alors que « la mise au monde et l’éducation des enfants reste l’une des tâches les plus nobles et les plus nécessaires pour l’humanité » ou d’Antoinette Fouque, co-fondatrice du MLF, lorsqu’elle considère que « l’homme qui fera vraiment avancer la parité sera celui qui comprendra que la démographie, liée à la symbolisation de la procréation, à la santé et à l’éducation des femmes et des enfants, est la principale richesse humaine ».
Tirer les conséquences de l’existence de valeurs immuables, identiques tout au long de l’histoire des sociétés et confirmées par les découvertes les plus récentes de la sociologie et de la psychologie permet bien de considérer que la femme a un rôle naturel d’éducatrice (et en cela, elle tient les clefs du monde de demain). De même, la maternité est constitutive de l’être même de la femme qui doit prioritairement veiller au bien-être de sa famille et aider chacun de ses membres à donner le meilleur de lui-même.
En poussant un peu plus loin la réflexion nous ferons deux constats supplémentaires :
· comme la plupart des primates, les hommes vivent en groupe ; la société est une organisation assurant la protection de la progéniture ;
· dans l’espèce humaine, cette protection est particulièrement nécessaire étant donnée la durée séparant la naissance de l’âge adulte ; c’est un investissement long.
En définitive, au terme de ces considérations et avant de tirer quelques enseignements pratiques, nous retiendrons deux choses.
· D’une part, le premier lieu d’éveil, d’éducation ouvrant à la vérité et à l’amour est bien la famille ; dans ces conditions, ce n’est plus seulement la famille qui est niée par l’idéologie du « genre » mais c’est la destruction de tout tissu social qui est programmée.
· D’autre part, à la base de la vie économique il y a l’échange qui passe par la découverte de l’autre ; c’est donc l’instauration de relations humaines qui permet de passer de l’individu à la personne et ainsi de développer ce que nous qualifierons d’économie humaine, seule perspective économique qui soit envisageable.
III – Les enseignements pratiques
Les enseignements pratiques que je tire de ces considérations sont complémentaires : la promotion de la famille ne va pas sans la promotion de la femme et réciproquement. Il en résulte des perspectives d’actions très précises.
La promotion de la famille
La famille doit être considérée comme source, je dirai même plus comme clef de la prospérité, c’est-à-dire finalement comme moteur de l’activité économique.
Il faut alors reconnaître le fait familial en considérant l’unité fondamentale de la famille.
Les domaines d’application sont très nombreux, en matière de fiscalité, de revenu, de partage du travail, etc. Ce dernier par exemple est largement évoqué et je suis très frappé de constater qu’il l’est de façon très partisane sans d’ailleurs que cela trouble quiconque. Qu’est-ce que le partage du travail ? C’est une belle idée au départ. Il s’agit de dire, « il y a des gens qui ont de la chance d’avoir du travail, il y en a d’autres qui n’ont pas cette chance ; il y en a qui ont du travail et ainsi reçoivent un revenu et d’autres qui, étant chômeurs, n’ont pas de revenus ; il convient donc, par solidarité, de corriger ce décalage ». Jusque là, nous pouvons être d’accord : belle idée que de dire “partageons”, c’est-à-dire demandons à quelqu’un qui a du travail de travailler moins, donc de gagner moins, pour permettre à quelqu’un qui n’a pas de travail de gagner un peu. Jusque là, pas de problème. Sauf le jour où vous vous trouvez face à la situation suivante : Monsieur X travaille, ainsi que Monsieur Y qui est son collègue, chacun percevant la même rémunération, tandis que l’épouse du second, Madame Y, est au chômage ; appliquant la logique que nous venons de rappeler et qui semble ne gêner personne, on demande donc à Monsieur X d’une part, à Monsieur Y d’autre part, par solidarité, de travailler moins, de gagner moins, pour permettre à Madame Y, qui est au chômage, de retrouver un travail et de gagner un peu. Le résultat d’une telle opération est évident : le couple Y perçoit désormais davantage de ressources que précédemment et, bien entendu, un montant supérieur à celui du couple X, dans lequel Madame X ne travaille pas, qui subit une réduction au nom d’une bien curieuse conception de la solidarité. Quel partage des revenus ! Au niveau individualiste, certains y trouveront une cohérence, au niveau familial, c’est une injustice flagrante… et pourtant jamais dénoncée.
A défaut de pouvoir changer le mode de raisonnement de ceux qui ne conçoivent le partage du travail qu’organisé par la collectivité, nous pouvons au moins chercher à restaurer plus de justice en améliorant les outils d’investigation. Il faut en particulier tirer les conséquences du fait que la notion de production est bien mal appréhendée. Il ne doit y avoir aucune exclusive en la matière. Les femmes font de la politique, et c’est bien. Elles apportent leurs qualités à la vie sociale en général, et c’est heureux, à l’entreprise en particulier, et c’est bénéfique. Encore faut-il, pour qu’il y ait liberté de choix, que les diverses fonctions assumées, toutes celles qui sont utiles à la collectivité sans exclusive, soient prises en compte. La définition de la production à laquelle nous nous référons habituellement ne permet pas de le faire. Or, elle a évolué, cette définition, au cours du temps ! Pourquoi devrions-nous maintenant accepter le statu quo ?
Au XVIIIe siècle, les physiocrates comptabilisaient uniquement le produit net c’est-à-dire ce qui résultait de l’activité agricole. C’était la seule richesse possible. Au XIXe siècle, les classiques ont ajouté le résultat des manufactures, de l’industrie mais également l’activité commerciale : le commerce rend disponible ce qui est produit et ce qui est produit n’a de valeur que s’il est utile, donc il faut qu’il soit disponible ; on a ainsi considéré que le commerce était également une production. Au XXe siècle l’élargissement se poursuit avec l’intégration de la production non-marchande. Ainsi prétend-on calculer la valeur de l’activité des administrations : ce n’est pas une production marchande et pourtant elle a une valeur correspondant au coût des facteurs. Pourquoi, au XXIe siècle, ne pas considérer qu’il y a aussi une production domestique qui a aussi une valeur ?
D’ailleurs, au plan international, on a fait quelques progrès en la matière. On a compris que le fameux PNB n’était pas suffisant pour comparer les niveaux de bien-être. On a inventé un indicateur de développement humain qui, certes, est critiquable mais qui, au PNB, ajoute la mortalité infantile, l’espérance de vie, le taux d’alphabétisation pour essayer d’apprécier quel est le niveau de bien-être.
Je crois qu’il est temps de dire que l’activité domestique produit également de la valeur, crée de la richesse.
Enfin, il faut dénoncer à la fois la privatisation de la famille et son étatisation.
Très concrètement, et cela ne coûte pas très cher, cela suppose qu’il y ait, c’est un début, un Secrétariat d’État à la famille. Il n’existe pas aujourd’hui, il n’existe pratiquement dans aucun pays européen. La famille est habituellement de la compétence des ministères sociaux. Mais est-ce que c’est un cas social, la famille ? Si oui, alors nous avons raison de procéder ainsi, mais si nous pensons que la famille n’est ni une maladie, ni un handicap, ni finalement un mode de vie dont il faut absolument protéger les individus, il faut en tirer les conséquences pratiques au niveau de cette représentation, de cette reconnaissance.
La promotion de la féminité
A propos de la promotion de la féminité, deux domaines d’action complémentaires sont envisageables.
D’une part, le monde du travail, l’ensemble de la société plus généralement, ont besoin de contributions féminines pour prendre un visage plus humain : de même que la famille n’est pas un ghetto, se consacrer à sa famille ne doit pas être synonyme de repli sur soi. La famille ne peut pas être en opposition avec la société si elle en est la cellule de base.
De même que la fonction maternelle doit être valorisée, de même il conviendrait que l’engagement des femmes dans la société s’affirme, non pas dans la perspective de copier les hommes mais bien dans celle d’apporter leur propre spécificité. C’est cette spécificité qu’il s’agit de valoriser.
D’autre part, cela ne contredit pas le fait de dire que l’avenir passe par la mère de famille qui joue un vrai rôle social. À ce titre spécifique elle doit également être reconnue. Pour préciser comment, il faut se demander quand et comment la collectivité décidera de reconnaître pleinement les femmes qui choisissent – cela doit rester un choix – d’assumer totalement leur fonction sociale au sein de la famille. Ceci conduit à répondre concrètement en disant qu’une politique qui n’intégrerait pas la vocation de mère et d’éducatrice de la femme ne méritera jamais d’être qualifiée de familiale. Mais il ne suffit pas d’affirmer cette nécessité, il faut en tirer toutes les conséquences en disant, très simplement et très clairement, qu’une mère de famille exerce un véritable métier (dans mon esprit, le terme “métier” est un terme noble).
Toute la difficulté, qu’il faudra surmonter un jour, vient du fait qu’en individualisant la famille d’une part, en étatisant l’économie d’autre part, on a fait perdre à la famille sa fonction économique première, originelle ; en même temps que s’est creusé le fossé entre le social et le privé, l’écart entre unité de production et unité de consommation s’est accru. C’est sans doute cela le cœur de l’explication des difficultés. Tout n’est pas perdu cependant car lorsqu’on a bien posé un problème, on l’a résolu à moitié. Il est donc souhaitable de rétablir une perception correcte de la réalité : la famille est réputée consommer de plus en plus et produire de moins en moins et ceci n’est pas conforme à la réalité. Les conséquences pour la femme sont tout le contraire d’une émancipation.
Conclusion
En définitive, si l’avenir de l’humanité passe par la famille, donner une impulsion nouvelle à la vie en société consiste à promouvoir un nouveau féminisme qui serait au service de la femme, donc de la famille.
Cela suppose l’existence d’une réelle volonté politique de promouvoir un modèle : à partir du moment où il est avéré – j’ai essayé de contribuer à ce que cela le soit mais d’autres que moi pourront contribuer, compléter et peut-être surtout améliorer la démonstration – que l’union stable et durable d’un homme et d’une femme, ayant le projet d’avoir et d’éduquer un ou plusieurs enfants, est un bien pour le corps social (je n’ai pas besoin de parler de la satisfaction individuelle qui existe évidemment mais qui est d’ordre privé), alors il est non seulement légitime mais également de bonne politique d’aider et de soutenir ceux qui font ce choix. C’est dans le sens « d’objectif vers lequel il s’agit de tendre » que j’utilise le terme de “modèle”. J’ai hésité à utiliser ce terme parce que je sais que dire qu’il y a un modèle familial n’est pas compris ou mal compris quand ce n’est pas condamné. J’insiste donc pour que ce soit bien dans le sens d’objectif vers lequel il s’agit de tendre que je l’utilise ; ceci est parfaitement cohérent avec l’institution du mariage civil. Si ce n’est pas un modèle, il n’y a aucune raison de demander à ce que deux êtres qui s’aiment officialisent leur amour, leur union, devant la société à travers l’officier d’état-civil.
Certes, il peut exister des politiques destinées à corriger, à accompagner les individus placés dans une situation considérée comme inacceptable. C’est la notion de politique sociale, de politique d’assistance. Mais la politique peut être aussi, n’est-elle pas surtout, le fait de tirer les conséquences pratiques du fait que certains comportements personnels influencent positivement la vie de la Cité ?
Au terme de cette présentation, vous comprendrez que je souhaite que ce soit une femme mais une femme qui parle – ceci me paraît important – du point de vue de son couple, qui ait le dernier mot.
C’est très précisément, et ceci est également intéressant à remarquer, à la Conférence internationale sur la femme, en août 1995 à Pékin, que la Reine Fabiola a indiqué une ligne d’action qui synthétise admirablement ce que j’ai tenté d’expliquer aujourd’hui afin de donner une impulsion nouvelle à la société. Je livre son témoignage à votre méditation et surtout je n’y ajouterai rien. « Je suis intimement convaincue que l’unité de la cellule familiale qui remplit la tâche décisive de l’éducation des enfants, et où chaque membre doit avoir une valeur égale, est la base de toutes les sociétés et constitue un bien commun universel influençant fondamentalement la vie économique, sociale et civique… Mon bien-aimé, le Roi Beaudouin, peu avant sa mort, nous rappelait qu’il est indispensable que soient réapprises les valeurs de base de notre civilisation, notamment la solidarité, la justice, le respect de la famille et de chaque individu. Si la société s’en écarte, disait-il, elle en souffre et en fait souffrir d’autres. Toutes ces valeurs contribuent à la dignité humaine ».
ECHANGE DE VUES
Le Président : Voici la communication d’un économiste dont chacun aura pu apprécier le talent. Nous avons remarqué votre souci pédagogique qui a encadré, sans la retenir, votre passion pour la famille ; et surtout votre démonstration du rôle de la femme pour féconder l’unité du genre humain.
Parmi nous, il y a des représentants des organisations familiales, notamment notre consœur Chantal Lebatard, que nous aimerions entendre comme acteur du passage de l’idée à sa réalisation ;
Nicolas Aumonier : Monsieur le Professeur, merci beaucoup de votre exposé si clair et si enthousiasmant.
Je suis gêné d’entendre le mot de “métier” à propos de la mère de famille. Il me semble que, dans Les Travaux et les Jours, Hésiode, pour définir le terme de métier, emploie l’image du potier qui rivalise avec le potier. C’est un discours qui est adressé à un frère paresseux qui ne veut pas adopter de métier. Le potier rivalise avec le potier. Or je vois mal, dans cette définition ou dans cette évocation très ancestrale de la notion de métier, la mère de famille rivaliser avec une autre mère de famille pour la dignité de l’éducation d’un enfant de la même façon que le potier rivalise avec le potier. Ç’est mon premier point.
Le deuxième point, c’est que je vois mal, même si reconnaissance sociétale il doit y avoir, comment celle-ci dépasserait l’incantation si nous devions la matérialiser par un salaire ou par des réductions fiscales.
Janine Chanteur : Je vous remercie de cet exposé d’un type de famille qui a vécu, qui a eu son temps, me semble-t-il. Nous l’avons connue cette famille où la mère de famille était la Reine des abeilles, mais surtout ne travaillait pas à l’extérieur ! Elle n’avait pas le temps de se cultiver, était en quelque sorte magnifiée pour n’être pas tout à fait un être humain. Cette famille a été tellement écrasante que le mouvement de refus à l’heure actuelle, en allant exactement en sens inverse, est devenu lui aussi écrasant. Le féminisme a parfaitement raté sa vocation (je ne crois pas que c’est ce féminisme que vous voudriez instaurer). Je me demandais d’ailleurs qui ferait la promotion dont vous avez parlé : les hommes ? les femmes ? Vous ne l’avez pas souligné.
Je pense qu’entre l’individualisme et le respect de l’individu il y a un fossé. Dans une famille, si chaque individu ne se développe pas, n’est pas respecté comme un être humain à part entière, la famille devient très vite étouffante. Mais si, elle n’est qu’individualiste, elle devient évanescente, ce qui est aussi mauvais.
Le problème est extrêmement difficile à résoudre parce que, quand une femme a beaucoup d’enfants, c’est mon cas, il est très difficile de travailler en même temps, mais il y a quand même des moyens. Et c’est là, me semble-t-il, que la société doit intervenir,.
Vous dites que les féministes elles-mêmes ont parlé – vous citez Antoinette Fouques, de la complémentarité homme/femme, mais dans un de ses derniers ouvrages intitulé Il y a 2 sexes, j’ai relevé la formule étonnante : « Le père, ça n’existe pas ». Je me suis dit que si elle appelait cela la promotion féminine, elle avait bien tort. En tout cas cette promotion a raté son but.
Il faut que nous fassions très attention quand nous parlons de la famille, à laquelle je tiens énormément : si nous enfermons la femme à l’intérieur de la famille, nous l’empêchons de développer ses potentialités et nous apportons de l’eau au moulin de ce ministre, dernièrement ministre de la justice et maintenant ministre des affaires sociales qui, avec la Loi du 5 juillet 2001 nous donne un modèle parfaitement exécrable de ce que deviennent le féminisme et la famille. Le père a complètement disparu dans les décisions les plus graves comme celle, par exemple, de décider un avortement. Il n’y a plus la moindre discussion. L’avortement est désormais le fruit du caprice et du caprice de la seule femme. L’enfant n’existe plus, quand il n’est qu’un futur enfant, il n’est plus un être humain en train de se faire, sa mère peut s’en débarrasser, sans même réfléchir. Nous en arrivons à un modèle de société effectivement tout à fait éclaté mais qui me paraît, hélas, née de la révolte contre le modèle familial que vous dites venu de la nature. Vous avez une fois employé le mot liberté (une ou deux fois), mais je ne crois pas que la liberté puisse exister sans s’opposer parfois à la nature. Si nous ne sortons pas de la nature, nous restons dans l’animalité, nous ne sommes pas des êtres humains. Or la famille dite naturelle est une famille où les rôles sont effectivement ceux que l’on retrouve chez certains animaux qui se rassemblent au temps de la procréation, et chez qui il n’y a pas de famille, au sens humain de ce mot.
Jean-Didier Lecaillon : Madame, c’est très riche ce que vous nous dites et c’est très impressionnant.
La liberté, je l’ai évoquée non pas pour introduire quelque chose qui pourrait être utile à ma défense, pour donner des garanties en quelque sorte. Je l’ai introduite parce qu’elle constitue pour moi un pilier indispensable de la dignité humaine. Je crois aussi vous avoir dit, que la reconnaissance d’un ordre naturel ne devait pas déboucher sur un naturalisme qui serait la soumission aux lois implacables de la nature, que nous avons nous, êtres humains, la mission de dominer la nature. Effectivement, avec notre liberté complétée de la raison nous dépassons la nature et nous ne tombons pas dans ce que vous craignez, une espèce de conception naturaliste. Telle est la première remarque que je souhaitais faire après avoir entendu cette série de réactions, au risque de vous paraître ambitieux ou peut-être un peu naïf.
En ce qui concerne les citations ensuite. Je sais bien, c’est le reproche qu’on peut me faire, qu’il est toujours possible, en sortant une phrase de son contexte, ce que j’ai essayé de ne pas faire, de trouver la bonne citation qui va au bon moment. Mais le fait qu’elle soit bonne n’entraîne pas chez moi une adhésion totale et en citant d’autres passages vous me montrez toutes les insuffisances et les limites de telles références. Cela ne change pas la teneur de mon argumentation : la seule chose qui m’intéresse, en citant Madame Fouque, c’est le fait que celle-ci puisse également dire ce que je vous ai lu ; d’abord si c’est nouveau de sa part c’est d’autant plus révélateur, ensuite il faut reconnaître, même si c’est injuste, que cela est plus percutant venant d’elle. Vous allez me dire que ce n’est pas suffisant, j’en suis d’accord. Mais il ne s’agissait pas pour moi, à travers une citation, de résumer une œuvre, une pensée, d’en faire l’exégèse, à plus forte raison la promotion. Vous ne m’empêcherez pas de considérer qu’il est tout-à-fait remarquable que des féministes en viennent à reconnaître l’importance de la démographie, de la reproduction. Souvenez-vous, il y a quinze ans, on n’avait pas le droit de parler de démographie, c’était considéré comme incorrect. Le fait qu’on puisse désormais ne serait-ce que s’interroger sur l’importance, pour nos sociétés, de la démographie c’est, par rapport à un existant antérieur, un progrès. Les ultra-féministes des pays du nord avaient montré l’exemple : dans un premier temps, elles ont nié la maternité, elles l’ont refusé. Puis elles se sont rendues compte que la société n’était pas viable sans la maternité ; donc elles ont cherché le moyen de faire en sorte que la maternité, qu’il n’était plus question d’ignorer, ne soit pas gênante pour l’épanouissement de la femme. En Suède, même au bon temps de la politique ayant permis à la fécondité de se redresser, il n’a jamais été question de politique familiale dans le sens d’une reconnaissance de la maternité, de sa promotion surtout. Il s’agissait seulement (ce qui n’était évidemment déjà pas si mal) de la permettre : « il faut, puisque malheureusement il faut bien supporter la maternité, il faut faire en sorte que ce soit le moins pénalisant possible ». Par rapport au refus de la maternité il y a déjà un progrès ; est-il suffisant ? Je n’en suis bien entendu pas convaincu. De la même façon, par rapport à l’idéologie du genre (« gender »), cette idéologie qui revient à refuser toute distinction naturelle entre homme et femme, les références féministes que j’ai citées constituent bien un coin. Il faut enfoncer ce coin.
En ce qui concerne la reconnaissance de l’individu à part entière, là encore vous avez raison. Mon propos vous a-t-il laissé entendre le contraire ? Je crois très clairement que ce qui nous permet de passer de l’individu à la personne c’est cette reconnaissance de l’autre c’est-à-dire cette instauration de relations humaines qui permet que les individus ne soient pas des atomes, ne soient pas des éléments isolés par rapport à un ensemble. C’est pour cela que je préfère parler de personne. Bien sûr que chaque personne est différente, y compris au sein de la famille : chaque personne qui a des enfants sait bien que dans une même famille tel enfant n’est pas le même que son frère ou sa sœur. La reconnaissance de l’individu ne me paraît pas contradictoire avec ce que j’ai pu dire, du moins je l’espère.
C’est le cas à plus forte raison, merci de me donner l’occasion de le préciser, en ce qui concerne le modèle familial que je serais censé vouloir promouvoir et que vous semblez avoir compris comme un retour en arrière. Je n’ai pas évoqué, vous non plus d’ailleurs, la notion de famille traditionnelle, que je qualifierai plutôt de famille bourgeoise, telle qu’elle a pu se développer aux XIXe et XXe siècles. Mais j’ai l’impression qu’elle est implicite dans votre question. Il me faut donc être plus clair. Il n’est absolument pas proposé dans mon exposé un tel retour pas plus que je n’ai envisagé de renvoyer les femmes à la maison. Ce que je vous ai dit, il y a un instant à propos de la liberté, devrait suffire pour comprendre qu’il s’agit pour moi, d’abord et avant tout, d’assurer un véritable choix. J’ai plaidé, si tant est qu’il s’agisse d’une plaidoirie, j’ai simplement voulu montrer, en caricaturant peut-être, en schématisant sans doute parce que d’autres choses sont très bien dites par ailleurs, que, de même que l’on reconnaît, et c’est souhaitable, le travail à l’extérieur, c’est un acquis sur lequel on peut évidemment encore s’améliorer, que ce ne doit pas être l’un ou l’autre. C’est pour laisser la liberté de choix qu’il conviendrait, qu’il serait raisonnable, de reconnaître le travail à la maison. D’autant plus que je ne crois pas à une solution “noir ou blanc” car, selon l’âge des enfants, selon le nombre d’enfants, selon l’âge des parents la présence à la maison peut être à plein temps, à mi-temps, à quart de temps, à dixième de temps ; elle concerne la mère sans doute comme j’ai eu l’occasion de le souligner sans que vous puissiez en conclure que le père doive en être exclus. Car le ’père absent’, ce fut le thème d’une conférence internationale qui s’est tenue à Helsinki il y a quelques années et à laquelle j’ai eu l’honneur d’être invité, n’est pas plus heureux pour le développement de la société. Donc, il ne s’agit surtout pas de revenir en arrière. Il ne s’agit pas de nier le fait qu’un certain nombre de tâches sont maintenant bien faites par l’extérieur. Il ne s’agit pas de nier le fait que nous ne sommes plus dans des économies agricoles ou artisanales et que le travail de la femme, qui a toujours existé, se fait maintenant autrement. D’où l’importance de la conciliation vie familiale / vie professionnelle. Je n’en ai pas parlé parce qu’on en parle abondamment, alors qu’on ne parle pas beaucoup, pour ne pas dire point du tout, de cette possibilité non seulement de choix mais au moins de faire une comparaison. Au risque d’être un peu long, mais je tiens à le faire parce que c’est fondamental, je voudrais illustrer mon propos : une de mes collègues, économiste-universitaire elle aussi, a écrit un bel article expliquant combien les femmes apportaient en participant à l’activité productive. Tout son plaidoyer était de montrer, pour répondre à ceux qui disent à tort « oui, mais cela crée du chômage » combien l’activité des femmes à l’extérieur avait été bénéfique pour l’économie. J’étais d’accord avec cet article. Je lui ai pourtant dit « vous avez raison sauf que, dans votre calcul, vous n’avez pas le droit de partir de zéro lorsque vous calculez combien les femmes qui participent à la vie économique apportent, car le fait de développer l’activité à l’extérieur peut être au détriment de l’activité à domicile qui elle aussi correspond à une création de richesse ; il faut tenir compte de l’ensemble et faire la balance ». Je ne plaide pas pour l’un ou pour l’autre, je dis : mesurons, apprécions, évaluons l’ensemble des choses pour pouvoir dire dans quel cas c’est bénéfique, dans quel cas cela ne l’est pas. Je regrette de n’avoir pas suffisamment insisté sur le fait que j’en appelle à une organisation meilleure de la société, tournée vers l’avenir.
Malgré les précautions oratoires qui m’ont conduit à vous rappeler que je ne suis qu’économiste, bien que vous ne puissiez attendre de ma part que je ne vous donne que le point de vue de l’économiste, je n’ignore pas qu’il existe d’autres points de vue beaucoup plus importants sans doute concernant la famille. Disons que je développe celui-là en pensant que mon propos vient s’ajouter à tous les autres qui vous sont donnés par d’éminents spécialistes. Je développe d’autant plus la dimension économique que, souvent, après avoir fait des discours en faveur de la femme et de la famille, la conclusion est la suivante : « mais, économiquement, on ne peut pas ». Ce que je souhaite faire, ce n’est pas une action politique, c’est dire que, à toutes les raisons qui font que vous pouvez promouvoir la famille, raisons philosophiques, morales, sociales, que sais-je encore… s’ajoutent des raisons économiques de façon à ce que, le jour où on vous dit que toutes vos intentions sont admirables mais qu’économiquement elles ne sont pas possibles, vous puissiez ne pas vous laisser abuser, car économiquement aussi il y a des arguments pour. Une fois de plus, j’interviens à titre complémentaire, pour combler des lacunes qui m’apparaissent béantes, mais je ne fais pas de l’économisme.
J’en arrive maintenant aux aspects relatifs au salaire (parental) et de métier (de mère de famille). Cela suscite toujours beaucoup de réactions. Mais je ne vais pas fuir. Est-ce que c’est possible, le salaire ? Oui. Des réductions fiscales ? Oui. Cela existe d’ailleurs, pas toujours très bien expliqué il est vrai ce qui fait que c’est périodiquement remis en cause pour de mauvaises raisons. Est-ce que, financièrement, c’est envisageable ? Oui. L’économie ce n’est pas dépenser peu, c’est dépenser bien. Attention aux faux-amis. Faire de l’économie, ce n’est pas obligatoirement faire des économies. Il vaut mieux dépenser beaucoup, si cela rapporte encore plus. Quel est le coût de la non-dépense ? C’est cette question qu’il faut poser. Quel est le coût du fait que l’on s’abstienne d’investir dans la famille ? D’un point de vue budgétaire c’est une économie puisque dans le poste « dépense » il n’y a rien. Seulement, si d’un point de vue comptable c’est une bonne chose, d’un point de vue économique, et l’économie se projette dans le futur, dans l’avenir, ce n’est pas sûr que le bilan soit aussi satisfaisant.
Je vais vous suggérer une piste de réflexion puisque je l’ai évoquée sans la traiter, je pense à la question des retraites. Pourquoi ne couplerait-on pas la solution des retraites, qui concerne la solidarité entre les générations, avec l’investissement dans la famille ? Qui le fait cet investissement ? Pas seulement les parents, c’est vrai. Loin de moi de dire qu’il n’y aurait que les parents qui auraient droit à une retraite. Mais ce qui est extraordinaire, et cela n’est pas viable économiquement, c’est que les seuls qui n’ont pas droit à une retraite sont ceux qui, au lieu de travailler à l’extérieur, travaillent à l’intérieur. Cela ne tient pas la route. Donc nous pouvons (devons ?) revaloriser la fonction parentale (si vous ne voulez pas que je dise la fonction maternelle) afin de progresser dans le règlement de la question des retraites. Mais, je le répète, sur le plan de la fiscalité et d’un salaire parental il y a des solutions.
Quant au métier, le terme est-il mal venu ? Il a l’avantage de provoquer, c’est bien. Est-ce qu’il n’est pas adéquat parce qu’on ne peut pas imaginer de rivaux (encore que les parents confient, pour certaines tâches d’éducation par exemple, leurs enfants à d’autres) ? Et puis, n’excluons personne, des parents adoptent. Sans souhaiter mettre en concurrence les parents pour dire « au mieux donnant », j’ai parlé de métier. Pourquoi ? Là encore par différence et en tenant compte de tout ce qu’on dit par ailleurs (j’insiste sur ce dont on ne parle pas pour apporter un peu de valeur ajoutée ; le reste est recevable). L’idée de métier (qui pour moi est très noble dans la mesure où elle désigne un ensemble de compétences) est à relier, c’est cela que je voudrais vous demander de retenir, à celle d’unité de production. Les parents créent de la richesse. Si vous n’aimez pas le terme de métier je vous en propose un autre, d’autant plus volontiers que c’est une femme, qui plus est une « femme à la maison », qui me l’a suggéré montrant ainsi qu’elle réfléchit aussi malgré ce que certains ont l’air de penser : si les mères de familles n’exercent pas un métier, « les mères de famille sont des chefs d’entreprise ».
Henri Lafont : Cette conférence s’inscrit dans une recherche sur l’unité du genre humain. J’ai donc été particulièrement heureux de vous entendre évoquer à ce propos la notion de paternité responsable, comme témoin de l’unité du genre humain.
Parmi les composantes principales de l’être humain, ne peut-on inscrire le fait que l’homme est un fils ? Il éclot dans une famille dont les gérants sont le père et la mère, responsable de la transmission d’une unité du genre humain qui n’est pas seulement biologique ou anthropologique.
Chantal Lebatard : Je remercie beaucoup le Professeur Lecaillon parce que je me retrouve beaucoup dans ce qu’il a dit. Pour le lire depuis longtemps il doit y avoir un effet d’osmose.
J’ai relevé dans son propos une première question que je voudrais lui poser. Il a parlé d’engagement durable du couple, nécessaire dans cette œuvre d’éducation, et aussi de stabilité. Je voudrais savoir comment on peut promouvoir cet engagement durable dans une société de l’éphémère, économiquement fondée sur l’éphémère.
Je pense aussi que ce qui a été dit de la complémentarité des rôles paternel et maternel ou homme-femme nous renvoie à toute une conception, et on en avait longuement parlé, de l’éducation. Èducation à la complémentarité, alors que nous faisons une éducation égalitaire. Comment aborder ses responsabilités familiales, lorsqu’on n’y est pas préparé, mais qu’on est préparé à une égalité, pas même une parité, qu’il faut revendiquer ?
Enfin la solidarité et le métier familial qui a été évoqué, s’exercent non seulement à l’égard de la cellule familiale, stricto sensu, pour l’éducation des enfants, par exemple, mais également de plus en plus aujourd’hui dans la solidarité à l’égard des parents âgés. Et je pense qu’il y a aussi cette approche-là qu’il faudrait regarder et mieux prendre en compte.
Francis Jacques : Mon propos ne sera pas une critique ni une objection. J’ai apprécié qu’en tant qu’économiste, vous disiez sur la famille ce que vous avez dit. Je propose seulement quelques accentuations et réflexions complémentaires de la perspective que vous avez retenue.
Vous avez mentionné vous-même Evangelium vitae et Fides et ratio. C’est fort juste. Il y aurait également à citer Lumen gentium et, parmi les Constitutions de Vatican II, Gaudium et spes, qui mettent au premier plan la communauté d’amour. Plus la sexualité acquiert sa dignité humaine, plus son lieu devient le lien d’amour où le masculin et le féminin sont ordonnés l’un à l’autre. Le masculin et le féminin que de vieux préjugés aristotéliciens ont osé voir comme des essences hiérarchisées sont des modalités de l’unique nature humaine : corrélatives et polarisées. Plutôt que de mettre tantôt l’homme tantôt la femme au cœur de la famille, mettons le couple au foyer de la famille et différencions-les dans leur communauté relationnelle. C’est la rencontre dans le couple du masculin et du féminin qui demande la durée pour s’ajuster, ce qu’on appelle fidélité. Tant que cela dure, c’est la gloire. En mettant la femme au cœur de la famille, vous donnez à l’homme la permission d’être un goujat, disait ma vieille amie Jeanne Parain-Vial.
Je suis entrain de plaider pour une logique de la relation plutôt que pour une logique des termes. Elle évite les différences absolues : l’homme en extension conquérante qui vise loin, qui se jette en avant pour surmonter l’obstacle, qui agit comme l’archer, droit au but ; tandis que la femme réagit par une action de présence, s’adapte à l’immédiat parce qu’elle est en connivence avec la vie, etc… Au lieu de les opposer tentons plutôt de les différencier à l’intérieur de la relation conjugale. De ce même point de vue, on ferait justice de ces oppositions artificielles à la mode telle que : « les filles et leurs mères » où l’opprobre est jeté unilatéralement sur les mères, alors que le dysfonctionnement est à chercher dans la relation interpersonnelle elle-même, et le fait que trop souvent « le tiers » y est absent.
Jean-Didier Lecaillon : Au Docteur Lafont, je dirai merci parce que j’ai souvent l’impression de peu me renouveler ; j’essaye pourtant de faire de temps en temps un effort ! C’est dans ce cadre que j’ai introduit aujourd’hui, pour la première fois, la notion de paternité responsable, le père et la mère. Vous avez donc mis le doigt sur des choses un peu nouvelles sur lesquelles je vais continuer à réfléchir et à travailler dans la mesure où elles me semblent caractériser justement le genre humain. Votre remarque, je la reçois comme un encouragement. Vous venez de souligner l’importance de la paternité responsable ; je me propose de poursuivre dans cette direction si vous m’y invitez et je resterai attentif à toutes les suggestions que vous pourrez me faire dans cette perspective.
À Chantal Lebatard, je dirai que l’engagement durable, c’est la question centrale. Nous nous projetons dans l’avenir. Nous faisons donc des paris. Je vous rappelle que j’ai défini la famille comme étant l’union d’un homme et d’une femme ayant le projet d’avoir et d’élever des enfants. Je ne définis même pas la famille par la présence d’un enfant. Zéro enfant c’est déjà une famille en devenir. Je ne le vérifie pas, je fais le pari de la liberté. Simplement je dis que la société doit faciliter, promouvoir, reconnaître, c’est le sens du mariage civil, ceux qui, a priori souhaitent s’engager durablement. Après, on verra bien ce qui s’est passé. Au-delà, je n’ai pas de réponse.
Il faut simplement que, par l’éducation, par l’environnement social, il y ait effectivement un encouragement, une aide, une reconnaissance de ceux qui font ce pari de la durée. Le reste, c’est du domaine de la liberté. Donc je souscris totalement au principe d’une réelle éducation à la complémentarité, je considère de façon positive la proposition d’école des parents, j’estime de la plus haute importance toute action allant dans ce sens au niveau des enfants.
Vous avez également évoqué la solidarité à l’égard des parents âgés ; je suis tellement d’accord. J’en ai peu parlé mais je puis vous compter une autre expérience particulièrement significative : il y a quelques années, le laboratoire de recherches auquel j’appartenais a eu l’occasion de soumettre à la DG V, la Direction qui au niveau européen s’occupe des Affaires sociales, un projet qui consistait à étudier les difficultés auxquelles sont exposés les parents qui ont, disons, entre 45 et 50 ans, dans la mesure où ils ont encore des enfants à charge, des parents éventuellement dépendants, sachant qu’ils se trouvent en même temps, du point de vue professionnel, très sollicités. Notre idée était de faire une recherche pour étudier comment mieux appréhender cette réalité, les conflits qui pouvaient en résulter ; il nous semblait qu’il pouvait être intéressant dans ce but d’évaluer en termes de production ces différentes activités. Il nous a été répondu par les experts chargés de valider les projets que la prise en compte de tout le temps passé pour s’occuper des enfants ne les intéressait pas ; en revanche, à condition de centrer le projet sur tout ce qui concerne les personnes âgées, celui-ci pourrait être retenu ! A l’époque, nous voulions traiter de tout. Maintenant, ayant constaté que les personnes âgées sont moins délaissées que les enfants, c’est vrai que j’ai tendance, je le reconnais volontiers, à privilégier le rôle des parents vis à vis de la génération de leurs enfants. Je fais amende honorable tout en rappelant que j’ai quand même parlé des grands-parents, au moins implicitement, lorsque j’ai parlé de la famille avec les différentes générations, lorsque j’ai précisé que toute société, ne serait-ce que du point de vue économique qui est le mien, supposait au minimum l’existence de trois générations : celle qui a produit, celle qui produit et celle qui produira. Je suis d’accord avec vous et, bien entendu, vous avez raison de le rajouter.
Francis Jacques : Pourquoi la famille est-elle intéressante ? Auguste Comte disait : parce qu’on pourrait y faire l’apprentissage de toutes les relations politiques. Entre l’homme et la femme c’est la relation aristocratique qui prime, où chacun commande selon « le meilleur ». Entre les parents et les enfants c’est la monarchie ; entre frères et sœurs, la relation démocratique. Il est bon de saisir à l’œuvre la relation familiale avant même de parler du rôle de l’un ou de l’autre. L’important, à rebours de l’idéologie dominante sous laquelle nous sommes tous courbés aujourd’hui, est la différence dans la corrélation, c’est-à-dire la différenciation. Reste à l’assigner et à lui donner une accentuation spirituelle. Les théologiens peuvent y aider. Olivier Clément suggère que le masculin dans la nature humaine reflète plus particulièrement le Verbe qui structure et définit, que le féminin renvoie plutôt à l’Esprit qui vivifie, console et incarne. Dans les langues sémitiques le mot Rouach qui désigne l’Esprit est du féminin. Dans le langage de l’Eglise, Panagion, esprit de sainteté, est en correspondance avec Panagia, la femme par excellence, la mère de Dieu, vénérée comme la « toute sainte ». Mais ce sont là des différenciations que l’on symbolise. La bonne question est alors d’être à la hauteur des symboles.
Jean-Didier Lecaillon : Merci de cet enrichissement, j’espère que je pourrai le développer grâce à vous.