par Bertrand Dufourcq, Ambassadeur de France
Les Institutions Internationales, fondées sur des principes hérités pour l’essentiel du 19ème siècle, sont en crise. Paralysées trop souvent pour des raisons internes, elles sont contestées de l’extérieur par une société civile mondiale qui prend forme et revendique de plus en plus un droit à la parole. Elles restent pourtant indispensables pour maîtriser la mondialisation, gérer les biens communs de l’humanité et, peut-être, ouvrir un jour la voie à une forme de gouvernent mondial.
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Le Président : Nos recherches sur l’unité du genre humain, nous donnent de celui-ci une image contrastée :
2 L’homme est devenu maître du temps et de l’espace, il communique avec ses semblables par-dessus les frontières géographiques et ethniques, il dispose de ressources qui se jouent des saisons ; la terre qu’il habite est une « toile » sans coutures. Le genre humain est un.
3 A l’opposé, l’humanité reste divisée par les rivalités économiques ou ethniques et la guerre demeure le dernier argument « l’ultima ratio » ; à cette différence près avec le passé, à l’image du monde virtuel, la guerre d’aujourd’hui ne distingue plus les belligérants des populations civiles.
De tout temps, les hommes ont cherché un recours qui puisse les défendre et établir leurs droits : un chef de tribu, un monarque, un empereur. Autrement dit, le recours à la politique.
Mais, tandis que l’anthropologie et la philosophie s’accordaient à démontrer l’unité du genre humain et à nous rendre sensible sa perception, la politique, au contraire, en « étendant son domaine » témoignait de la difficulté croissante de gouverner les sociétés humaines.
La politique a étendu son domaine à la faveur des échanges économiques et de l’accélération des relations sociales à travers le monde. Les institutions politiques sont passées du cadre national à des cadres régionaux, continentaux et au cadre mondial.
Pourrait-on retrouver, dans la perspective d’une société mondiale, « une par un droit unique » , cette unité du genre humain contredite par l’histoire ?
Notre programme d’année nous a conduits ainsi à poser le problème de la direction politique du monde et à nous demander si les Institutions internationales sont facteurs de son unité.
Monsieur Bertrand Dufourcq nous fait l’honneur de présenter la communication sur ce sujet.
Je voudrais m’arrêter à ce terme « d’honneur » dont le Larousse donne une double définition. L’une tournée vers nous-même : « Vif sentiment de dignité morale qui fait agir de manière à conserver l’estime de soi-même et des autres ». L’autre, celle par laquelle nous jugeons une personne : « célébrité que donne la vertu, le courage et le talent ».
Et maintenant : voici les faits !
Vous avez, Monsieur l’Ambassadeur, servi dans le monde entier. En Afrique, l’un de vos tout premiers postes a été Alger, comme chef de Cabinet du Préfet ; plus tard Ambassadeur de France auprès de la République populaire du Congo. En Asie, Conseiller Culturel à l’Ambassade de France à Tokyo et aujourd’hui vous êtes Président de la Fondation TANAKA pour l’étude de la langue et de la Civilisation japonaise. En Europe, chef du Service scientifique et technique à l’Ambassade de France à Moscou ; plus tard Ambassadeur en URSS, puis Ambassadeur en Russie et, en outre, Ambassadeur en Mongolie ; Ambassadeur de France en Allemagne ; Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège où – vous nous le disiez récemment – en poste durant trois ans, vous avez ressenti comme nulle part ailleurs, dans les rassemblements de la Place Saint-Pierre, l’unité du genre humain. Aux Nations Unies, comme membre de la délégation française de l’ONU. Mais, c’est au Ministère des Affaires Étrangères à Paris que vous avez occupé les postes les plus importants : depuis les services de la Coopération technique, puis chargé de mission au cabinet du Ministre, sous-directeur d’Europe occidentale, chargé des affaires des Nations Unies et des organisations internationales, directeur d’Europe, directeur du cabinet du Ministre, directeur des affaires politiques du Quai d’Orsay et enfin, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, le sommet de la hiérarchie, et cela durant cinq ans !
Vous êtes élevé à la dignité d’Ambassadeur de France en 1996.
On ne doit pas compter, dans votre carrière, le nombre de « dépêches », suivant le terme convenu, que vous avez sans doute rédigées. Mais vous n’avez encore livré aucun souvenir et vos Mémoires sont pour plus tard.
Mais ce n’est pas tout. Dans la fidélité à l’héritage musical paternel, vous êtes Président du Centre de musique baroque de Versailles, Président du Festival et Concours national d’orgue de Chartres. Enfin, ce qui est une lourde tâche quotidienne, vous êtes Président de la Fondation de France.
Il me reste à vous avouer que, malgré ce poids d’honneurs accumulés, c’est votre simplicité qui attire notre profonde sympathie et qui, pour ceux qui ne vous connaissaient pas, les a beaucoup marqués.
Oui ! Honneur à vous, Monsieur l’Ambassadeur !
Bertrand Dufourcq : Merci, Monsieur le Président. Je suis confus des paroles que vous venez de prononcer à mon égard qui sont nettement au-dessus de mes mérites.
Vous m’avez demandé de vous livrer quelques réflexions, tirées de mon expérience professionnelle, sur les institutions internationales, comme facteur d’unification du genre humain. J’avoue qu’en acceptant votre aimable proposition, je n’avais pas mesuré la difficulté de la tâche, tant le sujet est complexe et surtout en évolution rapide, si j’en juge par les évènements qui se sont produits depuis l’époque où j’ai quitté le Quai d’Orsay, en 1998.
Je vais m’efforcer néanmoins de vous donner un éclairage personnel sur une matière que je ne prétends nullement maîtriser dans tous ses aspects.
Je le ferai en praticien de la diplomatie, aucunement en théoricien.
Ceci n’est pas sans conséquences, car l’horizon du diplomate, même s’il lui arrive de se projeter dans le long terme, se situe le plus souvent dans le court terme, au mieux dans le moyen terme. Il lui faut traiter des crises, négocier des accords dont, par expérience, il connaît la précarité, poser des fondations sur lesquelles il sait que d’autres après lui construiront autre chose que ce qu’il avait prévu, inventer des concepts qui ne résisteront pas aux caprices de la mode. Et, surtout, sa première préoccupation, sa mission même, reste, dans le système actuel, de défendre les intérêts – bien compris, cela va de soi – de son pays.
C’est dire que l’unité du genre humain, conçue comme un effort d’unification du monde n’est pas, je devrais peut-être dire plutôt n’était pas, jusqu’à présent, une composante primordiale de sa réflexion et de sa pratique, même si dans la tradition française, les institutions internationales, en tant que relais d’influence, ont toujours eu une place importante.
Ces remarques préliminaires étant faites, j’en viens à notre sujet d’aujourd’hui : les Institutions Internationales.
Avant de définir ce qu’elles sont, je dirai ce qu’elles ne sont pas. Et ici, il me faut faire un sort à une notion ambiguë qui est celle de « Communauté internationale ». Constamment, sous la plume des journalistes ou dans la bouche des gouvernants, nous trouvons des expressions telles que : « La communauté internationale n’accepte pas », « Tel pays, tel organisme, lance un appel à la Communauté internationale » ou plus souvent encore l’on évoque « l’impuissance de la Communauté internationale ».
De quoi s’agit-il ?
D’un concept aux contours flous qui abrite toutes sortes de marchandises : la Société civile face aux Etats, les citoyens face à la mondialisation, les Etats comme acteurs parmi d’autres, les Nations Unies dans leur mission de maintien de la paix, l’opinion publique et les médias, bref une juxtaposition d’éléments sans structure propre, sans responsabilité, sans réelle crédibilité. Considérons toutefois qu’il s’agit là, au-delà du mot, d’exprimer une certaine aspiration à une forme de conscience mondiale, voire de gouvernance mondiale. On rejoint ici le thème de votre réflexion cette année : l’unité du genre humain.
Les Institutions internationales, quant à elles, relèvent de critères beaucoup plus précis.
« A toute réunion de peuples, comme à toute réunion d’hommes, il faut des institutions communes, il faut une organisation : hors de là, tout se décide par la force ». Ainsi s’exprime Saint-Simon en 1814, à l’orée d’un siècle au cours duquel naîtront les premières institutions internationales. Celles-ci sont avant tout l’expression d’une coopération entre les Etats. Ces derniers, en vertu même de leur souveraineté, acceptent que celle-ci soit transcendée par une sorte de solidarité internationale. Ils créent l’institution par un acte fondateur, traité, pacte, charte, en définissent les compétences, lesquelles sont nécessairement limitées par le principe de spécialité, et sont donc des compétences d’attribution.
Il est intéressant de noter que la création des institutions internationales a presque toujours, sinon toujours, été liée à l’incapacité de la diplomatie bilatérale à maîtriser tel ou tel problème, à régler pacifiquement telle ou telle crise. Ainsi sont nées, dès le Congrès de Vienne, les premières commissions fluviales internationales, le Bureau international des poids et mesures en 1875, l’Union postale universelle en 1878, l’Union pour la protection de la propriété industrielle en 1883.
De même, ce sont les formidables échecs de la Grande guerre et de la Deuxième guerre mondiale qui sont à l’origine de la SDN puis de l’Organisation des Nations Unies, des Institutions de Bretton Woods, du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, ou de l’Agence internationale de l’énergie atomique. C’est l’impossibilité de réguler la libération des échanges par la voie d’accords bilatéraux qui a conduit par étapes à la création, en 1994, de l’Organisation mondiale du commerce. Au total, on compte actuellement environ trois cents institutions internationales à vocation universelle.
1 – Forces et faiblesses des institutions internationales
Il est de bon ton de critiquer ces institutions, de souligner leur impuissance à résoudre les problèmes. Je ne porte pas un jugement aussi tranché. Ayant eu un temps la charge de la direction des Nations Unies et des organisations internationales, ayant participé à plusieurs négociations multilatérales, à New-York ou à Genève, ayant été associé à la gestion de nombre de crises, je vois trop bien les faiblesses de ces institutions. Mais je ne méconnais pas pour autant leurs réussites. Avant de parler des premières, qui sont criantes, je voudrais dire un mot des secondes qui pour être moins connues, sont néanmoins réelles, même s’il est vrai que les résultats sont d’autant plus probants que la matière est plus technique et moins politique.
Je pense en particulier à l’action extrêmement riche et variée de codification et de régulation menée par les institutions à vocation technique, qu’il s’agisse de l’aviation civile, des radios télécommunications, de la gestion de l’espace maritime ou atmosphérique, de la propriété industrielle. Il y a là une entreprise de normalisation qui assure très concrètement la sécurité à l’échelle mondiale, et entraîne une certaine unification des comportements.
Je pense aussi au rôle que jouent les institutions internationales comme enceintes privilégiées où s’élaborent des accords dans des domaines sensibles, comme le désarmement, le développement, le droit du travail, et plus récemment l’environnement. Qu’elles soient elles-mêmes acteurs de coopération, ou qu’elles en soient seulement catalyseurs, elles accumulent une expérience extrêmement utile.
Fécondes sont également les grandes conférences thématiques organisées dans le cadre des Nations Unies, même si on peut et on doit parfois en discuter le déroulement et les conclusions. Au moins, par leur médiatisation, font-elles avancer la réflexion dans des domaines aussi essentiels que les droits de l’homme, le climat, le statut des femmes, la population, la ville, l’alimentation, le Sida.
Il n’est pas jusqu’aux instances proprement politiques des Nations Unies qui ne méritent une appréciation nuancée. Après tout, si l’on veut bien être objectif, elles comptent à leur actif quelques succès dans leur mission de maintien ou de rétablissement de la paix. Tel fut le cas au Mozambique, à Timor Est, au Salvador, dans le différend entre l’Ethiopie et l’Erythrée, voire au Cambodge. Conflits mineurs, dira-t-on, dont le règlement ne compense assurément pas les échecs flagrants enregistrés au Proche Orient, dans l’Afrique des Grands lacs ou à Srébrenica.
C’est exact. Ces échecs sont d’autant plus graves que l’alibi de la guerre froide, source de paralysie pendant quarante ans, n’existe plus depuis 1990.
Et il est vrai que si l’on considère les trois grands axes d’intervention des institutions internationales, que sont la sécurité, le développement et le respect des droits de l’homme, le bilan est pour le moins mitigé.
A quoi cela tient-il ?
J’y vois pour ma part quatre raisons principales :
1 – Comme j’ai déjà dit, les institutions internationales sont crées et gérées par les Etats, ceci selon une philosophie politique remontant pour l’essentiel au 19è siècle en Europe, et qui se fonde sur quelques principes simples : souveraineté des Etats, égalité des Etats quelle que soit leur taille, ou leurs ressources (avec comme seule exception « constitutionnelle » les droits des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies), principe de territorialité.
Or ces principes sont de plus en plus battus en brèche de telle sorte que les institutions internationales reposent aujourd’hui sur des Etats affaiblis.
La souveraineté nationale devient relative quand de grands groupes internationaux peuvent à loisir développer une stratégie qui les amène à délocaliser leurs activités de production dans les pays où le coût de la main d’œuvre est faible, ou à installer leur holding de tête dans les pays fiscalement mieux disant, réduisant d’autant les ressources dont a besoin l’Etat pour assurer ses missions régaliennes. Elle est également mise en cause, de plus en plus fréquemment, même si c’est de façon sélective, par ce que l’on appelle le droit d’ingérence.
L’égalité est une fiction, sachant que sur les cent quatre-vingt-neuf Etats membres des Nations Unies (ils n’étaient que quarante au lendemain de la Deuxième guerre mondiale), cinquante ont moins d’un million d’habitants et disposent d’un budget souvent inférieur à celui d’une petite multinationale. Dans ces conditions, ou bien les institutions fonctionnent selon la seule méthode du consensus et la prise de décision est trop souvent paralysée. Ou bien elles recourent au vote, mais les résolutions adoptées sont alors sans portée pratique, comme on le voit à l’Assemblée générale des Nations Unies ou au Conseil économique et social. Ou bien encore leur représentativité est contestée.
C’est le cas du Conseil de sécurité. Arrêtons-nous un instant sur cet organisme central des Nations Unies. Composé à l’origine de onze membres (cinq permanents et six non permanents) il a été élargi en 1965, le nombre des non permanents étant porté à dix. Depuis lors les états membres sont passés de cent-neuf à cent-quatre-vingt-neuf. A l’évidence un nouvel élargissement s’impose, d’autant que, dans le système actuel, les européens sont surreprésentés (un tiers des sièges pour un cinquième des Etats membres) tandis que l’Afrique et l’Asie sont sous-représentées : trois sièges reviennent à l’Asie qui compte pourtant plus de la moitié de la population mondiale.
A cela s’ajoute le droit de veto des membres permanents, le surcroît d’influence et de technicité que leur assure leur présence continue au sein du Conseil. Autant d’éléments qui font de ce dernier un organe peu démocratique.
Quant au principe de territorialité, il est de moins en moins pertinent dans un monde qui fonctionne de plus en plus en réseaux et où la notion de frontière s’estompe, tandis que la rapidité des transports, des communications, des mouvements de capitaux, facilite les trafics en tout genre : drogue, criminalité organisée, blanchiment d’argent, sur lesquels les Etats ont peine à garder prise.
2 – Autre faiblesse, liée d’ailleurs aux précédentes, le manque de ressources :
Ressources financières d’abord
Il faut savoir que si les dépenses de structures sont financées par des contributions obligatoires selon des clés de répartition âprement discutées, les dépenses liées aux programmes sont couvertes par des contributions volontaires déterminées chaque année – principe de l’annualité budgétaire oblige – dans le cadre de la procédure budgétaire de chaque Etat. Or, mon expérience m’a montré, que les contributions volontaires, aux yeux de Bercy – mais il en est de même ailleurs, sauf peut être dans les pays nordiques – sont la variable d’ajustement idéale pour équilibrer le budget des Affaires étrangères.
Résultat : la France, au cinquième rang pour les contributions obligatoires, est désormais au quatorzième rang pour les contributions volontaires. Et d’une manière générale, des institutions comme le HCR, le PNUD, le PNUE, l’OMS, le PAM sont toujours à cours de ressources.
Ressources en hommes aussi
L’absence de contingents militaires en permanence à la disposition des Nations Unies rend très difficile la mise en œuvre d’opérations de maintien de la paix qui exigent rapidité d’exécution, et moyens adéquats immédiatement disponibles.
En 1995, faute d’avoir pu obtenir du Conseil de sécurité la création d’une force internationale de maintien de la paix au Rwanda, nous avons dû, avec sa simple bénédiction et dans l’urgence, monter l’opération Turquoise. En 1997, à nouveau nous ne sommes par parvenus à convaincre Américains et Britanniques d’accepter la création d’une force des Nations Unies dans l’Est du Zaïre, avec les résultats que l’on sait.
Chaque fois, la question du financement donne lieu à d’âpres discussions, quand elle n’est pas un prétexte pour masquer un refus politique, à moins que ce ne soit l’inverse…
3 – En troisième lieu, je mentionnerai, comme facteur d’affaiblissement des Institutions internationales, l’attitude des Etats Unis.
Ce n’est pas, je crois, faire preuve d’antiaméricanisme que de constater le peu de cas que font les dirigeants américains des institutions internationales chaque fois qu’ils ne peuvent les instrumentaliser au profit de leurs intérêts étroitement nationaux. L’unilatéralisme américain, particulièrement depuis l’accession au pouvoir du Président Bush, s’est fortement accru. Ceci se traduit de multiples manières : remise en cause, au profit d’une négociation bilatérale américano-russe, des progrès intervenus dans la vérification et le contrôle du désarmement biologique et chimique ; refus de ratifier le Traité sur l’interdiction des essais nucléaires, ou de signer le Traité sur l’interdiction des mines anti-personnelles ; opposition résolue à la création de la Cour Pénale Internationale, retrait de l’Unesco ; remise en cause du Protocole de Kyoto sur les gaz à effets de serre. Sans parler de la politique qui consiste, pour les Etats Unis, à ne régler leurs contributions obligatoires aux organisations internationales que lorsque le retard accumulé risque de leur faire perdre leur droit de vote en Assemblée générale. La logique de puissance, plus encore que la volonté de puissance, qui inspire toute la politique américaine, entraîne souvent paralysie et blocage des Institutions internationales. Au Conseil de sécurité, la simple menace de la délégation américaine d’utiliser son droit de veto dissuade pratiquement toute autre délégation de déposer un projet de résolution, comme on le voit trop souvent à propos du conflit du Proche Orient.
4 – Je citerai enfin, comme facteur d’affaiblissement, la concurrence des organisations régionales ou à participation restreinte.
Le fait est patent, s’agissant du maintien de la paix en Europe du sud-est, entre les Nations Unies et l’OTAN. Même si le Conseil de sécurité donne plus ou moins – cas du Kossovo – sa bénédiction à une intervention de l’OTAN, c’est faute de pouvoir la mener lui-même, ou de pouvoir résister à la pression américaine.
De même, les grandes décisions dans le domaine de la dette des pays les plus pauvres sont-elles prises dans le cadre du G7 devenu le G8.
Au total, alors que la mondialisation des échanges de biens, de capitaux, de personnes, d’informations s’est considérablement accélérée au cours de la dernière décennie, la capacité des institutions internationales à jouer leur rôle de régulateur s’est, elle, plutôt affaiblie. Il était inévitable, face à cette impuissance relative, elle-même liée à une perte de substance voire de crédibilité de la plupart des Etats, qu’une réaction se produise et que de nouveaux acteurs entrent sur la scène internationale.
II – Nouveaux acteurs, nouvelles méthodes
On pense, bien entendu, aux organisations non gouvernementales (O.N.G.). Non pas que les ONG soient une création récente : Croix Rouge, Associations internationales d’anciens combattants, Organisations syndicales internationales, Conseil œcuménique des Eglises, Amnesty International, Fédération internationale des Droits de l’Homme, Médecins du Monde etc., autant d’organisations bénéficiant d’une longue et solide tradition.
Nombre d’entre elles (trois mille environ sur les vingt mille ONG existant actuellement) sont, en vertu de l’article 71 de la Charte des Nations Unies, agréées par le Conseil économique et social, ce qui leur vaut d’être invitées aux grandes conférences et de jouir d’un statut consultatif.
La nouveauté, c’est que sont nées au cours des dernières décennies, de nouvelles ONG – je pense à Greenpeace, à ATTAC – qui ciblent leurs interventions sur quelques grands problèmes de société, utilisent les médias comme un puissant levier pour faire pression sur les gouvernements et sont capables grâce à Internet au téléphone mobile de susciter et d’encadrer des mouvements de masse, propres à peser, y compris parfois par la violence – comme on l’a vu à Seattle en 1999 ou à Porto Alegre en 2001 – sur le déroulement de conférences internationales. Leur attitude à l’égard des institutions internationales va de la contestation radicale, partant de l’idée que ces institutions mènent une politique de dérégulation qui fait le jeu du libéralisme à l’occidentale (cas de l’OMC), à la recherche d’un partenariat fécond (je pense ici au protocole de Kyoto sur l’effet de serre par exemple). Ces organisations se veulent délibérément un contre pouvoir, et plus particulièrement un contre pouvoir à la puissance américaine.
Tout n’est pas négatif dans cette action, loin de là. Les ONG concourent à former une opinion publique internationale. Incontestablement elles font avancer la solution de certains problèmes. Songeons au rôle qu’à joué Handicap International dans la conclusion de l’accord sur l’interdiction des mines anti-personnelles, ou Amnesty International, pour faire aboutir le projet de la création de la Cour pénale internationale. De même Greenpeace et les mil-huit-cents ONG, représentées par trente-mille personnes lors de la conférence de Rio sur l’environnement en 1992, ont-elles contribué largement au processus qui a conduit au protocole de Kyoto.
Plus récemment, on ne peut sous-estimer l’action menée par le CCFD, Caritas internationalis et Justice et Paix, pour accélérer le processus d’allègement des dettes des pays les plus pauvres.
Reste que le fonctionnement, voire les méthodes de certaines de ces ONG ne sont pas à l’abri des critiques. On leur reproche souvent une légitimité douteuse, des dirigeants autoproclamés, une absence de démocratie interne, des financements opaques.
Il est évident également que le comité des Nations Unies habilité à accorder le statut consultatif a laissé s’introduire au sein de l’ONU nombre de fausses ONG qui reçoivent directement leurs ordres de gouvernements, ou d’obédiences religieuses radicales.
On s’en est aperçu lors de la récente conférence de Durban sur le racisme, ou des organisations islamistes radicales ont presque réussi à faire prévaloir leurs vues.
Il arrive aussi aux ONG de commettre de graves erreurs. On se souvient de l’affaire de la plate forme pétrolière de SHELL sombrée en Mer du Nord qui donna lieu à une virulente campagne de Greenpeace, si peu fondée que cette organisation fut contrainte de présenter des excuses.
Comment par ailleurs ne pas constater l’approche souvent sélective des ONG qui ménagent bien souvent – mais n’est-ce-pas aussi le cas des gouvernements ? – la Chine et la Russie !
Enfin on voit apparaître de plus en plus, notamment lors du récent forum de Porto Alegre, des approches contradictoires, voire conflictuelles entre grandes ONG, certaines entendant positiver la contestation en se montrant partisanes d’une mondialisation tempérée par des mécanismes régulateurs au plan économique, social, environnemental, d’autres, au contraire, partisanes d’une opposition radicale.
Quoi qu’il en soit, les ONG contribuent incontestablement à l’émergence d’un début de Société civile internationale : il faudra compter avec elles.
III – Quel avenir pour les Institutions internationales ?
J’en viens maintenant à mon troisième point : qu’attendre des Institutions internationales dans l’avenir ? Quelle peut être leur contribution à l’unité du genre humain ?
Charles Morazé, longtemps professeur à l’Institut d’études politiques, écrivait en 1967 dans son ouvrage intitulé « La logique de l’Histoire » : « Depuis les grandes découvertes, l’histoire de la planète est celle de son unité ».
Personnellement, j’adhère pleinement à ce qui peut sembler une affirmation hasardeuse. Toutefois, si l’horizon, dans mon esprit, ne fait pas de doute, le principe de réalité oblige à s’interroger, avec toute la modestie nécessaire, sur le comment, voire sur le quand.
Ma conviction est que la mondialisation, phénomène irréversible, exige, si l’on veut la maîtriser, une réhabilitation du politique, et du volontarisme en politique. Ceci dépend avant tout des Etats. Eux seuls peuvent bâtir une architecture nouvelle sur des accords multilatéraux, transcrire ceux-ci dans de nouveaux instruments nationaux et en assurer la garantie et le contrôle. Aussi longtemps que n’existera pas un Parlement mondial, seuls les Etats, ou les unions d’Etats, ont la légitimité démocratique pour faire appliquer des règles de bonne gouvernance. Seuls ils ont la capacité d’accepter des transferts de souveraineté, ou au minimum de compétences, au profit d’institutions internationales, et ceci dans des domaines de plus en plus nombreux, dès lors que ces transferts apportent un plus.
Je rejoins tout à fait Hubert Védrine quand il affirme que « le marché et la société civile ne peuvent répondre à tout et qu’il faut un mécanisme politique légitime qui prenne les décisions dans l’intérêt général et la durée ».
Bien entendu, les représentants de la Société civile peuvent et doivent être consultés en amont, mais c’est aux gouvernements légitimes, si possible issus du suffrage universel, de conduire les négociations et de décider au sein des institutions internationales.
Encore faut-il que les transferts de souveraineté consentis par les Etats s’accompagnent d’une volonté renforcée de leur part de se recentrer sur leurs missions régaliennes : sécurité, justice, santé, éducation, solidarité (interne et avec les pays pauvres).
Des institutions internationales fortes supposent, en effet, des Etats forts et réciproquement, car la régulation internationale est seule capable de préserver l’efficacité et donc la légitimité de l’action des Etats. La maîtrise de la mondialisation suppose aussi une refonte ou, à tout le moins, une révision du système international actuel. Nous avons une multitude d’institutions, un « archipel », selon la formule de Pascal Lamy, commissaire européen. Les doubles emplois, les chevauchements sont légion : programme des Nations Unies pour l’environnement et commission du développement durable du Conseil économique et social ; ONUDI et CNUCED ; l’OMC et l’OIT.
L’absence de cohérence des politiques menées, la concurrence néfaste entre les organisations aboutissent trop souvent à une stérilisation des ressources et à une considérable déperdition d’énergie.
Il n’existe pas d’endroit où les politiques des institutions soient examinées les unes par rapport aux autres, pas d’endroit où une synthèse puisse s’opérer et être soumise à une appréciation démocratique.
Comment y remédier ?
Sur le plan institutionnel, des novations sont possibles : Jacques Delors, dès 1990, proposait un Conseil de Sécurité économique et social, réplique de l’actuel Conseil de Sécurité.
J’avoue avoir des doutes, tant que la question de l’élargissement et celle du droit de veto n’auront pas été réglées. Ce qui n’est pas pour demain. On peut imaginer aussi, comme le fait Pascal Lamy, que les institutions actuelles, travaillent en réseau, autour de grands objectifs fédérateurs, comme le développement, la santé ou l’environnement.
De son côté, la commission des conférences épiscopales de l’Union européenne a publié un rapport sur la « Gouvernance mondiale », rédigé par un groupe de travail présidé par Michel Camdessus, qui préconise la création d’un groupe de gouvernance globale chargé d’assurer un minimum de coordination, de cohérence et d’arbitrage. Il regrouperait les chefs de gouvernement de 24 pays membres du Conseil d’administration du FMI, auxquels se joindraient le Secrétaire général des Nations Unies et les directeurs généraux des grandes Institutions internationales.
Ce sont sûrement des pistes à explorer. Mais d’autres voies sont prometteuses.
Je pense notamment au concept de « biens communs de l’humanité ». Une opinion publique internationale émerge en effet progressivement et prend conscience de l’absolue nécessité de préserver et de gérer collectivement les biens communs que sont : l’eau, le climat, la forêt, voire les médicaments permettant de lutter contre les grandes endémies (comme on l’a vu à Doha l’an passé).
Dans le domaine de la culture, le patrimoine commun de l’humanité tel qu’il est recensé par l’UNESCO, relève de la même approche.
Il est intéressant d’observer à cet égard combien la destruction des statues de Bamyan par les Talibans a été ressentie comme une perte irréparable dans le monde entier.
Ainsi le besoin se fait sentir d’institutions internationales disposant des moyens nécessaires pour définir des normes et les faire respecter. On peut penser que le besoin, tôt ou tard, créera l’organe. Ainsi en est-il du domaine de l’environnement.
Toutefois, les obstacles à franchir par les institutions seront considérables. En effet, plus l’unification du monde progresse, plus les phénomènes de fragmentation, plus les réflexes de repliement, plus les revendications identitaires se développent, souvent dans un climat de violence. C’est tout le problème de la tension entre l’universel et le particulier, entre le global et le local, entre l’unité et la diversité. Problème que l’on rencontre constamment dans la construction européenne mais que la mondialisation ne fera qu’exacerber, tant est grande la crainte d’être absorbé dans l’uniformisation et la globalisation internationales.
Pour y répondre nous sommes fort démunis. Sans doute faudra-t-il faire bien davantage appel au principe de subsidiarité, dont l’Eglise nous a donné le mode d’emploi, et qui répond, au moins partiellement, au besoin de proximité ressentie par chacun. A noter aussi l’effort intéressant fait actuellement par l’UNESCO pour mettre en œuvre la « Charte de la diversité culturelle », adoptée à l’automne dernier.
Reste que l’on ne voit pas comment combler le déficit politique dont souffre le processus d’unification mondiale. On peut certes améliorer la concertation entre les institutions internationales et les organisations les plus représentatives de la Société civile. Plusieurs d’entre elles, comme d’ailleurs les grands groupes internationaux, s’y emploient déjà – je pense en particulier à la Banque mondiale. Je pense aussi à la Commission du développement durable qui constitue un embryon de Parlement universel pour les questions touchant au développement, à l’environnement, à la lutte contre la pauvreté, et où la Société civile peut s’exprimer, qu’il s’agisse des ONG, des autorités locales, des fédérations d’entreprises, associations de femmes, délégués des peuples indigènes, représentants des jeunes, et parfois même porte paroles religieux.
Mais cela est loin d’être à la hauteur de l’enjeu.
Faut-il alors envisager la constitution d’un gouvernement mondial ? D’une démocratie mondiale ?
A très long terme, certainement. Dans les décennies à venir, cela ne semble guère réaliste.
J’observais, au début de mon propos, que les institutions internationales naissaient bien souvent de crises ou d’échecs graves. Une lecture traditionnelle de l’Histoire inciterait à penser qu’il en sera de même dans l’avenir. L’imagination peut malheureusement, dans ce domaine, se donner libre cours. Sur le plan géostratégique verrons-nous une confrontation entre un ensemble euro-atlantique, allant de Vancouver à Vladivostok, et une Chine devenue superpuissance, qui nourrirait un complexe d’encerclement et souhaiterait conquérir espace et ressources dans une Sibérie à moitié vide ? Ou bien la Terre connaîtra-t-elle une grande crise économique, ou encore une catastrophe climatique, écologique ou sanitaire de grande ampleur, un peu comparable à ce que fût la grande peste en Europe au XIVème siècle ?
Quarante ans de construction européenne me feraient plutôt pencher vers une vision plus optimiste de l’avenir. L’expérience montre que des Etats ayant une longue histoire sont capables de renoncer à leur souveraineté dans des domaines de plus en plus nombreux et essentiels, au profit d’une Union d’Etats.
Il y a là un modèle d’intégration régionale qui pourrait faire école. Apparaîtraient ainsi une dizaine de grands ensembles régionaux structurés, acteurs crédibles d’un système mondial véritablement multipolaire, capables d’assurer au sein d’institutions internationales profondément réformées et démocratisées – je pense en particulier aux Nations Unies – la gestion des biens communs de l’Humanité , à commencer par la sécurité, et de réguler l’économie mondiale.
Cela supposerait une meilleure articulation entre Etats ou Unions d’Etats d’une part, et une Société civile dynamique accédant progressivement à une conscience d’appartenance planétaire, d’autre part.
Cela impliquerait aussi que s’impose le concept et la réalité d’une citoyenneté plurielle, qui fait que l’on peut se sentir tout à la fois pleinement français, pleinement européen et pleinement citoyen du monde.
A vues humaines, je ne pense pas que l’on puisse aller plus loin. Il faudra déjà, pour franchir cette étape, beaucoup d’efforts et de persévérance, en sachant que sur la voie de l’unité, des retours en arrière sont toujours possibles, et même probables.
Au delà, l’expérience laisse place à l’intuition, et pour les chrétiens à la Foi, celle que nourrit la vison de Saint Jean dans l’Apocalypse.
Ceux qui, comme moi, ont eu le privilège de vivre plusieurs années à Rome et de participer sur la Place Saint-Pierre à ces grandes liturgies qui rassemblent des hommes et des femmes de toutes races, langues, cultures, comprennent que l’unité du genre humain n’est pas une utopie. Elle se construit chaque jour. Dans une démarche volontariste.
ECHANGE DE VUES
Le Président : Monsieur l’Ambassadeur, ce qui frappe dans votre communication, c’est l’expérience du praticien. Les idées reposent sur la pratique c’est un premier constat.
Deuxième constat : il y a des organisations internationales publiques et les ONG. Nous retenons ce que vous avez dit des ONG et notamment de ce bien commun de l’humanité, le patrimoine commun de l’humanité. C’est dire là le rôle que les Chrétiens peuvent jouer – et jouent effectivement – dans ces organisations.
Au Secours catholique, j’ai été témoin, dans le cadre de Caritas Internationalis, du rôle que jouent les organisations caritatives sur le plan humanitaire. Les ONG et le secteur privé font beaucoup pour seconder l’aide publique qui est toujours en deçà des engagements pris par les gouvernements.
Patrimoine commun de l’humanité : comment ne pas penser à la culture ? Or, la culture, au niveau international, c’est l’UNESCO. Il y a un Comité Catholique international de Coopération (C.C.I.C.) auprès de l’UNESCO qui y joue un rôle important. A côté des représentants des organisations internationales catholiques qui jouissent d’un statut consultatif auprès de l’institution, des experts pris dans toutes les disciplines seront invités à étudier en amont les projets de l’UNESCO avant que ne s’en saisissent les instances de l’Institution. Vous savez l’importance que Jean-Paul II attache à l’UNESCO, où il est venu prononcer un discours mémorable sur la culture, en 1980.
Janine Chanteur : Monsieur l’Ambassadeur votre intervention a posé toute une série de problèmes.
J’ai eu, pour ma part, à la fois la chance et l’honneur de contribuer au travail qu’a fait l’UNESCO à propos du génome qui a été déclaré patrimoine commun de l’humanité justement. Je me disais qu’il y a un génome humain et, en même temps, le génome de chacun de nous est singulier. Il y a donc une unité biologique du genre humain et une infinie diversité telle que la suppression de l’un de nous entraîne un manque grave.
Est-ce qu’on ne pourrait pas penser parallèlement, sans pour autant déduire la culture du génome, que la mondialisation n’a des chances de réussir l’unité du genre humain que si elle tient compte de la spécificité de toutes les cultures ? Tout au moins de celles des cultures qui considèrent les hommes libres et à égalité, non pas celles qui voudraient dominer, qui ont des prétentions souverainistes sur le reste du monde, ce qui est une dérive de la culture et non pas la culture elle-même.
Une culture, c’est d’abord une langue. Un important problème surgit : celui de nous comprendre entre gens qui parlent des langages différents. Ne faut-il pas faire un effort non pour qu’une seule langue domine les autres mais pour que, à travers nos langues différentes, véritables vecteurs de la culture, ne faut-il pas faire effort pour amener chacun de nous à participer à un certain nombre de langues qui nous permettraient une compréhension plus grande, au lieu de sombrer dans cette facilité : l’adoption de l’anglais qui est en général d’ailleurs soit l’anglais commercial, soit l’anglais scientifique ?
En 1784, Kant a écrit un opuscule intitulé L’idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. Il mettait en évidence la nécessité d’une Société des nations. Il pensait que les malheurs de la amèneraient les hommes à ne pouvoir plus rechercher que la paix.
Faut-il garder cette vision optimiste mais dont Kant faisait l’unique l’horizon de l’humanité ? Ne pouvons-nous pas essayer de montrer qu’une certaine forme de paix d’ordre spirituel pourrait mener également à cette société ?
Bertrand Dufourcq : L’unité et la spécificité des cultures. Il faut absolument que dans un processus d’unification mondiale on protège la spécificité des cultures.
Cela m’amène à revenir à la charte de la diversité culturelle qui a été adoptée à l’automne dernier par l’UNESCO. Je pense qu’il ne faut pas en rester là. J’en ai parlé avec Monsieur Matsura, le Directeur de l’UNESCO, il faut que l’on arrive à transcrire cette charte dans un certain nombre de règles de droit concrètes qui permettent précisément de défendre la diversité des cultures. C’est un travail énorme auquel l’UNESCO devrait se livrer maintenant.
Je crois qu’il y a un certain consensus pour aller plus loin. Traduire la Charte dans des règles concrètes sera très difficile parce que nous aurons évidemment un certain nombre de pays, dont les Etats-Unis, qui élèveront beaucoup d’objections. On sait que les États-Unis se sont retirés de l’UNESCO mais qu’ils y ont laissé un bataillon d’observateurs c’est-à-dire qu’ils ont la possibilité d’intervenir comme ils le veulent… sans payer leur cotisation. C’est une façon comme une autre de concevoir les organisations internationales. Leur influence reste très forte à l’UNESCO.
Quant à la question des langues c’est un problème que nous rencontrons sans arrêt dans la construction européenne. Je pense que les langues sont une richesse qu’il faut absolument protéger. J’avais réussi à convaincre, je crois, le ministère français de l’éducation qu’il fallait adopter le principe de deux langues européennes obligatoires. L’on commencerait dans l’enseignement primaire par l’enseignement d’une langue européenne qui ne serait pas l’anglais c’est-à-dire que l’on commencerait par apprendre soit l’allemand, soit le russe, soit l’espagnol, soit l’italien et puis, en deuxième langue, tout le monde apprendrait l’anglais. Mon ministre était assez convaincu, mais nous nous sommes heurtés à une hostilité profonde de certains Länder allemands, dont notamment la Basse-Saxe.
Sur le plan mondial, le problème est encore plus vaste et je ne sais pas comment on peut le résoudre, mais en tout cas, la préservation des langues est essentielle, notamment dans les institutions internationales. Je ne vois pas pourquoi nous céderions systématiquement à la pression des pays anglo-saxons ou surtout des pays qui ne veulent pas consacrer de ressources à l’utilisation des langues dans les institutions internationales. Je dois dire que nous Français, ne sommes pas toujours à la hauteur dans ce domaine et que la tentation est grande, effectivement, quand il n’y a pas d’interprète, de travailler en anglais.
Quant à l’idée de Kant selon laquelle on pourrait parvenir à l’unité du monde par la recherche de la paix, je voudrais souhaiter qu’elle soit exacte. Encore une fois la tentation est plutôt de penser que l’on procédera par des crises et des échecs.
Mais je constate cependant, après presque quarante ans de construction européenne, que, lentement, avec des difficultés énormes, l’on est tout de même parvenu à avancer et que c’est une méthode dont un grand nombre d’ensembles régionaux pourraient profiter. Je pense en particulier au Proche-Orient. Il est évident qu’il faudra que les Israéliens vivent en symbiose avec les Palestiniens et avec le monde arabe. Il faudra qu’il y ait une organisation structurée dans cette région. C’est à mon avis essentiel. En Amérique latine et dans l’Asie du Sud-Est probablement, il en est de même.
Je pense que le modèle européen pourrait faire école et que c’est une manière d’avancer progressivement. Je ne crois pas l’unification du monde possible avec cent quatre-vingt-neuf États. C’est très difficile. Mais s’il y a dix ensembles organisés, structurés, démocratiques, je pense que l’on doit pouvoir progresser. De là à constituer un gouvernement mondial… personnellement je n’y crois pas beaucoup.
Denys Pellerin : Vous avez tout à la fois, Monsieur l’Ambassadeur, indiqué les capacités mais aussi les limites des institutions internationales comme facteur d’unité dans la gestion des biens communs de l’humanité.
Aujourd’hui, les développements extrêmement rapides de la recherche scientifique – j’évoque notamment les recherches sur les cellules souches embryonnaires et leurs dérivés – éclairent d’un jour nouveau les connaissance sur les phases les plus initiales du développement de l’être humain. Elles vont ouvrir sans doute dans un avenir proche des possibilités thérapeutiques encore insoupçonnées.
Ces recherches sont nécessairement internationales. Leurs conséquences thérapeutiques espérées mettent en cause des moyens économiques considérables investis par des industries pharmaceutiques multinationales ; vis-à-vis de ces évolutions, les réactions et l’approche éthique des divers Etats peuvent être diverses et parfois très éloignées les unes des autres, en fonction des diversités des références philosophiques, religieuses, culturelles, etc.
Pensez-vous que l’on puisse espérer des institutions internationales qu’elles parviennent à définir et faire respecter une « mondialisation de la bioéthique » (c’est le titre d’un prochain colloque, à Berlin, auquel je dois participer) ?
Bertrand Dufourcq : Je dirai qu’il y a une nécessité, mais y a-t-il une place ? On peut s’interroger quand on voit déjà combien en Europe les opinions sont divergentes sur cette question fondamentale, entre la France et l’Angleterre, entre l’Angleterre et l’Allemagne. De surcroît, au-delà des mots il y a des pratiques. Songeons à ce qui se passe en Italie, par exemple.
La nécessité est évidente. La bioéthique devrait être un des biens communs de l’humanité, c’est-à-dire vraiment gérée d’une manière commune. Est-ce qu’on est en mesure, actuellement, d’avancer dans cette voie ? J’avoue que j’ai des doutes. Mais c’est vraiment aux politiques de prendre leurs responsabilités.
Gabriel Blancher : Monsieur l’Ambassadeur, je partage tout à fait votre point de vue sur le fait qu’il ne peut pas y avoir actuellement – et probablement dans l’avenir – de gouvernement mondial et qu’un équilibre entre divers ensembles régionaux pourrait à la fois assurer la paix et une coopération internationale. Je suis tout à fait d’accord aussi sur l’exemple que peut donner l’Europe à l’heure actuelle.
Cependant, je me demande si l’Europe, si elle veut aller plus loin et avoir une influence véritablement mondiale, ne devrait pas, avant tout, aboutir à un certain degré de coordination des politiques étrangères des différents États. Si cette coordination n’a pas lieu, malgré tous les bienfaits que nous attendons et que nous obtenons déjà de la coopération européenne, l’influence de l’Europe dans le monde risque de demeurer restreinte et nullement en rapport avec sa véritable importance.
Ne le pensez-vous pas ?
Bertrand Dufourcq : J’en suis convaincu. Il se trouve que j’ai commencé ma carrière au tout début de la coopération politique européenne. C’était alors une dimension tout à fait marginale de la construction européenne, qui était alors beaucoup plus axée sur le marché. Pendant trente ans, nous avons travaillé beaucoup, nous sommes arrivés à un embryon de coopération politique en matière de politique étrangère. Des progrès ont été faits plus récemment, notamment dans le domaine de la Défense et de la Sécurité.
Mais il est évident que l’Union européenne a besoin d’une Union politique. Qu’elle soit facile à faire, certainement pas, mais qu’elle soit nécessaire, il n’y a aucun doute, et il faut avancer dans cette voie.
Au-delà du déclaratoire, les Européens ont beaucoup de difficultés à passer à l’action, sauf à ouvrir leur porte-monnaie et à financer tel et tel projet pour régler telle ou telle crise avec, malheureusement, les résultats que l’on voit en ce moment en Cisjordanie et à Gaza où l’on a dépensé beaucoup d’argent et où il va falloir recommencer pour reconstruire ce qui a été détruit.
Pour le moment, c’est une diplomatie du déclaratoire et du chéquier. De là à mener des actions de politique étrangère, à prendre des initiatives il y a encore du chemin à parcourir. Même si, en termes de déclaratoire, il ne faut tout de même pas négliger ce qui a été fait. Ainsi, sous le Président Giscard d’Estaing, nous avons adopté la Déclaration de Venise sur le Proche-Orient qui ouvrait une perspective d’État palestinien, c’était une formidable révolution, à l’époque et Dieu sait que cela nous a créé de nombreux problèmes avec nos amis Américains, sans parler des Israéliens, bien sûr.
Il y a eu également des progrès en matière de coopération et de sécurité en Europe. Aujourd’hui personne n’y pense plus parce que le Communisme a disparu, mais il faut voir l’effort prodigieux qu’a été la CSCE, le travail que cela a représenté pour les diplomates, pendant trente ans. Avec du recul, on verra que tout ceci n’a pas été étranger à ce qui s’est passé dans le monde communiste. Si le monde communiste ne s’est pas effondré de façon violente et brutale comme d’ordinaire tous les Empires, c’est parce qu’il y a eu un travail considérable de coopération avec l’Union soviétique, parce que des rapports humains ont été créés, des règles ont été mises au point sur les Droits de l’Homme, des contacts noués avec les dissidents, bref une action persévérante, souvent méconnue de l’opinion publique.
Ceci n’est pas négligeable, mais il faut aller plus loin, se donner des instruments de décision en matière de politique et de défense. Pour le moment, ils existent sur le papier, mais on a du mal à les utiliser étant donné les traditions diplomatiques des uns et des autres, les divergences d’analyse, les relations avec les États-Unis de chacun des États.
Je ne suis pas pessimiste. Il a fallu trente-cinq ans pour adopter le statut de la Société européenne. C’est le premier dossier que l’on m’avait donné à la direction économique quand j’étais jeune agent au Quai d’Orsay. Avec le temps, les choses avancent. Il faut garder espoir. Mais il y aura des retours en arrière, car plus on va vers l’unité, plus la volonté identitaire, la volonté de garder son pré-carré sont fortes. C’est normal. C’est un réflexe humain. Mais je crois que cela ne doit pas empêcher de progresser volontairement.
Pasteur Michel Leplay : Monsieur l’Ambassadeur, du point de vue de votre expérience et de votre espérance que pensez-vous de la pertinence du message chrétien pour notre visée de l’unité de l’humanité ? Le christianisme a fait l’Europe, ce sont quand même des chrétiens engagés qui ont fait l’Union européenne. Pensez-vous, compte tenu de la vision mondiale que vous avez de la situation, que le message de l’universalisme chrétien, de la fraternité chrétienne a encore une pertinence pour un bon nombre de nos contemporains sur cette Terre ? Dans quelle mesure, les institutions ecclésiales, dans leur diversité, peuvent-elles être des modèles pour négocier précisément l’unité dans la diversité et quelle serait, à votre avis, l’importance à espérer, mais qui n’est pas institutionnelle, de l’apparition de grands témoins ? De ces personnages charismatiques qui venant des institutions et parfois contre elles, je pense à Jean XXIII, à Martin Luther King, à Oscar Romero et à quelques autres, qui se sont levés et qui ont été quelquefois dans le piétinement des institutions des moteurs à explosion, des gens qui ont vraiment fait avancer les affaires.
Pressentez-vous que la pertinence réelle du christianisme pour l’union de l’humanité peut être relayée, après l’essoufflement occidental de notre religion, par des personnages charismatiques qui, appuyés par leurs Institutions, pourraient poser des questions telles que tout le monde serait obligé de chercher des réponses ?
Bertrand Dufourcq : Le message chrétien reste d’absolue actualité et non seulement d’actualité mais d’avenir. C’est un message qui s’est diffusé bien au-delà des sphères chrétiennes. Toute l’idéologie des Droits de l’Homme, si vous la regardez d’un peu près, descend en droite ligne de la Bible et de l’Évangile avec un passage par les Lumières. Mais les Lumières, dans un certain sens, c’est une façon de ré-exprimer un message qui était déjà inscrit dans le Décalogue et dans le Sermon sur la montagne, etc. Sur ce premier point, je n’ai aucun doute. Je crois qu’il y a beaucoup de gens, même non chrétiens, qui sont sensibles au message de l’Évangile et le considèrent comme la meilleure des règles de vie. Je ne dis pas pour autant que le discours officiel de l’Eglise rende toujours pleinement compte de ce message. C’est autre chose.
Quant à savoir dans quelle mesure les institutions actuelles de l’Église sont capables d’apporter leur pierre à cet effort d’unification de l’unité humaine, je me pose des questions. Ayant vu fonctionner de près la Curie, j’ai parfois des doutes sur la façon de travailler de celle-ci. Elle a certes une grande capacité à écouter, mais pas à dialoguer. On écoute tout le monde, de façon très sympathique et très ouverte, mais on ne change jamais son opinion en fonction de ce que l’on a entendu. À mon avis, c’est un peu dommage. Il y a des erreurs qui ont été commises de ce fait et qui sont graves.
En revanche, je pense que, dans l’Église, au-delà des institutions elles-mêmes, il y a et il y aura toujours des grands témoins, comme vous le dites. Il y en a toujours eu dans l’histoire de l’Église. Vous avez eu Saint François d’Assise, Sainte Thérèse d’Avila… de grands témoins qui ont fait à un moment évoluer fondamentalement la vision des gens. C’est absolument essentiel. Vous avez parlé de Jean XXIII, je dis honnêtement pour avoir suivi toute sa politique, que Jean-Paul II, dans le domaine international, aura été un grand témoin et un facteur d’unification du monde considérable ! Il est clair, lorsque l’on a vécu en Union soviétique et que l’on a travaillé sur ce problème des rapports Est/Ouest pendant des années, que l’effondrement du communisme doit beaucoup à la Pologne et à Jean-Paul II. Personnellement, j’ai toujours pensé que Gorbatchev était un produit à la fois de Jean-Paul II et de Deng Tsiao Ping. Je crois que des grands témoins sont fondamentaux pour faire avancer l’unification du monde. Je pense qu’il s’en lèvera, sûrement. L’histoire de l’Église le montre, il y en a toujours eu et il y en aura encore.
Jean Klein : Monsieur l’Ambassadeur, connaissant de longue date votre pensée sur les questions internationales et le rôle que vous avez joué dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique étrangère de la France, je n’ai pas été surpris par la pertinence et la clarté de vos aperçus et je souscris sans réserve à votre présentation des problèmes soulevés par le fonctionnement des institutions internationales. Deux points ont plus particulièrement retenu mon attention : le premier a trait à l’application du principe de subsidiarité à l’organisation de la sécurité internationale, le second au rôle prétendument positif joué par les organisations non gouvernementales (ONG) dans les négociations sur la réglementation des armements.
S’agissant du principe de subsidiarité, j’attache la plus grande importance à l’enseignement du magistère romain et je considère que si le Pape Jean XXIII a prôné dans son Encyclique Pacem in terris la création d’une « autorité publique à compétence universelle » pour garantir la paix dans le monde, il n’a pas négligé pour autant la contribution des instances subordonnées que sont les organisations régionales et les Etats pour faire triompher cette cause. Or, on observe depuis la fin de l’ordre bipolaire que les Nations Unies, qui pouvaient apparaître comme la préfiguration de l’autorité publique mondiale visée dans l’Encyclique, n’ont pas été en mesure d’assumer les responsabilités qui leur incombent dans le domaine du maintien et du rétablissement de la paix et que les organisations régionales ont pris le relais, plus particulièrement dans l’espace « Euro-Atlantique ». J’ai cru comprendre que vous déploriez cette dérive et que vous perceviez dans la concurrence des organisations régionales une des causes de l’affaiblissement de l’ONU. Personnellement, je serais enclin à voir dans cette évolution une application du principe de subsidiarité qui, au demeurant, est en parfaite conformité avec la philosophie de la Charte de San Francisco (chapitre VIII) et je ne vois pas d’inconvénient à ce que l’OTAN se mue en organisation de sécurité collective à condition qu’elle agisse avec un mandat exprès du Conseil de sécurité. Pourriez-vous nous préciser votre pensée à cet égard ?
Ma seconde observation porte sur le rôle joué par les Nations Unies dans l’organisation des négociations en vue de la réglementation internationale des armements. J’ai consacré ma thèse à l’entreprise du désarmement depuis 1945 et, en qualité de chercheurs au CNRS, je me suis longuement penché sur ces questions. Certes, je ne pouvais avoir accès aux mêmes informations que les praticiens mais j’ai parfois eu le privilège de m’entretenir avec des diplomates qui ont bien voulu éclairer ma lanterne. Or, j’ai acquis la conviction que, depuis la fin des années 1960, les négociations en vue du désarmement et de la maîtrise des armements ne s’inscrivent plus dans le cadre des Nations Unies, mais font l’objet de tractations entre les protagonistes nucléaires ou relèvent de la compétence des alliances et des organisations régionales, telle l’OSCE. Quant à la conférence du désarmement (CD) de Genève, qui a parfois servi de cadre à la négociation d’accords multilatéraux, elle est frappée de paralysie depuis 1996.
C’est l’une des raisons pour lesquelles on a décidé de négocier l’interdiction les mines antipersonnelles en dehors de ce cadre. En l’occurrence, le Canada a joué un rôle pilote et cent trente huit ONG, dont Handicap International, se sont regroupées sous l’égide d’une organisation dénommée « International campaign to ban landmines » (ICBL) pour faire aboutir ce projet. Je vous concède que la convention, signée à Ottawa en décembre 1997, répondait à l’exigence d’une interdiction totale des mines antipersonnelles mais je ne suis pas sûr que le résultat obtenu en définitive soit un franc succès. C’est que la campagne de l’ICBL a été caractérisée par des requêtes maximalistes et les ONG se sont refusés à tout compromis dans la phase finale de la négociation. Il en est résulté un traité qui ne comporte pas la moindre échappatoire et peut apparaître comme un modèle de perfection. L’ennui, c’est que les principaux pays producteurs, exportateurs et utilisateurs de cette arme, n’ont pas adhéré à cette convention de sorte que sa portée est extrêmement limitée. J’ai le sentiment que si les ONG avaient fait preuve d’une plus grande souplesse et s’étaient abstenus de tout dogmatisme en la matière, ils auraient pu rallier les Etats-Unis dont les arguments auraient mérité d’être pris en compte. Je ne suis donc pas persuadé qu’en quittant les sentiers battus et en cédant aux pressions des ONG, les négociateurs du désarmement soient toujours bien inspirés.
Bertrand Dufourcq : Sur la subsidiarité des organisations régionales, je pense que c’est une voie d’avenir, à condition que ces organisations régionales disposent de moyens suffisants aussi bien en hommes qu’en ressources financières. Pour l’OTAN, cela ne pose pas de problème du point de vue financier, ni du point de vue humain. Je n’ai aucune objection à condition que des missions qui seraient confiées à ces organisations régionales le soient sur la base de décisions prises par les États dans le cadre de l’organisation centrale, selon des règles relativement démocratiques. Et d’autre part, pour ce qui concerne l’Europe, je préférerais beaucoup que l’Union européenne se donne les moyens de répondre à des demandes de ce genre.
Mais s’agissant de la subsidiarité je suis tout à fait d’accord avec vous. Je pense qu’il faudra aller de plus en plus dans cette voie. Car, l’organisation régionale, c’est la proximité. Quand on pense à l’Afrique, par exemple, il est clair que des décisions prises souvent au siège central, à New-York, ou ailleurs, font l’impasse sur beaucoup d’éléments proprement culturels qui rendent ensuite l’application des décisions très difficiles. Il faut dessiner les grands axes au centre mais ensuite confier aux organisations régionales le soin de les mettre en œuvre.
Sur la question du rôle des ONG dans la question du désarmement. : comme vous, j’ai constaté que, pour la première fois, une négociation de désarmement se nouait en dehors de la Conférence du désarmement à Genève ou de l’enceinte des Nations Unies avec d’ailleurs la complicité du gouvernement canadien qui a décidé de bâtir sa politique étrangère sur une coopération avec les grandes ONG internationales.
Sur le texte lui-même, je ne peux me prononcer, ayant quitté mes fonctions à l’époque. Sans doute avez-vous raison. Dans ce genre de négociation, lorsque l’on veut aller trop loin, on ne va nulle part. Et de fait, les États-Unis n’ont pas accepté de participer à cet accord. Mais il y a un certain nombre de pays qui l’ont fait, à commencer par la France, ce qui n’est pas complètement négligeable en termes de mines antipersonnelles. Après tout, si un certain nombre de pays qui produisaient des mines antipersonnelles y renoncent, c’est déjà un progrès.
Mais c’est vrai que dans ce genre de négociation, il vaut mieux prévoir un échéancier, avec des étapes qui permettent de franchir les difficultés.
Maurice Blin : Il faut prendre le temps de recueillir et d’assimiler les très intéressantes informations que vous nous avez données, Monsieur l’Ambassadeur.
Je m’attacherai à un point de votre conférence qui me paraît capital et autour duquel tout le reste tourne : la subsidiarité et le rôle incontournable des États dans la perspective d’un monde qui serait en voie d’unification.
Il faut commencer par mettre de l’ordre chez soi avant de prétendre le faire régner sur la planète entière. C’est, en effet, une règle de sagesse. Montesquieu, que vous avez évoqué tout à l’heure, l’a dit « commençons par le plus bas pour remonter vers le plus haut ». Cet impératif rappelé et satisfait, nous butons sur un problème. Ces mêmes États ont sans doute été facteurs de paix intérieure. Mais ils ont été aussi de redoutables facteurs de guerre. Vous évoquiez tout à l’heure le rôle des Chrétiens. Or, les affrontements entre Etats chrétiens n’ont pas été moindres que les guerres entre États de confessions différentes. Donc en matière de paix, l’État peut être à la fois remède et poison, le meilleur ou le pire. Comment éviter qu’il soit le pire ?
En reprenant ce que vous disiez, j’aperçois une voie qui me paraît ouverte et une autre qui me semble beaucoup plus incertaine. La voie ouverte, c’est la peur. L’Europe ne se serait pas faite sans cette peur de voir resurgir un jour une guerre entre européens, la peur de voir l’URSS imposer sa loi sur le vieux continent ; aussi longtemps qu’elles ont été fortes, l’Europe s’est ressaisie, unie ; elle a inventé, a progressé. La France y a pris toute sa part. Le jour où ces peurs se sont effacées, l’Europe a perdu beaucoup de son élan. Ce qui prouve que tant que dure la conscience d’une menace grave et qui n’épargnerait personne (la dégradation de l’environnement, l’apocalypse nucléaire ) la peur qui est le commencement de la sagesse permet d’éviter le pire. On l’a bien vu pendant trente ans régner ente l’URSS et les États-Unis à la suite de la menace nucléaire.
Par contre, comment envisager la conscience d’un bien commun de l’humanité, qui s’imposerait à tous les États, par delà leurs différences de taille ou de culture ? Par exemple : la Chine et l’Inde sont des peuples immenses qui pèseront lourd au XXIème siècle. Mais ils sont de cultures très différentes. Croyez-vous que les foules qui composent, aient aujourd’hui le commencement d’une conscience d’un bien commun de l’humanité ?Le chinois est fier de sa culture millénaire. L’Indien est attaché à l’Inde comme à une mère. Mais l’idée d’une unité de destin leur est sans doute profondément étrangère.
Quant aux différences économiques, elles ne sont pas moins évidentes. Prenons l’exemple du travail des enfants. Quand on lui montre des enfants de cinq à quinze ans condamnés à des tâches serviles, l’Europe s’indigne. Oublie-t-elle que les progrès de l’industrie, au XIXe siècle, ont longtemps reposé sur le travail d’enfants ? Une régulation du travail à prétention universelle relève donc soit de l’hypocrisie, soit de l’utopie.
Que se dessine en occident l’impératif d’une gouvernance mondiale, le fait qu’imposent l’uniformité des techniques et l’espoir qu’elle suscite chez les peuples pauvres, n’est pas douteux. Mais à ce problème radicalement nouveau, l’histoire, et pour cause, n’apporte pas de réponse. Le pourra-t-elle jamais ? Il me semble que ce défi déborde la politique et ses modestes moyens. N’est-ce pas d’ailleurs ce que signifie l’échec de la Tour de Babel que les hommes voulaient construire seuls pour atteindre le ciel ?
En réalité, le rêve d’unité qui habite aujourd’hui une partie de l’humanité la dépasse. La politique ne peut pas guérir les maux qu’elle a elle-même engendrés. Comme le disait Pascal, « cela est d’un autre ordre ».
Bertrand Dufourcq : Je pense que tout ce que vous dites est parfaitement justifié. C’est vrai qu’on a beaucoup de doute sur la possibilité pour les États d’accepter un jour cette unification et notamment cette unification politique.
Quand j’emploie ce mot “politique”, je n’y mets pas de mépris, au contraire, je crois que le politique est extrêmement noble, même si les politiques sont parfois ce qu’ils sont. Ils sont humains, comme tout le monde. Mais le politique, en tant que tel, est une dimension éminente de la Société et l’on peut tout de même espérer que le politique, en fonction de certains événements, dans certaines circonstances, sera capable d’entraîner vers l’avant. Quand vous voyez ce qu’ont fait Robert Schuman et Monnet, il est clair qu’ils étaient mus par un dessein politique. Et chez Robert Schuman il y avait aussi, très probablement, le message évangélique en arrière plan. La Déclaration du 8 mai 1950, c’est de la haute politique. Et voyez comme cela a été productif ! Personne n’aurait pensé, en 1950, que nous aurions une monnaie commune en 2002 !
Ce que vous dites, au fond, c’est que le politique a besoin d’une certaine transcendance. Nous, chrétiens, sommes convaincus que le Christ, l’Évangile, sont la réponse à ce besoin.
Il se trouve que j’ai eu un grand-père historien de l’Église qui a écrit une Histoire de l’Église en douze volumes. C’était en plein combisme, en 1901. Il a intitulé cette histoire L’Avenir du Christianisme ce qui, à l’époque, était déjà une provocation. L’avant-propos débutait par la phrase suivante : “ Le monde roule vers un catholicisme ” non pas “le” catholicisme mais “un” catholicisme. Personnellement, je pense que c’est là une vision très riche de l’avenir.
Le Président : Monsieur l’Ambassadeur, fasse le Ciel que vous rédigiez bientôt vos mémoires et, lorsque vous reviendrez, dans quelques années, mon successeur devra les lire… et tant mieux pour lui !