Par Olivier Abel, Professeur à la Faculté de Théologie protestante de Paris
En un monde où il est de bon ton, pour certains, de faire du christianisme une sorte de bouc émissaire, d’en prédire la fin et de développer une culture du persiflage, du sarcasme ou de la dérision à son encontre, n’est-il pas permis de penser que les Chrétiens, porteurs d’un message destiné à toute la Terre, doivent développer, multiplier, coordonner, par un usage approprié des médias, la présence active et permanente de la seule Foi à la mesure de l’univers ?
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Le Président : Nous avons aujourd’hui le plaisir d’accueillir le Pasteur Abel.
Il ne m’appartient pas de vous le présenter, Edouard Secretan ayant accepté de le faire. Avant de lui donner la parole, permettez-moi seulement un souhait, celui d’ouvrir notre Académie aux jeunes ; je suis convaincu que cela correspond à l’une de nos raisons d’être étant donnée l’importance, pour nos fondateurs, de la formation. Certes, la jeunesse est d’abord celle du cœur et de l’esprit. Nous la touchons donc directement à travers chaque académicien. Il est néanmoins souhaitable que des étudiants puissent participer à nos réflexions, à nos travaux même s’il s’agit d’un objectif qui peut être long à atteindre étant données les difficultés pour passer de la théorie à la pratique. Faisons donc en sorte que ce souhait se concrétise.
Edouard Secretan : On m’a confié l’honneur de présenter le Professeur Olivier Abel. Je le fais avec un grand plaisir, et le souci d’être exact sans malmener sa modestie naturelle.
Monsieur le Professeur, vous êtes né en 1953. Vous êtes marié et père de deux enfants.
Vous avez enseigné la philosophie d’abord au Tchad, au lycée de Bongor, de 1978 à 1979, puis à Montpellier de 1979 à 1980 et à Istanbul, au lycée Galatasaray, de 1980 à 1984.
En 1983, vous avez obtenu un doctorat de philosophie sous la direction de Paul Ricœur sur « le statut phénoménologique de la rêverie selon Gaston Bachelard ». En 2000, vous avez obtenu l’habilitation à la direction de recherches à l’Université d’Amiens sur « l’intervalle du temps éthique entre le courage et le pardon ».
Depuis 1984 vous êtes professeur de philosophie éthique à l’Institut protestant de théologie à la Faculté de Paris, boulevard Arago. Votre champ de recherche est particulièrement étendu. Il représente 350 textes publiés. Je ne les citerai évidemment pas tous et me limiterai à ceux qui paraissent le mieux illustrer votre curiosité intellectuelle ; c’est-à-dire vos travaux sur la philosophie du langage, la question et la réponse avec M. Meyer de l’Université libre de Bruxelles et le langage ordinaire avec Sandra Laugier de l’Université d’Amiens ; vos travaux sur Pierre Bayle, en collaboration avec le professeur Moreau, de l’ENS de Fontenay-aux-Roses ; vos travaux sur « l’habiter et la cité » et votre collaboration au séminaire de Thévenot à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, groupe de sociologie morale et politique ; vos travaux encore sur la philosophie du droit, la justice en collaboration avec M. Garapon de l’Institut des Hautes Études sur la Justice, l’organisation d’un cycle sur la prison ; et, enfin, vos travaux sur le temps, la mémoire, l’histoire et votre collaboration au séminaire de Maurizion Gribaudi et Sabina Loriga à l’école des Hautes Études en Sciences Sociales, filière histoire sociale, « Espace, liens, configurations ».
Mais vous n’êtes pas seulement un homme de cabinet, d’études, de réflexion. Vous êtes aussi un homme d’action, de responsabilité dans le domaine de vos recherches. C’est ainsi que, de 1986 à 2000, vous présidez la Commission d’Éthique de la Fédération Protestante de France. Jusqu’en 2002, vous êtes membre du Conseil National du SIDA, de la Commission Philosophie du Centre national du Livre. Et, enfin, vous êtes aussi membre du comité de rédaction des revues Autre Temps, Autrement, Esprit et corresponding-editor de Ethical theory and moral practice, à Amsterdam.
Et comme ces travaux et ces responsabilités ne vous suffisent pas, vous écrivez ou dirigez des ouvrages. Là aussi les seuls titres de quelques-uns d’entre eux montrent la diversité de vos centres d’intérêt. Je cite La Justification de l’Europe, un ouvrage en turc, dont je ne citerai pas le titre en turc mais je crois en avoir compris le thème : Éthique, religion et laïcité ; c’est d’actualité aujourd’hui. Autres ouvrages : Paul Ricœur, la promesse et la règle ; L’éthique interrogative ; L’amour des ennemis et autres méditations sur la guerre et la politique ; Pierre Bayle, la foi dans le doute ; et un ouvrage dont le titre m’enchante : Le réveil des Anges, messagers des peurs et des consolations.
Si j’ai pris le risque d’une présentation un peu longue, c’est que cela me paraissait nécessaire pour montrer combien vous êtes un homme de contact et donc qualifié pour évoquer la place pour une communication des Chrétiens et apporter ainsi la contribution enrichissante de votre expérience aux recherches et réflexions de notre Académie.
Olivier Abel : Je vous remercie infiniment, Cher Monsieur, pour cette présentation qui montre davantage l’étendue de ma dispersion que celle de mon savoir ou de mes compétences.
La question que vous m’aviez posée : « Place pour une communication des Chrétiens » est une question lancinante, aujourd’hui, pour tous les chrétiens, un à un et puis par groupe, par Église et tous ensemble.
I – Un témoignage
Ma première orientation, je la prendrai sur un mot, le mot “témoignage”, car nous sommes témoins ; l’important ici c’est l’idée d ‘“attestation”. Et je dirai d’emblée, pour dire un peu mon orientation, que ce qui est difficile et en même temps merveilleux, c’est le courage : le courage d’attester ; le courage de se montrer ; le courage de dire ce qu’on a à dire et aussi cet autre aspect du courage qui fait partie de la condition du témoin, de s’écarter pour laisser la place à d’autres témoins, de ne pas croire ni laisser croire que mon témoignage contient à lui seul la Justice ou la Vérité. Témoigner, c’est donc, fondamentalement, autoriser les autres à témoigner aussi, c’est ouvrir un espace d’attestation confiante.
Longtemps nous avons été peut-être abusivement confiants, parfois même crédules. Aujourd’hui notre maladie collective c’est sans doute plutôt l’incrédulité, la méfiance, le soupçon. Comment reconstituer un espace d’attestation confiante ? Voilà l’horizon sous lequel je place ma réflexion sur la communication des chrétiens. Je vais commencer par une brève analyse de la situation du message chrétien dans la communication aujourd’hui et comment faire place à la communication chrétienne et d’autre part : quelle communication ? Quelles sont les spécificités d’une communication des Chrétiens ?
Le message chrétien
On ne peut pas séparer cette situation du message chrétien de l’image du christianisme, ou de la chrétienté. Toute la question est de savoir le degré d’écart, de proximité, entre le cœur de notre message et l’image que nous “trimbalons” dans notre société, que nous traînons derrière nous et qui, d’une certaine manière, peut être un soutien mais aussi un encombrement.
Je commence par ce premier constat : nous sommes dans une situation de post-chrétienté. Cela nous met dans une situation délicate et inédite. Nous étions, bon an mal an jusqu’à il n’y a pas si longtemps, dans une société chrétienne encore, sociologiquement chrétienne. Les diverses Églises ont constaté que ce n’est plus le cas. Nous sommes donc aussi vulnérables, aussi faibles que les chrétiens primitifs, mais, en plus, nous sommes dans une société qui n’est pas neuve par rapport à notre message, une société qui est déjà vaccinée. Il n’est pas facile pour nous de lui relancer notre message, parce qu’elle a déjà les anticorps qui encapsulent notre message et le détruisent dès qu’il est lâché.
C’est donc en même temps un avantage et un désavantage. C’est un avantage parce que nous avons derrière nous la poussée d’une mémoire qui est en amont de notre société, une culture toute entière et une longue tradition. Comme on le sait avec les vieux arbres, comme il y a cette poussée, il peut toujours y avoir des repousses. C’est naturel, il y a toujours des repousses. Donc, en ce sens-là, c’est plus facile. Il est plus facile de voir un nouvel arbre sortir d’une souche que de planter une graine au début très fragile. C’est pour cela que je dis que la situation actuelle n’est pas la même que celle des chrétiens primitifs.
En même temps – premier risque – c’est que cette repousse se fasse sous cloche, comme si on était une sorte d’espèce rare, qu’il faudrait préserver. Il y a une logique ou un discours du musée. Le christianisme serait déjà une sorte de musée du passé et il y a une tendance, qui est une manière de nous encapsuler, de faire des chrétiens un musée. C’est une tradition qui fait partie du patrimoine national, mais d’abord pour cela il faut qu’elle soit bien morte, comme tout ce qu’on met dans les musées. Ensuite on dit que c’était magnifique. Mais c’est parce que c’est bien mort qu’on peut le mettre au musée.
Je me méfie de ce discours du musée, ce discours qui voudrait déjà nous mettre au musée. Je m’en suis aperçu en 1976-1977, quand on avait des camps œcuméniques européens. On rencontrait la jeunesse chrétienne des pays de l’Est et c’était la stratégie des régimes des pays de l’Est que de tenter de faire de ces Eglises des musées – c’était le cas, par exemple, de l’Allemagne de l’Est, pour les Luthériens – et d’en faire une sorte de patrimoine de l’identité nationale et puis c’est tout. Donc je me méfie de ce discours, qui est aussi très actif chez nous, et qui semble en train de réussir là où en RDA il avait échoué !
Il y a un côté plus négatif encore c’est que – je parlais tout à l’heure de vaccin – nous avons à faire à quelque chose comme un refoulement collectif. Il n’y a pas que les refoulements psychiques dans la vie individuelle, il y a aussi – c’était Marie Balmary qui disait quelque chose comme cela – des textes refoulés, des traditions refoulées. Ils agissent depuis l’inconscient mais sous forme de symptômes mal vécus, mal exprimés et ce sont bien des formes de refoulement collectif. Il y a beaucoup d’athées aujourd’hui que je connais qui sont d’une manière tellement évidente des athées du catholicisme, par exemple, et qui sont des catholiques en creux ! Ils sont encore complètement catholiques mais ils le nient. Avec un catholique, le dialogue est très sympathique, avec un athée du catholicisme cela devient difficile. Un athée du protestantisme, je le reconnais à trente pas, un athée du judaïsme, cela existe aussi. On n’est pas athée en général. On est athée de quelque chose. L’athéisme est trop souvent une dénégation et un refoulement et non vraiment l’athéisme, un exercice critique difficile et la plupart du temps les gens ne sont pas passés par cet exercice. J’ai connu des professeurs d’université, Jacques Brunschvig par exemple, à Nanterre, qui était un véritable athée critique. Il avait une immense culture chrétienne, une immense culture juive, il était vraiment athée par doute, par incertitude, par profond agnosticisme. Mais un tel cas est très rare : on a plutôt à faire à une dénégation en vrac, en masse, et ces athées-là ne se comprennent pas entre eux.
Refoulement collectif, c’est pourquoi je dis à la fois que ce passé de la chrétienté est en même temps un soutien, un point d’appui peut-être, mais aussi un encombrement.
Quand j’ai dit que le message chrétien n’était pas neuf mais était un message qui répondait à une question ancienne et qui a soulevé de nouvelles questions, je voulais suggérer que, justement, il faut distinguer entre l’amont et l’aval. Nous sommes dans l’aval du message chrétien et les questions en aval ne sont pas les mêmes que les questions en amont. Un peu comme un camion qui passe dans la rue émet un son quand il s’approche de vous, et un autre son quand il s’écarte de vous, le christianisme avant et le christianisme après n’est pas perçu de la même manière. Il ne soulève pas les mêmes questions, ou ne répond pas aux mêmes questions.
Pour penser un message neuf ou remis à neuf il faut d’abord rompre avec la frénésie du toujours neuf mais tout de même accepter qu’il y ait un rapport entre le neuf et l’ancien, un rapport vital. Si on coupe l’ancien du neuf et le neuf de l’ancien tous les deux meurent. Il faut le penser dans ce mouvement des générations dans lequel il y a toujours un amont et un aval, on ne peut pas le penser en dehors de cette histoire.
Pour les Protestants
Je vais maintenant un peu m’attarder sur la situation des Protestants, parce que je suis protestant et je veux partir des difficultés qui ont été les miennes. La situation des Protestants en France est un peu particulière, voire paradoxale. Les Protestants sont des Chrétiens, donc ils appartiennent à la tradition majoritaire du pays. En même temps ils sont une minorité, comme les juifs. En même temps, pour des raisons sociologiques, historiques, intellectuelles aussi, le protestantisme a longuement milité pour la laïcité et il se trouve actuellement un peu en porte-à-faux par rapport à une certaine forme laïciste, etc. Je me suis aperçu au bout de quelques années que chaque fois que mes articles étaient acceptés dans le journal Le Monde ou dans Libération c’était parce qu’ils étaient anti-catholiques. Cela m’a vraiment dégoûté. Si le Protestant ne peut parler que quand il dit des choses anti-catholiques, il vaut mieux qu’il se taise. Le problème est que, du coup, on est embêté parce que l’on ne peut plus intervenir. Nous sommes, dans la répartition des rôles, coincé dans celui de l’anti-catholique de service. C’est un petit peu ennuyeux. Ce serait la figure d’un protestantisme un peu sectaire, qu’il soit un anti-catholique de gauche ou évangélique.
Mais, la plupart du temps, on a affaire à un protestantisme aimable, qui a tendance à s’effacer, qui va privilégier la discrétion : il faut être discret. Je me souviens d’amis juifs après l’affaire du cimetière de Carpentras qui m’avaient téléphoné en me disant qu’il fallait faire quelque chose. Je leur ai dit que non, que plus ils bougeaient, plus ils allaient aggraver la tension. C’est un réflexe de protestant : il faut laisser tomber, il faut être discret, il ne faut pas faire de vague… C’est ce protestantisme bien français, bien huguenot, bien gentil, un peu inutile. On peut dire que, finalement, le protestantisme a accompli sa mission, sa vocation. Restent protestants ceux qui pensent que ce n’est pas encore tout à fait fini mais que, en gros, cela va bientôt finir, ne vous inquiétez pas nous ne sommes pas méchants. En gros le Protestant s’efface.
Soit il est anti-catholique, soit il s’efface. Je caricature, mais je veux vous montrer les deux profils. C’est un piège pour la communication protestante aujourd’hui : c’est soit l’un, soit l’autre.
Je vais analyser un peu plus profondément le protestantisme parce que je pense que cela nous touche tous. Le catholicisme aussi, depuis la Contre-Réforme, nous sommes tous compromis par la modernité, c’est-à-dire que nous sommes pris à contre-pied pas la modernité : on a parlé d’individualisme, on a privilégié les théories de l’alliance, de l’élection, du contrat, mais le contrat aujourd’hui c’est le contrat de l’économie libérale, c’est une conjugalité défaillante, précaire. On a mis en avant une sobriété toute rationnelle, Calvin prépare Descartes. Tout cela, aujourd’hui, est pris à contre-pied par les bouleversements présents. Je le dis entre parenthèses, le protestantisme ne voulait pas ça. Il ne voulait pas le capitalisme, il ne voulait pas l’individualisme… Ce sont des conséquences sociologiques qui sont d’ailleurs éminemment discutables. Le protestantisme français est en fait assez féodal, il est assez provincial, assez gaulois -ce sont beaucoup de petites tribus gauloises qui se chamaillent, il n’y a jamais de chef, on ne peut jamais avoir de chef, on ne peut jamais avoir un représentant, ce n’est pas possible. Comme Président de la Commission d’Éthique j’ai vu la difficulté à faire passer des messages protestants dans les débats publics, sur des questions morales par exemple, parce que ce sont toujours des positions où il y a deux ou trois voix en même temps. Cela ne répond pas d’une voix. Cela ne parle pas directement d’une manière claire, etc.
Je dirai que cela nous touche tous, pourquoi ? Parce que, en fait, en gros, les médias, la communication exige de plus en plus du direct, du rapide, de l’immédiat et si ce n’est pas du direct, on va faire du faux direct à la télévision, etc. C’est ce qu’on veut. Or, les religions ne sont pas des machines à accélérer ; ce sont des machines à ralentir, à retarder. Ce sont des machines qui introduisent de l’intrigue, du retard, de la complication, non au sens intellectuel mais au sens de la méditation, du trouble, de l’interprétation, éventuellement un conflit dans l’interprétation, un désaccord dans l’interprétation avant qu’une proposition ne soit faite, après ce ralentissement. Les religions vont à contre-courant des médias qui veulent toujours plus de rapidité, d’accélération et de direct.
Les Catholiques
Avant de passer à ma deuxième partie sur la communication des Chrétiens et, puisque j’ai parlé du protestantisme, je pourrai dire que le catholicisme me semble dans une situation un peu différente. C’est la culture majoritaire du pays et en même temps c’est la culture la plus refoulée, celle qui est l’objet du maximum de refoulement collectif. Très souvent j’ai réuni des tables rondes avec un juif, un protestant, un catholique. Le catholique, c’est toujours lui qui s’attire les questions méchantes : « oui, mais l’Inquisition, oui, mais, etc. » Les protestants en France font, un peu comme les juifs, plutôt figure de victime mais quand même un peu suspects, parce qu’ils peuvent insister sur leur « victimité » (il ne faut quand même pas exagérer) et suspects parce qu’on sait qu’ailleurs ils peuvent être agressifs. Les problèmes dans les médias ne sont donc pas exactement les même s’ils sont ceux du judaïsme, du protestantisme, du catholicisme, de l’Islam. L’Islam, c’est peut-être là où il y a la plus grande ambivalence. L’Islam attire une antipathie ou une incompréhension a priori ou, au contraire, une sympathie a priori et c’est notre problème. On manque de véritable esprit critique, de vrai dialogue. C’est le cas de nous tous. Il y a une inculture sur toutes ces traditions. Il y a une inculture profonde et une difficulté à transmettre déjà à nos proches, à nos enfants. Ce problème-là c’est la transmission de génération en génération ; la communication, c’est d’abord la transmission.
II – Le message chrétien aujourd’hui
Je reviens à mon problème, à la question de fond, brièvement posée, avec ces quelques éléments de paysage à l’intérieur de la communication, de la situation du message chrétien aujourd’hui, de la post-chrétienté avec cette figure du refoulement collectif : la question de la communication des chrétiens.
On pourrait distinguer dans cette question « quel message à informer ? Quoi communiquer ? Quelle prédication ? Comment communiquer ? » On reviendrait à la question de l’image, je dirai presque de la publicité. En même temps, je ne voudrais pas trop séparer les deux questions. Je ne voudrais pas séparer le contenant et le contenu, entre un contenant qui pourrait changer, comme on change de technique de communication ou de pédagogie (il faudrait que cela plaise, que cela marche, etc.), et d’autre part une prédication qui, elle, aurait directement rapport, immédiatement, au vrai ou au faux du message chrétien, avec un contenu qui, éventuellement même, ne changerait pas.
Je ne pense pas qu’il y ait un contenant qui change et un contenu qui ne change pas, des formes de communication qui changent selon les époques et un contenu invariant : ou plutôt, on peut faire ce genre de supposition, mais il faut le penser de manière paradoxale. On ne peut pas isoler complètement le contenu parce que sinon, on aurait juste un dogme, on n’aurait pas la Bible. La Bible, on accepte le paquet tout entier parce que, justement, le contenu est inséparable des modes de communication qui sont pris dans des genres littéraires différents : il y a des Évangiles, des lettres de Paul, l’Apocalypse. Il y a des genres différents et donc on prend ce paquet-là qui est essentiel au message. On ne peut pas résumer le message en un mot. Si vous le ramenez à un mot, “la vie” par exemple, un mot magnifique, vous risquez d’oublier qu’il y a aussi des religions de la vie qui sont parfaitement panthéistes et sacrificielles.
D’un autre côté, on ne peut pas ramener la communication à une technique, et croire qu’on va payer très cher des grands communicants et qu’après, tout ira bien. En même temps, il ne faut pas sous-estimer cela. Il y a des gouvernements qui ont raté comme cela, en croyant que c’était uniquement une question de communication de savoir parler à ce bon peuple : on va trouver de bonnes techniques de communication et cela va marcher. C’est au niveau du contenu même qu’il faut ouvrir le débat avec tout le monde.
Pour le dire autrement, on ouvre alors la « boite au questionnement » ! La prédication chrétienne, celle de la Résurrection qui répondait à l’angoisse de la mort, a soulevé la question de la damnation ; à laquelle a répondu la prédication de la Réforme et de la Contre-Réforme avec la grâce. Deux manières différentes d’interpréter la justification par la Foi, dans la Réforme et dans la Contre-Réforme qui à son tour soulève les angoisses de l’absurde, le sentiment du vide, et le sentiment de nihilisme. Qu’est-ce qui répondra à la question du nihilisme ? Ce n’est pas la prédication de la Réforme, ce n’est pas la prédication de la Résurrection. Le christianisme doit perpétuellement gérer, réinventer, retrouver ses racines et en même temps retrouver sa prédication.
Le message est lié, pragmatiquement, à ses interlocuteurs. C’est pourquoi je vais maintenant m’attaquer au problème de la communicabilité, de la communicativité de l’Évangile. La communicabilité, comme problème, comme zigzag, comme hésitation, est inscrite sur le programme même des Évangiles. Il est inscrit dès le début dans le programme génétique du christianisme. Ce n’est pas un problème actuel, c’est un problème de tous les temps. C’est un problème qu’on a toujours eu. L’Évangile est un message, une lumière, une Parole qui a été rejetée. Prenez le prologue de Jean : « La lumière est venue dans ce monde et ce monde n’en a pas voulu ». Ce monde l’a refusée. Je crois que c’est très important. Je vais vous citer un fragment proposé par Ricœur, justement, d’Irénée dans lequel ce dernier disait : « Il fallait donc que l’image et la ressemblance de Dieu soit constituée libre et autonome en son vouloir puisque c’est dans cette liberté que se constitue l’image et la ressemblance de Dieu ». Et encore : « Par la liberté l’homme cesse d’être esclave de la nature, il s’approprie son propre bien et assure son excellence, non comme un enfant qui reçoit mais comme un homme qui consent. » C’est Irénée qui parle, non pas Calvin. Calvin a un discours comme cela sur la nécessaire majorité, et l’idée qu’il faut cesser de prendre les gens pour des enfants, etc. Mais c’est un langage qui a ses propres limites. Nous sommes enfants en même temps qu’adultes, nous demeurons toujours des enfants. Il faut accepter d’être à la fois enfant et adulte. C’est la grande difficulté aujourd’hui. Si on est tout le temps enfant, on refuse notre liberté. Si on est toujours déjà adulte sans enfance, en ayant oublié notre enfance, cette enfance nous rattrape de la pire des manières. Il faut accepter d’être enfant, il faut accepter de recevoir. Irénée écrit encore : « Et comment donc sera-t-il Dieu celui qui n’a pas encore été homme ? Comment l’homme aura-t-il la connaissance du Bien s’il avait ignoré ce qui est le contraire du Bien, le Mal ? » Cela, c’est la liberté. Ricœur commente : « Peut-être faut-il croire que Dieu voulant être connu et aimé librement a couru le risque qui s’appelle l’homme ? ». En ce sens-là, le Prologue de Jean est un rappel de cela. Le début de l’Évangile de Jean rappelle que Dieu a voulu un homme libre de recevoir ou de rejeter ses messages, sa Parole, le Verbe lui-même. Ce message, donc, est rejeté mais il faut noter que justement il est foncièrement rejetable, résistible. C’est le propre de tout ce qui exerce une autorité par distinction avec le pouvoir ou la domination. La domination ou le pouvoir, par définition, ce n’est pas résistible. L’autorité, par définition, c’est résistible.
Lorsque l’apôtre Paul, dans l’Epître aux Corinthiens, dit (ses interlocuteurs lui demandaient « donne-nous des preuves que tu es bien l’apôtre que tu dis être ») « mes lettres de garantie, mais c’est vous ! » Quelle réponse ! Quelle confiance ! « Je n’ai aucune garantie à vous offrir » comme si le message reposait sur le récepteur et non sur l’émetteur. La crédibilité de l’émetteur va dépendre uniquement du récepteur qui va la reconnaître. C’est cela l’autorité. C’est une autorité résistible.
Pour moi, c’est une indication très importante sur ce qu’est la communicativité ou la communicabilité de l’Evangile. C’est un message un peu particulier parce qu’il apparaît d’abord comme étant un message universel. Tout le monde doit pouvoir le comprendre. Ce ne sont pas forcément des gens cultivés. Ce ne sont pas forcément des adultes. Il faudrait que nos messes, nos cultes, puissent s’adresser directement aux enfants aussi. Il faut que tout le monde puisse le comprendre. C’est un énorme problème pour moi, professeur dans une faculté de théologie, professeur de philosophie mais aussi professeur de morale donc d’éthique qui est une chaire théologique, de découvrir que, parfois, il y a beaucoup de gens qui ne peuvent pas entendre mon discours. Il est trop compliqué !
Et ce n’est même pas qu’il est trop compliqué, c’est pire que cela. C’est que moi-même, existentiellement, je suis passé par trop de choses pour pouvoir dire cela. En fait, ce n’est pas un problème de complexité, c’est d’abord un problème d’expérience. Les mots sont chargés d’expérience, de vécu, pour moi, mais ceux à qui je m’adresse n’ont pas le même vécu, ne sont pas passés par les mêmes épreuves ou ne sont pas passés par les mêmes joies. Pour revenir à notre sujet, c’est donc un message qui s’annonce comme universel. Tous les Evangiles le disent : « envoyés de par le monde entier ».
Premier caractère : c’est un message universel
En même temps, l’universalité de l’Evangile, c’est le grand problème de la communication chrétienne, c’est une universalité très particulière. Je la caractérise en trois mots. Elle est d’abord métaphorique. “Métaphorique”, c’est-à-dire qu’elle n’est pas claire. Elle ne se dit pas dans un discours philosophique conceptuel, « c’est cela la Vérité ». Comme dit Paul, c’est toujours en miroir, en images, en parabole, en métaphores, c’est encore sous la forme de récit, de fable, que la communication opère. C’est un message qui ne peut être transmis que sous la forme de fable. On ne peut pas jeter la fable et ne transmettre que la morale. Cela ne marche pas. Notre problème, quelquefois, c’est que nous voulons être trop grands, trop adultes justement et que nous voulons donner la morale sans la fable, directement la morale, tout de suite le discours moral. Or nous n’avons pas d’intuition directe de l’Evangile tel quel. Nous ne le connaissons qu’à travers des langues, des fables, des récits, qu’au travers un paquet, une bibliothèque – la Bible – mais non seulement sa réception mais toutes les traditions dans lesquelles elle a été reçue et qui forment une gigantesque « boîte noire ».
Si pour casser la gangue, pour trouver juste le germe, le fruit tout pur, vous enlevez toutes les gangues pour trouver ce fruit tout pur, vous n’aurez rien. Vous aurez tué le germe. Vous êtes obligés de prendre les enveloppes avec le fruit. C’est pour cela que je dis que c’est métaphorique, vous ne pouvez pas dépouiller. C’est un des grands problèmes de la communication. D’abord de la modernité, parce que nous cherchons toujours à en venir à l’essentiel, à écarter les apparences pour trouver la vérité ; écarter les voiles pour trouver le vrai qui est derrière tous les voiles. Donc on écarte les voiles – c’est très protestant, tout ce que je vous décrit – les fausses images, les diapres et le latin, etc. pour arriver au message tout pur. Mais c’est là qu’il y a quelque chose qui ne va plus. C’est comme si on avait cassé le ressort.
Donc, c’est une communication métaphorique. Je ne dis pas cela pour dire qu’il faut remettre du latin à tout prix. Il ne faut pas remettre du latin, il faut remettre quelque chose dans lequel on entend le message en disant « je comprends ; mais aussi je ne comprends pas ; je comprends mais je sais que je ne comprends pas tout ». À vrai dire c’est ce que nous faisons à chaque fois que nous ouvrons la Bible. Nous comprenons et nous ne comprenons pas tout. Il y a un reste. Heureusement, qu’il y a un reste.
Deuxième caractère de ce message qui pourtant s’annonce comme universel : c’est une universalité réitérative
Je la distingue ainsi de l’universalité des mathématiques ou de la technique. Les mathématiques, c’est planétaire. Une démonstration mathématique faite quelque part, par un mathématicien en France, un Chinois la comprendra quelques mois plus tard très facilement. Une technique qui est découverte quelque part très vite s’impose à tous les concurrents, elle a tendance à se mondialiser comme on dit. La Foi chrétienne n’a pas cette forme-là d’universalité. Heureusement ! C’est une universalité qui connaît la mort et la naissance. Elle n’est pas cumulative comme les techniques. L’homme, face à la technique ou à la raison, n’est pas « comme un seul homme », comme disait Pascal, qui grandirait continuellement. Dans la Foi, l’homme n’est pas comme un seul homme. Il est brisé par la continuité de la naissance et de la mort. C’est comme si, avec les enfants qui grandissent, il fallait à chaque fois tout réinventer. On ne réinvente pas tout. Mais c’est comme s’il y avait une sorte de recommencement. Il faut laisser la place à la génération qui suit, la place de re-commencer. C’est pour cela que je parle d’une universalité réitérative. Il y a des choses merveilleuses qui ont été découvertes et on peut les transmettre comme on transmet les mathématiques, etc. Mais peut-être y a-t-il un moment où il faut arrêter de vouloir les transmettre directement. Cela a été découvert, mais il faudra le réinventer. Il faudra que les enfants le retrouvent eux-mêmes. Quand ils l’auront retrouvé ils vont dire : « mais c’était cela ! » Ils vont rouvrir Luther, ils vont rouvrir St Thomas d’Aquin. Mais c’était cela ! Ils l’avaient déjà trouvé ! Ils ne peuvent pas le lire tant qu’ils ne l’ont pas eux-mêmes éprouvé, tant qu’ils ne l’ont pas vécu, tant qu’ils ne l’ont pas réinventé eux-mêmes.
Troisième caractère : c’est une universalité résistible
Elle n’est pas imposable comme une démonstration scientifique, ou comme une loi juridique que l’on pourrait imposer de gré ou de force. Elle est résistible.
Elle est résistible donc tout le monde peut la comprendre mais on ne peut pas l’y obliger, ce n’est pas contraignant. Cela suppose un libre accord. L’évangile selon Saint Jean dit : « La liberté vous affranchira ». La Vérité c’est ce à quoi nous pouvons croire, ce à quoi nous pouvons adhérer, ce que nous pouvons attester, mais librement. C’est un point qui me semble capital.
Le point le plus crucial c’est que l’Evangile est un message de joie. C’est justement là ce qui fait la difficulté. C’est la difficulté de partager la joie. Il y a deux difficultés, en fait. D’abord je définirai la joie comme : la joie c’est de partager la joie, comme le malheur, c’est de ne pas partager le malheur. Le fait de partager une joie l’augmente. Kant disait même que cela la fonde. Il n’y a de joie que communiquée. On est vraiment joyeux qu’au moment où on peut communiquer sa joie.
Je dis que cela engendre deux problèmes pour l’Evangile, pour la communication de l’Evangile. Le premier c’est que, en communiquant sa joie, on peut susciter de l’envie : « Pourquoi ils sont si joyeux ? Pourquoi ils sont si heureux ? Qu’est-ce qu’ils ont ? ». Et s’ils cherchaient à susciter de l’envie, de la jalousie. Et cela peut pervertir la réception de notre message, cela peut même pervertir notre message. On voit parfois des chrétiens qui font semblant d’être joyeux pour susciter l’envie d’être comme eux. Cela existe. J’ai rencontré des gens comme cela. Si c’est pour créer de l’envie autour de soi, il y a un drame de la jalousie, cette communication de la joie devient vaine. C’est le comble de la vanité. C’est terrible ! Voyez comme, de l’intérieur même du désir de communiquer une joie, peut arriver soudain ce qui la flétrit.
Deuxièmement, il y a une autre épreuve, c’est que je veux partager ma joie et ma joie est refusée. C’est une expérience que nous faisons tous les jours. Par exemple, il y a des musiques que j’aime beaucoup. Je veux les faire écouter à mes enfants de dix ans, treize ans et puis « Papa, ta musique ne nous intéresse pas du tout ». Il faut beaucoup de grandeur d’âme pour accepter que ma communication de joie soit refusée. Au moins c’est une tristesse, chez moi ; parfois même c’est du dépit ; dans certains cas, cela peut se retourner en haine. Une joie peut se retourner en haine, en jalousie de ne pas être dans la joie des autres ou que les autres ne partagent pas ma joie, que l’autre ne veuille pas ma joie ou ne veuille pas m’accepter dans sa joie.
C’est ce qui fait que les plus grandes espérances, les plus grandes joies, les plus grands désirs de partager ma joie se retournent dans le désespoir, dans les plus grands nihilismes, dans les plus grandes haines. Peut-être est-ce une des explications de notre nihilisme d’aujourd’hui. En fait, nous sommes résignés à ne pas partager notre joie, à ne pas partager nos biens, à ne pas partager notre bonheur parce que nous savons que les autres ne partageront pas. Ou bien, nous ne croyons pas que ce soit encore la peine de partager parce que l’on s’est vu refuser si souvent lorsque l’on a voulu partager quelque chose d’heureux… Il est plus difficile de partager une joie que de partager un malheur. Et pourtant c’est encore plus fondamental pour l’humaine société, bien sûr !
Ce qui est très difficile, c’est d’accepter cette résistivité, cet échec et de continuer quand même à désirer partager la joie. Accepter que le message soit résistible et continuer à maintenir courageusement le désir de continuer quand même à partager sa joie, ses joies, c’est ce qui demande le plus de courage.
Peut-être faut-il parfois inverser la démarche en disant « voilà, j’accepte de partager la joie des autres, j’accepte de recevoir la joie des autres ». C’est bien joli de vouloir partager sa joie, mais il faut parfois aussi accepter de saluer, même parfois de loin, la joie des autres. S’ils sont heureux de cela, il faut savoir saluer leur joie.
Je reviens par là sur la figure du témoin. Le témoin est joyeux de son attestation, de sa joie et en même temps il faut qu’il soit joyeux de l’attestation d’autrui. Il faut qu’il sache à la fois se montrer, ne pas mettre sa bonne nouvelle sous le boisseau, ne pas en avoir honte, la montrer, attester en quelque sorte, attester courageusement, attester parmi d’autres. Accepter qu’il faut recommencer toujours, que ce n’est pas fini, accepter que c’est résistible. Et accepter de se retirer pour laisser place à d’autres attestations, à d’autres joies qui doivent être, à leur tour, saluées.
Cela suppose une confiance dans notre propre parole. C’est ce qui nous manque le plus : nous n’avons plus confiance dans la Parole, nous avons le sentiment que la parole est vaine. C’est parce que j’ai confiance dans ma parole que j’aurai confiance dans la parole d’autrui. Mais c’est peut-être parce que j’aurai confiance dans la parole d’autrui que j’aurai confiance dans ma propre parole. Cela va ensemble. Les deux choses vont ensemble.
Je terminerai par une note de confiance, que je disais l’autre jour à des amis. Je pense que dans deux cents ans encore les enfants de nos enfants seront assis en cercle, comme nous le sommes, et soulèveront la même question. J’ai confiance en cela. J’ai confiance ainsi qu’ils auront ce bonheur anxieux, soit par la poussée d’une mémoire ancienne, soit par la force de réinventer, de recommencer parce que les deux vont toujours ensemble. Car c’est en réinventant qu’on rouvre la mémoire. Et c’est en rouvrant la mémoire qu’on peut réinventer à nouveau. Il faut les deux, tranquillement. Il ne faut pas opposer ces deux postures. Je dirai que oui, les enfants de nos enfants en seront encore là. De cela j’ai confiance et je l’atteste, aujourd’hui.
Echange de vues
Le Président : Merci beaucoup pour la clarté de votre propos, pour les formules, non pas choc mais pédagogiques que vous utilisez et qui, je crois, serviront à chacun d’entre nous.
Merci enfin, c’est un peu la règle de notre Académie, d’avoir gardé du temps pour la discussion. Je souhaiterais que nous puissions en tirer non pas des recettes mais des indications sur ce qu’il conviendra désormais de faire pratiquement, dans notre action quotidienne et en fonction de la position que nous occupons. Notre souci est bien de savoir comment nous pouvons améliorer notre capacité à communiquer.
Francis Jacques : Il y a plus ou moins longtemps, cher Olivier Abel, nous avons eu le même directeur de thèse. Cela devrait nous rapprocher. Je suis heureux de cette occasion de m’entretenir avec vous sur un certain nombre de points.
D’abord sur ce qui est à communiquer. Ce n’est pas un mot, bien sûr. Il est déjà plus juste de dire que c’est une confession de Foi, un credo ou plutôt un credimus ? Un texte en somme et un texte bien spécifique.
Ensuite sur la communication de foi. Un minimum d’éclaircissement (je ne dis pas de complication) est à apporter. Vous parlez très justement de « communicabilité de la foi ». Je la distinguerai de la situation triviale où l’on a déjà un contenu commun, qu’on encode et décode selon un …code et un contexte uniformes. Cette situation de simple transfert d’information, mieux vaudrait l’appeler communicativité. Car témoigner de sa foi, c’est autre chose. Un témoin n’est pas un expert. Dans son cas, le contenu n’est pas encore commun, il faudrait qu’il le devienne entre le croyant et l’incroyant par un dia-logue. Cela dit, voici ma question : la véritable communicabilité, est-ce que vous ne pensez pas qu’elle consiste davantage qu’à partager des réponses : à partager les questions de ce temps ? Que tes questions soient mes questions. Les partager là où elles se posent et rendre communes les questions elles-mêmes, la véritable ‘proposition de foi’ n’est-elle pas à ce prix ?
Enfin sur l’universalité de la foi. Par trois fois, vous l’avez définie mais d’une manière négative : ce n’est pas le concept, c’est l’image ; ce n’est pas l’itération facile, c’est la réitération par la mort et la vie ; ce n’est pas le libre accord, c’est ‘résistible’, avez-vous dit. J’ai envie de vous demander : quel est cet universel positif à transmettre ? Comment le définir positivement ? Quant au régime symbolique du langage de la foi, ne croyez-vous pas que la spécificité du texte des Ecritures est en cause. On le voit dans le cas des genres proprement religieux comme la confession de foi ou la parabole. Après quoi, il y a un retour conceptualisant, de type théologique. Je songe à la théologie morale où vous êtes orfèvre.
Olivier Abel : Tout d’abord, je vous salue parce que je vous ai beaucoup lu et vos travaux ont été importants pour moi. J’ai aussi beaucoup réfléchi sur la « question » et votre remarque sur “partager la question”, je la partage. Trop souvent nous croyons nous comprendre parce que nous avons les mêmes réponses mais elles répondent à des questions différentes. Ce qui permet de nous comprendre éventuellement, même quand nous apportons des réponses différentes, c’est de partager la même question. C’est cela qui crée la vraie communauté et la vraie contemporanéité. Nous sommes contemporains parce que nous partageons les mêmes questions. D’une certaine manière, en ce sens-là, nous pouvons être contemporains de Pascal. Lorsque nous partageons vraiment sa question nous pouvons nous rendre contemporains, c’était des remarques de Gadamer, philosophe allemand, par ce travail du partage de la question. Kierkegaard estimait même que, en ce sens-là, nous étions des contemporains de Jésus, des contemporains du Christ. Parce que, disait-il, si on a une conception, je dirai de transmission de génération en génération d’un message qui peu à peu s’éloigne, des disciples de première main, de deuxième main, de troisième main… On est au bout d’une chaîne de je ne sais pas combien d’interprétations, etc. et quelque part nous manquons la simplicité et parfois la brutalité de la question. Donc je partage tout à fait ce sentiment-là. Kierkegaard disait cette chose extraordinaire, comme une boutade, ou une satire : « Moi, je ne suis pas chrétien, non. Mais mes enfants le seront. Et cela dure depuis deux mille ans ». Mais si nous ne sommes pas chrétiens, nous transmettrons à nos enfants encore le problème de transmettre quelque chose à quoi ils ne croient pas. À ce moment-là, cela devient un fardeau effrayant, mortel. C’est avec cela qu’il nous faut sans doute rompre. Partager la question, je partage cette démarche, et si je n’aime pas le mot recette, en même temps il y a comme cela des choses très simples et qui aident tout le temps. On a eu des débats à la Commission d’Éthique de la Fédération Protestante de France, par exemple sur l’avortement, débat terrible parce que les Protestants n’étaient pas du tout d’accord sur la réponse juridique à apporter. Sur le fond, ils sont d’accord, ils sont contre l’avortement. On s’est compris en élaborant ensemble la question, la problématique. Il y a des mauvaises problématiques. Il y a des problématiques qui sont égarantes. Il y a des bonnes problématiques qui construisent le débat, qui élèvent le débat, qui aident les uns les autres à se comprendre les uns les autres. Donc, partager la question, élaborer la question c’est une démarche tout à fait centrale.
Vous dites que l’universalité que j’ai définie est une universalité négative. C’est vrai. J’ai dit ce qu’elle n’était pas. La seule chose que j’ai dite positivement, dans ma dernière partie, c’était l’universalité d’une joie. C’est la forme que cela prend. Je pourrais reprendre ces caractères : métaphorique, réitératif, résistible. Je pense que cela caractérise bien la communication d’une joie décisive, d’une joie essentielle qui est comme celle de l’Evangile, la joie de la Résurrection. On ne sait pas trop bien ce qu’on veut dire quand on dit résurrection. C’est aussi la joie de la grâce, la joie de l’Espérance, de l’Amour, de la confiance, de la Foi. L’analogue philosophique que j’emprunte c’est celui, chez Kant, du jugement esthétique. Lorsque nous disons qu’un tableau est beau, nous ne formulons pas un jugement de connaissance qui serait prouvable, vérifiable et du coup imposable à l’autre. Nous ne formulons pas non plus un jugement moral qu’on pourrait soumettre à un impératif catégorique qui permettrait de prouver sa validité universelle. Nous formulons un jugement qui est universellement communicable sinon nous ne dirions pas « c’est beau ». On suppose que c’est universellement communicable, mais on sait que l’autre peut le refuser et ne pas accepter cela : le paradoxe est là. Je suis à la recherche de cette forme d’universalité qui semble rejeter un universalisme venu d’en haut et qui écarterait cette résistibilité qui me semble fondamentale. Sinon, chacun est dans son particularisme, il n’y a plus d’universel. Chacun est dans sa tradition qui n’existe qu’en étant sourde aux autres et qui ne peut vivre qu’en étant sourde aux autres. Je voudrais sortir de cette espèce de vis-à-vis mortel entre ces deux figures. La seule chose positive que je puis dire c’est cette communication de joie.
Vous me demandez si l’élaboration de la morale n’est pas conceptuelle, si, bien sûr. Il y a une dimension argumentative et conceptuelle de la morale. Mais la morale ne se résume pas à l’argumentation. Ce n’est pas seulement une question de technique, mais aussi d’émotion sincère, et d’imagination du souhaitable. Je peux argumenter et être uniquement dans l’ordre du langage, mais il y a une dimension imaginaire : je parlais de fable, de dimension littéraire dans la communication. Je pense que c’est aussi une grande dimension de la morale. Pour un moraliste, lire Shakespeare est aussi instructif que de lire Kant ou Aristote. Vous voyez ce que je veux dire…
Francis Jacques : Tout à fait. Je rebondis un instant sur la notion de question partagée. C’est le sens même d’une authentique interrogation. Étymologiquement une inter-rogation s’élabore entre les interlocuteurs. Impossible de partager une question sans partager les présupposés. Je suis obligé de partager les présupposés si je veux que ma réponse soit simplement comprise. Sans quoi ma question n’est même pas relevante, elle n’est même pas pragmatiquement pertinente.
L’autre point concerne le jugement réfléchissant chez Kant à propos de la joie. Je me demandais si la question du salut elle-même n’était pas interrogeable de manière totalement universelle. Après tout, l’idée d’une forme de vie, selon Wittgenstein, une forme de vie sauvée, cela fait quelque chose de passablement universel qui peut déjà être argumenté.
Enfin, sur l’image et le concept, je reviens à l’utilisation de genres littéraires dans la Bible. Une épître, un évangile, un écrit sapiential ou un hymne, ce sont des genres véritablement religieux. La confession de foi aussi. Évidemment on ne peut pas repérer le contenant sans le contenu, mais, au bout du compte, il faut bien que ce soit l’interrogation de foi qui donne sens à la parabole. Sinon la parabole ne serait qu’un genre littéraire.
Janine Chanteur : D’abord, je voudrais vous remercier d’avoir parlé de la crise actuelle que nous traversons de façon si vraie tout en donnant une espérance.
Je voudrais vous demander de développer ce que vous entendez par réinventer. Qui est-ce qui réinvente ? Chacun de nous ? Les Églises ? Sans doute avons-nous à réinventer notre relation à des textes comme relation au Christ et donc à Dieu. Est-ce que dans cette réinvention, notre effort qui s’adresse à Dieu lui-même n’est pas un universel ?
Je voudrais ajouter qu’au fond, peut-être avons-nous de la chance, en vivant cette crise de nos religions : cela peut nous unir davantage et nous amener à rendre notre relation à autrui et à Dieu beaucoup plus vivante puisqu’elle est mise en question.
Olivier Abel : Ce discours sur l’universel, je pense que c’est aussi une bonne manière. Nous cherchons ensemble ces figures de l’universel. Seulement, ce que je ne voudrais pas, c’est qu’on les unifie trop vite. C’est comme si, au bout d’un moment, il fallait laisser croître des petites pousses qui nous paraissaient sans importance, qui sont peut-être prometteuses du grand développement futur. Nous devons être comme des jardiniers qui regardent chaque pousse avec beaucoup de sollicitude. C’est à la fois la crise, la chance et la difficulté de la crise parce que, parfois, on respecte un petit plant et on va s’apercevoir un peu tard que c’était des baobabs qui détruisent tout.
A propos de réinventer, qui est le cœur de votre question, c’est là la difficulté. Je dirai deux choses. En même temps toute culture, toute tradition a tendance, au bout d’un certain temps, et le protestantisme français illustre tout à fait cette remarque, à se fermer dans une sorte de complaisance à lui-même, une image complaisante. En ce sens-là, ce que vous dites de la crise me paraît très juste. La crise est la chance du scandale. On a besoin quelquefois de la crise qui brise le scandale de nos traditions, ces complaisances à elles-mêmes de nos traditions. Le problème c’est que certains scandales, en brisant cette complaisance, brisent le courage lui-même, le ressort même, stérilisent au lieu de relancer, de raviver la faculté vive d’invention.
Ce n’est pas très facile de savoir ce qu’est le scandale. Où est le scandale ? Il faut accepter quelque chose qui brise cette complaisance. Aujourd’hui, il y a quelque chose de proprement scandaleux dans le message chrétien, c’est le « par un seul ». Il faut passer par un seul, le Christ. Aujourd’hui, dans le monde d’aujourd’hui, c’est scandaleux. Nous sommes dans un monde pluraliste, qui s’imagine en tous cas lui-même comme pluraliste. Il ne l’est pas tellement, à vrai dire. Le message du « un et par un seul » est un message très difficile à faire passer. Je pense qu’il faut en même temps continuer à tenir ce message mais il faut, nous-mêmes, le casser pour le refaire autrement. C’est comme au XVIIIe siècle, face au scandale du mal. Après le tremblement de terre de Lisbonne, c’était un scandale, comment un Dieu Tout-Puissant a-t-il pu laisser faire ? Il y a eu des effets culturels immenses ! Il y a eu les guerres de religion, toutes ces controverses autour de la justification du malheur qui ont fait fuir énormément de monde. Je pense qu’ils ont d’autant plus fui qu’il y avait face à cela des justificateurs qui leur disaient que c’était normal, que c’était bien, que cela faisait partie du plan de Dieu, etc.
Avant de bétonner pour maintenir la même réponse, il vaut mieux essayer d’entendre la question. C’est pour cela que je travaillais sur Bayle. Il s’agit de quelqu’un qui entend la question du malheur humain, très profondément, pensant qu’il ne faut pas si vite excuser Dieu. C’est pour cela que par la suite Bayle résiste à la lecture, théologiquement, magnifiquement. Alors que certains auteurs de la fin du XVIIe ou du XVIIIe siècle ne résistent pas.
Aujourd’hui, comment penser le scandale qui rouvrirait une boîte noire, notre dogme de l’Incarnation, notre dogme christocentrique qui est quand même central dans la Réforme comme dans la Contre-Réforme ? Peut-être en rouvrant la question de la Trinité. Je ne sais pas comment, mais il faut repenser quelque chose qui permette de repenser autrement que sous la forme de l’exclusion, un homme qui serait universel, en quelque sorte, qui serait un seul. Comment le faire ? C’est un problème commun. C’est le problème du monde monothéiste aujourd’hui, un problème militaire, un problème de civilisation. C’est un gigantesque problème, il faut que nous acceptions ce scandale-là.
En même temps qu’il faut accepter le scandale qui brise et en même temps rouvre l’occasion de réinventer parce qu’on est dans cette obligation. Mais pas nous, le dernier carré, les résistances d’un, nous tous dans la planète, nous sommes condamnés, obligés de réinventer autrement nos équations fondamentales. Sinon, nous allons au nihilisme ou à des guerres civiles perpétuelles.
La difficulté c’est que nous avons les médias. Pour revenir à notre sujet, c’est la communication, les médias, qui sont dominées par l’audimat. L’audimat, c’est une mesure qui calcule l’image de quelque chose à un instant donné. Or, les cultures, la vie des cultures, c’est en même temps quelque chose qui plonge dans l’immémorial, dans le très ancien et en même temps propose au futur des installations durables pour des générations et des générations. Comment est-ce que la loi de l’audimat pourrait installer des équations, des formules culturellement aussi durables ? Ce problème-là est un problème gigantesque. Là, par contre, je résiste à la mode, complètement.
Mgr René Coste : Je n’ai aucun problème sur ce qu’a dit Monsieur le Professeur Abel et cela m’a beaucoup intéressé. Ma question porte sur l’universalité du message chrétien. Je vais, d’abord, la formuler à partir d’un certain langage théologique : celui d’Hans Urs von Balthasar, l’un des plus grands théologiens du XXe siècle. Vous le savez, il a voulu créer une théologie de la beauté, une esthétique théologique. Il est parti d’une notion élaborée par Goethe : la notion de Gestalt, (figure). Il a présenté la figure du Christ comme la figure centrale de la Révélation chrétienne. Il a pensé Jésus-Christ comme « Universel concret » : c’est-à-dire, comme ayant une signification universelle (donc, pour l’humanité de tous les temps et de tous les pays), tout en étant un homme très près d’une certaine époque, etc. Ma question devient ainsi une très simple assertion : pour le christianisme, l’universel c’est une personne très concrète, qui s’appelait Jésus. Ce n’est pas, d’abord, Dieu. Ce n’est pas, d’abord, le monothéisme, c’est Jésus. Rappelez-vous saint Paul : pour lui, c’était Jésus et Jésus crucifié. Qu’en pensez-vous ?
Olivier Abel : Pouvez-vous préciser votre question ? Non ? C’est cela notre problème. Dimanche, je vais débattre avec Schmuel Trigano sur un livre qu’il vient de rédiger, et qui s’appelle L’exclu . Il s’agit de la lecture de Paul entre judaïsme et christianisme. Comment est-ce que je le comprends philosophiquement, ce reproche ? C’est que nous mettons l’accent sur la présence, concrète, et que nous sous-estimons l’absence, le retrait. Mais pour ma part, je ne vois pas que la présence, dans le christianisme. Le christianisme est une équation, une sorte de formule ou de figure qui tient en même temps la figure et le retrait. Il y a les deux, il me semble, foncièrement dans la confession chrétienne. Par rapport à cette figure où il y a ce Jésus concret et en même temps universel singulier parce que c’est une figure hégélienne avant d’être gœthéenne, c’est une figure qui est en même temps le cœur de notre réponse et le cœur de notre problème. C’est le point sur lequel nous ne savons pas si c’est notre réponse ou si c’est notre question. C’est le point de notre scandale mais c’est le point qu’il ne faut pas lâcher. Il faut que nous tenions ce scandale. Ratzinger l’avait fait dans son article paru dans Le Monde il y a deux ou trois ans. Je ne suis pas d’accord avec sa réponse mais sa question est absolument centrale.
Jean-Paul Guitton : Je ne sais pas si c’est une question que je pose. Je vais commencer par une illustration, si vous le permettez. Je l’emprunte à Monseigneur Barbarin qui intervenait dimanche dernier à l’Assemblée générale des Associations familiales catholiques et qui leur disait en substance : votre message, n’hésitez pas à le proclamer haut et fort dans la société. Il a commencé par cette anecdote. Quand il est arrivé à Moulins, il y a quatre ans, il a fait un certain nombre de visites. Il est notamment allé voir deux personnalités locales du monde politique : la première, Jean Cluzel, qui est connu d’abord comme un spécialiste de la communication mais aussi comme un bon Catholique, ancien sénateur et actuellement secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales. Deux jours après il est allé voir le Président du Conseil Général, Jean-Claude Mairal, communiste. Il leur a posé la même question : « Pensez-vous que l’Église doive intervenir, parler, et de quelle façon ? ». Réponse de Jean Cluzel : « Monseigneur, c’est très dommage, mais vous perdez votre temps, ce n’est pas la peine de parler, votre message n’est plus entendu. Il n’est plus audible ». Le communiste a répondu exactement l’inverse : « Monseigneur, oui, vous devez parler parce qu’actuellement l’Église catholique (je pense qu’on pourrait l’étendre aux Chrétiens dans leur ensemble) est la seule à avoir encore une référence. Nous, communistes, nous sommes toujours communistes, mais depuis la chute du mur de Berlin nous ne pouvons plus parler du centralisme démocratique, etc. Nous prêchons toujours les valeurs de la solidarité, … il faut que l’Église parle parce qu’elle est la seule à avoir une référence ».
La question est peut-être sur un point dont vous avez peu parlé qui est celui du récepteur. Le récepteur est sourd, il ne veut pas entendre mais peut-être, secrètement, souhaite-t-il entendre ?
Olivier Abel : Vous avez raison. Il n’y a pas que le récepteur qui refoule, qui refuse, il y a aussi celui qui désire entendre. En n’osant pas parler à ceux qui voudraient nous entendre, nous manquons à notre vocation.
En même temps, hier soir encore, j’ai reçu un coup de téléphone d’une dame qui a bien connu mon père en Ardèche. Et qui, en ce moment, est en train de veiller sa très vieille mère qui a 98 ans, dans un hôpital ; cette dame demandait si on pouvait l’aider, l’entourer en quelque sorte. On attend beaucoup de choses des Chrétiens mais il y a de moins en moins de gens qui disent « je suis chrétien ». On attend des Chrétiens, mais qui dit « je suis chrétien » ? On refile le bébé à celui qui est derrière, tout le temps. Il y a un moment où il faut arrêter la chaîne et dire « me voici ».
Je distinguerai plusieurs postures qu’il faudrait équilibrer. Il y a l’attestation : « me voici », “je”, « je suis là ». il y a une deuxième figure qui est très importante : c’est l’autre qui dit « tu es chrétien ». Ce n’est pas moi qui le dis : « qu’est-ce que tu es chrétien ! » serait ici comme une formule de la reconnaissance. Une figure discrète, mais, à mon avis, capitale. Il faudrait que la reconnaissance de la Foi de quelqu’un puisse être aussi comme la reconnaissance de l’amour : « est-ce que tu m’aimes ? ». La troisième figure c’est la figure du “il”, lui, et c’est autre chose encore. Cela suppose un anonymat, une relation qui n’est pas seulement une relation interpersonnelle, mais quelque chose comme une exemplarité du Chrétien. Je me sens ambassadeur. Quand je suis à l’étranger, je me sens ambassadeur de la France, je ne voudrais pas dire des choses qui donnent une mauvaise image de la France et des Français. Ou bien je me sens protestant. On est tous des ambassadeurs anonymes. Il faut qu’on se sente un peu mandatés. Il y a une vocation qui est là. Et puis une figure de l’attestation à plusieurs. Une figure du “nous”. Il n’y a pas que “je” il y a “nous” qui est très important aussi. Ce serait un autre débat : c’est quoi, “nous” ? Qu’est-ce que c’est qu’une communauté communicante ? Je dirai que c’est une communauté qui fait place en elle à la pluralité des témoignages. Il y a nous à partir du moment où on n’est pas d’accord, mais on forme quand même une communauté ensemble. Cela me semble fondamental pour la constitution d’une communauté. Ce “quand même ensemble” prend des formes très diverses dans l’histoire, mais il est essentiel et d’autant plus vivant qu’on accepte de ne pas être sur les mêmes positions toujours. Deuxièmement, le “nous” enjambe les générations. Je dis “nous”, je dis que je suis français, protestant, etc. il y a quelque chose comme un enjambement des générations. Mais rien ne m’oblige à dire “nous”. C’est bien parce que, à son tour, on a recommencé quelque chose, qu’on est passé par cette expérience-là, qu’on peut le dire.
Il me semble que si l’on a quelque chose à dire dans les médias d’aujourd’hui c’est justement parce que nous avons un peu plus de mémoire. Les partis politiques ont une très courte mémoire, à côté des Églises. Cette mémoire qui nous encombre c’est en même temps une chance. Parce que nous venons de loin, nous pouvons voir un peu plus loin que le bout de notre nez, que le bout de nos premiers intérêts et le bout de nos premières frayeurs ou de nos premiers espoirs. On ne sera pas démoli à la première déception, ni triomphant méchamment, comme on peut parfois triompher bêtement, au premier succès.
André Aumonier : À la question qui vous était posée : « Quelle communication pour les chrétiens ? » vous avez répondu par un témoignage personnel enthousiasmant, vous avez effacé des années d’effacement, où des Chrétiens n’osaient pas dire ce qu’ils voulaient, ce qu’ils étaient. Vous avez vraiment répondu à notre attente : il faut être ce que nous sommes.
Mais votre réponse est très personnelle et vous n’avez pas fait la part – si ce n’est dans votre intervention tout à fait à l’instant – d’une dimension communautaire. Nos Églises jouent un rôle fondamental dans la communication des Chrétiens. Sans doute davantage l’Eglise catholique avec les messages du Pape et des Evêques. Les Institutions de même jouent un rôle important pour nous soutenir (je ne parle pas d’Institutions chrétiennes, bien entendu). Il n’est pas neutre, pas indifférent que les Institutions soient animées par des gens qui croient aussi à quelque chose. L’ensemble de ce secteur un peu structurel vous a un peu échappé, me semble-t-il.
Olivier Abel : Je pense que c’est tout à fait juste. J’ai mis l’accent sur ce qui m’autorise à me montrer et ce qui m’autorise à m’effacer. Vous savez très bien qu’il y a un effacement et puis il y a ce que j’appelle s’effacer pour faire place au témoignage de l’autre. Si mon témoignage efface la possibilité du témoignage de l’autre, si ma joie est tellement communiquée qu’elle en vient à étouffer la joie de mon enfant, c’est effrayant. Il vient un moment où la joie doit se retirer pour laisser la place à la joie suivante, si je puis dire. C’était le rythme fondamental.
Ce qui m’autorise à entrer et à m’effacer c’est bien un cadre plus durable de mon témoignage et qui est cette Institution dont vous parlez. L’Église, pour moi, les Églises, ce sont ces théâtres, plus durables, qui ont plus de mémoire, qui vont plus loin. Aujourd’hui, c’est très curieux de voir que nous tous ici dans cette pièce, nous avons vu tout changer, les choses les plus humaines, les bâtiments, les paysages à la limite, nous avons moins changé que le monde, ce qui est le comble, normalement ! Les hommes passent, le monde demeure, nous sommes éphémères. Le cadre reste et les hommes passent. Je dirai que c’est ce qui est profondément inquiétant dans le monde d’aujourd’hui ; c’est que le monde passe plus vite que les hommes. Je pense que ce n’est pas du tout rassurant. Donc, pour que je puisse m’effacer, il faut qu’il y ait un cadre plus durable. Je pense que des Églises doivent être comme un espace d’apparition qui autorise chacun à montrer de quoi il est capable. Donner à chacun son tour et sa chance d’interpréter la grâce d’être né.
Que fais-tu du fait d’être né ? Tu as la grâce, que fais-tu de cette grâce, comment en rends-tu grâce ? Tout cela est un peu absurde, quel sens lui donnes-tu, devant nous ? Parce que chacun vient devant nous en disant « mais qui dites-vous que je suis ? ». Nous interprétons les uns devant les autres et donc cela suppose que ces institutions, ces communautés, fassent cercle autour de chacun de nous. Justement, chacun d’entre nous se retire dans le cercle et fait la place pour d’autres. Voilà pour moi le geste fondamental de l’Église. C’est ce geste qui peut-être aujourd’hui ne marche pas assez. Nous n’autorisons pas assez chacun à se montrer mais aussi nous n’autorisons pas assez chacun à s’effacer. Ce qui faisait, dans la tradition, sa force c’est que chacun était autorisé à s’effacer. C’est ce qu’a fait la Résurrection, parce qu’il y avait une vie plus longue que sa petite vie fugace et éphémère.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus autorisés à nous effacer. Alors, nous devons rester. Nous devons durcir nos positions.
Père Gérard Guitton : Vous avez fait allusion à vos difficultés d’enseignant, difficultés à être entendu par des étudiants qui ne vous comprennent pas, parce qu’il y a une différence de génération, et, par exemple, aujourd’hui l’enseignant a connu Mai 68 et eux pas. Est-ce que vous ne croyez pas que cela s’est toujours produit ? Il y a toujours eu un décalage entre l’enseignant et l’enseigné. C’est même à mon avis une chance ! Est-ce que ce n’est pas pour l’enseignant le ressort qui le fait passer de l’oral à l’écrit ? Est-ce qu’un professeur, quand il se met à écrire, ce n’est pas pour protester et dire : ce que j’ai dit oralement n’a pas été compris, alors je vais l’écrire. Croyez-vous que nous aurions eu les Dialogues de Platon si Socrate s’était parfaitement fait comprendre de ses auditeurs ? Je pense que, dans l’histoire, beaucoup de livres en sont là : ils sont la suite écrite de l’enseignement oral. La chance, c’est que l’enseignant n’a pas été compris par l’oral, il s’est expliqué par écrit, il a fait rebondir la question dans des textes qui vont donner lieu à d’autres enseignements, etc.
Olivier Abel : Avec les étudiants ce n’est pas un problème. Ce décalage est constitutif. Il est à la fois le lieu du tragique et le lieu du comique de l’existence humaine. Tout est tout le temps décalé. On répond tout le temps à la question qui n’est plus le cas.
L’écart entre l’écrit et l’oral multiplie cette situation de décalage en même temps tragique et merveilleuse parce que je trouve que c’est la chance dont vous parlez.
Je dirai qu’il y a des moments où c’est plus tragique que d’autres. Il y a des moments où il y a une sorte d’accumulation. On a trop de choses à transmettre et d’autre part on a peut-être trop peu d’épaules pour y décharger tout ce qu’on a à transmettre, c’est peut-être cela aussi un problème, ou, deuxièmement, on a affaire à une génération qui ne veut pas hériter parce qu’ils préfèrent jeter l’héritage tout entier ; parce que s’ils prennent le bon côté de l’héritage, ils en prendront aussi le mauvais et cela ils n’en veulent pas.
Il y a une double difficulté ou une perte du geste. On n’arrive plus bien à transmettre et on n’a plus de biens à hériter. Ce n’est pas le même problème exactement et c’est un problème très délicat. Le fait que nous préparions toujours les générations suivantes à ce qui n’est pas le cas, c’est normal. On le sait. Quand on prépare dans nos catéchismes de chrétiens, on prépare toujours des générations décalées par rapport au monde, depuis toujours.
Père Gérard Guitton : Et c’est la même chose pour les écrits bibliques, surtout le Nouveau Testament : si les premiers chrétiens avaient eu le sentiment d’être compris correctement, nous n’aurions peut-être pas eu les Evangiles…
Le Président : Il ne m’appartenait pas de vous présenter, il me revient, au nom de tous, de vous remercier. Je trouve que, par votre clarté mais aussi par votre témoignage, vous nous redonnez un peu d’enthousiasme et je voulais vous en remercier.
J’ajouterai une réflexion, non pour conclure mais peut-être pour inspirer un programme d’action, puisque nous souhaitons aussi contribuer à cela. Vous avez évoqué l’Amour. Je lisais justement récemment un livre qui s’appelle Les Langages de l’Amour, écrit par le docteur Chapman, un Américain qui doit d’ailleurs être protestant. Sa thèse est de dire qu’il y a plusieurs langages de l’amour et que beaucoup des difficultés éprouvées par les couples viennent du fait que chacun parle le langage qu’il connaît au lieu de parler le langage que l’autre comprend. Toute analogie mise à part, je me demande si notre travail ne doit pas consister à apprendre le langage des récepteurs. Pour nous faire mieux comprendre, c’est ce que nous devrions essayer de faire, nous Chrétiens, pour l’avenir.