Par François Terré, Membre de l’Institut, Professeur émérite de droit à l’Université Panthéon-Assas

Sans remonter jusqu’à Antigone, on peut constater plus sereinement qu’il y a une manière d’obéir qui est en même temps une manière de désobéir, par exemple la grève du zèle.
Mais si l’on envisage plus particulièrement le droit de désobéir, on retrouve dans l’ensemble des règles de droit la prise en considération de l’état de nécessité.
L’obligation de désobéir implique une réflexion prolongée par rapport aux situations précédentes et l’on voit que le problème se démultiplie. A quoi doit-on désobéir ? A qui doit-on désobéir ? Pourquoi doit-on désobéir ?
C’est en théologie, plus particulièrement avec le développement du protestantisme, qu’au XVIème siècle Luthériens puis Calvinistes ont pensé le problème. Notamment en se demandant s’il n’y avait pas lieu de distinguer le devoir de désobéir invoqué par les  » magistrats subalternes  » et celui qui, plus bas dans la hiérarchie, serait invoqué par tout un chacun.
De la théologie, la discussion est passée au domaine du droit, et l’on sait par exemple la place prise en droit pénal par la théorie des  » baïonnettes intelligentes « .
Enfin, la question s’est amplifiée en politique sur le champ de la distinction de la légalité et de la légitimité.

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Janine Chanteur : J’ai l’honneur et le plaisir de présenter François Terré, membre de l’Institut et professeur de droit à l’Université Paris II. L’honneur, car vous êtes, François Terré, l’un des grands juristes de notre temps, juriste civiliste, juriste politique et philosophe du droit. Le plaisir, tout simplement parce que, depuis de longues années, nous sommes des amis. Nous nous sommes connus au séminaire de Michel Villey, dont la disparition nous affecte toujours. Vous le dites vous-mêmes : c’est lui qui, philosophe aristotélicien et juriste, a rendu vie à l’œuvre juridique de saint Thomas d’Aquin, enfermée dans un relatif silence, voire dans un discrédit ignorant des richesses de sa pensée. Michel Villey a montré ce que Thomas d’Aquin devait à Aristote, tout en distinguant clairement le philosophe grec et le philosophe chrétien. Il a redonné, de façon éclatante, sa place au droit naturel. Ce faisant, il a formé quantité de disciples dont vous vous honorez d’être. Moi aussi, quoique plus modestement. C’est vous qui êtes, avec Blandine Kriegel, à l’origine de la publication de ses carnets.

Quant à vous, titulaire de deux licences, licence en droit et licence d’histoire, vous avez été lauréat du Concours général des Facultés de droit et, il va sans dire, agrégé de droit. Votre thèse de doctorat d’État a pour titre : L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications. Ce travail très important concerne les catégories juridiques. Vous vous situez d’emblée à l’opposé de l’école du positivisme juridique, en particulier des positions kelséniennes. Pour vous (je vous cite) : « le droit est inhérent au quotidien », il est « une nécessité inhérente à toute vie en société », mais il est aussi « l’expression d’une culture ». En ce sens, « il véhicule des valeurs ». Vous montrez qu’il est d’abord de nature religieuse. Si son fondement est théologique, est-ce sa totale laïcisation qui l’a conduit à se mettre lui-même en péril ? Aujourd’hui, nous assistons, selon vous, à une pulvérisation des règles du droit, par une multiplication indéfinie des règles. Du droit divin, en passant par le droit naturel, nous en sommes arrivés à un droit positif qui, bien que le droit ne soit pas la morale, a opéré une coupure complète avec cette dernière.

Vos œuvres témoignent de votre préoccupation constante : la place et l’importance du droit dans la vie concrète des hommes. Qu’il s’agisse de vos Traités de droit civil, de cette somme qu’est votre passionnante Introduction générale au droit, de votre ouvrage intitulé : Le juriste et le politique, explicité par le sous-titre : Trente ans de journalisme au Figaro, le rapport de l’abstrait qu’est nécessairement le droit, au concret qui caractérise les situations de la vie humaine, mais aussi la complexité du juridique, sa fécondité, ses relations à toutes les autres branches de notre savoir et de notre action sont inventoriés, expliqués, discutés et, en dépit de l’obscurité que l’on prête souvent aux universitaires et au droit, l’exposé est toujours clair et lisible pour l’honnête homme.
Universitaire, vous l’êtes dans l’âme, pourrait-on dire. Votre séminaire de philosophie et de sociologie du droit réunit juristes, philosophes et pas seulement des parisiens, et pas seulement des Français. Président de l’Association française de philosophie du droit, directeur des Archives de philosophie du droit, organisateur de colloques internationaux, votre activité déborde l’enseignement et la recherche. Au point que votre vie a pris un caractère vraiment original par rapport à l’Université. Bien que celle-ci soit fondamentale pour vous, ce n’est pas toujours elle qui vous a amené à parcourir le monde. L’enseignement du droit vous a certes conduit au Cambodge pendant deux ans, puis en Indochine et, plus tard, à Boston, dont vous avez rapporté, dites-vous, « une grande allergie au Nouveau-Monde ». Après avoir été, pendant dix ans, membre de la Commission de réforme du Code de procédure civile, on vous retrouvera dans le Pacifique sud, aux Nouvelles-Hébrides, où vous avez été envoyé officiellement par la France, pour travailler à l’élaboration d’un Code civil que les Anglais, et davantage encore les Australiens, se sont empressés de boycotter. Mais vous découvrez, dans la mouvance de Malinovski, les Mélanésiens, un peuple demeuré pratiquement à l’état de nature, dont les mœurs et la gentillesse vous passionnent. Vous en avez gardé un souvenir très vivant.

Aux ministères de la Coopération et de la Justice, vous aviez été, pendant sept ans, au cabinet de Jean Foyer. Parti en mission culturelle en Afrique, surtout en Côte d’Ivoire, vous avez beaucoup voyagé sur tout le continent que vous connaissez bien et que vous aimez profondément. En outre, vous avez été arbitre international et consultant en droit interne, dans l’affaire du Rainbow Warrior et celle d’Eurotunnel, etc.

L’enseignement, la recherche, les voyages, la politique auraient pu suffire à combler une vie. Eh bien non. Depuis trente ans, vous menez de front, avec tout le reste, deux expériences qui vous tiennent à cœur : d’une part, celle du journalisme : vous avez bien connu Max Clos et vous dédiez à l’ami disparu votre livre Le juriste et le politique. D’autre part et en même temps, vous faites l’expérience de l’entreprise privée avec le JurisClasseur auprès duquel vous êtes encore aujourd’hui conseiller scientifique.
Et ce n’est pas tout, car vous avez des projets. Projets d’écriture, philosophiques, littéraires, mais le juridique n’est jamais loin, comme le montre bien votre intention d’éditer, sous forme commentée, les écrits de Portalis, qui fut l’un des rédacteurs du Code civil. En attendant, vous présenterez et éditerez chez Gallimard, en mars 2004, un manuscrit inédit d’Alexandre Kojève, La notion de l’autorité. Et l’on devine, dans certains silences, dans certains sourires, que d’autres livres sont en méditation.
Professeur, juriste, philosophe, homme d’action et grand voyageur, écrivain, François Terré, vous avez la curiosité et la culture des érudits de jadis, mais c’est notre histoire qui vous intéresse, celle qui est en train de se faire : comment un homme comme vous va-t-il juger du devoir de désobéir, de la transgression dans la vie politique, dans le monde d’aujourd’hui ?

François Terré : Aristote donnait de bonnes leçons. L’une d’elles était destinée au penseur dans l’embarras tout particulièrement quant à la définition d’une notion, y compris d’une valeur. Il conseillait d’abord de renverser la question posée en la renversant et en allant à la recherche d’une réponse à partir d’une réponse à la question inverse. Sa démonstration a été menée à l’intention de ceux qui s’interrogeaient – et s’interrogent toujours – sur ce qu’est la justice. Et comme l’on saisit plus facilement en quoi consiste une injustice, le tour est plus facilement joué et l’incertitude déjouée. Justice corrective et justice distributive. On connaît la suite.

Nécessité d’une définition

L’expression « devoir de désobéir » paraît aussitôt appeler un même traitement. Pourtant, la transposition – ou l’inversion – est encore plus compliquée, car deux distinctions sont ici superposées ou entrelacées. Le devoir et le non devoir semblent s’opposer, tout comme l’obéissance et la désobéissance. Avant même d’imaginer des croisements et des passages de l’un à l’autre plan, avec tant de combinaisons possibles ou impossibles, il faut d’emblée observer que l’absence de devoir, ce contraire donc du devoir, se dissout aisément dans une vaste zone de liberté ou de licence qui lui fait perdre son relief, si ce n’est son existence même. A telle enseigne que ce qui occupe alors l’esprit, par l’effet d’un glissement naturel, progressif, si ce n’est insensible, c’est surtout, sur le terrain de l’absence de devoir, le moment qui marque un surcroît de positivité : l’apparition d’un droit, entendons d’un droit subjectif. Et du même coup, le dualisme attaché à la distinction d’un droit et d’un devoir se prolonge, ne serait-ce que pour la commodité de l’esprit, en termes non de réciprocité, mais de complémentarité compréhensible, dès lors que ce qui est un droit est pour l’autre un devoir. Certes il ne convient pas de pousser trop avant la description, car on se trouverait vite confronté à la difficile distinction des droits et des libertés.

Il n’en demeure pas moins que la coexistence des droits et des devoirs intéresse autant la philosophie politique que la philosophie du droit, même s’il arrive quelque cohabitation singulière rappelant la Terreur et la Constitution de l’An III. L’insertion dans le débat de la notion d’obéissance renvoie à nouveau aux exigences de la définition. Il est aisé de discerner un sens commun en termes de soumission. Mais ce dernier mot implique la conscience d’une contrainte alors que l’obéissance peut être spontanée, correspondre à un accord même implicite et n’être aucunement un effet de la peur, ou même seulement de la timidité, là où la peur des histoires dispense d’une référence à la peur du gendarme.
L’obéissance est moins une soumission qu’une adéquation à une exigence dont la source est très diversifiée, spécialement mais pas uniquement dans le groupe social, qu’elle soit particulière ou générale, familiale ou politique, individuelle ou sociale. Parler d’adéquation est sans doute faire preuve d’un esprit beaucoup trop rigoriste, théorique, voire mathématique, ce qui heurte la réalité sociale, malgré les sortilèges dont se complaisent à la fois des convaincus de la philosophie analytique et les adeptes du kelsénisme. On sait bien pourtant qu’entre la règle et le fait, il y a souvent – heureusement ! – un écart et que celui-ci peut résulter de multiples causes et se manifester de multiples manières, tout particulièrement par la désobéissance. C’est là encore une piste possible, par inversion méthodique, si l’on imagine que la désobéissance puisse fournir une clé importante de l’obéissance.
Il arrive d’ailleurs que l’une et l’autre soient si proches – et leurs pointes si aiguës – qu’elles en arrivent à se confondre. Il est des situations dans lesquelles, à l’extrême, l’obéissance se confond avec la désobéissance, par exemple lorsque des professionnels pratiquent le grève du zèle, tels des douaniers qui fouillent systématiquement et minutieusement les voyageurs, perturbant de la sorte complètement le service public et la circulation des voyageurs et des marchandises. Obéissent-ils ou désobéissent-ils – si tant est que la grève puisse être apprivoisée par le droit … français ? En réalité, ils obéissent à la lettre, mais désobéissent à l’esprit. Mais reporter alors au seul esprit la source médiate de la règle contraignante, c’est ouvrir la porte à cette infinité d’éléments dont la combinaison est inhérente au juridique avec ses risque autant qu’avec ses profits.

Ainsi l’intelligente prise en compte de l’esprit renvoie nécessairement à ce qui inspire la règle et la justifie, quelle que soit l’attitude – d’obéissance ou de désobéissance – de celui qui est si parfaitement dénommé le sujet de droit. Mais tandis que, du côté de l’obéissance, on peut se perdre dans les zones incertaines et mouvantes où coexistent la morale et le droit, univers enchanté des valeurs et des idéaux, monde infini du oui, le monde du non est tout de même fini, tant il est celui du courage et, de ce fait, facilite la compréhension du oui, tout comme beaucoup, suivant Sartre, dans son Baudelaire, pensent que la pratique du mal aboutit à la connaissance, donc à la réalisation du bien.

Même si l’on s’en tient au seul côté de la désobéissance – ici : de la transgression – il faut reconnaître que le champ de la réflexion demeure immense car les impératifs dont se réclame le devoir d’obéissance peuvent être extérieurs au droit et relever d’autres ordres – ou désordres – normatifs que le droit. Par rapport au droit – et à lui seul -, il n’est pas possible d’éluder une nécessité rationnelle en ce sens qu’il ne peut exister dans une même situation et par rapport à la même personne à la fois devoir de désobéir s’il n’y a pas implicitement mais nécessairement droit de désobéir. Si, dans le champ juridique, le droit ne s’accompagne nécessairement, naturellement même, d’un devoir corrélatif, il en va autrement du devoir juridiquement admis quelle que soit sa source, législative ou jurisprudentielle. C’est dire que la compréhension du devoir de désobéir passe par celle du droit de désobéir.

Droit et devoir d’obéissance et de désobéissance

Rares sont les règles absolues, règles qui ne supportent pas d’exception ou même seulement de tempéraments. En existe-t-il même une seule ? Il arrive même souvent que cette coexistence des libertés, en quoi consiste le droit, consacre le concours social et interindividuel de droits concurrents. Leur combinaison n’est pourtant pas le signe de quelques transgressions possibles. L’obéissance à une règle se justifie en tant que telle sans qu’on la considère un seul instant de raison comme une désobéissance à une autre règle. Cela n’exclut évidemment pas, quant à la règle en cause, une réflexion en termes de transgression.

Le droit éventuel de désobéir n’appelle ici réflexion que lorsque, par rapport à une même règle, il y a sans doute obligation d’obéir et droit de désobéir. Certes, il est, de prime abord, facile de surmonter l’apparente contradiction en réduisant le domaine de la règle contraignante et non sa force contraignante. Mais intellectuellement, la situation ici envisagée est différente, car c’est justement cette force qui, elle-même, reconnaît la force qui lui est contraire. Ce n’est pas surprenant pour qui pense que l’ordre et le désordre sont consubstantiels l’un à l’autre, y compris en droit et pas seulement en thermodynamique. Le juriste, attaché plus que tout autre à la précision des mots, se demande néanmoins si une règle peut à la fois commander l’obéissance et admettre la désobéissance, autrement que dans le cadre des circonstances exceptionnelles ou assimilées à celles-ci.

Présenter la désobéissance comme pouvant être un droit en surprendrait plus d’un dans l’Orient extrême. L’Occident fait sans doute une place plus grande à l’idée de transgression. Mais il convient alors de distinguer une constante et des variables.
La constante s’exprime depuis des siècles par le mythe d’Antigone, résistant à l’édit – au décret – de Créon interdisant l’enterrement de Polynice. Son origine grecque ne peut surprendre tant il est vrai que presque tous les mythes d’Occident sont d’origine grecque. Depuis vingt-cinq siècles, notre Europe (à vingt cinq) n’en a guère inventés d’autres. Tout de même : Hamlet, Don Quichotte, Faust. Celui d’Antigone domine pourtant tous les autres, surtout à partir du XVème siècle. Si le personnage de Sophocle est le plus connu, il n’en reste pas moins que les deux autres grands tragiques grecs lui ont fait sa part : Eschyle (Les sept contre Thèbes), Euripide (Antigone). Dans Les Antigones, Georges Steiner a superbement et complètement montré l’omniprésence de l’histoire et les multiples analyses des écrivains et des philosophes : l’Antigone de Goethe, qui est la sœur par excellence, celle de Hegel, qui exprime le dualisme de l’homme et de la société, des vivants et des morts.

Le cours de l’histoire – ou de l’histoire des histoires – montre l’entrelacement du mythe d’Antigone avec celui d’Œdipe qui a eu quatre enfants de sa mère après avoir tué son père, mais Kierkegard ajoute à l’héritage en disant que seule Antigone est au courant du lien unissant Œdipe et Jocaste… Bref pourquoi cette persistance pratiquement ininterrompue depuis plusieurs siècles, et jusqu’aux auteurs plus contemporains : Anouilh, Bauchau, donc avec ou sans psychanalyse et complexes divers. Georges Steiner explique cela en observant qu’on trouve dans le message antique et ses suites plusieurs « constantes des conflits inhérents à la nature humaine » : les hommes et les femmes, la vieillesse et la jeunesse, la société et l’individu, les vivants et les morts. A quoi s’ajoutent bien d’autres diversités : temporalité (Créon) et éternité (Antigone) ou encore dans l’univers juridique (thémis : droit, dikè : justice, nomos :loi).

L’évolution des normes

De tout cela se sont dégagées deux explications possibles de la désobéissance, imprégnées de considérations antagonistes en termes de politique : au Créon moderniste, attaché à la rationalité symbolisée par la Grèce de Périclès, donc hostile aux usages archaïques et familiaux, s’opposerait le Créon conservateur d’une ancienne norme interdisant d’enterrer les morts sur le sol de la cité. Suivant l’analyse choisie, Antigone apparaît donc comme conservatrice ou moderniste, de sorte que sa désobéissance – injustifiée ou justifiée – ne prend un sens que par rapport aux normes de référence impliquées, que ce soit du côté de la sociologie (lois coutumières et lois écrites), de la philosophie (droit naturel et droit positif) et religieuses (lois divines et lois humaines). Autant de paramètres permettant de comprendre les flux et les reflux de la désobéissance dans la société, donc les variantes du phénomène et le caractère variable des forces qui l’alimentent.

Au premier rang de ces forces, il y a, dans l’histoire, la réforme protestante et sa résistance à la papauté. Liée au mouvement humaniste de la Renaissance, elle tend initialement et principalement à un transfert du pouvoir politique sur la tête des monarques. De là toute une tradition de la pensée judéo-chrétienne qui s’oppose à l’admission de la désobéissance à ceux-ci parce qu’à travers eux, on s’opposerait à Dieu qui les a institués. Dans sa célèbre Epître aux Romains, Saint Paul affirme que lutter contre ses supérieurs équivaut pour l’homme à lutter contre Dieu, car ils sont ses intermédiaires sur la terre et si près de lui que toute résistance appelle la damnation. Dans un premier temps de son action, Luther adoptera la même position en estimant que les chefs sont les dons de Dieu pour le meilleur et pour le pire. Mais après 1530, il changera, admettant – avec Melanchton et Osiander – que tout souverain tyrannique doit être combattu.

A vrai dire, l’emploi des mots est, en la matière, très significatif en ce que, à la désobéissance, qui peut relever surtout d’un comportement passif, voire d’une attitude d’ataraxie, s’oppose la résistance, attitude plus délibérée et intentionnelle, se reliant alors aux orientations de l’intellectualisme et à l’idée que les peuples ne se privent jamais pleinement de leur souveraineté originaire et ne se dessaisissent de leurs pouvoirs qu’en communication. Pour construire ce premier constitutionnalisme, les théoriciens trouveront à la fois dans le droit canon, en ce qu’il reconnaîtrait aux hommes le pouvoir de résister à un juge qui procède injustement, et dans le droit civil (le Digeste) qui permet, dans une perspective politique, de résister à la violence par la violence. La situation de l’intermédiaire entre le souverain et les sujets, de celui que l’on appelle souvent le « magistrat subalterne » est significative, en dépit des variations fréquentes quant à son explication. Et la résistance possible ne s’apprécie pas de la même manière selon qu’on l’exerce contre le souverain qui a manqué à son serment, ou qu’on l’exerce contre lui-même.

On aurait pu penser qu’au temps des Lumières, les philosophes et les politiques iraient plus loin dans la reconnaissance d’un droit de résistance. Des analyses récentes permettent de mieux envisager cette question. A ce propos, l’étude d’Eric Desmons est exemplaire : « Droit de devoir de résistance en droit interne » (thèse Paris II, éd. LGDJ 1999). La présentation se relie évidemment à l’article 2 de la Déclaration des droits de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Mais aujourd’hui, l’on s’accorde à reconnaître que cet article 2 peut être regardé comme un vestige de l’âge métaphysique, du rationalisme triomphant des XVII et XVIIIème siècles » (E. Desmons, p. 85). D’où le retour à une approche prudente, voisine de la pensée médiévale.

Toujours est-il que, dès 1810, la jurisprudence était fixée. Sous peine de rébellion, le citoyen doit obéir à la loi ou aux commandements administratifs, car il ne saurait s’ériger légitimement en interprète de leur constitutionnalité ou de leur légalité. S’il agissait autrement, il mettrait en péril l’ordre public. Dans l’analyse rousseauiste de la volonté générale, son comportement même serait absurde. La rébellion étant considérée comme « toute révolte, toute résistance ouverte aux ordres de l’autorité », nulle place ne semble alors reconnue à un droit de désobéissance. La persistance de cette rigueur s’est ultérieurement manifestée à l’époque des conflits suscités de 1901 à 1907 par la question récurrente de la laïcité. Plus tard, sauf décisions excentriques, on ne put utiliser la théorie de la légitime défense pour atténuer de quelque manière les solutions du droit positif.

De l’approche individuelle à l’approche collective
Pourtant, il faut bien admettre que la réflexion philosophique a, surtout au XXème siècle, modifié les données de la question sur le terrain même du droit. La conscience a été, en tant que telle, étudiée dans cette perspective (Dominique Laszlo-Fenouillet, La conscience, thèse Paris II, éd. 1993). Mais la référence qui lui est alors portée, en termes d’atténuation, ne constitue pas une manifestation de désobéissance à la règle, puisque celle-ci, a priori en quelque sorte, en admet l’existence de manière variable et mesurée : clause de conscience, objection de conscience….

L’approfondissement de la philosophie politique, au siècle dernier, tout particulièrement sous l’influence profonde et protéiforme d’Hannah Arendt a conduit à s’interroger davantage, en termes d’obéissance ou de désobéissance, sur la relation entre le citoyen et le droit dans une société dont le fondement même est, sous l’influence du contractualisme, la libre adhésion des citoyens. Au-delà des discussions relatives à la hiérarchie des normes et à supposer en cause des exigences juridiques de même niveau, il y a, de prime abord et suivant une vision classique (moderne ?) des choses, une contradiction interne dans l’invocation d’un droit contre le droit. Est-ce au demeurant vraiment nouveau ? Assez facilement, trop facilement, on en revient à Socrate et à l’idée que la désobéissance s’accompagne naturellement d’une acceptation de la sanction, alors que celui-ci distinguait le respect des lois de la cité et la contestation de ses juges.

En étudiant les phénomènes contemporains, Hannah Arendt a montré que les données du débat ont été profondément renouvelées dans le mesure où la désobéissance à la loi est devenue une action de masse contestant les autorités. A l’origine du mouvement, il y a nécessairement une érosion de l’autorité, disons même des autorités, accusées de ne plus satisfaire aux exigences de leurs fonctions, ce qui explique notamment, dans les sociétés occidentales, le développement de la criminalité. De là est né, aux Etats-Unis, le concept de désobéissance civile (H. Arendt, Du mensonge à la violence, Essais de politique contemporaine, rééd. 1972, spéc. p. 53 s.).

Ce glissement de l’approche individuelle à l’approche collective caractérise l’évolution des droits occidentaux au XXème siècle. Mais l’explication ne peut satisfaire que si on inclut l’action contraire dans l’appréhension globale des choses. Sitôt développée la conviction suivant laquelle il y a des dysfonctionnements sociaux de notable envergure et que l’aspiration aux correctifs ne peut plus être attendue d’un gouvernement dont la légalité et la constitutionnalité sont gravement mises en cause, voire seulement en doute. D’où la différence observée par rapport au contrevenant isolé, qu’il s’agisse d’ailleurs d’un délinquant ou d’un objecteur de conscience. Manifestée par une minorité plus ou moins agissante, et dans le même temps que le secret s’efface devant le défi, la conciliation classique, ancienne, traditionnelle de la stabilité et du changement se présente de manière nouvelle.

Ainsi, écrit Hannah Arendt (op cit., p. 81), « dans une période de transition, il est inévitable que le droit apparaisse comme une force de contrainte, donc une influence négative dans un monde qui admire avant tout l’action positive » (Edward H. Levi). Dans le temps comme dans l’espace, la variété des systèmes est très grande, mais il ont tous une caractéristique commune, qui fait que nous nous servons à bon droit d’un même terme pour désigner des phénomènes aussi différents que la lex romaine, le nomos grec, la tora hébraïque : ils ont tous été conçus dans le but d’assurer la stabilité. Mais il en va précisément d’une autre manière quand se développe la désobéissance civile car celle-ci n’est pas contraire, dans l’opinion la plus répandue, avec les lois et les institutions publiques. A proprement parler, tout comme un contrordre vient faire corps avec l’ordre, la désobéissance consolide la règle suivant laquelle, dans un premier temps de la réflexion, on a cru à un défaut de l’exigence d’obéissance. En approfondissant l’analyse et même si le débat ne se pose pas semblablement dans un Etat unitaire et dans un Etat fédéral, le cheminement de la pensée, allant du fait au droit, porte nécessairement à aborder, dans un état de meilleure réceptivité, le passage encore bien plus difficile qui mène du droit au devoir (v. Obéir et désobéir, Le citoyen face à la loi, par Pierre-Arnaud Perrouty, éd. Univers. de Bruxelles 2000).

Le devoir de désobéir face au pouvoir politique
Quand peut-on considérer que l’on passe du droit de résistance – ou de désobéissance – au devoir de désobéissance ? La réflexion passe nécessairement ici par un retour à l’humanisme des temps modernes ainsi qu’aux orientations de la religion chrétienne en Occident du fait de la Réforme protestante (v. l’ouvrage remarquable de Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, éd. Albin Michel, 2001 dont s’inspirent les réflexions qui suivent).

L’apparition et le développement du protestantisme, disons encore le déroulement du XVIème siècle, les guerres de religion et les massacres de la Saint-Barthélémy ont conduit les courants contestataires, d’abord luthériens, ensuite calvinistes, à favoriser, dans certaines conditions, le passage de l’obéissance passive – et on ne peut plus passive – à la résistance active. Du moins estimait-on au milieu du XVIème siècle, dans la ligne des écrits d’un ami de Luther, Nicolas von Amsdorf, que les persécutions subies pouvaient et même devaient être imputées aux intermédiaires, plus précisément aux magistrats dits subalternes parce que ceux-ci auraient dû eux-mêmes résister à l’oppression exercée sous le couvert d’un mandat divin. Au centre de l’argumentation se trouvait l’idée de légitimité. En d’autres termes, il est légitime pour le magistrat subalterne de se défendre contre le supérieur qui le persécute pour le faire agir contrairement aux exigences de la liberté (Sleiden, L’Etat de la religion et la République, 1555). On discerne là une tendance dominante faisant passer la désobéissance du droit – encore incertain, pour nombre d’esprits – au devoir à mesure que l’on s’élève aux étages supérieurs de la hiérarchie politique.

Cette évolution s’est, en diverses circonstances, plus ou moins compliquée du fait de l’admission de nouveaux magistrats, dits populaires, et dont la mission rémunérée consistait à contenir l’absolutisme des rois. Parce qu’ils rappelaient les éphores de Sparte, si ce n’est les tribuns de Rome, on fit état de l’autorité éphorale (Zwingli ; rappr. Calvin). Leur originalité par rapport aux magistrats antérieurs tint au fait qu’ils ne tiraient pas leur autorité de Dieu, par le canal des princes, mais du peuple lui-même, non sans que, pour certains, cette délégation première s’accompagnât d’une renonciation au droit de désobéir personnellement.

Ainsi, n’est-ce pas aux extrêmes que l’on peut discerner les racines du devoir de désobéir, mais au centre de la structure du pouvoir politique. Des siècles plus tard, en termes de droit pénal laïcisé, la question sera précisément posée au sujet des agents publics – militaires, policiers, etc – se trouvant en situation d’obéir ou de désobéir à des ordres plus ou moins attentatoires à l’ordre public, aux libertés, à la personne humaine… L’intermédiaire ne semble pas, a priori, tenu de toujours obéir et exécuter les ordres. Mais dans quelle mesure ? C’est à ce propos, dans l’hypothèse de l’admission du fait justificatif tiré de l’ordre de la loi ou du commandement de l’autorité légitime, qu’a été développée en jurisprudence et en doctrine la théorie des « baïonnettes intelligentes », tenues de désobéir dans certains cas extrêmes. Les drames de la seconde guerre mondiale et les sanctions infligées aux criminels de guerre par le Tribunal international de Nuremberg ranimèrent à l’époque un débat ancien, si bien qu’en 1944, le Conseil d’Etat affirma, sous peine de sanction disciplinaire, le devoir de désobéissance des agents de l’Etat, mais à la double condition que l’ordre soit manifestement illégal et qu’il porte une atteinte grave au service public (Eric Desmons, op. cit., p. 98). Dans les vingt années qui suivirent, on estima que ces deux conditions se recouvraient – tout acte manifestement illégal portant automatiquement une atteinte grave au service public – jusqu’à ce que, sous l’influence de certaines analyses doctrinales, la jurisprudence évacue en quelque sorte la considération d’un ordre manifestement illégal, pour s’en tenir à l’atteinte au service public et à la maintenance de l’appareil étatique. Autant dire que le fonctionnaire semble placé ici sur une corde raide.

De quelque côté que l’on traite de la question, c’est encore et toujours en termes de légitimité, plus que de légalité, que les protagonistes se retrouvent : autorité légitime, légitime défense… Par rapport à la légalité, le débat est immémorial. Pourtant, c’est surtout au temps de Théodore de Bèze et des monarchomaques que son importance s’est accrue au XVIème siècle. La notion de légitimité, reliant le monarque à Dieu, persista notamment tout au long de l’Ancienne France, avant que le flambeau ne soit transmis au peuple souverain. Sa signification a été renouvelée à la suite des guerres et des troubles du XXème siècle qui ébranlèrent en profondeur l’harmonie de la légalité et de la légitimité, son éclipse et son retour. La désobéissance a été ou n’a pas été considérée comme un devoir des militaires – ou même de tous les citoyens – suivant l’origine et les discordances du temps, des guerres et des paix.
Dans l’espace naturel qui existe entre le fait et le droit, ainsi qu’entre les statuts assignés par le système juridique aux destinataires des règles et les rôles – ou situations – que ceux-ci adoptent, il existe des écarts nécessaires qui laissent heureusement place à des principes d’opportunité indispensables, en particulier à celui de l’opportunité des poursuites pénales. Sans eux, la vie juridique (la vie tout court) serait irrespirable. Il y a là, même à travers la désobéissance, un temps laissé à la respiration, au repos, si ce n’est même à la poésie. « Andromaque, je pense à vous », écrivait Baudelaire.

ECHANGE DE VUES

Gabriel Blancher : Je me demande si le devoir de désobéissance, ou plutôt le droit de désobéissance, est si facile à exercer. Il y a certes le cas des magistrats subalternes, c’est vrai, mais il y a aussi des cas d’urgence qui ne laissent pas le temps de réfléchir. Cela se pose en période de guerre étrangère ou de guerre civile.
De même qu’on a réglementé l’objection de conscience, ne serait-il pas possible que la Communauté internationale, plutôt que les États, fondés nécessairement sur l’obéissance, établisse un certain nombre de règles, simples, claires, pas très nombreuses, disant : voilà les cas, dans lesquelles vous avez le devoir de désobéir ?

François Terré : Pourriez-vous me donner quelques-uns de ces cas ?

Gabriel Blancher : Les cas seraient essentiellement des cas qui touchent à la guerre internationale ou à la guerre civile et où l’on dirait : « dans telle circonstance, par exemple tel massacre qui nous est ordonné, vous devez désobéir ».

Le cas s’est posé après la Saint-Barthélemy, vous y avez fait allusion. A la Saint-Barthélemy, Charles IX a fait non seulement massacrer à l’intérieur de Paris, mais il avait envoyé des ordres de massacre en province (ou c’est Catherine de Médicis qui les avait envoyés). Plusieurs gouverneurs ont répondu en disant : « nous n’avons pas pu exécuter votre ordre, Majesté, parce que nous avons pensé qu’il était tellement extravagant qu’il ne pouvait pas venir de vous ! » Ils ont désobéi avec cette forme, certes respectueuse, mais ils ont désobéi.

Il faudrait définir cinq ou six circonstances bien précises. L’une serait le massacre ; je pense au massacre d’Oradour.

François Terré : Il y a déjà des concepts très retenus. Je pense au concept de crime contre l’humanité, les crimes de guerre…

Mais de là à donner aux militaires le soin de se faire juges de l’existence ou de la non-existence d’un crime de guerre, c’est dangereux !

Catherine de Médicis et la Saint-Barthélemy : c’est affreux, elle a massacré des Protestants. Remarquez, dans les guerres de religion, les Protestants massacraient plus de Catholiques que les Catholiques de Protestants. Mais on ne va pas compter ! Mais l’explication de la Saint Barthélemy est quand même une explication politique parce que Charles IX était en train de se laisser « embobiner » par Poligny pour aller faire la guerre aux Espagnols. Comme on en avait déjà subi des conséquences du côté de Habsbourg !
Alors, qu’aurait pu dire un soldat à Catherine de Médicis ?

Gabriel Blancher : Je pense toujours à ce massacre d’Oradour. Si tous les soldats qui se trouvaient là avaient refusé de mettre le feu dans l’église, l’église n’aurait pas brûlé. Les guerres de Vendée sont un autre exemple.

François Terré : La croisade contre les Albigeois est un crime contre l’humanité.

Gabriel Blancher : Ce que je voulais dire simplement, c’est qu’en définitive, cette question du devoir de désobéissance, sous sa forme la plus grave, la plus lourde, la plus cruelle, se posera dans ce type de situation. C’est là qu’on aura vraiment le devoir de désobéir, dans les cas où la vie humaine se trouve massivement en danger.

François Terré : Alors, il ne fallait pas lancer la bombe atomique…

Gabriel Blancher : Je reconnais toute la difficulté du problème. Mais, s’il n’y a pas ces textes-là, comment voulez-vous que le simple soldat – je retourne la question – désobéisse ? Il fera n’importe quoi.

François Terré : Il peut y avoir des mutineries en groupe, en masses…

Francis Jacques : Je voudrais lier deux remarques sur l’unité de votre pensée. La première sur le mythe moderne, la seconde sur ce que vous avez appelé l’énigme du droit.
Quand vous relevez les deux mythes modernes — “Hamlet” et “Don Quichotte – vous omettez ‘ Faust” ainsi que “Tristan et Iseult”. L’oubli est-il volontaire ? Chez Platon le recours au mythe apparaît lorsque le philosophe des idées est embarrassé, qu’il oscille entre deux positions, sans vouloir ni pouvoir en décider. Qu’il s’agisse de l’origine du monde dans le mythe du Protagoras ou de la destinée des âmes dans le mythe d’Er de la République. En un sens analogue, il y a bien une énigme du droit, avec le mythe d’Antigone pour référence emblématique.

J’ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit de l’énigme du droit : les forces créatrices du droit qui résultent des échanges entre vivants et par ailleurs du culte des morts. Il y a au moins trois formes d’interrogativité majeures. Si c’était un problème, il y aurait une solution, acquise en un nombre fini d’étapes. Au-delà du problématisable, il y a le mystère et il y a l’énigme. Un mystère donnerait sens à une théologie du droit. Quelle est votre préférence en dernier ressort ? Doit-on choisir ?

En tout cas l’énigme du droit s’accompagne d’une véritable poésie du droit. Avec le mythe d’Antigone, de tous le plus rayonnant dites-vous, vous n’êtes pas tellement loin d’une poésie tragique. Je remarque que la conscience n’entre pas en compte dans votre énigme finale. A mon sens à juste titre. Certes, le concept de conscience est utilisé de plus en plus par les juristes sans doute parce que la conscience à venir est une forme de dérogation à l’application normale de la règle de droit. Mais nous savons qu’en épistémologie moderne, elle n’a pas tellement bonne presse. Depuis Fichte et Hegel, on peut dire que l’on s’est éloigné de l’autonomie de la conscience, avec sa légitimité comme instinct divin ou comme autonomie de la raison pratique.

En fin de compte vous n’avez pas retenu la conscience dans les forces créatrices du Droit. Est-ce à dire que vous faites un pas vers les penseurs de la coexistence ou que vous restez dans cette énigme qui nous ramène à l’équilibre précieux entre ce que nous devons à nos transactions avec les vivants et à la piété pour les morts ? A l’instar de George Steiner, vous aussi vous avez vos Antigones.

François Terré : Je crois que la difficulté de la définition du droit tient au fait que le droit est double. Il y a deux forces créatrices et l’on ne les ramène jamais à l’unité. On ne s’est jamais assez préoccupé de savoir quel était le rôle du fait dans le droit et non pas simplement la distinction du fait et du droit. Or nous avons un certain nombre de règles qui s’appliquent à une situation de fait … Je crois qu’il y a un fondement théologique du droit. Mais je n’ai pas été jusque-là.

Pas du tout au point de vue métaphysique, mais le droit est, en lui-même, contradiction. La contradiction, c’est ce qui fait avancer le droit.

Le principe de non-contradiction des scientifiques est très loin de nos préoccupations car nous préférons le principe de contradiction car c’est lui qui fait avancer le progrès juridique. Ce n’est pas un hasard si on a des procès comme le procès pénal. Il s’agit de savoir qui parlera le premier ou le dernier et que l’ordre des discours est aussi inhérent à la démarche juridique.

Jean-Paul Guitton : En revenant sur l’objet de la première intervention, je voudrais noter l’importance du temps, qui relativise les choses.

Il me semble que le droit de désobéir ou le devoir de désobéir sont plus faciles à poser a posteriori. C’est comme les prévisions de Woody Allen, elles sont spécialement difficiles quand il s’agit de l’avenir… Après coup, les choses deviennent plus faciles, voire évidentes : les vainqueurs imposent leur loi aux vaincus, et, en général, ils les font condamner comme fauteurs de guerre. N’est-il pas un peu facile de leur dire alors : « vous aviez le devoir de désobéir » ?

Si on prend l’exemple de la légitimité du 18 juin, que vous avez bien voulu donner en exemple, elle n’est pas apparue le 18 juin, ni le 19. Elle n’est devenue vérité historique que dans les années 1950 ou 1960. Certains diront : « après 1942 ». Après 1942 sûrement, et encore, cette datation n’a-t-elle pu être faite qu’a posteriori, une fois connue la fin de l’histoire.

François Terré : Les faits sont bien utiles pour juger a posteriori. Tous les grands législateurs de l’Histoire, tous, sans exception : Hammourabi, Solon, même Lycurgue aussi, Clisthène, Napoléon, Frédéric II, le roi des Deux Siciles… Tous ont été des chefs militaires. Ce sont des chefs militaires qui ont marqué les Constitutions, d’Amalfi, par exemple, en Italie ; Frédéric II, au XVIIe, avec le premier grand Code prussien en 1794. Cela veut dire que ce sont toujours des militaires les grands législateurs.
Mais je vous rends justice, ce sont des militaires qui ont réussi.

Pierre Boisard : Pendant que vous parliez, je me rappelais le vers qui inspire Antigone et qui résume son attitude : « Je suis née pour diffuser non pas la haine mais l’amour ». Et je me demandais où vous situiez cette réflexion dans votre effort de rationalisation. Monsieur Jacques a répondu dans une certaine mesure à mon interrogation à partir de votre conclusion qui nous faisait entrevoir qu’il y a une loi, au fond des cœurs, plus importante que toutes les lois énoncées par le législateur parmi lesquels, permettez-moi de le dire, j’ai été surpris que vous ne citiez pas Moïse.

Georges-Albert Salvan : Vous avez sagement conseillé de ne pas légiférer sur l’euthanasie. Pensez-vous la même chose en ce qui concerne l’avortement ?

Nous avons un code de désobéissance. Nous en avons un enseignement quotidien, c’est la télévision ! La télévision nous donne chaque jour des recettes, des ordres de désobéissance et nos magistrats judiciaires y sont très sensibles… On juge, mais si j’étais avocat, dans certains procès, je plaiderais devant le banc de la presse mais pas devant les magistrats.

François Terré : Pourquoi parlez-vous de l’avortement ? Il y a une loi. L’euthanasie et l’avortement, ce n’est pas pareil. Je pense que, ce qui est surtout choquant dans l’avortement, c’est ce qui se passait avant, qu’il y avait une désobéissance à la loi. Mais cette désobéissance à la loi dans l’hypothèse d’un avortement, c’était une désobéissance qui était assez sélective. Quand on avait les ressources nécessaires, ce n’était pas gênant. C’était là que le bât blessait. Tandis que, dans l’euthanasie, c’est tout à fait différent. Premièrement il y a deux formes d’euthanasie différentes : celle à la demande du malade et celle qui s’opère assez fréquemment alors qu’il n’y a plus d’espoir (je ne dis pas que j’approuve, je dis que c’est un fait). Et puis l’exemple que l’on peut donner – j’en ai fait l’expérience récemment dans une discussion familiale – c’est très dangereux ! Le juriste de base en entend sur les méfaits du droit. On lui dit : il faut légiférer… Alors j’ai étudié. J’ai regardé la loi suisse, la loi hollandaise et la loi belge, les trois plus récentes. À partir de ces lois, une casuistique épouvantable apparaît qui ne résoudra rien mais qui empirera le problème.

Père Gérard Guitton : Je voudrais simplement ajouter un terme qui n’a pas été prononcé. Quand on pense aux relations internationales et au respect entre les états, il y a un mot qui est souvent prononcé aujourd’hui c’est “le droit d’ingérence”. On en parle quand on constate une réalité intolérable, des exactions, des crimes contre l’humanité dans un autre pays. Est-ce alors un droit à transgresser de bonnes relations entre états ? Est-ce que cela ne rentre pas, d’une manière générale, dans ce cas de devoir de désobéir au respect mutuel au nom de la protection des minorités opprimées ? Droit d’ingérence à intervenir, c’est assez flou comme concept ! Et sans doute dangereux. Est-ce qu’on va l’approuver ?

François Terré : Le droit d’ingérence est une violation de l’organisation du Pacte des Nations Unies. Mais on ne l’a pas violé, ce Pacte des Nations Unies, du temps où il y avait les Soviets ; parce qu’on se disait, si on le viole, ils vont vouloir en faire autant. À partir du moment où les Soviets ne sont plus là pour gêner la paix du monde, alors on va de droite, de gauche, où il y a du pétrole de préférence ! C’est très dangereux.

Edouard Secretan : On a évoqué le 18 juin 1940, j’évoquerai le 8 novembre 1942, jour du débarquement des Américains en Afrique du Nord.

J’étais au Maroc, contrôleur civil adjoint à Oulmès, dans le Moyen-Atlas. Dès le 8 novembre au matin, le Résident général, le Général Noguès, donne l’ordre d’appliquer le plan prévu pour la défense du territoire marocain, en cas d’attaque venant de l’extérieur, quels qu’en soient les auteurs.

Ce plan consistait, pour notre poste, à lever une « harka », c’est-à-dire une colonne de partisans, commandée par moi-même et comprenant, avec les caïds de nos tribus, cent cavaliers, cent piétons et quatre-vingt muletiers aves leurs mulets. Comme armement : des fusils gras du modèle datant de la guerre de 1870. Objectif : couper la route de Rabat à Fès et Oujda aux Américains.

Double et évidente absurdité : s’opposer à la venue des Américains et cela dans des conditions qui ne pouvaient être qu’inefficaces, et, en tout cas, meurtrières ? Combien de soldats français et américains ne sont-ils pas morts sur les plages de Fédala, Port-Lyautey, etc ?

Fallait-il alors exécuter les ordres ou désobéir ? Le bon sens et la raison incitaient au refus de partir. Mais cette transgression des ordres pouvait être lourde de conséquences : les caïds, à l’aube du 8 novembre, entendant les coups de canons de marine, étaient accourus au poste du contrôle civil pour nous témoigner leur loyalisme, et, bien que ne sachant pas qui était l’assaillant, nous assurer qu’ils étaient à nos côtés. Par ailleurs, le « téléphone arabe » aidant, ils avaient très rapidement su quels étaient les ordres que nous avions reçus. Ne pas les exécuter était nous exposer dans l’avenir au risque d’un refus d’obéissance de nos « protégés » aux ordres que nous leur donnerions ; nous en aurions donné l’exemple.

Après mûre mais rapide réflexion, avec l’accord de mon patron, j’ai pris la décision de partir, mais de ne jamais arriver au contact avec « l’ennemi ». Ma colonne a donc traîné dans les vallées et les forêts du Moyen-Atlas jusqu’à la réception d’un message du poste : « rentrez, l’armistice est signé ».
Cette solution avait donc permis la désobéissance dans l’obéissance, le respect des ordres et leur transgression…

François Terré : Je pense que vous avez bien manœuvré, pour un militaire, c’est important.