Par Mgr Livio Melina, Vice-Président de l’Institut pontifical Jean-Paul II d’études sur le mariage et la famille
La question controversée du “conflit des devoirs” et le choix tragique qui peut en résulter de prendre la responsabilité d’une transgression ne risquent-ils pas de conduire l’homme à une impasse et même, plus fondamentalement, aboutir à provoquer le désarroi dans l’agir humain ?
En réalité, quand la liberté reconnaît ses propres limites, elle le fait pour ne pas renier son élan vers l’infini et renouer son alliance originelle avec la vérité. C’est la communion entre ces deux aspirations qui donne son sens à la liberté.
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Henri Lafont : Monseigneur, vous êtes né à Adria le 18 août 1952. Vous avez accompli vos études à l’Université de Padoue, à la Grégorienne de Rome et à l’Université du Latran.
Maître en philosophie, docteur en théologie vous êtes professeur de théologie morale à l’Institut Jean-Paul II d’études sur le mariage et la famille auprès de l’Université pontificale du Latran. Vous êtes vice-président de cette unité depuis janvier 2002.
Vous avez enseigné à Washington et à Melbourne. Vous avez donné des cours et des cycles de conférences en France, en Grande-Bretagne, en Inde, au Mexique, au Brésil, au Chili et, je crois, prochainement, vous allez en donner en Australie.
Vous avez créé et vous dirigez le Centre de recherches sur le statut de la théologie morale fondamentale au sein de l’Université du Latran.
C’est dire les titres que vous avez à nous exposer, aujourd’hui, le sujet dont nous vous avons chargé.
Vous êtes, de surcroît, le directeur éditorial de la revue “Anthropotes” et vous faites partie du comité scientifique de la revue internationale “Communio”. Vous collaborez à d’autres revues : “Le Thomiste”, “La Scuela Catholica medicina et morale”, “La Societa” et le “Nuovo Aeropago”.
Vous m’avez communiqué aussi une liste impressionnante d’ouvrages. Je relève au passage les titres suivants : Cours de bioéthique, l’Évangile et la vie, Commentaire de l’Encyclique “Veritatis Splendor”, Vérité et Liberté en Théologie morale” et votre dernier ouvrage L’agir chrétien.
Autant de titres pour vous reconnaître une particulière compétence pour nous entretenir des limites pour la liberté et des conflits de devoir.
Étant un lecteur français, je me suis intéressé à celles de vos œuvres qui ont été traduites en notre langue : La morale, entre crise et renouveau et, en collaboration avec Monseigneur Laffitte, votre confrère et collègue à l’Institut Jean-Paul II, Amour conjugal et vocation à la Sainteté (ouvrages que je recommande à tous ceux qui nous liront).
Dans La morale, entre crise et renouveau, vous résumez les difficultés qu’éprouve le pasteur contemporain en constatant : « On se trouve devant des consciences imperméables à l’enseignement moral du Magistère de l’Église qui n’est plus reçu comme critère objectif de jugement ». Je m’en tiens là, je ne résumerai pas une œuvre d’une densité qui ne supporte pas les approximations ; mais je relève une remarque très appropriée concernant les conséquences de l’éthique proportionnaliste si répandue en notre temps. Vous notez que cette tendance proportionnaliste – on l’a vue aussi séquencialiste – développe une écrasante hypertrophie de la responsabilité. Une notion qui m’a paru importante car je l’ai éprouvée notamment en matière d’éthique médicale. Vous allégez nos scrupules en écrivant cette phrase que nous devrions inscrire dans notre mémoire : « Nous sommes responsables de faire le Bien et non du triomphe du Bien dans le monde ».
Dans cet ouvrage, comme dans Amour conjugal et vocation à la sainteté, vous notez qu’un des points d’achoppement de l’accueil à l’enseignement moral de l’Église se situe au niveau de la sexualité et concerne aussi le respect de la vie. Il est intéressant que vous vous rencontriez là avec le Père Valadier qui, traitant dans un ouvrage récent de la condition chrétienne, termine son livre sur la difficulté des Chrétiens à admettre les raisons du Magistère en ce domaine. Il récuse le caractère objectif de ses critères de jugement et nous retrouvons là votre constatation liminaire. Ce faisant, vous n’êtes pas sans critique sur une théologie morale du XIXème siècle fondée sur l’impératif du devoir, le dominium de l’autorité et l’invasion de la casuistique.
Il était inévitable que le goût de la transgression s’insinue dans nos esprits imbus d’une revendication libertaire. Il en résulte une opposition manichéenne entre le “bien agir” et le “mal agir”. Oubliant que, s’il y a des préceptes négatifs infranchissables, moralement, le chemin vers le bien est, lui, sans mesures ni limites, ces limites dont vous allez nous entretenir.
Je ne voudrais pas terminer cette brève présentation sans mentionner un communiqué récent émanant du Diocèse de Lyon, signé par le Cardinal Barbarin, et qui a pour titre : Une transgression sans précédent. Vous voyez que nous sommes dans un sujet d’une grande actualité.
Mgr Livio Mélina : Le titre de la communication que je vous propose, est, vous le savez, « Des Limites pour la liberté ? Les conflits de devoir ».
« Il n’y a problèmes plus insolubles que ceux qui n’existent pas. Serait-ce le cas du problème de l’action, et le plus sûr moyen de le trancher – le seul – n’est-il pas de le supprimer ? Est-ce que pour alléger les consciences et pour rendre à la vie sa grâce, sa légèreté et sa gaieté, il ne serait pas bon de décharger les actes humains de leur sérieux incompréhensible et de leur mystérieuse réalité ? La question de notre destinée est effrayante, douloureuse même, quand on a la naïveté d’y croire, et d’y chercher une réponse quelle qu’elle soit, épicurienne, bouddhique ou chrétienne : il faut ne point la poser du tout . »
Telles sont les paroles provocantes par lesquelles un des plus grands penseurs contemporains – Maurice Blondel – inaugure son chef-d’œuvre dédié au mystère de l’action humaine. À travers elles, à la fin du XIXe siècle, il cherchait à démasquer la fausseté du projet constituant à diluer le problème moral afin de le rendre inexistant. Et nous, à l’aube du XXIe siècle, nous ne pouvons que prendre acte des résultats d’un tel essai. Blondel avait déjà anticipé l’erreur d’une telle mise en œuvre : vouloir occulter un problème réel ne conduit à rien sinon à l’aggraver.
Ses paroles ont été prophétiques : « Le problème moral de l’action et de la destinée humaine n’existe pas, disait-on, et le résoudre, à ce qu’il semblait, c’est le supprimer. Mais voilà que, pensant y échapper, on le pose tout entier ».
Évincement du problème moral et impasse de l’éthique
Aujourd’hui, nous sommes sûrement beaucoup plus conscients de la gravité du problème moral pour l’humanité actuelle. Notre époque a vu se multiplier à démesure les questions éthiques qui se sont transformées en thématiques d’importance absolue pour notre société. Mais ceci s’est vérifié en une forme des plus singulières ; on a cherché à les résoudre moyennant un raisonnement technique en évitant soigneusement de les référer à une proposition globale sur la morale et sur son ultime fondement.
Le cas de la bioéthique est emblématique : l’évincement systématique des questions ultimes de sens a conduit à une prolifération des questions méthodologiques formelles et à un développement incontrôlé de la casuistique. Chercher à éviter la question centrale a entraîné une multiplication des problèmes particuliers, qui semblent toujours davantage privés de solution. Par conséquent, nous pouvons saisir le paradoxe fondamental de notre temps : « notre culture, qui se caractérise par l’éclipse de la morale, est tourmentée par des problèmes éthiques ». Le tourment dont nous parlons est difficilement saisi sous un mode explicite, mais il se perçoit et se diffuse sous la forme d’un pessimisme qui va s’aggravant et qui porte à une progressive démoralisation de la société. C’est la situation spirituelle que Taylor désigne comme le « malaise de la modernité ». Plus manque la référence de l’agir à un sens ultime, plus le moralisme des règles devient opprimant. À cette situation de confusion a certainement contribué également un nombre considérable de discussions éthiques qui ont trouvé un écho dans les moyens de communication. L’aspect artificiel des argumentations et le pluralisme déconcertant des positions a conduit à la conviction profonde que le champ moral est constitué d’une série d’opinions parmi lesquelles chacun peut choisir comme il lui semble et lui convient.
La thèse que je voudrais présenter vise à mettre en lumière le fait que même la question débattue du « conflit des devoirs » constitue en réalité un chemin sans issue, provenant de cette situation et dû à la perte de la signification de l’agir. Seule une reprise intégrale du mystère de l’action humaine et un recentrage adéquat de sa dimension morale peut offrir une issue à l’impasse de tant de débats.
La question des « conflits de devoir »
Dans un essai récent consacré aux questions de la néonatalogie, Marc Grassin se trouve confronté à des cas dramatiques où la dignité de la personne et le respect de la vie semblent entrer inéluctablement en conflit. Il synthétise ainsi le problème : « Les circonstances conduisent parfois à s’interroger sur la pertinence de transgresser au regard des situations singulières. La transgression ne vaut-elle pas mieux que le respect sans conscience de l’interdit, de la loi, ou de la norme ? L’éthique comme interrogation au cœur d’un conflit de contraintes impose de penser le recours à la transgression comme un possible. Toute la difficulté réside dans le maintien de la conscience qu’il s’agit bel et bien d’une transgression et qu’elle ne peut être que l’ultime recours pour résoudre les impasses du réel et non la première solution envisageable. Pensée comme ultime recours, la transgression est alors maintenue comme transgression . »
La transgression, suggérée ici comme un extrême recours, est celle qui regarde la prohibition de l’avortement et de l’euthanasie ; et l’auteur, avec beaucoup de franchise et de rigueur intellectuelle, ne fait rien pour en dissimuler le caractère dramatique. La conscience du médecin et des parents se trouvaient en face du dilemme des deux devoirs opposés, dérivant de deux lois : celle d’éviter une souffrance apparemment inutile et contraire à la dignité d’une personne, et celle de ne pas tuer. Les circonstances exceptionnelles imposeraient le choix de transgresser l’une des deux lois, mais la responsabilité éthique devrait néanmoins maintenir vive la conscience de la transgression. Dans la solution indiquée par Grassin, on semble presque entendre l’écho du « compromis tragique », proposé par l’éthique protestante, selon laquelle l’impossibilité d’observer pleinement la loi de Dieu dans un monde marqué par le péché exige parfois de la part du croyant qu’il assume la responsabilité de pécher, violant le commandement divin dans le but de sauvegarder certains biens humains déterminés . Toutefois ici la sécularisation du contexte problématique entraîne le fait que la solution n’est pas théologique (s’en remettre avec confiance à la miséricorde, péchant et demandant pardon pour le péché), mais proprement éthique (choisir ce qui est juste même si c’est contre la loi). Pour Grassin, en effet, le choix de transgresser la loi de ne pas tuer est éthiquement justifié et ne pourrait, en un tel cas, être qualifié de péché. L’éthique consisterait donc substantiellement dans la gestion responsable des conflits de devoir .
Mais il semble précisément ici qu’il se soit produit un obscurcissement fatal des termes de la question : s’agit-il vraiment seulement de transgresser une prohibition légale ou non pas plutôt de violer le respect toujours et en chaque cas dû à une personne, la privant directement de ce bien fondamental qu’est la vie ? L’interdiction de tuer n’est-elle pas la norme de base, dans laquelle s’exprime cette alliance originaire entre les hommes, qui est la substance même de l’éthique et son fondement imprescriptible ? Le chemin proposé de la transgression ne comporte-t-il pas comme son ultime horizon herméneutique une interprétation purement utilitariste de l’agir, selon laquelle les actes humains sont entendus seulement comme des événements qui arrivent et provoquent un changement dans l’état du monde et sont donc mesurés dans leur moralité seulement par la pondération des avantages et des inconvénients qu’ils comportent dans leurs conséquences ? Pressés par des circonstances dramatiques et conditionnés par une évaluation purement instrumentale et efficiente des actes, ne finit-on pas par perdre justement ce « mystère de l’action » que Blondel nous avait rappelé pertinemment.
Si les problèmes en jeu sont vraiment dramatiques, c’est peut-être la solution choisie qui conduit à une impasse. Le « conflit de devoirs » ne relèverait-il donc que d’une apparence subjective, due à un obscurcissement des dimensions personnelles de l’agir ?
Pour dénouer ces dilemmes, nous devons maintenant parcourir trois étapes de réflexion : la première nous amènera à réexaminer le mystère de l’action en son lien avec la personne, la seconde à percevoir les limites de la liberté et son rapport avec la vérité ; finalement, la troisième nous conduira à saisir le sens de la loi.
Le mystère de l’action
Le philosophe Robert Spaemann rappelle le cas d’un soldat allemand qui, au cours de la seconde guerre mondiale, fut mis devant une alternative vraiment tragique, de la part d’un cruel supérieur, capitaine des S. S. : soit il tuait une petite fille juive de dix ans, soit son chef tuait avec cette fillette également dix autres prisonniers . Le soldat choisit de tirer sur cette petite fille qui le conjurait de la laisser vivre, mais ensuite il devint fou de douleur. Il avait ainsi accepté de voir son action avec un regard utilitariste, de l’évaluer seulement sur la base des conséquences prévues et de mettre en balance la vie d’une fillette qu’il tuait avec les dix vies qu’il espérait sauver. Mais une fois accompli son geste tragique, il lui fallut s’apercevoir que la portée de son agir ne pouvait simplement se réduire à ce calcul.
Le mystère de l’action implique la personne d’une manière beaucoup plus intime moyennant l’exercice de la liberté. La souffrance du mal dont on porte la responsabilité n’est pas comparable à celle qui dépend de la simple survenance, d’événements funestes. Cela vaut la peine d’approfondir la sentence de Socrate, qui illustre de manière incisive le caractère incomparable de la dimension morale des actes face à celui purement physique des événements : « Il est meilleur de souffrir l’injustice plutôt que de la commettre ».
L’expérience morale révèle ainsi son irréductible originalité : celui qui agit librement est engagé dans ses choix jusqu’au noyau le plus intime de son identité personnelle. Par l’agir, la personne ne provoque pas seulement un changement externe des situations, mais elle s’autodétermine . Lorsque nous agissons, nous ne choisissons pas seulement certaines choses, mais plus radicalement nous nous choisissons nous-mêmes . Des choix libres dépend en effet notre identité personnelle, même celle que nous construisons petit à petit à travers l’histoire de notre vie. Grégoire de Nysse affirme, avec une belle image suggestive, que par nos actions nous nous enfantons nous-mêmes ; celles-ci, en effet, nous transforment et nous régénèrent : qui ment devient menteur, qui vole devient un voleur, qui fait une aumône devient miséricordieux. Pour saisir la dimension éthique de l’agir, il faut donc se placer dans la perspective du sujet agissant et de ne pas rester dans la position de l’observateur extérieur, qui évalue l’acte sur la base de ses conséquences ou de sa conformité extérieure avec un précepte de loi. Seulement ainsi, apparaît l’absolu de l’appel du bien moral, qui se doit d’être préféré à n’importe quel autre bien, et même jusqu’au plus fondamental que constitue la vie physique : « Considère comme le plus grand des crimes celui de préférer la survie à l’honneur et par amour de la vie physique de perdre les raisons de vivre ».
Ainsi le poids de nos actions est grave relativement à notre destinée propre, parce que celles-ci sont appelées à construire un dialogue avec les autres personnes et avec Dieu. Elles sont la réponse à une vocation à l’amour provenant de la présence de l’autre, qui nous interpelle et nous invite à une communion. Son visage, nu et sans défense, ne nous dit pas seulement : »Tu ne me tueras point » selon l’interprétation lévinassienne de l’éthique, mais plus radicalement, il nous convoque à une communion, se donnant à nous en une première forme de rencontre . Ainsi l’éthique de la première personne, laquelle entend l’agir à partir du sujet qui s’autodétermine librement en lui-même, est complétée par une éthique de la seconde personne où chaque action est entendue comme la phrase d’un dialogue qui peut construire ou détruire une communion . La présence de l’autre au sujet agissant est le fondement d’une alliance originaire, que l’agir doit librement ratifier, tout en respectant les conditions de validité stipulées. L’identité de mon “je” dépend donc de la fidélité au pacte originaire avec le “tu”, qui lie la liberté et l’oriente à la réalisation du “nous” : en cela consiste précisément le fondement de la dimension éthique de l’agir humain.
Les limites de la libert
é
Il existerait donc des limites à la liberté ? Parler de limites en référence à la liberté semble en contredire l’aspiration originaire à l’infini, en étouffer l’ouverture à des horizons illimités. L’âme du dynamisme de l’agir semble être le désir, qui jusque dans son étymologie porte la trace d’une nostalgie pour ce qui est au-delà de toute limite : desiderium, nostalgie des étoiles (sidera) , qui ne peut être satisfaite par aucune réalité finie. Aucune aspiration particulière, aucun objet défini, aucun but concret ne peut assouvir l’aspiration du vouloir humain. N’est-ce pas là justement le mystère de l’action si pertinemment esquissé par Blondel, lorsqu’il soutenait la disproportion permanente entre volonté voulante et volonté voulue, entre l’aspiration profonde de l’être et toute objectivation concrète du bien déterminée dans un choix ?
Et pourtant, cette dialectique simplement négative du fini ne peut que détruire la liberté même, se résolvant en une inquiétude éternellement insatisfaite. Pour subsister comme expérience effective, la liberté doit se concilier avec la réalité, trouver dans la réalité même une mesure qui lui permette de faire des actes concrets un chemin vers cet infini, auquel on ne peut cesser d’aspirer. Et voici alors que nous vient en aide une intuition fulgurante de saint Thomas d’Aquin, l’antique maître médiéval de la théologie de la Sorbonne : « amor praecedit desiderium » : l’amour précède le désir. Avant notre désir, à l’origine du mouvement de notre liberté même, il y a un don, quelque chose que nous recevons comme une grâce et qui suscite le désir. Au commencement de notre désir, il est un pâtir, l’expérience d’une attraction vers un bien gratuit et prometteur, qui nous invite à accomplir la promesse de la communion, impliquant notre liberté avec cela qui nous a déjà été donné. La figure de la liberté authentique n’est donc pas celle de l’autonomie sans présupposés, mais celle du consentement à une promesse antique qui la précède et qui se propose à elle comme cette loi qui peut lui permettre de se réaliser.
Pour devenir dans la vie un facteur de construction de la personne et de la communion, la liberté doit par conséquent reconnaître une vérité qui la précède et la règle : il s’agit de la vérité de l’amour, qui ne se résout pas en une pure bienveillance subjective, en une intentionnalité vide. « Aimer, c’est vouloir le bien de l’autre » rapporte encore la définition thomiste de l’amour : l’intentionnalité est donc mesurée par la vérité sur le bien et doit se laisser guider par elle, si elle veut vraiment affirmer l’autre et construire une communauté authentique avec lui. C’est la vérité en effet qui nous rend vraiment libres (cf. Jn 8, 32). Ainsi, c’est précisément dans le contexte de l’amour que la vérité devient loi pour la liberté, non une limite externe qui en viole l’ouverture à l’infini, mais une règle intérieure qui en permet la réalisation. Qui aime vraiment ne ressent pas la loi comme une limite mais l’observe comme la norme intérieure d’un agir qui cherche vraiment le bien de l’autre.
On peut à ce stade découvrir également le sens des prohibitions absolues, des commandements négatifs. Ceux-ci proscrivent des actions déterminées comme intrinsèquement contradictoires à la vérité de l’amour, en tant qu’elles nient le bien de la personne, violant directement certains biens personnels constitutifs. Il s’agit d’une limite extrême, qui n’est en aucune manière arbitraire, mais qui identifie les conditions nécessaires à la vérité de l’amour. L’omission de telles actions intrinsèquement mauvaises est un devoir moral qui n’admet pas d’exceptions. Elles ne rentrent pas dans les possibilités qui admettent une pondération, si bien que personne ne peut être moralement accusé des conséquences dérivant de l’abstention d’actions mauvaises en soi. Du point de vue moral, le soldat allemand n’aurait pas pu se voir imputer de la mort des dix prisonniers s’il avait refusé de tuer la petite fille. Les normes négatives qui les interdisent sont peu nombreuses et d’importance réduite : elles servent seulement à délimiter la route à parcourir, tandis qu’en soi elles laissent le champ libre à l’identification du bien à accomplir.
À cette étape de la réflexion, s’ouvre une autre référence limitative pour la liberté, relative aux limites propres de notre responsabilité envers les autres. En effet, les devoirs positifs à l’égard des autres personnes et du monde dans lequel nous vivons ne sont pas totalisants et indifférenciés : ils se définissent à l’intérieur d’une situation concrète des relations humaines, à l’intérieur d’un ordre de proximité et ils ont des bornes. Il existe donc une hiérarchie de nos devoirs. C’est précisément ce dernier point qui distingue l’interprétation intégralement morale de l’agir de la conception utilitariste.
Saint Thomas toujours, apporte un exemple éclairant : il parle des différents devoirs de l’épouse d’un voleur poursuivi par le magistrat et de ceux du magistrat lui-même. La femme a le devoir de protéger son mari même coupable, tandis que le magistrat a le devoir d’appliquer la loi et de le poursuivre afin de le soumettre à la justice. L’important est que tant l’épouse que le magistrat reconnaissent la légitimité des devoirs et même du point de vue de l’autre. Ainsi l’Aquinate conclut : « Dieu ne veut pas que nous voulions ce que Lui veut, mais Il veut que nous voulions ce qu’Il veut que nous voulions ». l’expression un peu complexe à comprendre de prime abord, veut indiquer que nous ne pouvons pas nous mettre à la place de Dieu pour déterminer notre devoir : nous n’avons pas, nous, la tâche de pourvoir à tout, mais d’accomplir le bien dans le secteur limité des responsabilités qui nous sont confiées.
C’est ici l’erreur de l’utilitarisme et du proportionnalisme, qui perdant la perspective du sujet, posent la question des devoirs en une forme totalisante et indifférenciée, chargeant sur les épaules de celui qui doit agir la responsabilité de tout le monde. Ainsi, mesurant toutes les conséquences de ses propres actions, un être humain aurait le devoir d’assurer un meilleur état du monde en général. Le soldat allemand devrait aussi penser aux conséquences possibles des actes de son chef, une épouse devrait penser à défendre la justice, même en livrant son mari à la police, un médecin devrait évaluer ses actes selon la pondération des possibilités d’investissement dans les ressources sanitaires. Nous pourrions dire que la perspective utilitariste de l’agir, alors qu’elle rend le sujet agent responsable de tout, le constitue ensuite irresponsable de ce qui dépend justement de lui : ses actions. À l’inverse : nous ne sommes pas responsables de la bonne marche du monde, mais d’accomplir des actions bonnes. La prétention de se placer à la place de la Providence divine, abandonnant notre condition de créature, ne peut que comporter la prétention de dépasser les limites du bien et du mal, s’arrogeant le pouvoir de transgresser la loi morale, lorsque nous prévoyons nous-mêmes les conséquences bonnes de cette transgression. Seule la reconnaissance des limites de notre responsabilité nous permet de préserver la dimension morale intrinsèque de nos choix.
Dès lors, on devrait pouvoir saisir clairement pourquoi il n’est pas possible d’admettre un vrai « conflit de devoir ». Le devoir ne se définit pas simplement par rapport à une loi, mais d’après une vérité sur le bien, laquelle, tandis qu’elle impose toujours d’éviter des actions intrinsèquement mauvaises en soi, parce qu’en vertu de leur objet intentionnel elles vont à l’encontre du bien de la personne, définit les limites de la responsabilité morale selon une hiérarchie de relations où la justice trouve sa spécification.
Le sens de la loi
L’argument développé jusqu’ici semble cependant se heurter à une objection de la plus grande portée, surtout pour qui se place du point de vue théologique. N’est-ce pas Jésus le premier à enseigner la transgression de la loi, au nom du primat de l’homme ? À la conclusion de l’épisode des épis récoltés par ses disciples en violation de la loi du sabbat, l’évangéliste Marc rapporte cette parole de Jésus : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2, 2-28) . Ici, cependant, la cible de la transgression n’est pas la loi comme telle, mais son interprétation pharisaïque qui la réduit à une idole. En ce cas « la loi qui devait servir pour la vie devient un motif de mort » (cf. Rm 7,10). La loi devient telle quand elle est conçue comme une idole qui, dans son immobilisme inefficace, est le produit d’un « regard figé » qui bloque le dynamisme de la liberté . L’idolâtrie du légaliste naît de la prétention de l’homme de posséder, avec son regard limité, la physionomie parfaite de Dieu. Moyennant la loi, il veut définir une fois pour toutes la volonté de Dieu, reconduisant à soi et à sa propre compréhension exhaustive ce qu’il n’est pas en son pouvoir de saisir. Ainsi, à travers la prestation d’une œuvre extérieurement conforme à la loi, il pense avoir gagné sa propre justification devant Dieu et les hommes.
Ce n’est jamais la loi comme telle que Jésus transgresse, mais ses interprétations humaines, qui lui confèrent un poids insupportable. Par là, ce sont donc des transgressions de la loi qui sont seulement apparentes, parce qu’en réalité l’intention profonde de la loi interdit, non l’action extérieure, mais une intentionnalité mauvaise de l’agir, laquelle peut ne pas se vérifier dans le cas concret d’une prescription humaine. Jésus donc, loin de justifier la transgression de la loi, qu’il est venu au contraire accomplir jusqu’aux plus petits détails (cf. Mt 5, 17), clarifie la réalité de sens de la loi comme expression de la sagesse du Père et de la vérité sur le bien qu’elle indique et sauvegarde.
Libérée du danger de l’idolâtrie, des fixations littéralistes de l’interprétation pharisaïque, la loi est rétablie par Jésus comme un chemin privilégié pour accomplir la volonté du Père et parvenir à la plénitude de la vie. Ainsi, au jeune homme riche qui lui demande ce qu’il doit faire pour avoir la vie éternelle, le Maître indique avant tout l’observance des commandements de la loi (Mt 19, 16-19). Loin de proposer une observance matérielle et extrinsèque des normes légales, Jésus invite à adopter la perspective intérieure du cœur d’où jaillissent les intentions et les actions (cf. Mc 7). En effet, l’accomplissement de la loi ne regarde pas avant tout la réalisation extérieure des actes, mais la qualité des choix qui sont accomplis et qui, seuls, contribuent à déterminer la physionomie de l’homme en face de Dieu. Voici alors se dessiner le sens de la loi dans l’enseignement de Jésus : celle-ci regarde les intentions présentes dans les actions et permet à celui qui agit de se conformer justement par son agir, aux sages intentions de Dieu, qui indiquent le bien authentique et sont révélées dans ses commandements.
La perspective enseignée par Jésus, bien qu’elle évite le légalisme pharisaïque, ne peut en aucun cas être confondue avec un subjectivisme arbitraire de l’intention ou avec un réalisme utilitaire au calcul proportionné des avantages et des inconvénients. Elle invite au contraire à conformer l’intention à la vérité sur le bien que la sagesse de Dieu a exprimé dans les commandements. Les préceptes négatifs de la loi ne proscrivent donc pas des actions extérieures, mais indiquent là où se trouvent des choix d’action intrinsèquement viciées dans leur objet, parce qu’elles impliquent des intentions erronées, toujours incompatibles avec la vérité de l’amour.
« Vous serez vraiment libres » (Jn 8, 36)
« La vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32). Les limites que la liberté humaine rencontre dans la loi ne sont pas des prohibitions arbitraires qui la contraignent, mais plutôt le contexte de vérité qui l’empêche de se perdre, lorsqu’elle se trompe au sujet de la vérité de l’amour. À ce stade, il faut introduire dans notre discours le thème décisif des vertus que nous pouvons esquisser en conclusion. Les vertus sont en effet le perfectionnement intérieur de nos dynamismes opératifs, produits par la réalisation d’actions bonnes, conformes à la loi. Celles-ci rendent connaturels à la vérité sur le bien et permettent de l’accomplir facilement, d’une façon stable, et avec joie. Les vertus font appréhender la loi non comme une limite mais comme le chemin qui conduit à la réalisation de l’aspiration à l’infini. « Si le Fils vous rend libres, vous serez vraiment libres » (Jn 8, 36). La liberté ne se situe pas au début mais à la fin d’un parcours : celle-ci est œuvre du Fils qui nous libère, manifestant la vérité ; elle est aussi issue de notre collaboration avec son action en nous. En effet, la liberté authentique pour l’homme ne réside pas dans l’autonomie par rapport à la loi et dans la prétention d’être loi à soi-même, mais dans la liberté des fils, qui, par amour, obéissent au Père, acceptant sa volonté comme la leur propre. Cet amour a un nom : c’est l’Esprit du Fils, qui nous est donné. C’est Lui qui nous rend libres : « Où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (II Co 3, 17). Ainsi nous est révélé le mystère profond de notre agir : en lui se réalise la synergie entre la grâce divine et notre liberté. Penser cette synergie est la tâche fascinante de la théologie morale .
ECHANGE DE VUES
Henri Lafont : Sur le plan rhétorique, je me suis posé la question suivante. Lorsque vous avez donné l’exemple de ce soldat allemand à qui l’on demandait de sacrifier une petite fille pour sauver dix autres personnes, vous nous avez dit : ce soldat est devenu fou. La conséquence de son acte a été désastreuse. Vous ne vous en êtes pas tenu là parce que vous avez, heureusement, repris la question un peu plus loin mais néanmoins c’est vrai que nous avons tendance à dire : il a mal agi et, voyez, il a été malheureux ; elle a avorté et elle subit les conséquences post-avortement ; il a mal agi et finalement cela ne lui a pas porté bonheur. Nous sommes souvent guidés dans notre rhétorique par cette façon de présenter les choses.
Oserais-je dire que vous n’y avez pas échappé ? Non, parce que vous avez repris ensuite. Mais il y a eu un hiatus et je me suis dit : au nom de quoi a-t-il été malheureux ? S’il a réellement sauvé dix vies, par quel processus s’est-il trouvé malheureux ? C’est sur cette conséquence que je me permets de vous interroger parce que nous aurions tendance à en rester là et à ne pas pouvoir aller plus loin.
Plus loin vous nous avez guidés vers la suite, mais j’aimerais que vous complétiez un petit peu votre démonstration.
Mgr Livio Mélina : Avant tout, je dois dire que cette histoire est une histoire vraie contée par le philosophe Robert Spaemann. Il ne dit pas “malheureux”, il dit “fou”. Il est tombé fou. Qu’est-ce que cela signifie ?
Je pense que toute la grande littérature – nous en avons peut-être parlé un peu, de Dostoïevski par exemple – nous témoigne que la perspective morale, ce n’est pas la perspective des conséquences extérieures que nos actions provoquent, mais c’est la prise de conscience que les actions que nous accomplissons nous changent. Le thème de la morale, c’est l’identité du sujet qui se choisit lui-même et cela indépendamment des conséquences de ses actions qui ne dépendent pas de lui, parce que même après qu’il ait tué la fille juive, son chef aurait pu tuer tous les autres ! C’est possible. La malice de tout ce que l’on fait, ce n’est pas simplement de provoquer le mal mais c’est aussi d’entraîner l’autre à être mauvais. C’est diabolique, je pense.
Ma démonstration n’est donc pas la démonstration rhétorique démontrant que celui qui commet le mal reçoit une punition extérieure à son action, mais elle est la considération de la dimension personnelle de l’agir qui nous transforme.
Hervé de Kerdrel : J’aurais voulu avoir votre sentiment, Monseigneur, sur la problématique de la loi et de sa forme. Autrement dit, n’y a-t-il pas des conflits de devoir qui naissent tout simplement de la formalisation de la loi telle qu’elle peut nous avoir été révélée sous une forme ou sous une autre ?
Mgr Livio Mélina : C’est la question centrale évidemment.
Je pense que toute loi doit être interprétée et que l’interprétation de la loi dépend du sujet qui l’interprète et des conditions de la subjectivité qui l’interprète. La subjectivité qui interprète bien la loi c’est la subjectivité vertueuse. C’est-à-dire que ce n’est pas simplement la raison qui calcule qui peut interpréter la loi. Ce n’est pas le sujet autonome qui interprète la loi. C’est le sujet vertueux, cela veut dire le sujet qui a en soi cette connaturalité avec le bien. Aristote le disait déjà : « la mesure vivante du bien c’est le vertueux (o spoudaios) ». C’est le vertueux qui a en soi la clef pour interpréter le bien et qui l’interprète vraiment.
Que pouvons-nous dire des formulations des lois ? Il y a parfois des formulations insuffisantes et le sujet vertueux peut comprendre qu’une transgression de la formulation littéraire de la loi correspond au respect profond de l’esprit de la loi. Ce n’est pas le sujet qui se met au-dessus de la loi et qui s’arroge le droit de la transgresser, mais c’est le sujet qui, étant vertueux, peut comprendre l’esprit de la loi et l’accomplir. Quand Jésus adresse des reproches aux pharisiens, je pense qu’il le fait de cette façon. Il leur dit : il faut être dans la perspective de l’amour pour comprendre la loi. Il faut être dans la perspective du Fils qui interprète la volonté du Père.
Jean-Claude Cuignet : Monseigneur, vous n’avez pas fait, dans votre exposé, allusion au rôle du magistrat. Mais le magistrat, dans bien des cas, est celui qui doit précisément appliquer la loi en l’interprétant ?
Mgr Livio Mélina : Je me suis posé un problème en relisant ma conférence et je me suis dit : et si cette femme était elle-même le juge ? C’est-à-dire si elle-même était en même temps l’épouse du voleur et le juge qui devrait le poursuivre ? Qu’arriverait-il ? Parce que chez saint Thomas il est question de la distinction des deux sujets, c’est facile. Mais qu’en serait-il si ceci arrivait à une seule et même personne ? En relisant ce matin ce que je devais dire, une pensée un peu inquiétante m’a effleuré parce que, au premier moment, je n’avais pas de réponse. Mais en y réfléchissant, je me suis dit précisément : il y a une hiérarchie de devoirs et cette femme devrait reconnaître premièrement qu’elle est l’épouse et deuxièmement, qu’elle ne peut pas, en tant que femme du voleur, exercer dans ce cas la fonction du magistrat.
Vous m’avez demandé : qu’arrive-t-il au magistrat qui doit précisément appliquer la loi ? Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris votre question. Votre question c’est que le magistrat doit accomplir la loi…
Jean-Claude Cuignet : Ce n’était pas vraiment une question ; l’acte du magistrat n’est pas seulement d’appliquer la loi, c’est aussi et parfois de l’interpréter au-delà de ses termes mêmes.
Mgr Livio Mélina : Summum jus summa injuria. L’acte du magistrat n’est pas seulement un acte d’application de la loi, mais il doit être un acte de justice, c’est-à-dire une interprétation de la loi.
Le président : L’Académie d’éducation et d’études sociales a une vocation éducative. Nous comprenons bien ce que vous dites, mais quel message peut-on faire passer ? Quand vous dites par exemple que, pour agir, il faut se placer dans la perspective du sujet agissant, je me dis : est-ce que, si nous disons cela trop vite, cela ne peut pas être interprété, facilement certes, mais enfin…, comme finalement une façon de privilégier les intentions : ce qui compte, ce serait que l’intention soit bonne…
Lorsque vous dites, à propos de la loi, que cela dépend du sujet, du problème de l’interprétation – après vous évoquez la vertu, mais vous avez employé le terme de subjectivité – est-ce que, là encore, on ne risque pas de nous dire que chacun peut avoir sa propre interprétation ? Il suffirait seulement d’interpréter en conscience. Plus généralement, si au niveau individuel nous pouvons être édifiés, tirer de vos propos des enseignements personnels, certes difficiles mais combien nécessaires, que pouvons-nous attendre en nous plaçant du point de vue de notre société ? Dans celle-ci, et je pense que la société que vous connaissez de là où vous êtes vaut bien celle que nous connaissons ici, dans cette société qui nie l’existence d’une vérité, comment s’appliquent vos propos ? Et finalement, comment pouvons-nous faire aujourd’hui ? C’est là où ma question se veut un peu pratique : est-ce que vous avez, non pas des recettes mais des expériences à nous faire partager pour nous dire, dans une société qui nie la vérité, l’existence d’une vérité, comment pouvons-nous faire passer l’essentiel de ce que vous nous avez dit ?
Mgr Livio Mélina : Je dirai deux choses. Avant tout, que les lois ont leur propre fonction. C’est-à-dire, selon la perspective que j’ai suggérée et qui est la perspective d’une interprétation du point de vue des vertus de l’éthique de saint Thomas d’Aquin, les lois existent pour que les hommes soient vertueux. Cela signifie que la loi est conçue en fonction de la vertu. La loi est fonction de la vertu. Pour être vertueux, il faut avoir des lois. Mais la loi a une fonction pédagogique et, du point de vue épistémologique, le concept de loi est secondaire par rapport au concept de vertu. C’est la vertu qui explique et interprète le sens de la loi. Pédagogiquement premier, mais épistémologiquement secondaire. Voici la première réponse.
La deuxième proposition, que je formulerai, est que nous avons besoin d’un lieu où pouvoir avoir l’évidence des valeurs morales. Nous avons besoin de lieux de communauté, de tradition, de narration dans lesquels ce qui est le bien moral peut émerger avec évidence. C’est donc le problème d’une demeure de la moralité. Originellement, et même Aristote le dit dans l’Éthique à Nicomaque,, le mot “ethos” signifie une façon de vivre, une modalité, une pratique de vie et une pratique de vie s’apprend dans un contexte communautaire. Sans famille, sans communauté, sans culture, il est impossible d’avoir l’évidence du bien moral. Un des livres qui a eu le plus de succès dans l’éthique des vingt dernières années, est le livre de Alasdair MacIntyre After virtue. Dans l’introduction, il dit : « dans l’éthique, nous nous trouvons dans une situation de naufrage ». Ainsi nous avons des concepts d’éthique qui, après ce naufrage, flottent sur la mer sans connexion et nous ne pouvons pas faire un voyage avec ce morceau d’un navire qui n’existe plus. Alors, que faut-il faire maintenant avec ces concepts qui ne sont pas suffisants pour assurer une compréhension de la morale ? Dans ses conclusions il nous dit : nous sommes revenus à une époque comme après l’Empire romain. Il faut qu’on bâtisse des communautés dans lesquelles les concepts ont à nouveau leur signification. Il faut bâtir des communautés, il faut bâtir des familles. Il faut bâtir des communautés dans lesquelles la vertu, ce n’est pas seulement un mot, mais c’est un exemple, ce sont des traditions, ce sont des possibilités de vie qui se reflètent dans une possible narration de la vie. D’une certaine façon, il faut re-signifier le mot « morale » : ce qui est le bien avec des exemples de vie bonne, ce qui est une vie bonne, en espérant que la rencontre entre l’expérience élémentaire ou originaire du cœur de l’homme se reconnaisse dans ce modèle de vie bonne.
André Aumonier : Monseigneur, je voudrais d’abord vous dire que, pour moi, la transgression a, grâce à vous, trouvé ses lettres de noblesse. « Il faut transgresser, c’est l’expression de la liberté », ce sont vos propres termes ; et cette expression de la liberté est limitée ou amplifiée par ce consentement, dont vous avez parlé, à une loi qui nous dépasse.
Lorsque vous avez évoqué la transgression dans la justice ; vous étiez, semble-t-il, toujours dans le registre de la loi naturelle. Mais, il y a aussi une loi positive qui, si on la transgresse, nous envoie devant le magistrat. Celui-ci doit appliquer la loi, il doit sanctionner celui qui a transgressé au nom même de sa liberté. Alors, qu’en est-il de cette distinction que vous faisiez, ou plutôt que vous ne faisiez pas, entre une loi naturelle à laquelle nous consentons les uns et les autres et une loi positive qui nous est imposée ?
Mgr Livio Mélina : Je suis d’accord avec vous, c’est une distinction évidemment nécessaire. Il faut la faire, il faut compléter ce que j’ai dit avec cette distinction. Mais je voudrais la référer à ce que nous avons dit lors de la question précédente, à propos de la différence entre la loi en soi et la formulation de la loi. C’est-à-dire, qu’est-ce que la loi positive par rapport à la loi naturelle ?
La loi positive, c’est une façon, humaine, d’exprimer, dans un contexte déterminé, les exigences en vigueur dans la loi naturelle. Autrement dit, la loi positive ne prend son autorité que par référence à la loi naturelle et doit être toujours vérifiée, dans sa pertinence, à la loi naturelle.
André Aumonier : Je vous entends, Monseigneur, mais nous avons en France des lois positives qui sont le contraire des lois naturelles.
Mgr Livio Mélina : Si elles sont vraiment contraires à la loi naturelle, je dirais : elles n’ont pas l’autorité de loi. Si elles sont simplement différentes, c’est-à-dire si ce sont des lois qui déterminent des champs qui sont libres de discussion, on doit reconnaître qu’elles ont la valeur de lois contraignantes du point de vue moral. Mais si l’on a des lois qui, vraiment, sont contraires aux principes fondamentaux des lois naturelles et qui imposent des actes contraires à ces principes des lois naturelles, on doit objecter comme saint Pierre dans sa réponse au Sanhédrin, relatée dans les Actes des Apôtres : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ».
Père Philippe Bordeyne : Monseigneur, vous nous avez livré une pensée qui a surgi en vous ce matin à la relecture de l’exemple cité par saint Thomas. Vous nous disiez : et si la femme était à la fois épouse et magistrat ? De mon côté, je me suis posé une autre question en vous écoutant, en rapport avec certaines situations dramatiques qui surviennent, hélas, trop souvent aujourd’hui : et si l’épouse avait connaissance d’actes incestueux de son époux sur l’un ou l’autre de leurs enfants ? La loi pénale oblige aujourd’hui à signaler ces faits à la justice, ce qui n’était pas le cas autrefois. Comment interprétez-vous cette évolution historique de la connaissance collective que nous avons de la loi naturelle ? Qu’en résulte-t-il pour l’interprétation de la hiérarchie des devoirs ?
Mgr Livio Mélina : C’est un problème très grave, je vous remercie de l’avoir évoqué. Je peux seulement donner quelques références possibles pour développer une réflexion.
Je pense qu’il existe une hiérarchie des devoirs qui est une hiérarchie selon l’importance, cependant il y a aussi une hiérarchie selon l’urgence des devoirs. Il est des devoirs plus importants, mais il y a peut-être dans certaines circonstances, le devoir de faire quelque chose qui est plus urgent, exigeant de retarder une réalisation qui, en soi, est plus important.
Mais du point de vue de l’historicité de la compréhension de notre devoir, je pense que c’est vrai, nous progressons. Nous avons pris conscience, non pas de nouvelles valeurs ou de nouveaux biens, mais de valeurs et de biens, que nous n’avions peut-être pas appréciées suffisamment : la valeur par exemple de la liberté.
Je pense donc que c’est toujours dans un contexte concret qu’on définit la hiérarchie des devoirs. Mais je pense que ce qui est décisif pour le problème de la transgression c’est de comprendre, en premier, le caractère très limité de notre responsabilité, et, deuxièmement, le caractère extrême qu’a le problème des interdits qui eux sont absolus. Cela signifie que les normes nous donnent simplement une limite extrême. Ce n’est pas, concrètement, ce que je dois faire. Dans la vie morale, les lois sont nécessaires, mais elles nous disent très peu. Ce qui est le plus important c’est la prudence, cet agir, cette sagesse pratique qui peut envisager les situations, qui peut retrouver ce qu’il faut faire.
Henri Lafont : Il me semble qu’il y aurait encore bien des questions à vous poser, Monseigneur, notamment le lien entre la loi et l’intentionnalité ; notamment à propos des préceptes négatifs qui sont largement transgressés aujourd’hui au nom de quoi ? Au nom d’un désir peut-être, au nom d’un caprice peut-être, mais formulés comme étant transgressés au nom d’un amour !
Il est vrai que la grande difficulté aujourd’hui, pour faire reconnaître la légitimité de certaines lois, c’est que les préceptes moraux négatifs sont de plus en plus transgressés au nom précisément de l’amour ou de la générosité, de la compassion. C’est toujours au nom d’un certain bien que l’on se propose de transgresser.
Mgr Livio Mélina : Je pense qu’à ce propos je ne peux vous répondre que succinctement car c’est une lourde question , mais c’est l’interprétation de l’amour qui est importante. C’est-à-dire que l’amour n’est pas quelque chose de complètement subjectif (comme il le serait, s’il s’agissait seulement d’un sentiment ), mais c’est vouloir le bien de l’autre. Il y a une vérité sur le bien de l’autre qui est la règle de l’amour. L’amour a une règle intérieure : la vérité sur le bien de l’autre. Sans cette règle intérieure de l’amour, je peux prendre pour de l’amour quelque chose qui est le contraire de l’amour. Je pense de cette façon que les lois négatives sont les critères extrêmes de vérification de l’authenticité de l’amour.