Par François Clavairoly, Pasteur de l’Eglise réformée de France à Paris, président du Conseil permanent luthéro-réformé
Les contes, certains mythes et quelques textes bibliques développent parfois au travers même de leur récit le thème du respect des autres. Ils construisent un » sujet » qui part à la découverte du monde et de la vie, affrontant les autres dans les épreuves et courant le risque de la transgression et celui de la violence.
La nouvelle jeunesse qu’a acquise ce thème du » respect » dans notre société révèle cruellement à la fois une véritable inquiétude et en même temps l’attente d’un vivre ensemble toujours à réinventer.
L’inquiétude est celle de voir disparaître dans les relations humaines la distance nécessaire – le respect – qui permet à soi comme à l’autre d’exister et qui autorise une forme de reconnaissance. L’inquiétude est donc celle d’une perte d’identité, et de l’apparition possible d’une violence réciproque généralisée.
L’attente d’un nouveau vivre ensemble renvoie à la nécessité de reformuler le bien commun, de refonder dans une pluralité acceptée les termes d’un projet aujourd’hui difficile à entrevoir.
Elle est celle d’une nouvelle appartenance.
La question du respect de l’autre est à la fois éthique et politique.
Et comme elle engage chaque sujet, elle est aussi universelle : d’où l’intérêt de relire quelques textes anciens…
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Edouard Secretan : Il me revient l’agréable mission de vous présenter Monsieur le Pasteur François Clavairoly qui a bien voulu nous parler du respect des autres, de la transgression dans la vie sociale.
Né en 1957, marié, père de trois enfants, le Pasteur François Clavairoly appartient du côté paternel à une vieille famille cévenole et par sa mère à une famille protestante suisse qui compte plusieurs pasteurs dans son ascendance. C’est vous dire son attachement à une tradition réformée solide mais aussi ouverte.
Il a fait ses études de théologie aux facultés de théologie protestante de Strasbourg et de Genève. Il est titulaire d’un D.E.A. de l’Institut protestant de théologie de Paris.
Après avoir été pasteur à Rouen, puis à Lille il a été Président de la Région Nord-Normandie de l’Église réformée de France. Cette fonction de président pourrait être comparée, dans une certaine mesure, à celle d’un évêque à la tête d’un diocèse et, dans le cas particulier, d’un diocèse particulièrement étendu. De Lille, Monsieur Clavairoly est venu à Paris où il a été nommé Pasteur de l’importante paroisse du Saint-Esprit, rue Roquépine.
En plus de ses fonctions paroissiales, il est président du Conseil permanent du Conseil luthéro-réformé. Fondé à la fin des années 50, ce Conseil est composé des Présidents des quatre Églises luthériennes et réformées de France c’est-à-dire l’Église de la Conférence d’Augsbourg d’Alsace-Lorraine, l’Église luthérienne de France, l’Église réformée d’Alsace et de Lorraine et de l’Église réformée de France. Ce Conseil a sous sa responsabilité les dialogues œcuméniques engagés conjointement par ces quatre Églises avec les Églises baptistes dans le cadre d’un groupe intitulé “Conseil permanent luthéro-réformé-Fédération des Églises baptistes”.
D’autre part, il met en œuvre les conséquences de ce qu’on a appelé “l’Accord de Reuilly” signé en 2001 précisément, dans l’Église du Saint-Esprit, qui lie nos Églises et l’Église anglicane de Grande-Bretagne et d’Irlande avec un accord de pleine communion. C’est aussi dans le cadre de ce Conseil permanent que les Églises d’Alsace-Lorraine travaillent à leur complète union.
Le dialogue de nos Églises avec l’Église catholique romaine est établi grâce au Comité mixte catholique-protestant qui est la seule instance officielle en France pour le dialogue avec les protestants. Il a été créé après le Concile de Vatican II. Parmi ses membres figurent Monseigneur Defoix et Monseigneur Saint-Macary pour citer deux noms que nous connaissons tous.
Le dialogue avec les Orthodoxes en est à ses débuts. Tel que vous le voyez, l’œcuménisme tel que le conçoit le Conseil est une manière évangélique de transgresser les frontières.
Par ailleurs ce Conseil assure une formation permanente, par des stages d’une à deux semaines, destinée au recyclage des pasteurs.
Le Pasteur Clavairoly a par ailleurs contribué à la rédaction d’un ouvrage collectif intitulé La violence, ce que les religions en disent, paru en 2002 sous la direction de Philippe Gaudin aux éditions de l’Atelier. Dans cet ouvrage, la contribution de Monsieur Clavairoly a pour titre “Le christianisme affronté à la violence”.
Le Pasteur Clavairoly a aussi dirigé l’équipe de rédaction de la Fédération protestante de France sur le thème lancé par le Conseil œcuménique des Églises et dont le titre est Surmonter la violence en vue des Assises protestantes en octobre 2004 à Clermont-Ferrand.
Un autre dossier important dont il est chargé concerne le débat sur l’homosexualité, autre sujet où se jouent aussi d’autres formes de transgression…
Au niveau de la vie paroissiale, le Pasteur Clavairoly participe très activement à l’animation des rencontres œcuméniques entre les paroisses de Saint-Philippe-du-Roule, de la Madeleine, de Saint-Augustin, de Saint-André d’Europe et du Saint-Esprit. La plus récente a eu lieu au Saint-Esprit avec pour thème de réflexion “Une Europe chrétienne ?”
La recherche et l’approfondissement du dialogue œcuménique sont, on le voit, une des préoccupations majeures de François Clavairoly. Elle s’est exprimée tout récemment dans un article de la revue “Agir”, revue générale de stratégie parue en décembre dernier sur le thème : divergences enjeux mondiaux. L’article de Monsieur Clavairoly est intitulé “Vers un œcuménisme religieux”. Je le cite : “ Pour y arriver, écrit-il en conclusion, il faut trouver dans les différences entre les êtres, dans leurs contradictions parfois et dans leurs rêves non des sujets de querelle ou d’excommunication mais de nouvelles occasions de se réjouir que l’autre existe. ”
N’est-ce pas cela, le respect des autres ?
Pasteur François Clavairoly : Vous avez souhaité que j’inscrive ma réflexion sur ce thème du “ respect de l’autre ” dans la suite d’autres communications qui ont abordé le thème plus général de “ la transgression ”.
Et il est vrai que l’acte même de transgression, lorsqu’il s’agit par exemple du manque de respect que l’on doit à autrui, s’apparente à l’agression. Qu’elle soit seulement verbale, et c’est l’impolitesse, l’impertinence et puis à un degré supérieur, l’injure, ou qu’elle soit physique, et c’est le passage à l’acte violent, les coups et les blessures.
La transgression devient donc vite agression et révèle chez son auteur une démarche de régression. En effet quand les mots font défaut pour exprimer correctement les sentiments de reproche, de colère, de jalousie ou d’envie, quand le verbe n’arrive pas à advenir au moment voulu, quand l’agilité du langage cède le pas au bouillonnement de ces sentiments, le corps parle à sa place et en désordre, mais alors sans grammaire ni syntaxe. La violence est donc à la fois – et c’est ce qui la rend terrifiante – transgression, agression et régression du langage tout à la fois. Je pense déjà au récit étonnant de Genèse IV où le texte qui raconte l’histoire de Caïn et Abel évoque bien un dialogue entre les deux frères, mais un dialogue dont l’original hébreu ne nous dira rien. Comme si le passage à l’acte meurtrier avait été commis non pas “ sans parole ” mais à la place de la parole. Comme si tuer était une façon de dire quelque chose, d’exprimer un message extrêmement important, comme si tuer était une façon de parler. Acte banal, donc, et en même temps acte évidemment insupportable et irréparable.
Le contexte actuel se prête assez bien à l’examen attentif de ce sujet. Le respect est en effet à l’ordre du jour des événements de ce temps :
Respect de l’autre dans les relations interpersonnelles, et c’est alors toute la thématique du couple, du mariage, de la famille qui apparaît, respect de l’autre dans ce qu’il a de plus intime, respect entre mari et femme, respect des enfants, apprentissage de la responsabilité dans l’ordre de la création et de la procréation, dans l’ordre de la sexualité, apprentissage de la contraception, apprentissage aussi du divorce, qui libère enfin et qui respecte les corps et les esprits emprisonnés dans le couple lorsque celui-ci est devenu lieu de violence et de malheur. Ici le législateur essaye encore aujourd’hui d’atténuer les souffrances et les peines. Le sujet du respect est alors fondamentalement d’ordre éthique car il engage la liberté de chacun.
Et puis respect au sein de la société, et c’est ici la problématique plus politique du “ vivre ensemble ”, du lien social, de l’acceptation d’autrui dans ses différences, dans son étrangeté, dans ce qu’il a d’irréductible et qui ne passe pas. Et il est alors possible de décliner toute une série de questions vives comme celle du respect entre générations, le respect des enfants à l’égard des anciens, celui des adultes aussi, sans doute tout aussi important, à l’égard des plus jeunes, des mineurs notamment, le respect des enseignants à l’école, des responsables dans l’entreprise, Le respect des hommes à l’égard des femmes, des hétérosexuels à l’égard des homosexuels, des nationaux à l’égard des étrangers, des immigrés, des sans papiers, des Européens à l’égard des Africains ou des Arabes, et vice-versa. Au plan culturel, ethnique, économique et aussi religieux, le respect demeure une valeur sûre et décisive qui autorise – au sens noble du terme autoriser – la rencontre authentique, la critique mutuelle, l’approfondissement des liens et la redécouverte inlassable de la fraternité.
Nous sommes en effet, tous et toutes, héritiers de Caïn, marchant sans cesse à la recherche du frère ou de la sœur que nous-mêmes, heureusement, n’avons pas tués, mais qu’il nous faut pourtant découvrir pour vivre ensemble, et alors respecter et si possible aimer à l’avenir.
Si le contexte se prête à l’examen de ce sujet, c’est aussi parce que, depuis quelque temps, beaucoup d’observateurs de la société, historiens, philosophes, sociologues, théologiens, évoquent, chacun dans leur domaine, l’idée exprimée différemment, certes, d’une sorte d’éboulement des valeurs qui ont permis peu à peu l’élaboration de ce monde (O. Abel, J.-C. Guillebaud, M. Gauchet…). Où tout se passe un peu comme si notre Babel s’effondrait sur elle-même, et comme si nous devions assister à la transformation des choses , mais sans savoir utiliser les outils pourtant mis à notre disposition. Cet éboulement produit des effets visibles et audibles, repérables comme tels.
La difficulté des responsables à gérer, notamment depuis une quinzaine d’années au sein de notre société, la question de l’accueil de la différence, et pas seulement dans l’école laïque ; l’accumulation d’ouvrages, d’émissions, de débats sur la question du voile ; l’incapacité collective à réduire les fractures sociales, culturelles, et maintenant religieuses ; l’installation considérée comme durable et substantielle dans un pays républicain d’une opinion d’extrême droite, l’apparition plus récente d’autres extrémismes tout aussi menaçants, de gauche et désormais islamiste ; les discours et les postures au repli identitaire manifeste, jusque chez les chrétiens que nous côtoyons de différentes confessions ; les difficultés de la justice à réguler la société dans ses conflits et ses contradictions ; les impasses du système carcéral dont la violence qu’il génère n’a d’égale que la statistique désastreuse des suicides reconnus ; l’importance et la puissance démesurée des déterminants économiques devant lesquels les instances et les pôles démocratiques demeurent bien fragiles ; l’apparition du terrorisme comme facteur déstabilisant les individus et les systèmes. Tout cela contribue à tendre les relations humaines et sociales, au point que le mot de “respect” qui devrait définir le minimum vital dans une vie bonne se trouve souvent utilisé dans son sens le plus restrictif et le plus coercitif, le plus malheureux qui soit : “ savoir se faire respecter ” ou pire “ tenir l’autre en respect ”. Entre personnes, entre pays, entre voisins, le mot de respect peut alors claquer comme un coup de feu qui met fin à une histoire au lieu de l’ouvrir.
Dans ce tableau général où d’autres arguments peuvent encore être ajoutés, voici deux indices des changements substantiels qui s’opèrent sous nos yeux, deux éléments essentiels qui ont un rapport direct avec notre sujet :
Le premier élément est que la reconnaissance partagée et commune de l’autorité du politique est aujourd’hui en crise, l’autorité dont les citoyens se dotent lorsqu’ils créent la République et en respectent les règles pour que les hommes vivent tous ensemble en paix et en sécurité. Le manque chez les uns d’une parole claire et posée, le manque d’une ligne visible, rencontre en effet immanquablement comme en miroir chez les autres l’excès de paroles et de réflexions lapidaires, extrêmes ou extrémistes. Le problème se noue alors. Et au dialogue approfondi et respectueux auquel nous aurions aimé avoir droit en démocratie succède le spectacle (respect et spectacle : deux mots de la même racine et pourtant si contradictoires…) Le spectacle d’un débat mis en image, médiatisé, qui cache la vérité d’une société qui a du mal à se parler directement à elle-même avec respect.
Il ne faut pas perdre de vue que, dans certains pays à la structure politique plus fragile que la nôtre, au spectacle a parfois succédé le passage à l’acte, et à la violence réciproque généralisée : Zaïre, Côte d’Ivoire, Colombie, Mozambique Ethiopie, Afrique du Sud, et quelques quartiers de grandes villes de pays riches, etc.
Le deuxième élément qui apparaît, lié directement à cette crise de la reconnaissance de l’autorité du politique, c’est que le lien social se délite et les déchirures de la société jettent de plus en plus de citoyens dans des situations précaires, incertaines, menacées, et les isole les uns des autres. La rencontre entre citoyens devient alors difficile à organiser. Les médiations, et non les media, sont insuffisantes, les relais manquent. Les associations, les partis politiques, les syndicats, les Églises, les solidarités locales et de proximité, les services sociaux peinent à recréer ce lien. Or la violence n’est-elle pas, par excellence, la maladie du lien ? La maladie de tout ce qui fait lien entre les hommes ? En regard de ces deux éléments, crise de la reconnaissance du politique et crise du lien social, le recours à vrai dire pas assez convaincant que l’on puisse faire à des indicateurs qui auraient pour office de nous consoler ou de nous rassurer – ceux concernant le nombre des délits et crimes, ceux concernant la baisse du nombre des morts sur la route, ceux concernant le chômage, ceux concernant le nombre de logements sociaux qui vont être construits, ceux qui concernent le degré de pureté de l’air ou de l’eau, ceux qui concernent l’augmentation du PNB ou les indices boursiers, etc. – Ce recours – autre mot de même racine que respect – résonne un peu comme une justification, une apologie de l’état existant des choses et non comme un encouragement à voir l’avenir en face.
Or le respect d’autrui c’est le fait de regarder l’autre en face avec égard. Sans le fixer trop longuement car alors il s’agit d’une impertinence ou d’une agression, ni “ sans le voir ” car il s’agit d’un mépris ou d’une indifférence. Mais c’est regarder l’autre en face et par conséquent l’avenir, qu’à nos yeux, il s’agit de construire ensemble.
L’horizon de sens du terme de respect ne se réduit donc pas exactement à ce que son étymologie laisse entendre, à savoir tourner son regard en arrière, mais il renvoie à l’égard et à la considération que l’on porte à celui avec qui l’on sait que peut commencer une histoire. Le respect est un sentiment, certes, mais il met les protagonistes en position de miroir, de vis-à-vis, de couple, de frères jumeaux, un peu comme le fera justement le récit de Genèse IV où, après le meurtre de Caïn et l’histoire de ses descendants, à la fin de cette lignée, après sept générations, nous trouvons la naissance de Yabal et Youbal qui, comme le montre la ressemblance de leurs noms, sont de nouveau compris comme des jumeaux, exerçant comme Caïn et Abel deux professions différentes mais promis l’un et l’autre enfin à un nouveau début possible, parce qu’ils ne se tueront pas, un nouvel avenir en fraternité, une nouvelle civilisation…
Le terme de respect a quelque chose à voir, donc, avec le vivre ensemble éthique et politique. Il en est au moins l’une des conditions puisqu’il permet et rend possible la mise en présence non violente, et respectueuse des êtres dans leurs ressemblances, nous sommes tous frères, et dans leurs différences, nous n’avons pas les mêmes vocations.
J’évoque ici sans hésiter les mots de Lévinas qui poursuit cette piste à la découverte respectueuse de l’Autre, découverte vécue comme expérience fondamentale ressentie devant le visage d’Autrui comme exigence éthique : “ Le visage d’Autrui met en question l’heureuse spontanéité du moi, cette joyeuse force qui va, Autrui se révèle dans le “Tu ne commettras pas de meurtre” inscrit sur son visage ”. Pour le philosophe, rien donc n’est supérieur à l’approche du prochain. Et dans ce travail d’approche, reconnaître l’autre comme autre n’est pas s’en faire un concept mais “ parler ” avec lui. Aborder Autrui dans le discours, c’est accueillir son expression où il déborde à tout instant l’idée qu’en emporterait une pensée. La parole est ici instance décisive dans l’ordre de la reconnaissance, et l’obligation de respect est contenue dans la parole comme telle. Au fond, seul le respect éthique nous ouvre à l’autre. Et allant plus loin, notre auteur dépasse même ce face à face de l’accueil d’autrui, en évoquant le surgissement du tiers. Comme l’écrit P. Bouretz : “ Le voici donc le problème qui bouleverse définitivement l’ordonnancement tranquille de la rencontre : “ le tiers est autre que le prochain, mais aussi un autre prochain, mais aussi un prochain de l’Autre et non pas simplement son semblable ”.
D’où cette série de questions : Que sont-ils donc, l’autre et le tiers, l’un pour l’autre ? Qu’ont-ils fait l’un à l’autre ? Lequel passe avant l’autre ? Est-ce que je sais ce que mon prochain est par rapport au tiers ? Est-ce que je sais si le tiers est en intelligence avec lui ou sa victime ? Qui est mon prochain ? ”. Et E. Lévinas de prolonger encore ce passage de l’éthique au politique en disant que, parce que le visage met en relation avec le tiers, le rapport de moi à Autrui se transforme, puis se coule dans la forme du Nous, aspire à un Etat, aux institutions et aux lois qui sont la source de l’universalité.
Paul Ricœur, pour sa part, estime lui aussi que le sens d’autrui peut apparaître au niveau de la conscience réflexive dans l’expérience éthique. S’inspirant de l’analyse kantienne de l’obligation morale où la personne est une fin en soi, pas seulement un moyen, et où le respect pour la loi morale est le respect universel de l’être raisonnable, il écrit ceci qui est dans le droit-fil de notre réflexion : “ Je ne puis limiter mon désir en m’obligeant sans poser le droit d’autrui à exister de quelque manière ; obligation et existence d’autrui sont deux positions corrélatives. Il n’est pas possible que je reconnaisse autrui dans un jugement d’existence brute qui ne soit pas un consentement de mon vouloir au droit égal d’un vouloir étranger. ” Et l’auteur précise que ce respect de l’existence d’autrui est la conscience d’une obligation morale mais qu’il ne doit pas être confondu avec la seule sympathie. Quoi qu’il en soit c’est le respect qui nous fait prendre conscience de l’existence d’autrui, et il nous enjoint de nous préoccuper de justice, car il engage un je et un nous, et il requiert de ce je et de ce nous la justice et la politique. Ici commence le sens de la responsabilité. La responsabilité irréductible de l’un pour tous.
Le respect de l’autre, dans sa démarche humble et tenace, peut donc se recevoir ici comme une réponse à notre interrogation : il prépare à la reconnaissance de l’autorité du politique, parce qu’à trois on construit la civilisation et la cité et il est facteur de lien entre les hommes par l’horizon qu’il ouvre à la prise de conscience de responsabilité parce qu’à trois, chacun peut être responsable de l’autre.
Les récits anciens peuvent alors être convoqués à notre mémoire pour illustrer à la fois les risques du manque de respect et les risques d’une trop grande soumission aux lois, d’un trop grand respect à leur égard… Antigone et Agamemnon. Et puis le Lévitique et le Sermon sur la Montagne. Et peut-être enfin le Petit chaperon rouge…
Antigone, d’après le récit de Sophocle, emmurée vivante sur jugement de Créon parce qu’elle a désobéi à la loi qu’il avait promulguée, loi qui exigeait d’abandonner le cadavre de Polynice, son frère, aux oiseaux et aux chiens, sous peine de mort, Antigone ne respecte pas la loi écrite mais veut obéir à des lois non écrites, celles qui à ses yeux sont plus importantes, et qui prescrivent, en l’occurrence, d’honorer les morts. Et si l’on peut lire son choix comme celui d’une révolte contre le tyran, le choix de la liberté contre l’oppression et la vengeance infinie, il ne faut pas oublier que le texte reste sobre sur ses motivations, et qu’elle agit, du moins est-ce les seuls arguments qu’elle utilise, comme une sœur pour son frère, et comme une femme qui est née pour aimer et non pour haïr (verset 523 in La Pléiade, p. 587 ). L’amour exige donc parfois la transgression, l’irrespect et fait encourir les risques les plus grands. La violence cependant ne l’épargnera pas, malgré la tentative trop tardive de Créon. Antigone se trompe certainement d’objectif, mais son geste est beau, il préfigure peut-être ce que peut offrir une compréhension spirituelle des choses et des lois. Il dit que le respect des dieux peut parfois amener à l’irrespect des rois et des puissants.
Agamemnon, lui, selon Eschyle, obéit pieusement aux paroles du devin Calchas et sacrifie sa propre fille Iphigénie pour apaiser les vents et partir en guerre. Il respecte les dieux. Mais n’empêche rien, finalement : il meurt assassiné par Eghiste et sa femme. La tragédie se noue, et le tragique réside bien en cela que l’on respecte ou non les dieux, la mort est programmée. La responsabilité n’a pas de lieu ici où reposer sa tête, et les hommes sont les jouets d’un destin, qu’ils ne maîtrisent pas. L’avenir ne viendra pas.
En Israël, en revanche, le Lévitique prescrit le respect de la vie, le respect des êtres et des choses, et en particulier celui de l’autre soi-même : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, “ je suis l’Éternel ” : “ hwhy yna Kwmk Kerl tbhaw ” (Lévitique 19, v. 18), c’est la règle d’or de la Tora.
Cette prescription que Jésus reprendra à son compte en la convertissant et en la rendant paradoxalement quasiment impossible à vivre sera formulée ainsi dans le sermon sur la montagne : “ Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : aimez vos ennemis ”(Mt 5, v. 43-44).
Et cet appel à vivre le vis-à-vis, le face à face sans violence, avec quiconque désormais, qu’il soit du même clan, de la même famille, de la même tribu, qu’il soit étranger (Tu aimeras l’étranger comme toi-même dira encore le Lévitique, in Lévitique 19, 34) ou qu’il soit même ennemi, cet appel ouvre une histoire possible sans la menace du châtiment et dans la perspective d’une promesse. Nous sortons de la tragédie.
Le respect de l’autre, jusque et y compris de l’autre en ce qu’il est étrange, étranger ou ennemi, devient ainsi le premier degré, la première marche d’un parcours, d’un itinéraire de vie placé comme le fut jadis Caïn sous le “ signe ” de la bénédiction et non de la malédiction.
Et placés devant cette parole, les disciples présents lors du sermon sur la montagne, ainsi que leurs contemporains, et jusqu’aux Chrétiens de ce jour, entendent cette injonction au respect d’autrui et à l’amour du prochain et de l’ennemi comme une promesse : qu’ils s’y conforment et le respect de l’autre sera leur témoignage, fut-ce le respect qui transgresse les lois établies par les hommes et les usages, et les habitudes ; qu’ils ne s’y conforment pas, qu’ils tombent et qu’ils succombent à la tentation de la violence, alors le pardon sera la réponse de Dieu. Simula justes et peccable disait Luther, et semper pænitens. Le chemin est long, mais il existe devant les hommes, et il est ouvert. C’est le chemin, non pas celui mortifère à coup sûr qu’impose la tragédie, mais celui de l’espérance qui dit que Dieu a pris l’aspect d’un homme (aspect, respect, c’est le même mot) pour nous apprendre le respect entre nous et découvrir joyeusement que le seul recours et le salut sont en Lui qui nous révèle son visage dans la figure du Christ souffrant et rayonnant tout à la fois.
Le respect fait découvrir dans le visage de l’autre l’attente et le don de la grâce.
Quant au conte du Petit chaperon rouge, nous dirons simplement qu’il met en récit l’histoire de trois générations de femmes où se jouent des relations de respect, mais sur un registre bien dangereux : la mère-grand, immobile, impose à sa fille qui veut bien s’occuper d’elle de traverser toute une forêt. La fille fait alors courir le risque de cette traversée à sa propre fille et tout cela se termine très mal, tout d’abord. Le loup engloutit mère-grand et explique à cette petite enfant qui arrive dans la maison que malgré son aspect rebutant elle est une grand-mère respectable : ces grandes oreilles sont là pour mieux entendre etc. et finalement il l’avale.
Et si l’on reconnaissait que la mère-grand a manqué de respect à sa fille en lui imposant ce genre de traversée dangereuse, et si l’on reconnaissait que la mère manquait de respect à sa propre fille en lui faisant courir un tel danger à sa place, et si finalement – la morale est alors sauve, enfin, et aussi la vertu du respect – et si il était dangereux et même mortel d’être un loup qui ose manquer de respect aux filles qui traversent courageusement les bois ?
ECHANGE DE VUES
Gabriel Blancher : Je voudrais poser une question au Pasteur Clavairoly sur l’acquisition du respect des autres. Ne pense-t-il pas que, malheureusement, ce respect est rarement spontané chez l’homme et qu’il doit être acquis durant l’enfance par l’enseignement et l’exemple que peuvent donner la famille et l’école. Si la famille et l’école sont défaillantes, on observe, précisément, les défauts sur lesquels il a si remarquablement insisté.
François Clavairoly : C’est exactement le point de départ de ma réflexion. J’aurais pu donner dans la conférence elle-même le développement de la problématique de la transmission et de l’éducation au respect. Mais, précisément, c’est parce que depuis 35 000 ans les familles et les écoles ont “failli” à cette transmission que nous avons connu l’irrespect et les guerres et nous reconstruisons ce qui n’a pas été fait avant nous, pas suffisamment.
Jacques Arsac : Une question me tracasse à propos du respect. Vous avez évoqué la règle d’or “ Ne faites pas aux autres ce que l’on ne voudrait pas que l’on vous fasse ”, reprise par le Christ, “ tout ce que vous voudrez que l’on vous fasse : faites-le vous-mêmes ”.
On a tendance à la pratiquer dans un clan. Je suis membre de mon clan, je respecte les gens de mon clan et j’en suis respecté, mais mon clan a été agressé par les autres, c’est la faute des autres et je ne fais que me défendre ! Ce manque de respect devient une sorte de réflexe identitaire à l’intérieur du clan et je crois que c’est une des choses difficiles aujourd’hui : on entre effectivement dans ce communautarisme qui est extrêmement dangereux.
François Clavairoly : Je n’ai pas employé le mot de communautarisme, mais vous l’avez cité et cela suffit pour éclairer le drame qui est en train de naître dans notre société, un drame nouveau, de plus, que nous n’avions pas à gérer précédemment.
C’est la question du communautarisme, on emploie ce mot qui nous vient d’ailleurs mais qui est quand même assez représentatif d’une réalité qui est déjà dans d’autres pays, anglo-saxons notamment. Il y en a un autre, plus radical, que l’on appelle le tribalisme, c’est-à-dire que les droits de la cité sont éclatés, partagés et attribués à des communautés, des clans, des tribus, en concurrence les uns par rapport aux autres et nous arrivons à un morcellement.
Évidemment, le malaise est grand dans ce pays qui est un pays de République où la gestion, normalement, est commune et non pas partagée entre communauté d’intérêts, d’ethnies ou pire de religions.
Francis Jacques : J’ai beaucoup apprécié votre itinéraire. Au-delà du discours édifiant, vous avez tenu le respect pour un concept important et même fondamental. C’est une véritable analyse, et même un questionnement qui traverse plusieurs paysages : Kant, Ricœur, Lévinas… Je me placerai sur le même plan. Mais je voudrais me référer à des auteurs, tels Hegel et Hannah Arendt, qui ont commencé à prendre en compte la relation interpersonnelle.
Respecter, comment ne pas en tomber d’accord, c’est pour le moins regarder l’autre comme une fin et non pas un moyen. Ego, alter ego. Est-ce à dire que le respect dépende d’une éthique de l’agent moral en première personne comme celle qui prend figure avec Kant ? A mon sens, elle est excédée par la relation interpersonnelle, l’interlocution, les relations morales, et sans doute aussi par cette relation sensible au cœur qu’on appelle amour.
Prenons l’interlocution, elle définit l’autre comme l’interlocuteur possible. Il est second par rapport à la relation que je noue avec lui. Lorsque vous disiez que je mets l’autre en vis-à-vis pour le regarder avec des égards, vous l’avez remarqué vous-même : c’est en vis-à-vis pour parler avec lui. Dès lors, cette valeur sûre qu’est le respect qui autorise la rencontre n’est peut-être pas suffisante pour fonder la morale. Bien mieux, je me demande si, à l’inverse, ce n’est pas la rencontre qui autorise le respect. Je veux dire : est-ce que ce n’est pas le côté relationnel qui par restriction à la prise en vue du second terme de la relation débouche sur le simple respect. Ici nous touchons à une autre logique, celle de la relation fondatrice. C’est un prédicat à deux termes également réels (deux ou plus), et non pas simplement un terme qui enveloppe l’image ou le sens de l’autre. On part d’une relation de parole sans prérogative, au-delà de la considération de l’alter ego. Ainsi la tolérance ne suffit pas. Le tolérant dit : je ne peux pas faire abstraction de ton existence, il faut bien que nous coexistions. Mais je puis faire plus, en donnant mes raisons. Mieux : en lui donnant mes raisons dans le dialogue.
Prenons ensuite l’analyse des concepts moraux. L’obligation que Kant traite en première personne inclut un lien de personne à personne. Le respect est le sentiment moral qui accompagne la prise de conscience par l’agent moral de la présence de l’obligation en lui. L’analyse est plus exacte si l’on prend d’abord le point de vue de la relation interpersonnelle, par priorité de principe sur ses termes. La description du pardon gagne à s’appuyer sur une détermination équitable de l’offense, bilatéralement et en relation. Encore ne puis-je offrir le pardon de l’offense que si on me le demande. Quelque chose alors dépasse le sentiment de miséricorde. De même encore la structure logique à l’œuvre dans le concept de responsabilité morale est exigeante. Je suis responsable. Premier paramètre : c’est moi. Je suis responsable de quelque chose : second paramètre. Devant une instance : troisième paramètre. Envers quelqu’un : quatrième paramètre. On sort de l’ordre de la morale en première personne, étendue à l’alter ego. Le respect est en retrait de la définition de la personne non plus comme alter ego mais comme interlocuteur possible. On vient à l’alter par le détour de l’inter. L’autre est atteint par différenciation dans la relation même qui a été nouée.
Bref, dans tous ces cas, il n’est pas sans importance, dès le départ et dans le principe, de desserrer l’étau du subjectivisme moral, qui prend le moi comme point de départ de la relation, au risque de complaisance au Même.
François Clavairoly : Je n’ai pas de réponse particulière. Je suis très bien votre raisonnement. Je reste dans la thématique où il y a le respect du vis-à-vis, le terme est à deux. Lévinas va un peu plus loin en incluant le trois où l’on devient “ nous ” et à ce moment-là arrive la question de la responsabilité, de la justice, de l’État, de la loi, etc. Mais on va doucement. Le respect est le premier degré sur une marche… longue.
Henri Lafont : Vous nous avez beaucoup parlé de respect, l’accueil de la différence et ce respect, vous l’avez conjugué à divers modes. Mais, au fond, pourquoi respecter ? Pourquoi dois-je vous respecter ? – ce que je fais volontiers aujourd’hui mais, qu’est-ce qui m’y oblige ? – J’aurais tendance à penser qu’il manque une dimension pour justifier le respect et cette dimension, elle est déjà dans le Décalogue et aussi dans l’enseignement du Christ : c’est l’Amour. C’est-à-dire que je te respecte mais je fais plus que te respecter. Le respect, cela a, finalement, une composante qui est peut-être un petit peu négative : je te respecte, bon c’est ton idée, c’est bien, tu as complètement tort, je suis complètement en désaccord avec tout ce que tu dis mais je te respecte, je respecte tes propos…
Est-ce que c’est de l’amour ? Est-ce que c’est constructif ? Autrement dit, comme vous venez de le souligner d’ailleurs, le respect doit être dépassé. Sinon, à mon avis, le respect n’est pas un bon rempart contre la violence, et je crains que cette invitation au respect soit quelque chose de très insuffisant pour instaurer une véritable paix.
François Clavairoly : Pour répondre rapidement à la remarque, je voudrais simplement rappeler que je ne leste pas le terme de respect de plus de choses qu’il ne pèse.
Je dis, le respect c’est au fond une sorte de rempart, de faible rempart, contre la violence réciproque. C’est le visage de l’autre, comme dit Lévinas qui m’interdit, parce qu’il est écrit sur le front “ tu ne commettras pas le meurtre ” de passer à l’acte.
Nous voyons, lorsque le respect fait défaut, le passage à l’acte violent être très rapide. Tout à l’heure on évoquait la question de la transmission et du manque de respect des jeunes par rapport aux anciens, je pense le contraire. Je pense que les anciens manquent terriblement de respect vis-à-vis des jeunes. Il y a une espèce de mélange des genres qui fait que les enfants ne savent plus qui respecter puisque eux-mêmes ne sont pas respectés.
Donc le respect est un rempart très faible à l’égard de la violence mais c’est un rempart.
Effectivement, il n’est pas appel à l’amour au sens où respecter l’autre n’est pas l’impératif “ tu aimeras ton prochain comme toi-même ” mais au moins il est comme la première marche, le socle, la première pierre sur laquelle on pourrait parler d’amour.
Françoise Seillier : Est-ce qu’il n’y a pas, lié au respect, outre l’amour, la nécessité de faire, enfant puis adulte, l’expérience du mystère au sens de l’expérience métaphysique. L’étonnement de l’enfant devant l’être, le mystère de l’être qui se découvre au fur et à mesure et qui, normalement, devrait continuer chez l’adulte tout au long de sa vie. Il serait alors intéressant de rapprocher le mot de respect du mot de crainte mais au sens de la Bible : la crainte du Seigneur ?
Est-ce qu’il n’y a pas un grave danger dans l’espèce d’omniprésence d’une morale qui serait une morale des droits, des droits subjectifs donc, et qui ne sont plus alors mis en relation avec un concept de vérité ? Comment peut-on espérer faire grandir le respect si ce que l’on inculque, même aux enfants, c’est à multiplier leurs droits subjectifs ?
François Clavairoly : Sur le thème actif de la crainte, il y aurait beaucoup de choses à dire. Il est vrai que la crainte du Seigneur est le commencement de la Sagesse ; c’est une première démarche. Qu’est-ce ? Le tremblement devant le sacré, la crainte terrible devant le sacré ou bien simplement le respect étonné, devant quelque chose qui nous échappe, exactement comme devant le visage de l’autre qui nous échappe, sur lequel nous n’avons pas barre, sur lequel nous n’avons pas le droit d’intervenir sous peine d’enfreindre les règles.
Je partage assez cette idée que le respect a quelque chose à voir avec la crainte mais dans le sens de l’étonnement émerveillé devant la Création qu’il nous faut recevoir et non pas gérer, maîtriser, contraindre.
Et, sur les droits, évidemment je m’avance peut-être en disant cela, mais je crois que nous partageons tous, ici, autour de cette table, cette aversion pour une espèce de surenchère dans la demande du droit qui, finalement, pervertit l’idée qu’il y a UN droit et UNE justice. Je ne veux pas en dire plus, je crois qu’il y a un autre débat qui s’ouvre là.
Michel Benoist : Ma question s’inscrit dans le sillage des deux précédentes interventions : serait-il concevable de faire une sorte de bilan de la façon ou de l’intensité avec laquelle le respect des autres a été pratiqué dans les différentes sociétés au cours de l’histoire. Ainsi, par exemple, on pourrait se demander si c’est dans les sociétés considérées comme les plus libérales ou bien dans les sociétés plus anciennes, dites traditionnelles, que le respect des autres – ou l’amour, comme il a été dit – a, en fait, été le plus transgressé. N’est-ce pas une réflexion pour la recherche d’un meilleur « vivre ensemble » ?
François Clavairoly : Les sociologues se sont interrogés là-dessus, très sérieusement. Je pense à Frédéric de Coninck qui se demandait, au fond d’une manière un peu simple, si l’humanité disposait depuis les origines jusqu’à aujourd’hui d’un stock de violence, le même que nous nous partagerions depuis des millions d’années ou bien si, au cours des siècles et des millénaires, nous avons augmenté le stock de violence ou bien nous l’avons réduit selon nos conditionnements politiques, libéraux ou autres. Il a fait des études, avec d’autres, sur des sociétés différentes : démocratiques, tyranniques et puis des sociétés primitives. Il a pris une étude qui a été faite, il y a une trentaine d’années, sans État, rare sur la planète. Je ne sais pas si elle existe encore : une tribu, je crois que c’était sur une île. L’analyse sociologique montrait qu’une société sans État où il y avait une réciprocité extrêmement riche dans l’échange des biens et des femmes, où il y avait une règle de vie très agréable pour tous puisque la nature était généreuse et que les uns et les autres n’avaient pas beaucoup à travailler pour survivre, il y avait cependant quelques tabous, quelques interdits d’une férocité telle qu’il fallait se tenir à carreaux de la naissance jusqu’à la mort sous peine d’être arrêté, condamné, exclu, etc. La conclusion consistait à dire : même dans une société libérale, sans État, sans contraintes, lois, etc., le respect est organisé. Et malgré cette organisation du respect il y a de la violence, symbolique et réelle qui est à l’œuvre. Et le chef, notamment le chef qui échangeait les femmes, (enfin, il n’en échangeait pas trop, il en recevait plus qu’il n’en donnait) avait le pouvoir et faisait violence, une violence symbolique et réelle aux hommes qui voulaient vivre avec leur compagne.
On n’a pas la réponse à votre question, mais cet exemple-là montre que la violence, symbolique et réelle, est présente dans toutes les sociétés. On appelle péché, en termes bibliques, l’alliance qui rompt le lien entre les uns et les autres.
Jean-Paul Guitton : Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit dans une réponse à propos du respect des jeunes à l’égard des adultes, ou inversement. Pourriez-vous en dire un peu plus, car c’est en effet une idée reçue que les jeunes manqueraient de respect à l’égard des adultes ? Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté, puisque Platon déjà le disait. Si vous permettez que je prenne un exemple tout à fait banal, j’aurais envie de demander : qui respecte l’autre quand il s’agit de choisir le programme de la télévision, ou quand il faut supporter dans l’appartement ou la maison un niveau sonore d’une certaine intensité ?
François Clavairoly : Je vois que nous avons traversé les mêmes affres… Mais même en prenant cet exemple, je pourrai dire : mais qui a imposé la télévision aux enfants ? Qui a organisé la société de telle sorte que ces enfants se trouvent astreints à regarder la télé – et les projections, maintenant, sont faites – plus longtemps dans sa vie que le temps de travail. J’ai appris, il n’y a pas très longtemps, que dans vingt ans ou cinquante ans, les adultes auront vu la télé plus longtemps qu’ils n’auront passé de temps au travail.
Il y a quand même une organisation sociale qui crée la situation de spectateur ou de téléspectateur et qui, effectivement, impose cette réalité au sein même de la maison. Les parents gèrent cela, négocient au mieux. Je pense que vous avez négocié comme moi et j’ai essayé de le faire, en tout cas, le moins mal possible.
Je pense que la question du respect est au moins dans les deux sens et, ici, les adultes ont une part de responsabilité.
Il y a d’autres exemples, beaucoup plus tragiques. Je pense aux guerres. Quand des sociétés organisent la mise au pas d’une jeunesse pour l’envoyer au Front : je pense, en particulier, à la guerre de 1914, la Première Guerre Mondiale, qui a été, au plan mondial précisément, une affaire de jeunes, de 18-20 ans donc, qui ont respecté l’ordre donné, la tradition reçue, les valeurs transmises, etc., et qui ont, au bout de cinq années, réalisé que tout cela était une affaire qui aurait pu se régler en famille, précisément, entre cousins.
On est là devant des faits massifs, les faits plus fluides, comme l’usage de la télévision, ou même de l’école où des professeurs tutoient leurs élèves, alors que je suis sûr que vous-même avez été vouvoyé lorsque vous avez été élève. Jusqu’à ma génération, en tout cas, j’ai été vouvoyé. Or mes enfants sont tutoyés à l’école. Le tutoiement, on le sait, dans la culture française, permet la proximité et une proximité dangereuse pour des enseignants, très dangereuse qui peut les entraîner à des compromissions et des pertes d’autorité, précisément.
Donc vous voyez qu’ainsi, nous avons engrainé tout une série de faits, d’exemples où le respect est à double sens. Il faut quand même se le redire. J’y tiens parce que c’est important pour comprendre l’ensemble de la problématique.