Par Denys Pellerin, Membre de l’Académie nationale de médecine, membre du Comité consultatif national d’éthique
Les progrès de la médecine dans les dernières décennies ont été essentiellement la conséquence des progrès de la recherche dans de nombreux domaines. Ils ont conduit aux avancées que l’on sait de la biologie et des biotechnologies.
Or en même temps que l’on en célèbre les mérites et les effets, que la recherche scientifique suscite enthousiasme et attente, elle génère interrogations et craintes. On en vient même à poser la question : Faut-il imposer des limites aux champs de la recherche ?
Dans sa requête obsessionnelle de sécurité, notre société assistée et déresponsabilisée en vient à s’interroger : Le principe de précaution ne devrait-il pas s’imposer aux chercheurs ?
Il est vrai que toute connaissance nouvelle débouche sur une nouvelle interrogation qui peut remettre en question des convictions bien établies. Il en est particulièrement ainsi des connaissances nouvelles sur les stades les plus initiaux de la vie humaine. Dans ces domaines de la recherche l’inaction est-elle préférable à la transgression ? Ou ne faut-il pas reconnaître que certaines « bornes » devraient être repositionnées.
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Jacques Arsac : C’est pour moi un grand honneur et un grand plaisir de vous présenter le Docteur Denys Pellerin. Je vous parlerai d’abord de sa carrière universitaire, parce que c’est la plus facile à décrire. Denys Pellerin a été professeur de clinique chirurgicale infantile à la faculté de Médecine Universitaire Necker-Enfants malades, chef de service de chirurgie de l’hôpital des Enfants malades jusqu’en 1990, année où il fut nommé professeur émérite à l’Université René Descartes Paris V. Mais Denys Pellerin a d’abord été un praticien. Sa spécialité était la chirurgie des enfants et plus spécialement des malformations congénitales des nouveaux-nés, rendue possible après la seconde guerre mondiale par les progrès de la biologie appliquée à l’anesthésie et à la réanimation. Il attachait une particulière importance à l’accompagnement des parents dans ces épreuves terribles. Ce trait se retrouve dans sa façon d’aborder les problèmes éthiques liés à la pratique et au développement de la médecine, comme vous le constaterez certainement ce soir.
Denys Pellerin a beaucoup publié dans les divers domaines de la chirurgie infantile et notamment néonatale, des malformations congénitales et des tumeurs malignes de l’enfant. Il a réalisé les premières transplantations intestinales chez l’enfant. Ses recherches ont porté sur l’origine fœtale de certaines malformations dites congénitales et sur l’alimentation parentérale. Il a publié des « techniques de chirurgie pédiatrique » qui eurent un très grand succès et ont été traduites en espagnol. Ces résultats lui ont valu d’être nommé président de la Société française de chirurgie infantile, membre d’honneur après avoir été membre titulaire « over see » de la British association of pediatric surgeons, vice-président, puis président élu de la World federation of associations of pediatric surgeons.
Il ne pouvait faire une telle carrière et échapper aux responsabilités administratives ! Président de la commission médicale consultative des hôpitaux de Paris, conseiller technique au sein de trois cabinets ministériels de la santé, président de l’Académie nationale de chirurgie, membre du Comité consultatif de santé des armées. Il a été élu membre de l’Académie de médecine en 1992, où il préside la commission « éthique et responsabilité professionnelle ». En 1997, il a été désigné par cette Académie pour siéger au Comité consultatif national d’éthique.
Nous ne pouvions rêver conférencier mieux préparé pour nous parler du difficile problème de la position de la recherche bio-médicale en face des normes que la société française s’est données : peut-on les respecter, faut-il les transgresser, peut-on obtenir leurs révisions ?
Denys Pellerin : Merci de cette longue énumération que l’on appelle “de titres et travaux” en Université et qui est tout simplement le reflet d’une activité quotidienne et variée. Je vous fais remarquer d’entrée de jeu que, si je me suis beaucoup intéressé aux problèmes actuels de la recherche biomédicale, c’est parce que mon activité fondamentale, professionnelle, s’était tournée vers le petit qui vient de naître malade, et souffrant.
Membre de votre Compagnie – à mon regret, trop souvent empêché d’assister à toutes ses réunions – j’ai toujours été très impressionné par la qualité des exposés qu’il m’a été donné d’y entendre, en rapport avec la grande culture, notamment philosophique et l’élévation d’esprit des personnalités que, Monsieur le Président, vous nous permettez de rencontrer lors des communications. Aussi comprendrez-vous pourquoi j’ai été très surpris lorsque, Madame Chanteur m’a transmis votre invitation à être l’un des conférencier de votre cycle d’étude !
Passée la surprise vint l’angoisse, certain que j’étais de ne pas être le plus apte à répondre à l’interrogation que je discernais dans le titre du sujet que vous me demandiez de traiter devant votre prestigieux auditoire, que je formulerai de façon explicite en trois questions :
Faut-il imposer des limites aux champs de la recherche ?
Le principe de précaution devrait-il s’imposer aux chercheurs ?
L’inaction est-elle préférable à la transgression ?
Ce sont là des questions d’actualité.
Elles concernent chacun de nous. En effet, nous sommes entrés dans un monde qui change notre société et notamment les rapports qui s’y exprimaient entre les croyances et la science.
Elles suscitent les réflexions des philosophes. Comment pourrai-je y répondre, moi qui ne suis pas philosophe ?
Elles provoquent l’impatience et parfois même l’irritation des acteurs de la recherche scientifique notamment fondamentale.
En dépit de quelques contributions à la recherche médicale clinique technique et expérimentale, notamment dans le domaine de la chirurgie des malformations congénitales identifiées à la naissance et de leur traitement qui m’ont conduit jusqu’à obtenir le premier succès de la transplantation de l’intestin, le chirurgien que je fus ne peut se considérer comme fondé à parler au nom des chercheurs.
Elles suscitent de la part de la société des interrogations auxquelles on ne reconnaît plus à la morale traditionnelle de notre culture gréco-judéo-chrétienne le privilège de dicter les réponses.
On en appelle alors à l’Ethique, afin qu’elle édicte les règles de cette nouvelle morale plus conforme aux aspirations du moment.
Je dis à l’Ethique et non aux Ethiciens, ces nouveaux donneurs de leçons, ces enseignants de bonnes règles sociales, de la morale dans l’air du temps !
Je le dis d’autant plus volontiers que depuis sept ans membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), désigné par l’Académie nationale de médecine, je puis vous assurer que le terme consultatif (qui figure dans le texte législatif de création de1984) n’est pas un vain mot.
Aucun des membres du CCNE n’a la prétention d’être chargé d’édicter cette nouvelle morale. L’éthique est questionnement. L’éthique ne saurait être normative. Les avis et rapports du CCNE n’ont comme objectif qu’apporter à chacun les données précises, les éléments objectifs sur lesquelles chacun pourra étayer sa réflexion personnelle. Sans doute est-ce la faiblesse ou la carence de réflexion de nos concitoyens et de leurs représentants élus qui les conduit parfois à se contenter de reprendre à leur compte des avis du CCNE. Ils en assument la totale responsabilité.
Vous avez compris que par ce long préambule, je tenais à vous préciser que le sujet que vous avez choisi, sera traité devant vous, ce soir, par un « naïf » comme l’on dit aujourd’hui au sein des multiples commissions éthico-scientifiques. On l’appelait autrefois « Candide » sous-entendant par là que ses propos n’engageraient que lui et devraient éventuellement susciter l’indulgence.
Faut-il imposer des limites aux champs de la recherche ?
Nul ne peut contester que les progrès de la médecine dans les dernières décennies ont été essentiellement la conséquence des progrès de la recherche dans le domaine de la biologie et des biotechnologies : génétique, biologie moléculaire, mais aussi biophysique et mathématiques et leurs applications en maints domaines.
Pour ne citer que leur application à l’imagerie, je mentionnerai la tomo densitométrie, dite « scanner », qui utilise encore les rayons X, l’échographie qui utilise les ultrasons, l’imagerie par résonance magnétique enfin, l’IRM, dont un récent prix Nobel vient de distinguer la révolution qu’elle représente.
Imagerie non plus seulement diagnostique, mais devenue fonctionnelle ouvrant de larges débouchés aux neurosciences, qui défrichent jour après jour les énigmes du mécanisme de notre cerveau. Il ne vous a sans doute pas échappé que l’un des numéros de décembre du très sérieux hebdomadaire « Famille chrétienne » posait en couverture cette question provocante : Dieu habite-t-il le cerveau droit ?
Conséquence encore de la recherche en biotechnologie : la chirurgie vidéo assistée, devenant chirurgie mini invasive et plus récemment encore robotique voire télé chirurgie robotisée.
Tous ces progrès, fruits de la recherche scientifique dans les domaines les plus divers, sont pour beaucoup dans l’amélioration de la santé des populations des pays industrialisés – pour faire simple, je dirai du Nord – dont la longévité croissante en vient à modifier le profil démographique de nos sociétés, au point que certains en viennent à s’inquiéter du rapport coût – utilité de leurs aînés dès lors qu’ils ont dépassé le stade encore apprécié de senior consommateur.
Plus sérieusement, il est une autre préoccupation bien réelle : le déséquilibre croissant entre le Nord et le Sud dans l’unicité de la vision mondialiste de l’humanité qui s’impose aujourd’hui du fait des moyens modernes de communication et d’information. Unicité de l’humanité qui, pour les croyants, n’est pas une nouveauté.
Comment se fait-il alors, qu’en même temps que l’on en célèbre les mérites et les effets, la recherche scientifique suscite autant de craintes ?
Pour bien délimiter mon propos, je ne me référerai ici qu’à la recherche biomédicale que, pour simplifier, je dénommerai le plus souvent que par le terme “recherche”. Plus que toute autre, celle-ci en effet suscite enthousiasme et attente, en même temps qu’elle génère interrogations, jugement a priori, craintes et, parfois même, anathèmes ?
Comment pourrait-il y avoir une limite imposée à la curiosité de l’esprit humain, à son imagination, sa créativité, ses émotions, ses inquiétudes, sa mémoire, son intelligence, en un mot à sa pensée par laquelle l’homme se distingue de tous les autres être vivants ? Au nom de quoi, de qui, devrait-on limiter son questionnement, sa recherche anxieuse d’une compréhension des merveilles de la vie ?
Toute approche nouvelle débouche sur une nouvelle interrogation. Le chercheur – croyant – ne cherche pas à être Dieu. Le mystère de l’univers demeure, qui lui fait célébrer sa Grandeur.
Si la recherche est légitime, ses modalités peuvent imposer des limites
Si donc je retiens comme légitime le principe même de la recherche, il convient d’être plus attentif aux utilisations que l’on peut faire de ses résultats. Là, peuvent s’imposer certaines limites. L’adage populaire selon lequel la fin justifie les moyens ne saurait s’appliquer ici sans précaution.
En matière de recherche biomédicale dont, a priori, le bénéficiaire unique est l’homme, la limite à ne pas franchir est l’homme lui-même créé par Dieu à son image, ce qui lui confère sa dignité disons nous, nous qui reconnaissons le caractère sacré de la vie.
Telle n’est pas cependant, et de loin, la référence retenue aujourd’hui non seulement dans notre société mais dans l’ensemble européen.
La base éthique et philosophique qui tend à prévaloir se réfère à la primauté donnée à la personne humaine dans son autonomie solennellement exprimée après la fin de la seconde guerre mondiale.
Ce n’est pas par hasard que la déclaration universelle des droits de l’homme de 1789 qui concernait plutôt ce que l’on appellerait aujourd’hui “ des droits sociaux” a ressurgi à Nuremberg en 1948 où les nations du monde libre ont condamné les atteintes à la dignité d’êtres humains perpétrés durant la seconde guerre mondiale, certes par l’extermination mais aussi, ne l’oublions pas, par des expérimentations sur des êtres humains.
Ces violations dramatiques et délibérées des droits de l’homme ont conduit les nations libres à affirmer dans les textes, au-delà des déclarations d’intention, cette primauté des droits de l’homme sur toute autre considération.
La France a été l’une des premières nations à en inscrire ce principe dans le préambule de sa Constitution, en 1946, bien avant l’affirmation solennelle par la déclaration universelle des Droits de l’Homme de Nuremberg en 1948. Peu après, la déclaration sera inscrite dans la convention européenne des Droits de l’homme en 1950. Elle figurera à nouveau dans le préambule de notre Constitution de 1958.
Bien que l’émotion parût s’apaiser quelque peu avec le temps, le principe fondamental demeurait acquis et le législateur attentif. Plus de quarante ans après Nuremberg, la France fut la première à légiférer pour appliquer expressément à la recherche en médecine cette déclaration solennelle .
Pour reprendre l’expression du Pr. Folscheid qui s’interrogeait devant nous : “ transgresser est-il un acte de liberté ?” on peut observer qu’au fil des années la législation française fut l’une des premières à ajouter des « bornes aux limites » par la Loi du 20 décembre 1988 (dite loi Huriet – Serusclat), relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales.
Une loi se justifiait, en effet, par le développement très important des recherches en matière de molécules nouvellement identifiées comme susceptibles d’avoir des effets thérapeutiques.
Ayant franchi les étapes appelées de phase I (de recherche fondamentale), de phase II (de tolérance), qui fait appel à des volontaires sains, la phase III (dite essai thérapeutique) étudie les effets possible sur l’homme. Elle ne peut donc être effectuée que sur des malades consentants.
Pour éviter toute transgression, la loi instituait des C.C.P.P.R.B (Comités consultatifs pour la protection des personnes qui participent à des recherches biologiques). Ces instances formées en majorité de personnes étrangères au milieu médical et scientifique ont la charge d’apprécier si le protocole envisagé est totalement respectueux de l’autonomie de la personne.
Le protocole est dit « à bénéfice direct » si l’on a, a priori, la conviction (découlant des informations recueillies dans les phases précédentes I et II) que le médicament peut avoir un effet bénéfique pour la personne qui accepte de la recevoir. Il s’agit en effet principalement d’essai de l’effet de molécules chimiques sur l’évolution des cancers. L’essai est dit “sans bénéfice direct” si l’état de la personne – en l’occurrence le stade d’évolution très avancé de son cancer – est déjà au-delà de ce que l’on peut attendre dans le meilleur des cas du nouveau traitement en essai.
En 2001, une directive européenne a prescrit de remplacer cette notion d’essai avec ou sans bénéfice direct par la notion de “ bénéfice risque” parce qu’il peut y avoir bénéfice au-delà de la personne qui accepte de participer à la recherche.
La loi Huriet va devoir être mise en conformité avec cette directive européenne, d’autant que les firmes industrielles qui font ce type de recherche sont devenues multinationales.
De nouvelles « bornes » à l’ activité de soins.
Le principe du respect des personnes dans leur autonomie ainsi limité au consentement à des actes de recherche sera clairement étendu aux actes de soins, dans la loi n° 94-653, relative au respect du corps humain, » loi dite de bioéthique » promulguée en 1994.
L’exigence du consentement est également formulée dans le code de déontologie médicale, texte réglementaire du 6 septembre 1995, en son article 36. Ce même mouvement s’accélère dans le cadre européen très influencé par la culture anglo-saxonne. La Convention européenne sur les droits de l’homme et la biomédecine adoptée à Oviédo le 4 avril 1997 en reprend les principes en définissant la notion de consentement.
Mais le champ de la recherche déborde largement celui du médicament et spécialement des médicaments anticancéreux. Elle aborde, pour tenter d’y pallier, les mécanismes du vieillissement, des désordres endocriniens comme le diabète, ceux des dégénérescences neuronales cérébrales et périphériques, ceux de l’arrêt cardiaque et bien d’autres encore.
Dans ces circonstances, il n’y aura longtemps encore aucun bénéfice direct à attendre pour le patient qui consentira à contribuer à ces recherches. Mais on peut en attendre un bénéfice certain pour les autres, les patients de demain.
Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes que de voir réapparaître par ces voies nouvelles un retour à un certain humanisme. Nous voyons en effet réapparaître la notion de personne humaine membre d’un corps social – la famille humaine – alors que le concept anglo-saxon d’autonomie de la personne progresse dans notre société, jusqu’à faire du patient un consommateur de soins. On dénonce le paternalisme médical que l’on qualifie d’obsolète jusqu’à réduire le devoir de bienveillance du médecin à l’obligation de respecter les règles de la responsabilité contractuelle auxquelles est soumis tout prestataire de service (Arrêt Hédreul – Cour de Cassation 25 fév. 1977).
Cette approche nouvelle a largement contribué à ce que l’on appelle la judiciarisation de la médecine, dont on sait à quels excès elle a conduit aux USA. Mais l’arrêt Perrruche, qu’a si bien analysé Madame Chanteur, a bien démontré que nous étions nous aussi sur le chemin de ces dérives.
La loi du 4 mars 2002, qui traite du Droit des malades et de la qualité du système de santé, officialise ce concept en qualifiant de « droits des malades » ce qui était jusqu’alors le « devoir des médecins » d’ailleurs parfaitement inscrit dans le Code de déontologie de 1995.
Ces modifications dans le comportement relationnel entre malades et médecins, désormais officialisés dans la loi et les textes réglementaires, apparaissent comme autant de “bornes” successivement mises en place par notre société qui ne tolère pas qu’elles soient transgressées.
Elles traduisent le sentiment de méfiance que semble ressentir notre société, depuis une vingtaine d’années, vis-à-vis de la recherche biomédicale et de ses applications thérapeutiques. La société en attend de plus en plus de succès. Elle exige de bénéficier de plus en plus de technologie en même temps qu’elle refuse tous les risques de la vie, jusqu’au plus inévitable : la mort.
Tous les analystes s’accordent pour y voir l’expression d’une angoisse existentielle des sociétés occidentales et – particulièrement en ce qui concerne la société française – la conséquence d’affaires mal gérées et mal comprises comme le fut celle du sang contaminé. Cette affaire qui remonte aux années 1985 a profondément ébranlé notre société.
Or, à peine sortie de l’affaire du sang contaminé, notre société s’est à nouveau trouvée confrontée à de nouvelles angoisses collectives à commencer par la propagation du VIH et sa conséquence longtemps mortelle, le SIDA. A peine commençait-on à entrevoir l’espoir d’en maîtriser la gravité, qu’était annoncée la transmission à l’homme de l’agent de l’encéphalopathie spongiforme bovine, le prion, reconnu comme étant à l’origine de la maladie dite de la vache folle.
Le bœuf était à peine revenu sur nos tables, qu’un virus asiatique a menacé le monde entier par le SRAS (syndrome respiratoire aigu) réveillant des peurs ancestrales. Et la liste continue : en juillet la canicule, en décembre la légionellose, vite remplacée par la grippe du poulet.
Si l’on peut ainsi multiplier les exemples, il convient aussi d’éviter toute confusion dans l’emploi des termes précaution et prévention. Rappelez-vous l’épidémie de fièvre aphteuse à laquelle s’appliquait, disait-on, le principe de précaution alors que se mettaient très justement en place les dispositions bien établies de prévention de l’extension de l’épizootie par les mesures appropriées et validées de prophylaxie.
On mesure la part d’irrationnel qui marque ces peurs collectives.
Il suffit de comparer la gravité réelle du VIH et les milliers de morts qu’a provoqués le sida, avec les évaluations les plus pessimistes du risque dû à la variante de la maladie de Creuzfeld-Jacob. Si regrettable soit-il, le risque paraît ne pas devoir dépasser quelques dizaines de cas échelonnés dans le temps au cours des prochaines décennies. De ce fait, le coût des mesures réglementaires imposées, au nom du principe de précaution pèse lourdement dans les budgets de la santé. Il déroge allègrement à un autre principe, celui de la recherche du bénéfice coût – efficacité, au détriment d’autres dépenses plus nécessaires et constamment reportées.
La société cultive par là ses fantasmes d’immortalité, sans par ailleurs maîtriser les angoisses que génèrent en elle le progrès et ses inconnues
Force est de reconnaître que ces faits s’inscrivent dans la crise spirituelle qui, dans les dernières décennies, a profondément touché nos sociétés occidentales de culture judéo-chrétienne. La volonté divine, la providence, le destin sont des arguments qui ne font plus recette, d’autant que les fantastiques développements scientifiques et technologiques ne cessent de repousser les limites du mystère. Le mur du son est franchi, l’homme voyage, se déplace et construit bien au-delà des limites de notre planète. Il a visité la lune. Il a vu ces jours-ci, sur son écran de télévision, les photographies en couleur du sol de la planète Mars. On commence à peine à imaginer ce que seront demain les apports des nanotechnologies.
Mais surtout, pour rester dans notre sujet, le mystère de l’humanité a reculé devant les progrès de la génétique et de la biologie moléculaire.
La procréation, la filiation, don de Dieu par excellence, voit livrer ses secrets au regard du microscope qui fait reculer chaque jour ce qui faisait le caractère sacré de la vie. Dès lors, on s’efforce de dresser les barrières de l’éthique (ou de la morale, si l’on préfère) avant que la reproduction de l’homme ne soit plus qu’une sorte de bouturage asexué comme les techniques folles dites de « clonage reproductif » pourraient le rendre possible entre les mains de quelque chercheur délirant poursuivant ce phantasme de l’ immortalité.
Dès lors il n’est pas déraisonnable de poser notre deuxième question
Le principe de précaution devrait-il s’imposer aux chercheurs ?
Probablement, à la condition cependant de s’entendre sur la signification de cette expression nébuleuse qu’est le principe de précaution (PP). Mais qu’est-il exactement ? Permettez-moi un bref retour sur le principe de précaution.
Son inspiration est à mettre au crédit des écologistes, notamment de l’organisation Greenpeace, dont on se souvient des actions engagées en 1987 pour assurer la protection de la Mer du Nord et dénoncer les menaces de la voir devenir poubelle (Décision ministérielle de la 2ème conférence internationale sur la protection de la mer du nord, Londres 1987 ).
Simultanément, dans l’émoi suscité par la découverte en 1985 du trou d’ozone polaire, le protocole de Montréal signé également en 1987 prévoyait pour la première fois des mesures de règlement à l’échelle mondiale, mesures prises d’ailleurs dans un contexte d’incertitude assez large en l’absence de preuves scientifiques notamment sur la responsabilité des chlorofluocarbures incriminés (le gaz de nos bombes dites à aérosol).
Peu après, le principe de précaution (PP) sera inséré dans le traité de Maastricht de 1992 (en son article 130-R-2). Y sont énumérés les principes devant fonder la politique de la Communauté dans le domaine de l’environnement notamment la notion du pollueur – payeur.
Le principe de précaution ne figure que dans un seul texte législatif français, le bien modeste article L .200-1 du Code rural, inséré en application de la loi 95-101 du 2 février 1995, dite Loi Barnier de renforcement de la protection de l’environnement : “l’absence de certitudes compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant effectivement à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable “
Nous sommes loin aujourd’hui de cet énoncé qui visait essentiellement les questions d’environnement. Comment a-t-on pu ainsi passer en moins de dix ans de ce principe louable, d’inspiration écologique et philosophique, de préserver notre planète en faveur de la vie des générations futures à l’interdiction de mettre du bœuf au menu des cantines scolaires ? C’est bien l’une des singularités du PP “ à la française “.
Alors qu’il s’agit de prendre des dispositions pour éviter la survenue d’un risque hypothétique, dont la menace ne repose sur aucun fondement scientifiquement établi, notre société en est venue, au nom du PP, à formuler jusqu’à la démesure des exigences sécuritaires et cultiver le mythe du risque zéro. Comme dans le même temps est particulièrement exprimé le refus de la responsabilité individuelle, notre société si largement assistée se tourne vers les responsables politiques en un recours incantatoire vers l’Etat providence, dans une invocation républicaine qui n’est pas sans rappeler la prière des Chrétiens à Dieu le Père : Donnez nous aujourd’hui notre pain quotidien … et délivrez nous du mal “ ! Le concept du principe de précaution répond à point nommé à cette incantation.
Le principe de précaution et la santé.
L’excellent rapport des Professeurs Philippe Kourilski et Geneviève Viney, remis au Premier Ministre en novembre 1999, observait dès son avant-propos : « Le principe de précaution d’ailleurs est de plus en plus souvent invoqué à l’occasion de problèmes relatifs à l’alimentation et à la santé. Bien que les revendications qui se réclament de la précaution ne soient pas toujours exemptes d’incohérences, il s’agit d’un phénomène social majeur qui met en cause de nombreux aspects du fonctionnement des démocraties. »
Plus encore aujourd’hui s’élève dans l’inconscient collectif le doute sur l’exactitude de toute prévision. Ce doute participe à la suspicion de principe à l’égard des découvertes scientifiques. Le Pr Kourilski écrit à ce propos : « l’invocation du principe de précaution constitue l’un des modes de théâtralisation des risques. Elle se prête à une mise en scène qui permet aux différents acteurs sociaux d’évoluer dans un champ stratégique élargi par l’incertitude ».
On le voit en ce qui concerne les recherches sur les cellules souches mais aussi dans les craintes irrationnelles suscitées par les O.G.M. José Bové ne s’y est pas trompé !
Finalement, on peut dire que les circonstances ont fait que, parti d’une inspiration écologique, le PP a trouvé en France un champ d’application prédominant dans le secteur de la santé publique. Cette analyse est explicitement formulée dans le rapport public 1998 du Conseil d’État “réflexions sur le droit de la santé “ (Etudes et documents 1998 La documentation française). C’est sans doute ce qui l’avait conduit « depuis l’année 1997, à faire explicitement appel à cette notion dans des litiges où l’intérêt de la santé publique était en cause mais où l’article 200-1 du code rural n’était pas applicable ».
Alertée par l’un de ses membres, dès mai 1998, l’Académie nationale de médecine (ANM) s’émut des conséquences qui pouvaient résulter de l’application inconsidérée du concept de PP dans la recherche biomédicale et dans la pratique médicale. A cette époque, en effet, une série de déclarations et de textes émanant de juristes éminents aux compétences reconnues de tous apportaient des interprétations différentes.
L’ANM s’émut des conséquences que risquerait d’avoir pour les malades une restriction de la liberté d’agir de leur médecin soucieux de ne pas encourir le reproche d’avoir failli au principe de précaution, avec toutes les conséquences judiciaires qui pourraient en résulter. Elle associa à ses travaux magistrats et juristes, compétences administratives, politiques, ordinales et professionnelles.
Ses conclusions en ont été présentées en séance le 17 octobre 2000 (Bull. Acad. Natle. Méd. 2000, 184, N°5, 869-993) et font l’ objet d’une publication (Bull. Acad. Natle. Méd. 2000, 184, N°7, 1545-1568). Dans cette importante contribution, l’Académie fait apparaître que l’éventuelle application du PP au domaine médical se doit de prendre en compte les particularités propres à chacun des secteurs de la santé : santé publique, médecine de soins, recherche biomédicale
En ce qui concerne la médecine de santé publique, le devoir de protection relève de l’Etat. La responsabilité de la décision médicale est ici politique. Sous réserve d’une définition adaptée, le principe de précaution y trouve un champ possible d’application à la condition qu’il n’interfère pas avec la méthode rationnelle de prévention des risques connus. Loin d’être une attitude passive et d’immobilisme, le recours au PP impose une recherche active de preuves scientifiques rigoureuses des causes du risque qui n’était jusqu’alors qu’une hypothèse.
Un bon exemple en est la recherche réitérée du site du foyer de légionelle à l’origine de l’épidémie de la région de Lens ; une application ridicule du PP serait d’interrompre toute distribution d’eau dans l’ensemble du département.
Ainsi la décision d’interrompre la vaccination contre l’hépatite B prise en 1998 est un bon exemple des effets pervers possibles du recours inconsidéré au PP. Je précise par ailleurs que les mesures prises pour réduire la consommation du tabac relèvent non du PP mais de la prévention, puisque le risque est avéré et parfaitement évalué. La décision de la mettre en œuvre est éminemment politique.
Concernant la médecine de soins, toute intervention, qu’elle soit à visée diagnostique, préventive ou thérapeutique, s’inscrit dans le cadre d’une obligation de soins et comporte elle-même certains risques.
Elle se doit de répondre à la notion de risque justifié impliquant une prépondérance des bénéfices escomptés sur les risques redoutés.
Cette “norme de comportement ” – selon l’expression du Haut Conseiller Pierre Sargos – « doit allier la prudence à la conscience et à la compétence ». Cette prudence dans la décision et l’action inclut la prévention des risques connus inhérents à la pratique médicale. Le sentiment de responsabilité morale sur lequel elle se fonde est expressément dicté par le Code de déontologie. À l’inverse, l’exigence par le malade d’une garantie accrue de sécurité, la revendication de l’application du principe de précaution, risque de conduire à une décision médicale timorée privant le malade des bénéfices possibles d’un traitement qui lui était proposé
Quant à la recherche médicale clinique, une telle démarche de précaution s’impose bien évidemment du fait de l’incertitude inhérente aux risques de la recherche. Le dispositif législatif, réglementaire et institutionnel en place répond au mieux aux exigences de sécurité, notamment dans le domaine du médicament. Je vous l’ai rappelé plus haut : essais cliniques, A.M.M., suivi ultérieur prolongé dans le cadre de la pharmacovigilance, pour déceler un risque secondaire imprévisible, sont une réelle et efficace application du principe de précaution.
Si le médicament peut être cité comme modèle, celui que j’ai pris au début de mon propos, il resterait à étendre ces mesures à tous les secteurs où l’innovation médicale repose sur la recherche notamment aux développements thérapeutiques escomptés et espérés des connaissances nouvellement acquises sur le génome.
On ne peut manquer d’évoquer ici la diffusion de l’ICSI (inclusion intracytoplasmique d’un spermatozoïde), bel exemple de transgression puisque introduit sans véritable expérimentation ni évaluation préalable.
Mais qui s’en est plaint ? Qui s’est élevé contre cette transgression ? Personne, ou presque. A ma connaissance, seul, le CCNE dont on dénonce volontiers les dérives, ou « le consensus mou » a vigoureusement dénoncé la transgression aux règles de la démarche de la recherche scientifique.
En effet, il y a eu ici transgression à la déontologie de la recherche scientifique que la communauté des chercheurs s’impose à elle-même de respecter (recherche fondamentale, puis expérimentation animale, enfin essai contrôlé jusqu’à validation).
Effectivement, à l’époque de cette découverte presque fortuite aucun texte réglementaire ne les y obligeait. La recherche biomédicale et ses applications ne connaissait pas de limites.
Il en avait déjà été de même lors des premiers balbutiements de la fécondation in vitro dans les années 1980, lorsque est venue à portée de main l’ambition de s’immiscer dans ce qui fut si longtemps l’impossible : percer les mystères de l’humanité et intervenir dans le mécanisme fondamental de sa continuité qu’est la reproduction.
Les chercheurs furent eux-mêmes conscients des dangers de leur soudain pouvoir et sollicitèrent du législateur que leur soient notifiées les bornes à ne pas franchir. C’est à cet effet, qu’en 1983, fut institué par un décret du Président François Mitterrand le CCNE dont le 1er avis du 22 mai 1984 porte sur « les prélèvements de tissus d’embryons et de fœtus morts, à des fins thérapeutiques, diagnostiques et scientifiques » suivi peu après de l’avis n°3 « sur les problèmes éthiques nés des techniques de reproduction artificielle ». Mais, je l’ai dit, les avis du CCNE ne sont que consultatifs.
On se souvient des transgressions aux règles les plus fondamentales du respect de la vie, auxquelles les techniques de reproduction artificielle (je reprends le terme du CCNE) ont donné lieu impunément avant que notre société se dote du cadre législatif des lois de 1994, dites de bioéthique.
J’évoque les mères porteuses, les réductions embryonnaires in utero, les naissances multiples et leur cortège de handicaps induits. On ne parlait pas alors de principe de précaution ! Le terme même n’avait pas encore été inventé lorsque fut introduit ”au Nord” la contraception chimique après que son efficacité eut été validée “au Sud“ par les résultats “significatifs” obtenus sur des cohortes de femmes “volontaires”. Si le PP avait alors été formulé, eut-il fallu s’y référer préférant l’inaction ? Puisque les effets – non pas médicaux – mais environnementaux, comme l’on dit aujourd’hui, étaient totalement inconnus ? Cependant, comment pourrait-on ne pas rappeler que ce fut là la première brèche ouverte dans le mystère de l’humanité par l’utilisation clinique des résultats d’une recherche biomédicale ?
Ce qui de tout temps avait été pour les couples leur mission première “accueillir l’enfant” don de Dieu, fruit de leur union dans son projet sacré qu’est l’humanité, devenait du domaine de leur propre décision, humaine, motivée, consentie ou différée, voire refusée, inscrit non plus dans le mystère de l’ amour mais dans un projet parental.
Oh ! quelle affreuse formulation, l’enfant si je veux, quand je veux, comme je le veux, comme l’a si bien dit Pierre Chaunu. N’est-ce pas l’aveu du choix de notre société d’une transgression aux lois les plus fondamentales de notre espèce.
Les nouvelles possibilités offertes ont conduit aux slogans de 1968 : Faites l’amour et pas la guerre…., il est interdit d’interdire !
La recherche biomédicale dans le domaine de la procréation a bien entendu le message. Les progrès de la biologie moléculaire, de la génétique, la micro technologie, la chirurgie mini invasive, que sais-je encore, sont associés pour assouvir l’ambition de répondre au « désir d’enfant » quand bien même la stérilité en cause serait en fait la conséquence d’un préalable et long « refus de l’enfant » (ce qui n’est évidemment pas le cas dans les situations de stérilité d’origine congénitale et malformative).
Bien que les effets de cette néfaste période soixante-huitarde soient toujours perceptibles en maints domaines, les enthousiasmes, les illusions, les slogans n’eurent qu’un temps. Ayant assimilé comme un fait acquis les méthodes de procréation artificielle (pudiquement désignée aujourd’hui comme aide médicale à la procréation) jusqu’à en faire un droit reconnu, notre société voit resurgir le mythe sécuritaire qui conduit à de nouvelles peurs.
A l’interdiction d’interdire a succédé le tout redouté : l’invocation du principe de précaution notamment vis-à-vis des recherches scientifiques, et tout particulièrement dans le domaine de la recherche biomédicale fondamentale, étape pourtant nécessaire à tout progrès dans le domaine de la médecine. Et ceci d’autant plus que les progrès de la recherche devenue totalement multidisciplinaire et mondiale se sont révélés beaucoup plus rapides que le législateur l’avait prévu. Les lois de bioéthique n’auront été réactualisées (à ce jour en attente de deuxième lecture au Sénat) qu’après neuf ans, alors que le législateur avait cru faire œuvre de prudence en prévoyant la révision de la loi au délai de cinq ans. J’ai dit plus haut comment l’ICSI avait trouvé la brèche par laquelle s’introduire dans cet intervalle.
C’est peu de chose en réalité, à coté du bouleversement introduit en 1998 par la découverte que les toutes premières cellules résultant de la fusion puis de la division des deux gamètes féminine et masculine étaient des cellules indifférenciées, mais totipotentes. On les appela cellules souches embryonnaires.
Je sais que j’aborde maintenant un sujet très sensible, d’autant que la simplification du langage médiatique a aussitôt identifié les cellules souches au phantasme du « clonage » dès lors que fût annoncée la naissance de la brebis Dolly.
Je ne m’étendrai pas sur les aspects techniques, la différence entre les cellules souches embryonnaires, les cellules souches somatiques circulantes, les transferts intra nucléaires. Ils vous ont été parfaitement exposés ici même par mon ami Henri Lafont . Je me bornerai à souligner que ne saurait perdurer la moindre ambiguïté.
La condamnation du clonage reproductif est formelle dans la Communauté européenne et même au niveau mondial.
En France, notre législation nouvelle va la qualifier à juste titre de crime contre l’espèce humaine puisqu’il conduirait à interrompre le principe même de la continuité de l’espèce humaine, fondée sur la diversité de chaque personne résultant du brassage continu des gènes.
Cependant, bien loin de cette folie du clonage reproductif, les recherches sur les cellules ES posent des problèmes d’une autre nature. De difficiles interrogations persistent ; la révision de la loi de bioéthique s’est d’ailleurs à peu de choses près limitée à un débat sur ce point.
Le médecin que je suis ne peut se résoudre à se retrancher derrière le principe de précaution et prôner l’inaction, pour la tranquillité de ma pensée, de ma conscience. D’ailleurs en ce domaine, invoquer le principe de précaution ne signifierait pas inaction. Parce que les recherches, qu’imposent le recours au PP se déroulent sous nos yeux, à notre porte, repoussent déjà les limites de l’inconnu et dévoilent les conséquences que l’on peut en attendre.
En vous livrant les éléments de mon questionnement, je prends le risque de paraître provocant. Je souhaiterais cependant ne heurter personne. J’ai bien dit questionnement et non certitude. Je me situe bien là dans une démarche intellectuelle de recherche, dans un domaine scientifique encore balbutiant comme l’était la génétique il y a seulement quelques décennies, et qui a aujourd’hui atteint les développements que l’on sait.
Ce faisant, au risque de me faire l’avocat d’une nouvelle transgression, sans doute majeure, je ne peux m’interroger sur ce que l’on peut considérer comme une limite absolue qu’on ne peut transgresser, sans me demander alors pourquoi, en son temps, la naissance du premier bébé éprouvette fût saluée d’admiration et de satisfaction comme un progrès décisif ? N’était-il pas le résultat d’une authentique transgression ?
Cette « aide médicale à la procréation » faite de « techniques moralement inacceptables parce qu’elles séparent la procréation du contexte intégralement humain de l’acte conjugal », je cite le saint Père (l’Evangile de la vie, p. 46-1995 – référence à Donum Vitae 22-07-87-AAS – 1988 – pp70-102)
Comment a-t-on pu si allégrement laisser transgresser les règles naturelles de la fécondité féminine et de la conception dans le sein maternel ?
La fécondation in vitro achève de déshumaniser la reproduction en lui enlevant sa base ontologique, l’amour, dans l’union fécondante procréatrice. C’est cela la conception, projet divin du Créateur, principe fondamental de la continuité de l’homme par la filiation selon le mode universel de la reproduction des espèces animales sexuées. La spécificité de la reproduction humaine, universelle, est l’union charnelle de l’homme et de la femme dans un acte d’amour libre, consenti, offert à l’autre par l’un et l’autre.
Je me refuse à le reconnaître dans le prélèvement du sperme dans une cabine aseptisée sous la stimulation d’images suggestives, mais aussi dans le prélèvement par ponction directe du testicule – à tout le moins inconfortable – d’un spermatozoïde ou d’un spermatide précurseur .
Je me refuse à le reconnaître dans le prélèvement d’un ovocyte par la canule aspiratrice menée jusqu’à la surface de l’ovaire par cœlioscopie sous le contrôle de l’image amplifiée d’une caméra introduite jusqu’au plus profond de la femme en partie ou totalement anesthésiée, dans l’ambiance oppressante d’une salle d’opération.
Après quoi, exit les géniteurs ! Commence alors le travail anonyme des techniciens, au laboratoire, sous l’œil du microscope entre pipettes et lancettes, disposées dans un milieu artificiel de nutrition, sous l’air stérile d’un flux laminaire. Quelques-uns des zygotes ne se développeront pas, ou mal, il faudra les éliminer. Comme le fait d’ailleurs la femme, sans même s’en rendre compte, qui élimine spontanément entre deux cycles sous l’aspect de quelques glaires ces ovules fécondés – personnes humaines ?- qui n’auront pas provoqué la placentation.
Pourquoi ? nul ne le sait encore. Les recherches sur les cellules souches commencent à en apporter l’explication tant attendue par les couples souffrant des conséquences de certaines formes de la stérilité féminine
Un ou plusieurs autres zygotes deviennent blastocystes. Les heureux sélectionnés seront transférés dans l’utérus maternel. Les autres seront conservés dans leur milieu nutritif, plongés, pour y mourir plus tard, au grand froid de l’azote liquide. Est-ce vraiment déjà là, la personne humaine dans son intransgressible dignité ? (Denys Pellerin, Cellules souches et thérapie cellulaire, contribution au débat éthique : Acad. des Sciences in C.R. Biologies 325 (2002)1059-1063) ?
Les connaissances nées de la recherche scientifique fondamentale ont aujourd’hui tout remis en question. Faut-il alors – maintenant que l’on en dispose – en appeler du principe de précaution ? Ou ne faut-il pas plutôt admettre qu’il faudra bien, un jour repositionner la borne ?
En attendant, comment pourrait-on sanctionner la recherche – toujours fondamentale, j’y insiste – qui revendique de pouvoir transgresser, tant sont prometteuses les conséquences déjà à portée de mains de ses premiers résultats.
Découverte prodigieuse qui révèle les phases les plus initiales de la vie, jusqu’alors inconnues. Je dis bien Vie, puisque initialement identifiées chez la souris, elles ont été confirmées dans toutes les autres espèces animales.
Découvertes prometteuses de l’amélioration de nombreuses situations connues et encore très souvent observées de souffrance fœtale, de la prévention de processus qui peuvent conduire à certaines malformations congénitales, mais aussi à de nombreuse interruptions spontanées de grossesses débutantes ou de souffrance fœtale avec toutes leurs conséquences pour l’avenir de l’enfant.
Découvertes porteuses d’espoir pour le traitement de certaines maladies dégénératives notamment neuronales qui touchent vous le savez de nombreux jeunes adultes, jusqu’ici sans espoir de guérison.
Quand bien même il conviendrait, à ce sujet, de tempérer les légitimes impatiences de thérapeutiques nouvelles qui sont hélas encore bien lointaines.
J’ai parfaitement conscience qu’en rappelant ces évidences, j’aborde en quelque sorte l’interrogation sur la nature exacte de cet ovocyte juste fécondé qu’à la suggestion du Pr J. Bernard, le CCNE, il y a 20 ans, qualifiait d’embryon « personne humaine potentielle », même s’il ne doit jamais connaître le bonheur de la nidation indispensable pour qu’il devienne réellement un être humain.
Je conçois très bien que l’on ne peut aborder ce sujet si difficile en faisant abstraction de références religieuses et philosophiques éminemment respectables.
Mais il me faut sans tarder ajouter qu’il ne fait aucun doute qu’à quelque stade de son développement qu’il soit, dès lors qu’est initiée la placentation dans le sein maternel, quand bien même il serait encore qualifié d’embryon, il est un être humain en développement dont rien (sauf, éventuellement sa propre maladie) ne pourra interrompre le processus jusqu’à sa naissance qui lui apportera l’autonomie, celle de toute personne humaine.
Mais dire cela revient à condamner formellement toute interruption de grossesse, à quelque stade que ce soit, puisque interrompre la vie est donner la mort, la transgression fondamentale. Voilà un propos provoquant et surtout politiquement incorrect.
Je cite encore l’Evangile de la Vie : « ce qui compte surtout, c’est la certitude que la vie transmise a son origine en Dieu comme l’attestent les nombreuses pages bibliques qui parlent avec respect et amour de la conception, de la formation de la vie dans le sein maternel et le lien étroit qu’il y a entre le moment initial de l’existence et l’action du Dieu créateur » (ibidem).
Ce texte fondamental a été publié en 1995, avant même qu’aient été identifiées, chez la souris, ces cellules souches. Ne devrait-il pas conduire à s’interroger non pas sur le statut de l’embryon in utero, mais sur la définition de la conception in vitro. La réunion purement technique des gamètes féminine et masculine recueillis dans les conditions que j’ai rappelées, conduisent à la production de cellules humaines, certes, mais qui ne deviendront jamais une personne humaine si elles y demeurent, à moins d’être transférés dans un utérus. C’est là seulement qu’elles trouveront enfin les conditions naturelles de leur nidation (on dit placentation) indispensable à la vie et la croissance de l’embryon qui deviendra fœtus puis homme, enfant de Dieu :
« avant de te former au ventre de ta mère, avant que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré » (Jérémie I-1),
« maintenant écoute, Jacob, mon serviteur, Israël que j’ai choisi. Ainsi parle Yaveh qui t’a fait, qui t’a formé dès le sein maternel » ( IsaÏe- 44-2),
« C’est Toi qui m’a tiré du ventre, confié aux mamelles de ma mère. Dès le ventre de ma mère, Mon Dieu c’est Toi » (Ps. 22/-21-10-01),
« Sur Toi j’ai mon appui dès le sein, Toi, ma part dès les entrailles de ma mère » (ps.71/70-13-14),
« C’est toi qui m’a formé les reins, qui m’a tissé au ventre de ma mère. Je te rends grâce pour tant de mystère, prodige que je suis, prodige que tes œuvres » (ps. 139/138-13-14).
Je me suis permis de choisir ce sujet de grande actualité, difficile, provoquant sans doute, pour illustrer mon embarras pour traiter de la troisième question :
L’inaction est-elle préférable à la transgression ?
Que ceux d’entre vous que j’ai pu choquer veuillent bien me le pardonner.
Il fallait s’attendre à ce que la révision des lois de bioéthique ravive le débat. Cela vient d’être fait en deuxième lecture.
Est-ce sagesse, prudence politique ou faiblesse, que d’avoir à nouveau différé de 5 ans une prise de position qu’il faudra bien arriver à clarifier ? Comment la France peut-elle à la fois revendiquer sa laïcité et déterminer sa législation en contradiction avec les directives européennes au nom d’une définition de la conception vieille aujourd’hui de plus d’un siècle à laquelle n’adhèrent d’ailleurs pas toutes les religions monothéistes qui composent notre société ?
Le dogme de la « conception dès la fécondation » énoncé, si je ne fais pas erreur, en 1869 par Pie IX se voulait traduire la prise en compte des données scientifiques alors acquises. En ce domaine d’une recherche scientifique mondialisée, l’inaction n’est pas acceptable. Mais l’action première ne devrait-elle pas être de s’interroger sur le bien fondé de se référer à une limite dont la recherche vient de démontrer la faiblesse ?
Permettez-moi pour conclure de citer quelques lignes que Monsieur Jean Guitton avait écrites en avant-propos de son livre Dieu et la Science publié chez Grasset en 1991 : « Il semble bien que les savoirs issus de la science s’opposent de plus en plus à l’ordre profond des certitudes inscrites dans le Sacré.
Dieu et la Science paraissent appartenir à des mondes si différents l’un de l’autre que personne ne songerait même à prendre le risque de les rapprocher. Pourtant certains signes avant-coureurs nous disent que le moment est venu d’ouvrir des voies nouvelles à travers le savoir profond, de chercher au-delà des apparences mécanistes de la science la trace presque métaphysique de « quelque chose d’autre » à la fois proche et étrange, puissant et mystérieux, scientifique et inexplicable ; quelque chose comme Dieu, peut-être. »
Souffrez qu’en vous remerciant de votre attention, j’y ajoute – en confidence- une dernière remarque personnelle. Plus la recherche biomédicale nous révèle ce qui était hier encore mystérieux, incompris ou insoupçonné, plus je ressens la Gloire du Seigneur.
Oui, vraiment ! le Seigneur fit pour nous des merveilles !
ECHANGE DE VUES
Le président : Ce n’est pas seulement un scientifique ou un philosophe qu’il aurait fallu pour vous présenter mais également un théologien. Vous nous avez montré toutes les facettes de ce sujet et de nombreuses questions vont certainement se poser.
Henri Lafont : Cette communication a ouvert le sujet à la manière chirurgicale, sans reculer devant les difficultés. Le professeur Pellerin a traité le sujet avec habileté. Avec une grande sûreté de vues, il a discerné dans les racines du drame qui se livre dans le domaine de la procréation, le pouvoir du paradigme « un enfant si je veux, quand je veux, comme je veux ». Un slogan entré profondément dans la mentalité et dont on peut dire qu’il commande tout le reste. Il est à l’origine – à mon sens, et je te rejoins – de cette vogue de l’assistance médicale à la procréation où tu n’as pas caché ta réticence de clinicien à prélever des spermatozoïdes ou, pire encore, des ovocytes. Il est évident que, si les femmes n’avaient pas accepté de livrer leurs ovocytes aux biologistes nous ne nous poserions même pas le problème de l’utilisation des cellules souches embryonnaires.
Sans doute pour un chercheur, il est éprouvant de voir des collègues des pays voisins disposer de cellules souches embryonnaires tandis qu’en France ils ne peuvent les approcher. Il est difficile d’admettre que, si un enfant de chez nous était atteint d’une maladie dont on pense qu’elle ne pourrait être améliorée que par des cellules souches embryonnaires, il faudrait les faire soigner en Belgique ou en Angleterre. Mais nous n’en sommes pas là. D’ailleurs, n’y a t-il pas un peu de fantasme fondé sur des hypothèses bien fragiles tandis que se lève aujourd’hui l’espoir d’utiliser en thérapeutique des cellules souches mises en évidence dans le corps de chacun de nous. Cela ne peut-il différer le débat ?
Enfin, tu n’as pas voulu éviter le sujet qui est finalement au cœur de nos hésitations, de nos questionnements : se demander si l’embryon, au stade zygote ou plus un peu plus avancé, est réellement un être humain.
Tu t’es montré à mon avis trop interrogatif mais qui pourrait te le reprocher ? Malgré tout, je ne pense pas que l’on puisse voir dans la nidation un stade qui permette d’affirmer qu’il s’agit d’un être humain car, de même que le projet parental ne peut déterminer la nature de cet être, son stade de développement ne constitue pas une limite car l’embryon est déjà en pleine explosion vitale lorsqu’il circule dans la trompe de Fallope, où déjà il manifeste un prodigieux dynamisme et ce n’est pas parce qu’il ne trouvera pas – avec un taux de chance mal connue d’ailleurs – la possibilité de survivre qu’il n’en est pas moins un être humain, en puissance certes, mais dont nous ne pouvons pas affirmer en tous cas : « ce n’est pas un être humain ».
Denys Pellerin : Je crois avoir clairement indiqué que les objectifs thérapeutiques sont encore très loin ! Je les ai cités avec toutes les réserves qui s’imposent. Il n’en est pas de même des connaissances des premiers mécanismes et de la qualité du développements cellulaire, de la différenciation des tout premiers stades de l’embryon qui, eux, ont déjà révélé des informations que l’on ignorait.
Il faut aussi comprendre qu’en dehors de motifs religieux, respectables, il est difficile d’expliquer pourquoi il ne saurait y avoir de recherches sur le stade le plus initial de l’être humain. Mais je veux redire que cet embryon (devons-nous continuer à l’appeler embryon ?) sur lequel on fait des recherches ne sera jamais un homme s’il n’est pas placé dans le sein maternel ! Ce fait incontesté est, pour moi, fondamental.
Bien sûr il n’est pas question que l’on puisse, faire une fécondation d’ovocyte à seule fin des recherches ! Loin de moi cette idée. Il y aurait là, pour moi, une transgression que je ne peux accepter.
Enfin, cher Henri, permets moi une recommandation. Ne parle pas de “projet parental” ! Nous autres chrétiens avons une autre vision de l’amour conjugal, du sacrement de mariage, et de ses grâces.
Geneviève Boisard : Il semblerait que, d’après votre exposé, vous souhaitiez que l’on déplace les bornes comme vous l’avez dit et que l’on puisse autoriser la recherche sur les cellules souches. Alors, permettez-moi une question et une remarque.
Quand l’on parle de transgression, est-ce uniquement par rapport aux règles législatives ou par rapport à une loi morale ?
Ces embryons, sur lesquels l’on pourrait faire des recherches, sur les cellules souches, ils ont quand même été obtenus en violant le corps de l’homme et de la femme et donc ils sont dès l’origine le produit d’une transgression.
Denys Pellerin : Madame, votre remarque est extrêmement intéressante et pourrait appeler de très longs développements. Concernant votre dernier propos, j’ai déjà précisé que je n’admettais pas la production d’embryon à seule fin de recherche. J’admets que les prélèvements des gamètes à cette seule fin peuvent être considérés comme un viol du corps de l’homme et surtout de la femme.
Votre premier propos concernait les bornes et les limites. Par qui sont-elles mises ? Les limites d’ordre moral le sont par la tradition, la culture, la religion. Par exemple, la limite de transgression sur les cellules souches, dans la religion islamique ou dans la religion juive n’est pas du tout celle que met la religion catholique. Les bornes (si l’on accepte de distinguer limites et bornes) sont le plus souvent déterminées par la loi, sous la pression de la société. Un exemple nous en a été apporté avec les lois de bioéthique de 1994. Dans les années 1975-1980, ont été révélées les possibilités de la fécondation « in vitro ».
La société s’est trouvée confrontée à l’angoisse des chercheurs eux-mêmes face aux conséquences possibles de leurs découvertes : « jusqu’où vont-elles nous mener ? Quelles en seront les conséquences ? Ils se sont alors tournés vers la société : « dites-nous ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire ». Alors, on a fait des lois. Mais la rapidité des découvertes est bien supérieure à l’évolution des lois. Ainsi, aujourd’hui la France transgresse parce ses propres lois sont dépassées. Une autorisation d’importer des cellules souches pour poursuivre des recherches interdites par la loi a été donnée en application d’un texte relatif au commerce extérieur pour obtenir des cellules souches en provenance d’Australie et d’Israël destinées au tout petit nombre de laboratoires français en mesure de travailler sur les cellules. Il est intéressant de savoir qu’en Allemagne, la loi fondamentale, c’est-à-dire la Constitution, interdit toute intervention sur un sujet germanique et de ce fait interdit toute recherche sur des embryons surnuméraires allemands. Mais il n’est pas défendu d’en acheter hors d’Allemagne. Alors, les chercheurs allemands sont autorisés à travailler sur les mêmes bonnes cellules souches en provenance d’Australie et d’Israël. N’est-ce pas là un exemple de transgression légale ?
Revenons en France. La révision de la loi de bioéthique sera très prochainement promulguée. Elle énonce l’interdiction des recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines. Mais elle les autorise pendant cinq ans sur les embryons surnuméraires, après fécondation in vitro, dans certaines conditions sur lesquelles je ne peux pas m’étendre. Cela, je ne le comprends pas. J’aime bien que les choses soient blanches ou noires, mais que l’on ne dise pas : elles sont noires, mais pendant cinq ans je les verrai blanches. Mais, ce que l’on n’a pas dit, c’est que dans le recours sur la loi de 1994 déposée par une cinquantaine de députés soit inscrit dans la loi cette exigence : « le respect absolu de l’embryon in vitro dès la fécondation ». Le Conseil constitutionnel a clairement indiqué que le respect de la personne ne s’appliquait pas aux cellules fécondées in vitro. Je trouve assez extraordinaire que le législateur français actuel soit à ce point ignorant de l’avis du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994, je vous le cite : « le principe du respect de tout être humain dès le commencement de sa vie n’est pas applicable aux embryons fécondés in vitro. Le principe d’égalité n’est pas non plus applicable à ces embryons. »
Emmanuel Picavet : Vous avez essayé de faire un parallèle, si je vous ai bien compris, entre l’expérimentation sur les cellules souches, l’IVG et la fécondation in vitro en essayant de situer ces techniques ou ces procédés sur un spectre dont les extrémités seraient occupées peut-être par le principe de précaution et la recherche de sécurité d’un côté et de l’autre par une éthique libertaire du projet individuel ou du projet familial.
Je me demandais en vous écoutant, s’il ne fallait pas accorder un statut de nouveauté radicale à l’expérimentation sur les cellules souches et à l’utilisation des embryons issus de fécondation in vitro dans la mesure où, véritablement, dans ce type de technique, des entités humaines qui peuvent connaître un développement en tant que personne, en tant qu’être humain né si certaines conditions sont réunies, ces entités humaines donc, que tout le monde, je crois, peut s’accorder à appeler entités humaines, sont traitées véritablement comme des choses, comme des ingrédients d’un procédé thérapeutique. Elles sont considérées comme des choses. Est-ce que ce n’est pas radicalement nouveau par rapport à ce qui était le cas dans d’autres choses ? Par exemple, dans l’IVG il y a interruption d’une vie, atteinte à une vie, mais personne n’a l’intention d’y associer l’idée que ce dont la vie cesse n’est pas un être humain, ne mérite pas le respect comme un être humain alors que, dans ces nouveaux procédés, il s’agit de transformer ces entités en ingrédients, en choses, en objets, en éléments d’un dispositif technique.
Il me semble que c’est une nouveauté qui mérite attention. C’est ce qui me porterait à accorder du crédit à l’idée suggérée par la juriste Christine Boiville qui nous demandait d’envisager une sorte de généralisation du principe de précaution, peut-être un renforcement pour parler de précaution anthropologique. N’y a-t-il pas lieu lorsque des développements d’une nouveauté si radicale sont en jeu de prendre des précautions spéciales pour que le respect fondamental dû aux entités humaines ne soit pas affecté négativement ?
Corrélativement, je voulais vous demander si vous ne pensez pas, en tant que médecin, qu’il y a un risque de rupture de neutralité de la médecine dans la mesure où on peut très bien imaginer, si ces recherches aboutissent, qu’à l’avenir les patients s’auto-sélectionnent ou soient sélectionnés même, selon leurs convictions éthiques. Par exemple, si certains d’entre nous refusent des traitements fondés, appropriés sur l’utilisation de l’embryon humain, est-ce que cela n’en sera pas fait de la neutralité ou de l’universalité de la médecine ?
Denys Pellerin : Vous avez fait de mon propos une synthèse qui dépasse les ambitions modestes de celui-ci. J’ai simplement exprimé mes réflexions sur ce que je connais un peu mais je n’avais pas réellement de fil conducteur. Merci d’en avoir trouvé un ; si bien exprimé par un philosophe. J’en suis très flatté !
Vous parlez de réification. J’ai bien dit, qu’il ne saurait être question pour un chercheur de se procurer demain un embryon surnuméraire chez je ne sais qui et en faire ce qu’il veut ! Cette recherche est extraordinairement encadrée, contrôlée, pratiquée avec tout le respect dû, comme vous l’avez dit, à cette entité particulière qui a cette appartenance à l’humain. On n’a jamais vu personne se lancer un flacon de sang à la figure ! Pourquoi ? C’est parce que les cellules sanguines qui sont le support de l’oxygénation, donc de la vie, sont elles aussi l’objet d’un respect. Les cellules souches embryonnaires sont bien des cellules humaines et non des cellules de souris. Je ne vois aucune objection à parler d’une « entité humaine ». Je n’étais pas allé jusque-là. J’ai voulu surtout souligner que je ne voyais rien du projet de créateur dans cette technologie et encore j’aurais pu vous la décrire de façon plus imagée ! J’ai donné le son et vous ai épargné les images.
Gabriel Blancher : En fait beaucoup des lois de bioéthique ont été votées et promulguées sous l’influence de l’opinion qui a joué, dans ce domaine, un rôle essentiel.
Le professeur Pellerin pense-t-il que l’opinion publique peut être mieux éclairée et qu’elle évoluera dans les années à venir ?
Denys Pellerin : Les lois ont été votées sous l’influence de l’opinion, c’est le propre même de la loi. Le législateur est un élu du peuple, c’est le moyen pour le peuple de s’exprimer et quand le peuple dérive, les lois dérivent également. On le voit aujourd’hui. C’est précisément parce que l’opinion a complètement perdu la notion de ce qu’est la filiation, la procréation, dès lors qu’on lui a donné la possibilité de la « manager » comme elle le veut, que les demandes ont été de plus en plus importantes. Tout ceci est totalement en contre-pied de la morale traditionnelle ! C’est parce qu’on a envoyé par-dessus les moulins la morale traditionnelle qu’on a été rechercher l’éthique pour dire la morale que l’on veut se donner, parce qu’elle nous convient à un moment donné ! Quand on passe de la morale à la loi, le législateur met sous forme de loi ce que la population lui demande.
Je crains de toutes façons que persiste encore assez longtemps cet appétit de nouveauté. A quoi sert aujourd’hui la procréation médicalement assistée ? On le sait très bien, tous les chiffres sont donnés. Elle concerne majoritairement le traitement de stérilités de circonstance. Celles de jeunes femmes qui sont engagées dans leur vie professionnelle. Au moment opportun dans la progression de leur carrière, elles vont voir leur D.R.H. : « Si je m’arrête un an maintenant, puis-je quand même avoir la place que vous m’avez laissé espérer ». Alors, elle se hâte de joindre le gynécologue d’autant que l’impatience, l’angoisse sont sources d’anovulation et que les premiers essais spontanés ont été des échecs. Alors, le temps presse et on se précipite vers des bateleurs ; vantant leur pourcentage de succès, ils ont vite fait de proposer la fécondation in vitro « assistance médicale à la procréation ».
Jacques Hindermeyer : je me crois autorisé à dire ici – c’est bien le moment – qu’il existe un Mouvement universel de la responsabilité scientifique (MURS, le bien nommé) qu’on a tendance à oublier, bien qu’il soit international. J’ai été un des membres fondateurs avec le Professeur Jean Dausset, qui a eu cette noble idée, après son Prix Nobel en 1980 .
Jacques Arsac : Je pense que les interventions montrent bien l’importance des cycles de communication de l’AES. Vous avez dit combien l’opinion publique pèse dans ces questions. Il est fondamental que l’on fasse savoir, le plus largement possible, ce qui peut être dit sur ces questions-là. L’AES a un rôle essentiel à jouer et je ne peux que regretter que nous n’ayons pas encore la caisse de résonance suffisante qui donnerait à ces réflexions l’importance qu’elles méritent.