Par Chantal Delsol, professeur de philosophie à l’Université de Marne la Vallée
Francis Jacques : Avant les spécialistes des sciences sociales, et après le Père Rouvillois qui nous a parlé de la signification biblique du travail, nous sommes réunis ce soir autour du philosophe. Nous avons la chance d’accueillir Chantal Delsol, pour intervenir sur le concept même de travail, à l’intérieur d’une problématique d’histoire des idées politiques. Une philosophe dont l’attitude est constructive, ce qui n’est pas si fréquent dans ce pays.
Cette attitude, nous l’avons en commun tous les deux, je crois, avec la critique des idéologies, encore que nous n’ayons ni les mêmes têtes de Turc ni les mêmes chevaux de bataille. Pendant que je m’attachais à préparer à Rome l’encyclique Fides et ratio dans la cellule épistémologique réunie aux fins de consultation vaticane, en tâchant d’assouplir certains a priori dogmatiques, Chantal Delsol était présente sur tant d’autres terrains : elle avait notamment pour passion l’Europe centrale, où elle se rend souvent, et qui fait l’objet de l’ouvrage collectif qu’elle vient de codiriger avec Michel Maslowski et Joanna Nowicki. Car l’histoire des idées politiques de l’autre Europe, celle du Centre-est et de l’Est, constitue un domaine pour lequel elle a joué en effet un rôle de « passeur » et de femme de dialogue. Auparavant elle adoptait un jeune garçon d’origine laotienne, son sixième enfant, et militait pendant cinq ans au sein d’une association vouée à l’aide aux immigrés (l’Alatfaqui). Elle dirigeait une collection aux éditions de la Table Ronde. Elle était aussi l’épouse d’un ambassadeur et ancien ministre.
Même si Chantal Delsol est spécialiste de philosophie politique, de l’histoire des idées politiques et de philosophie de la culture, et moi d’épistémologie, de philosophie du langage et de théologie, cela ne nous a pas empêché de coopérer : à Varsovie, à l’Institut européen réuni à Royaumont, à Marne la Vallée pour discuter du statut de l’interculturel, à la Sorbonne et à l’association des philosophes chrétiens dont elle est membre. Suffisamment pour avoir apprécié sa largeur de vues, sa robustesse de pensée active, sa justesse de jugement. Il me plait que l’on soit dure dans les idées mais plutôt souple de caractère. Et surtout que l’on pense avec panache sans se plier aux modes.
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Professeur d’université à Marne-la-Vallée, fondatrice en 1993 du Centre d’études européennes (enseignement et recherche), Chantal Delsol est aussi romancière. Deux romans où elle exprime sa musique intérieure, dont l’un a frôlé le prix femina. Les personnages féminins de son second roman Quatre sont tous positifs et pleins de poésie. Je n’en dirais pas autant de Sylvain, le vilain personnage masculin si imbu de lui-même qu’il en est imbuvable. Elle a consacré une série assez cohérente de trois livres à l’esprit de la modernité tardive : Le Souci contemporain, Eloge de la singularité et La Grande méprise.
Je voudrais dire quelque chose qui touche à l’unité d’inspiration entre son dernier livre et la conférence de ce soir sur le travail. Dans les deux cas, notre amie veut replacer une utopie à structure idéologique dans la longue histoire de la pensée européenne. Je relis ce projet comme une contribution à la critique philosophique des idéologies. Dans La grande méprise, l’auteur démontre avec une clarté assez implacable que la justice internationale instaure un ordre moral mondial qui fonctionne en substitut des idéologies, qui s’apparente par son combat aux guerres idéologiques et, par les procès que conduit le tribunal pénal international, aux procès d’inquisition. Ceux-ci retournent la succession normale entre la sentence et la délibération, sans qu’aucune instance délibérative ne soit susceptible d’autocritique et de remise en cause. Et surtout, ce qui m’a personnellement intéressé, l’idée de justice internationale emprunte la forme caractéristique des idéologies qu’elle remplace et prolonge. Rien d’étonnant qu’on y retrouve des effets pernicieux. Je me sens en phase avec trois moments de son argument :
1° Les contradictions que le réquisitoire met à nu avec une rigueur que les commentateurs du Figaro et de la Nouvelle Revue d’Histoire n’ont pas manqué de détailler.
2° La perte de statut du politique et du juridique qui se trouve surplombés par l’ordre moral, quitte à instrumentaliser la morale sans scrupule pour en faire un outil politique.
3° Un statut théorique douteux que je définirais par la confusion entre la valeur régulative de l’idée et la valeur opératoire d’un concept. Une idée, fût-elle généreuse, ne saurait s’appliquer directement à chaque situation particulière sans le détour des médiations du droit positif et des pouvoirs nationaux, sans le respect du contexte et des diverses cultures.
Simone Weil qui compte parmi les référents de Chantal Delsol avait dit que l’examen de ce qui est juste, on ne le fait que quand il y a force égale de part et d’autre. Notre amie complète cette formule : la justice internationale est assez injuste pour ne juger que les coupables les plus faibles, parce que privés de voix internationale. Plaisante justice qui est une « fugitive du camp des vainqueurs ».
Mais Chantal Delsol est aussi directrice de la collection Contretemps, la bien nommée, aux éditions de la Table ronde. Je ne résiste pas à dire quelque chose de ce style du contretemps qui est bien dans sa manière et que nous allons sans doute retrouver ce soir sur le thème du travail.
« Il est des contretemps qu’il faut qu’un sage essuie », avait observé Racine dans Esther ; Corneille va jusqu’à parler d’un heureux contretemps. Le sens négatif existe : un exécutant va à contretemps, quand il place l’accent là où il ne doit pas tomber. Mais il y a plusieurs sens techniques fort instructifs où le terme ne fonctionne pas comme repoussoir : il a une efficacité expressive comme terme de manège, quand on interrompt la cadence d’un cheval, comme terme d’escrime, quand on présente à dessein un temps faux pour que l’adversaire s’en saisisse. Comme terme de danse quand on retombe après un saut en frappant le sol d’un seul pied. Rien que dans le menuet il y a plusieurs contretemps. Celui de gavotte n’était pas celui de chaconne. Le premier est un contretemps en avant, le second un contretemps ouvert.
Et bien sûr comme terme de musique : quand on attaque sur le temps faible de la mesure. Le contretemps est la partie faible de la mesure, mais on peut choisir justement de placer un silence sur le temps fort. Chez le politique et l’écrivain, on sait également jouer du contretemps. Eux aussi peuvent renoncer à prendre la cadence de la façon traditionnelle et convenue, pour agir à temps et à contretemps en transformant l’inopportun en intempestif créateur. Mieux un sage peut le créer carrément dans un souci de vérité. Non seulement le contretemps peut être volontaire quand sur telle question, on décide de s’interroger à contre-courant : sur les institutions internationales, sur l’Etat, sur le travail, mais on peut en faire un style d’écriture, comme genre, programme d’une émission télévisée, titre d’une collection éditoriale, bref, de manière déclarée et avec franchise. Heureuses métaphores.
Ce style d’irrévérence et d’ironie dans l’écriture, je le retrouve dans les questions actuelles et pourtant intempestives, soulevées par Chantal Delsol. La justice internationale mais aussi l’idéologie courante du travail sont des exemples significatifs de la déréalisation et de la démiurgie contemporaines. J’emprunte ces quelques lignes à la Préface :
Outre ce qu’elle doit aux idéologies du 20ème siècle, la déréalisation est sans doute le fruit d’une époque à laquelle le confort a enlevé tout sens du tragique de la vie. Il est bien probable que nous sommes les acteurs sans sol ni ciel d’une époque déjà dépassée, qui ne survivra pas au redéploiement de l’histoire vraie, et c’est de ce moment faux et fugace que j’ai voulu faire apparaître quelques caractères typiques.
La découverte de l’homme comme travailleur est un des grands événements de la pensée contemporaine. Seulement notre aspiration à instituer une authentique civilisation du travail ne s’accorde pas forcément avec les présupposés d’une idéologie du travail. De plus, il y a bien des travaux peu gratifiants qui tardent à s’affranchir de l’exploitation. Ils n’exercent aucune action humanisante sur la nature. Enfin l’importance croissante du loisir et du temps libre le font passer pour un temps d’occupation presque accessoire. J’y pensais dimanche dernier en relisant la seconde lettre de Paul aux Thessaloniciens :
Nous n’avons pas vécu parmi vous dans l’oisiveté ; et le pain que nous avons mangé, nous n’avons demandé à personne de nous en faire cadeau.
Mais il se pourrait que l’expérience du travail n’ait pas tout son sens en elle-même mais dans la structure qui l’unit au non-travail. Mais d’abord comment l’appeler : oisiveté, loisir, évasion, ou mieux repos du septième jour ? Peut-être faut-il penser l’effacement de la valeur du travail dans le désœuvrement actuel en regard de l’expérience sabbatique ou liturgique pour penser jusqu’au bout l’expérience laborieuse. Le Père Rouvillois le rappelait ici même, l’expérience liturgique permet un déplacement de sens du travail.
La première renvoie au second comme un temps absolument libre vécu devant Dieu et pour Dieu, que le monde ne peut absolument pas mesurer, et inversement le second renvoie à la première, parce que l’homme ne peut vivre ici-bas sans gagner sa vie. Sabbat et liturgie anticipent les réalités dernières dans l’élément du provisoire. Le travail est une réalité que nous pouvons associer à un ordre pré-eschatologique des significations. Il est révélateur de la finitude et de la vie humaines qui comportent un élément tragique. Il en va du travail comme du pouvoir violent quand on se demande comment ils peuvent être présents à l’histoire. Alors place au déploiement de la véritable histoire avec ses contretemps, que Chantal Delsol va tenter maintenant pour nous faire comprendre – si j’anticipe correctement son propos et le lien que nous pourrions nouer avec la conférence du Père Rouvillois – le paradoxe dramatique de la déréalisation actuelle du travail.
Chantal Delsol : Je ne peux pas faire ici une histoire du travail, même si c’est le titre qui m’avait été donné au départ. Je me suis dit “histoire du travail”, c’est impossible, il faudrait une vingtaine d’heures, des recherches beaucoup plus longues qui demandent beaucoup plus de compétence que je n’en ai.
Je voudrais me contenter d’une recherche de définitions en remontant l’histoire, naturellement, puisque c’est quand même ça qui nous intéresse et puis, si j’en ai le temps, après, cela dépendra un peu de ça parce que je voudrais laisser place aux questions, je crois que c’est le but qu’on se fixe ici, c’est qu’il y ait véritablement un débat entre nous puisque nous ne sommes pas nombreux et donc c’est agréable de pouvoir parler ensemble. Donc, si j’ai un peu de temps à la fin, je voudrais replacer l’étrange connotation qu’a prise le travail aujourd’hui, dans son contexte, le contexte contemporain puisqu’il me semble que cette connotation qu’a prise le travail n’est pas innocente, qu’elle n’est pas un détail mais qu’elle fait partie d’un ensemble cohérent disons d’un monde différent de celui que nous avons connu autrefois et qu’elle correspond à d’autres caractéristiques que je voudrais souligner à la fin.
On pourrait chercher les définitions du travail tout en remontant l’Histoire en essayant de répondre à la question suivante – et, justement, l’un d’entre vous vient de me donner, et je l’en remercie, ce texte dont le titre est incroyable Travailler nuit gravement à la santé. La question est la suivante : « Est-ce qu’il est souhaitable que le travail disparaisse ? » Ce qui revient à poser la question : « Est-ce que le travail a une valeur par lui-même ? » “Par lui-même”, de façon absolue c’est-à-dire philosophiquement de façon indépendante. C’est toute la question de la société des loisirs dans laquelle nous sommes et qui a été bien décrite par nombre d’auteurs que vous connaissez comme moi, tantôt pour la critiquer, tantôt pour la louer.
Je crois que la réponse est culturelle. Ce n’est pas une réponse véritablement anthropologique mais une réponse d’anthropologie culturelle. On peut en débattre et je serai heureuse que nous puissions en débattre. Probablement il m’est difficile de vous donner tous les arguments pour cela et il s’agit peut-être davantage d’une intuition que d’une certitude. Vous le savez d’ailleurs, les philosophes n’ont pas beaucoup de certitudes et d’ailleurs aucun d’entre nous n’a beaucoup de véritables certitudes. Mais pour que mes arguments soient plus forts, je crois, il faudrait que je connaisse davantage les autres cultures, les cultures africaines, les cultures plus traditionnelles, pour savoir comment, de quelle manière, le travail y est considéré. Je lisais l’autre jour un livre absolument magnifique de Hantsfeld qui s’appelle Dans le nu de la vie, l’histoire du génocide rwandais raconté par les témoins. C’est très curieux. On interroge donc des Tutsi survivants. On leur dit : « Mais pourquoi les Hutu vous détestent ? » et ils répondent : « C’est que nous, nous pensons au temps long et nous travaillons pour le temps long, tandis que, eux, ils ne pensent qu’au temps court ». C’est tout à fait intéressant parce que nous voyons deux faces civilisatrices ou deux cultures différentes. C’est pourquoi je vous parle d’anthropologie culturelle. On peut souhaiter la disparition du travail et l’on peut dire en même temps que faire disparaître le travail, à la limite, n’abolirait pas l’humanité, ni la société. Il y a des sociétés qui travaillent peu ou qui ne travaillent pas ou qui n’aiment pas le travail, je vais y revenir. Et, cependant, si on faisait disparaître le travail ou si on le laissait disparaître, ce serait une remise en cause culturelle. C’est au moins l’argument que je vais défendre devant vous, avec plus ou moins de chances de succès, une remise en cause culturelle c’est-à-dire la remise en cause de tout ce monde culturel dans lequel nous vivons et c’est pourquoi, à la fin, je vous parlerai de tous ces éléments qui correspondent avec la fin du travail. Le travail en lui-même lorsqu’il est valorisé comme il l’était jusqu’à présent dans notre culture forme un élément avec d’autres qui, tous ensemble, construisent un monde culturel. Comme toute culture dans le temps et dans l’espace forme une sorte de cosmos et abrite des éléments qui sont cohérents entre eux. Si vous regardez la culture chinoise, vous vous apercevez que la manière de considérer la religion ou l’éthique, correspond avec la manière de considérer les gouvernants en politique. Tout ça va ensemble. Nous, si nous avons des gouvernants qui s’effacent devant les lois, qui, en tout cas devraient le faire, c’est notre principe même si évidemment il n’est pas toujours appliqué dans ce que l’on appelle “l’État de droit” c’est parce que nous avons, à l’origine, un Dieu qui s’efface devant la Loi. Si nous avions un Dieu despotique et plénipotentiaire nous n’aurions pas des gouvernants qui acceptent et qui supportent ou qui cautionnent l’État de droit. C’est ainsi que l’on peut parler de mondes culturels.
L’effacement du travail comme valeur – et c’est ça que je voudrais essayer de démontrer – entraînerait donc très probablement et même très certainement je crois une métamorphose culturelle extrêmement importante et nous imposerait l’abandon de références auxquelles, précisément, nous tenons. Parce que c’est là notre paradoxe, nous tenons à certaines références mais nous sommes en train de détruire ce qui les supporte. Je parle de références et non pas de valeurs parce que, et je pense que vous me comprendrez aisément, le terme “valeur” pour moi n’a pas de valeur, si on peut dire. C’est un terme qui signifie quelque chose de marchand et c’est à partir de Nietzsche qu’on en fait une sorte de remplacement du bien. Pour moi, il existe le bien, il n’existe pas des valeurs qui sont un bien pour moi. Le mot “valeur” en morale ou en éthique, ou en politique, est relatif et subjectif. Or, là, je ne suis pas en train de parler de choses subjectives ou relatives c’est pourquoi je parle de référents. Je n’ai pas d’autre mot, en tout cas, je n’en ai pas trouvé d’autre.
En réalité, je crois que la remise en cause actuelle du travail représente l’une des expressions, extrêmement nombreuses, dont je citerai un certain nombre, une des expressions contemporaines de ce que j’appellerai notre orientalisation. Ça, ce n’est pas nouveau, nous sommes en train de nous orientaliser. Ça a été bien écrit, par beaucoup d’auteurs depuis la fin du XIXème. On peut trouver très facilement des textes là-dessus par exemple chez des gens comme Berdiaef ou chez tous les maurrassiens du début du siècle. Un très grand nombre d’auteurs ont aperçu cette espèce de tendance, vers l’orientalisation. Je crois qu’actuellement nous sommes dans un moment d’orientalisation et la question du travail correspond à cela. Ce à quoi nous ne prenons pas garde c’est au fait que cette orientalisation qui est fascinante par certains côtés nous contraindrait à perdre un certain nombre de référents auxquels nous tenons.
Le travail n’a pas de valeur chez les Grecs. Pourquoi ? On répond en général que c’est parce que l’esclavage y existe et que, par conséquent, les esclaves étant chargés pour ainsi dire de faire les choses laborieuses, comme le dira plus tard Hannah Arendt, les hommes instruits, cultivés, les hommes qui pensent n’ont pas besoin de travailler. Cela dit, je ne suis pas sûre que l’on puisse expliquer le manque d’une référence, puisque pour nous c’est un manque, par une structure sociologique et que c’est plutôt la structure sociologique qui s’en vient derrière. En tout cas, on ne sait pas qui est le premier de l’œuf ou de la poule, l’un et l’autre vont ensemble.
Je crois que si les Grecs n’accordent aucune valeur au travail c’est parce qu’ils n’ont pas le désir de transformer le monde. Ça ne les intéresse pas. Naturellement, les Grecs, comme vous le savez, ont inventé la démocratie, l’histoire et toutes sortes de disciplines assez extraordinaires, peut-être bien la médecine, en tout cas une certaine forme de médecine et, dirait Max Weber, la rationalité. Et, cependant, ils n’ont pas envie de transformer leur monde.
J’en veux simplement pour preuve cette petite histoire, vraie, l’histoire d’Archimède qui se dispute avec le tyran de Syracuse Hiéron II. Archimède et le tyran se disputaient sur des questions théoriques, sur des questions de théorèmes et de géométrie, se demandant l’un et l’autre si Aristote avait ou non raison. Or, un jour, au cours d’une querelle, ne sachant pas lequel des deux a raison, ils en viennent non pas aux mains mais aux preuves et Archimède dit : « Demain matin, rendez-vous sur le port, je te démontrerai que j’ai raison ». C’était une question de tirage, de poids, une question physique. Et l’on voit Hiéron s’installer sur le port avec toute sa cour et tous les parasites qui peuvent suivre un homme pareil. Et l’on voit arriver Archimède par une rue parallèle avec une machine pas très grande capable de s’arrimer correctement sur le port. Il demande que l’on accroche cette machine à l’aide d’un filin très puissant à un navire qui se trouvait dans le port, pas trop loin, et qui était destiné au roi Ptolémée d’Égypte. C’était un cadeau que le tyran devait faire. Ce navire était chargé. En tournant une manivelle, pas tr ès importante, Archimède arrive à tirer le bateau vers lui. Je pense qu’ici les gens qui ont fait de la physique sont capables de comprendre ce que je suis incapable de comprendre. Vous imaginez un peu l’étonnement de tous ces gens qui étaient sur le port, massés derrière le tyran, le tyran beau joueur car c’était un homme cultivé, dit à Archimède : « Tu as raison ». Ce n’est pas ça qui nous intéresse. Ce qui nous intéresse c’est que lorsque les choses ont été terminées, lorsque que tout le monde a pu constater ce qui s’était passé, Archimède n’a pas du tout signé des carnets de commande. Les gens ne se sont pas précipités sur lui en disant : « nous voudrions cette machine, est-ce qu’on peut la fabriquer, etc. » On ne lui a pas demandé de breveter la machine. Il a emporté sa machine, il l’a mise dans un hangar et, lorsqu’il a rédigé son testament à ses disciples, il leur a dit « Surtout, ne vous intéressez pas à mes machines, j’en ai honte, ce qui est important, ce sont les calculs ». Autrement dit la machine n’était là que pour corroborer un calcul et elle n’avait pas d’intérêt en soi. Ce qui est significatif, à mon avis, de la manière dont les Grecs ne s’intéressaient pas à transformer la société. Même si, naturellement, ils avaient été capables d’inventer des navires puissants pour faire la guerre et un certain nombre de choses comme ça. Mais ils n’avaient pas du tout notre manière de voir à cet égard. Cela ne signifie pas qu’ils niaient tout progrès mais chez eux il y avait une sorte d’instinct qui triait les inventions.
C’est pourquoi d’ailleurs, si vous regardez l’histoire des Présocratiques que, personnellement, je trouve absolument fascinante, on s’aperçoit à quel point ces Présocratiques sont des savants aux pieds nus, des observateurs complètement désintéressés. D’ailleurs, ils sont tous un petit peu fous : Thalès tombe dans un puit à force de regarder les étoiles ; Héraclite joue aux osselets avec les enfants sur les marches d’un temple ; Empédocle se lève au milieu d’un banquet pour aller se jeter sans explications dans un cratère de l’Etna… Ils sont tous un peu étranges. Ce sont des gens qui ne s’intéressent pas du tout à transformer le monde. Tout ce qui les intéresse, ce sont leurs calculs.
Cet instinct qui est un refus de transformation du monde, nous le retrouvons chez les Chinois et cela a été bien raconté par le grand sinologue Needham, cet Anglais, au départ un biologiste, en réalité un philosophe des sciences qui, dans un ouvrage en vingt volumes qui n’a jamais été traduit en français dans sa totalité mais dont on a fait un volume en français, absolument passionnant, montre bien que les Chinois avaient littéralement tout inventé sur le plan scientifique, pratiquement tout inventé et ils pouvaient opérer la transformation du monde qui ne s’est pas produite en Chine mais chez les Européens. Autrement dit, les Chinois avaient tout en mains pour être cette culture qui fabrique des avions, qui fabrique les téléphones, qui engendre la société dite de consommation, etc. Ce que nous, nous avons fait, nous les Occidentaux, ils ne l’ont pas fait. Ils ont inventé l’imprimerie bien avant nous. Ils ont inventé le premier vaccin. Voilà encore une histoire significative, à peu près au VIIIème siècle, le premier vaccin contre la variole, chose incroyable ! Ce sont des moines chinois qui ont inventé ce vaccin. Aussitôt après l’avoir inventé, ils l’ont mis dans un placard où le vaccin est resté plusieurs siècles. Un certain nombre de gens savaient qu’il existait si bien qu’un jour, l’Empereur en ayant besoin pour quelqu’un de sa famille est allé le faire chercher par un serviteur chez ces moines de façon à le faire servir, je dis bien, des siècles après. Exactement comme si vous trouviez dans votre jardin, imaginons, le remède contre le sida et que vous rebouchiez le trou en disant : « On s’en fout de ce vaccin contre le sida ». Tout le monde vous considérerait comme un psychopathe ou comme un criminel. Les Chinois n’étaient ni psychopathes, ni criminels mais tout simplement ils n’avaient pas envie de transformer le monde, cela ne les intéressait pas. Ils ne voyaient pas l’intérêt qu’il pouvait y avoir à guérir tout le monde d’un certain nombre de maladies, pour ne prendre, évidemment, que cet exemple.
Dans le fameux Avant-Propos de l’Éthique protestante, Max Weber s’est posé la question de savoir pourquoi (vous vous souvenez de ce texte fameux) ce sont les Occidentaux qui ont eu envie de transformer le monde. C’est vraiment une question d’envie. Ce n’est pas une question de possibilité puisque nous connaissons des peuples (je vous ai cité deux exemples, mais on pourrait certainement multiplier cela) qui avaient les possibilités de transformer le monde et qui ne l’ont pas fait. Alors : pourquoi les Occidentaux, eux, l’ont-ils fait ? Max Weber répond par la rationalisation. Naturellement il fallait rationaliser les découvertes pour pouvoir les faire servir mais il me semble qu’il y a aussi le facteur du désir, facteur qui me paraît quelque chose d’extraordinairement important, désirer que le monde se transforme.
Alors, ce désir. Personnellement, je le vois tout à fait au début de notre histoire, c’est-à-dire dans le mythe du départ. Nous sommes tous structurés par nos mythes. Quand je dis mythe, je ne veux pas dire mystification comme on l’entend aujourd’hui. Aujourd’hui, quand on parle de mythe, on veut dire mystification, cela veut dire tromperie. Je ne parle pas de ça. Je parle des histoires explicatives qui permettent de donner un sens à la vie de l’homme. Ce sont évidemment des histoires inventées, mais qui donnent un sens. Nous sommes structurés par le mythe et si l’on regarde le mythe fondateur, c’est l’Ancien Testament, si nous relisons le Pentateuque nous nous apercevons très clairement que le Créateur a créé un monde qu’il laisse à l’homme en usufruit. Dieu ne clôt pas le monde. Il ne le ferme pas, il ne le termine pas, il le laisse inachevé. Il n’en fait pas quelque chose de parfait. Naturellement, il ne s’agit pas d’un chaos non plus. Dieu ne laisse pas un chaos derrière lui. Il laisse un monde commencé, un monde qui annonce un ordre et cet ordre, il est laissé à la charge de l’homme. Ceci me paraît très clair dans le texte. On voit, à un moment donné Dieu qui s’efface, qui, si vous voulez, s’en va sur les bords et qui, pour ainsi dire, voire même assez clairement, fait confiance à l’homme en lui disant : voilà ton affaire, te voilà roi, tu as le pouvoir, tu as la vocation, tu as la responsabilité de la transformation du monde. C’est ainsi qu’il lui dit : voilà ce que j’ai fait, nomme-le : donne lui le nom. Évidemment, celui qui donne le nom, c’est celui qui a le pouvoir. Vous vous souvenez, Christophe Colomb qui arrive dans les îles et qui donne les noms des rois, les noms des saints à chaque île, enlevant le nom précédent. Cela veut dire : à moi le pouvoir ! Planter un drapeau, donner un nom, c’est pareil. Autrement dit, c’est l’homme qui donne les noms. C’est Dieu qui dit à l’homme de donner les noms.
Dans d’autres cultures, l’histoire originelle – je le dis parce que c’est important pour la comparaison – est tout à fait différente. Dans la culture indienne, par exemple, le but de l’homme est de rééditer constamment le monde de façon à ce qu’il ne manque jamais rien à la perfection primitive. C’est ainsi que le temps historique, – qui est pour nous une flèche que l’on tend plutôt vers le haut, en tout cas dans la culture occidentale en général, même s’il y a des flèches qui vont vers le bas – dans la culture indienne est un cercle qui tourne sur lui-même. Le problème, justement, est que pas un iota ne manque au monde tel qu’il est sinon il finira par se perdre.
Autrement dit, c’est la certitude que le monde est inachevé, c’est notre certitude première, qui motive, chez nous, le développement des techniques et cela, au-delà de la connaissance pure. C’est cela qui nous donne le désir de transformer notre monde. Nous sommes certains, cela fait partie du sens que nous donnons à notre existence, que l’ordre désirable, c’est-à-dire le monde fréquentable dans lequel nous aimerions vivre, qui n’est pas encore là, n’a pas été donné d’avance. Il est toujours encore à venir et finalement, en plus, c’est à nous de le susciter. C’est nous qui en sommes responsables d’avance, c’est à nous de le faire, c’est entre nos mains, nous en avons la vocation. Autrement dit, pour nous, le destin, c’est-à-dire l’histoire qui nous attend – c’est la définition, je crois, qu’on peut donner au destin : c’est une histoire qui nous attend – de notre monde est un champ ouvert à nos œuvres. À nos œuvres. Le monde qui est laissé par le Dieu de la Bible est un inachèvement plein d’espoir. Le monde est imparfait tel qu’il a été laissé mais s’il est imparfait, c’est qu’il est perfectible. Ceci est tout à fait européen. J’aime bien me référer à la littérature qui à mon avis est toujours très parlante. Il y a un texte de Giono qui s’appelle Fragments d’un Paradis c’est peut-être le livre que j’emporterai dans une île déserte. Giono qui écrit toujours sur la campagne et la montagne, ici, a écrit un livre sur la mer, l’histoire de plusieurs bateaux qui partent, pour ne pas revenir, qui partent sans but. C’est assez étrange, c’est une sorte de conte fantastique. Lorsqu’un marin vient demander au capitaine pourquoi il est parti – le marin lui-même se demandant aussi pourquoi il est parti, mais ne sachant pas très bien l’exprimer, il va demander au capitaine de conceptualiser les choses. Le capitaine lui répond : « Je ne crois pas que les joies du monde soient toutes inscrites dans le catalogue où on les a mises ». Autrement dit, il y a d’autres joies que nous ne connaissons pas encore.
Ceci est très européen. Ceci signifie que, précisément, le monde à venir est à nous. Seulement, évidemment, il nous faut le faire. Cela explique que nous ne soyons pas fatalistes comme le sont tant d’autres cultures et cela explique que nous passions tous nos siècles, d’une manière ou d’une autre, à essayer d’aménager nos sociétés pour essayer de les rendre plus fréquentables. Évidemment, cela ne marche pas toujours et parfois nous les rendons beaucoup moins fréquentables qu’elles ne l’étaient avant, cela peut arriver aussi. Mais, enfin, il y a toujours ce désir d’essayer de les aménager ou de les améliorer.
Le travail représente le corollaire, le moyen de réalisation de cet état d’esprit. Il n’y a pas de transformation du monde sans valorisation de l’effort. Cela n’existe pas. C’est le christianisme, – on pourrait dire le judéo-christianisme mais c’est essentiellement dans notre histoire européenne, le christianisme, religion des esclaves, ce n’est pas innocent non plus – qui va réorienter l’histoire européenne, après les Grecs, pour donner une finalité au travail humain et lui donner pour finalité le meilleur être de la société, l’amélioration de la société. Pour cela, il faut à la fois que l’amélioration soit considérée comme possible et comme souhaitable. Cela nous paraît normal qu’une amélioration sociale soit souhaitable mais ce n’est pas du tout évident pour n’importe quelle culture ! À preuve, ce vaccin qui reste des siècles dans un monastère au fin fond d’un placard. Cela n’est pas simple et il faut essayer de bien se mettre dans cet état d’esprit pour sortir de notre culture, pour voir à quel point nous sommes, finalement, différents des autres à cet égard.
Dans toutes les idéologies que nous fabriquons au cours de notre existence parce que nous n’arrêtons pas d’en créer, il y a toujours une espèce de valorisation du travail. Si je prends les deux idéologies maîtresses du XXème siècle, les deux totalitarismes, souvenez-vous : le marxisme ne parle que des travailleurs ; le nazisme “le travail rend libre” qui était au fronton des camps. Vous retrouvez cette idée du travail valorisé, même d’une manière désastreuse, d’une manière dénaturée, mais vous retrouvez cette idée. Tandis que dans l’Antiquité, le travail était, pour reprendre le terme d’Hannah Arendt, « un labeur » et le labeur n’est pas noble. Le labeur ne sert qu’à la survie et à la satisfaction des besoins élémentaires. Disons que le labeur nous rappelle que nous sommes, aussi, des animaux. Nous sommes des animaux humanisés. Nous sommes des animaux livrés à la faim et à la soif. Autrement dit, la notion d’homme libre qui était apparue ches les Grecs contre le travail va, au cours de la période chrétienne, apparaître, au contraire, dans l’intégration du référent du travail puisque l’homme va se grandir par la connaissance et par la transformation du monde, autant que par la contemplation. Chez les Anciens c’est la contemplation qui passe avant.
C’est le christianisme qui va arracher le travail à cette pure nécessité qu’il avait chez les Grecs et qui va donc lui assigner une finalité complètement nouvelle puisque, par le travail, l’homme va s’associer au projet divin. Faut-il encore qu’il y ait un projet. Justement, il y a un projet dans notre histoire originelle. C’est par le travail que l’homme va donner sens au monde puisque, pour nous, le monde ne prend sens que par notre action sur lui. C’est nous qui lui conférons sens. Le sens n’a pas été donné d’abord. C’est tout à fait original. Et, en même temps, c’est par le travail que nous donnons sens à notre propre existence. Nous devenons les acteurs de la métamorphose du monde et en même temps de notre propre métamorphose.
Aujourd’hui c’est cette idée d’inachèvement du monde et de transformation du monde qui est remise en cause, en Occident. On peut évidemment donner nombre de raisons à cela. Je ne m’étendrai pas sur toutes ces raisons. J’en verrai trois.
Il y a une fatigue de la transformation, c’est sûr. Il y a une espèce de fatigue qui a été bien décrite chez Shakespeare, pour ne citer que lui, et puis au XXe siècle chez Valéry qui a beaucoup écrit là-dessus. La transformation du monde est épuisante. Nous n’avons jamais cessé, pendant tous nos siècles, de changer nos régimes politiques, de chercher des nouveaux systèmes économiques, d’être d’abord pour puis contre, d’être d’abord profondément chrétien puis profondément athée aujourd’hui. Nous n’arrêtons pas de changer de système, c’est d’ailleurs ce que les Asiatiques nous reprochent en disant : « Vous êtes complètement fous, les Européens ». Il y a certainement une fatigue de ces transformations successives.
Il y a une conscience de nos perversions, en termes de dégâts. Dégâts pour l’homme, c’est le XXème siècle ; dégâts pour la nature, c’est évident. La transformation du monde engendre des perversions comme toute œuvre humaine, naturellement. Ces perversions finissent par tellement compter que la transformation elle-même est remise en cause.
Il y a en même temps une nostalgie qu’on retrouve de façon permanente depuis Tacite, peut-être même encore auparavant, nostalgie pour l’âge primitif, pour l’âge immobile, pour les cultures stables, pour les cultures stables ou stagnantes ou sages qui correspond, je crois, avec la fascination pour l’Orient dont j’ai parlé tout à l’heure. Dans le texte de Malraux, le Chinois dit au Français : « Ah ! Vous, vous ne voulez pas admettre que le monde vous transforme tout autant que vous le transformez ». C’est vrai aussi que le monde nous transforme. Mais nous, ce que nous voulons savoir, c’est d’abord que nous le transformons.
Donc fascination pour l’Orient, fascination pour la sagesse de celui qui accepte le monde tel qu’il est et qui, au lieu de s’épuiser à essayer de le changer le contemple. Je suis effarée, étonnée de voir à quel point les gens qui ont une vingtaine d’années, une quinzaine d’années aujourd’hui sont attirés par les cultures orientales. Je crois que tous les enfants de dix à douze ans que je connais croient tous à la transmigration des âmes, à la réincarnation même s’ils sont élevés dans des écoles catholiques ou protestantes. L’avènement de la société des loisirs correspond à cette évolution.
Dominique Méda a écrit un livre sur la disparition du travail, Le travail, une valeur en voie de disparition, livre que je vous recommande pour comprendre pourquoi les gens veulent se débarrasser du travail. C’est très significatif. Elle part du principe que le travail est une invention. Elle l’historicise, comme on fait toujours quand on veut se débarrasser de quelque chose, ce que faisait Rousseau quand il voulait se débarrasser de la propriété privée. Elle l’historicise c’est-à-dire qu’elle le fiche en un point d’histoire. Si vous l’historicisez cela veut dire qu’avant il y avait un moment où cela n’existait pas, donc il peut y avoir après un moment où cela n’existera plus. Dominique Méda part du principe que le travail est une invention qui a eu lieu au cours de nos siècles culturels et elle place cette invention quasiment à l’époque des Lumières, au moment de l’apparition de l’économie dite capitaliste. Elle pense que le travail est le corrélat de l’économie capitaliste. Autrement dit, elle identifie le travail avec ce qu’elle appelle « la religion de la production » ou encore « le mythe de l’abondance ».
Il me semble que c’est cet argument-là qu’il nous faut contrer intelligemment si nous y arrivons, si nous voulons conserver, sauver ou continuer à défendre le référent du travail. Naturellement l’auteur a raison de critiquer certaines nouvelles significations du travail comme, par exemple, cette habitude ahurissante que nous avons prise de ne considérer comme travail que le travail salarié, de ne considérer comme travail que les activités de la production et non pas, en face, ce que j’appelle les activités d’attention. Autrement dit, il n’y a de travail que ce qui produit, ce qui produit des choses comptables tandis qu’on néglige les activités de l’attention, l’attention aux êtres. Le fait de penser qu’une mère de famille ne travaille pas a énormément nuit au référent travail dans la société ! Ce sont nos erreurs et il faut les voir comme telles.
Je voudrais insister juste un peu sur deux points.
D’abord sur la question de la sagesse. Avec la dévalorisation du travail, il y a une sorte d’effacement de l’espoir de la transformation du monde. En face des paradoxes tragiques face auxquels les hommes se trouvent toujours l’Occident et l’Orient ne répondent pas de la même façon, si je puis me permettre de dire les choses de façon aussi simple, trop simple. L‘Occident invente des religions pour donner une figure à l’espoir. L’Orient invente des sagesses pour persuader l’homme de se passer de l’espoir. Quand je parle d’espoir, ce serait plutôt l’espérance. Le problème c’est que le désir ne pourrait être ni comblé, ni éteint. L’Occident ne peut pas le combler et l’Orient ne peut pas l’éteindre, entièrement. Le désir de surpasser les paradoxes structure l’être. Mais il arrive un moment où l’être a envie de se reposer. Il a l’impression d’avoir fait le tour des mondes, de les avoir épuisés, d’avoir fait le tour des significations, des dogmes, d’avoir vécu les excès de tous les dogmes, dans la douleur d’ailleurs et donc il veut s’en détacher, rompre les amarres, s’enfuir sur une espèce de mer indéterminée. C’est la fin d’un voyage, peut-être, ce voyage que Patocka appelle « l’ébranlement du sens ». Patocka a des pages très intéressantes sur la civilisation occidentale européenne, comme volonté de transformer le monde. Ce qu’il appelle « l’ébranlement du sens » : ne pas se contenter de ce qui est mais vouloir constamment le changer.
Il me semble qu’ici, avec la volonté d’“en finir avec le travail”, il y a une sorte de volonté de sagesse, c’est pourquoi, je crois, tous nos philosophes sont tellement passionnés aujourd’hui par des gens comme Spinoza ou par les Stoïciens ou par les Orientaux. La sagesse correspond quand même avec le désespoir (vous trouvez ce désespoir par exemple chez Comte-Sponville “Des-espoir”, ne pas espérer.) La sagesse et le désespoir correspondent. Je dirai, à l’inverse, le christianisme qui porte en lui la référence travail avec tellement d’autres références, le christianisme est une folie. Ce n’est pas une sagesse, c’est exactement le contraire. Actuellement, je pense que nous sommes dans un moment qui nous conduit au désir de la sagesse du dés-espoir ou de la fin de l’espoir et je pense que la volonté de faire disparaître le travail correspond avec cette espèce d’élan qui est peut-être un élan descendant.
En terminant, je voudrais juste vous citer deux ou trois points qui me paraissent en cohérence avec cette disparition du travail.
Je citerai le panthéisme qui se développe. Le fait que nos petits-enfants croient presque tous en la réincarnation, c’est du panthéisme. Regardez le film de Luc Besson, c’est très clair. Dans Le grand bleu, l’homme redevient l’élément liquide. Dans Léon, le film le plus beau, je trouve, de Besson, ce personnage magnifique de Léon, il est la plante verte, il redevient la plante verte. Tout ça, c’est du panthéisme et Besson est significatif de son temps, c’est l’homme de son temps, c’est quelqu’un qui répercute les pensées du monde dans lequel il vit. Le panthéisme qui remplace la transcendance par immanence ; qui remplace Dieu par la nature ; qui remplace l’éternité par l’immortalité parce que nous avons toujours envie de durer, nous sommes des hommes, nous n’avons pas envie de mourir.
La récusation de la responsabilité personnelle, c’est-à-dire la demande d’une protection, d’une sécurité dans l’ombre d’un pouvoir politique omni-puissant. J’en prends pour exemple de livre de Schneider sur l’État maternel, tout à fait caractéristique, excellent livre là-dessus, pour montrer que l’homme européen d’aujourd’hui n’a plus envie d’avoir une responsabilité personnelle, de moins en moins.
Ou encore, l’apparition du matriarcat et, d’une manière générale l’effacement de toutes les figures du père. Cela a commencé, évidemment, il y a deux siècles. Les figures du père étant, en Europe, successives et superposées : mort du Roi, mort de Dieu, mort du Père (avec la psychanalyse) et apparition du matriarcat. Or, qu’est-ce que c’est que le matriarcat ? Un système qui fonctionne bien dans nombre d’endroits du monde, bien sûr, et les enfants ne sont pas du tout malheureux mais un système qui ne peut pas conférer l’autonomie personnelle aux individus, notamment aux enfants. C’est tout une autre manière de voir le monde, très, très différente de la nôtre.
Ou encore le remplacement de la famille par la tribu. Le remplacement de la communauté d’appartenance par le réseau. Le remplacement du groupe de conviction par le groupe identitaire. Je vous précise que le réseau dont on parle beaucoup, le système de réseau, est un système de fils qui ne se rencontrent pas. Il n’y a pas de responsabilité dans le système des réseaux. Lorsque vous en avez assez d’être dans un réseau, vous sautez d’un réseau à l’autre et vous oubliez le premier réseau dans lequel vous étiez. Comme, vous le savez, ces amis indélicats qui épuisent complètement leur réseau amical en demandant des services à tout le monde et qui, une fois qu’ils doivent rendre, s’en vont. Le réseau, c’est la généralisation de ce système. C’est encore de la déresponsabilisation.
Autrement dit je crois que la volonté de faire disparaître le travail correspond à cet ensemble qui est d’une manière générale finalement très oriental, en tout cas beaucoup plus oriental qu’occidental puisqu’on y retrouve une anthropologie culturelle beaucoup plus proche de l’Asie que de l’Europe traditionnelle.
Naturellement, nous pouvons nous transformer. On peut toujours changer de monde culturel, pourquoi pas ? Mais ce que nous allons perdre à cet égard c’est l’autonomie personnelle, c’est le sujet qui décide, c’est le sujet qui choisit, c’est la personne unique, autrement dit le fond quand même de ce que nous aimons.
Ici, je défends surtout une cohérence. Je pense que la réflexion devrait s’engager surtout sur la cohérence plutôt que sur le choix lui-même. Car, finalement, ce qui est au fond de ce monde dont nous sortons, dont, personnellement, je n’aimerais pas sortir, c’est la dignité d’un être unique. Dans le système panthéiste, l’être n’est pas unique, il est diffus. Jacques Dewitte parle à cet égard du désir d’indétermination. La dévalorisation du travail s’inscrit dans ce désir d’indétermination que l’on retrouve à l’œuvre aujourd’hui un peu partout.
ECHANGE DE VUES
Florence Quinche : « Est-ce qu’en plus d’une dévalorisation symbolique du travail, comme vous l’avez brillamment montré dans votre exposé, n’y aurait-il pas également en Europe une dévalorisation économique du travail, dont l’origine se situerait dans le phénomène de mondialisation croissante ?
Le travailleur, dans les secteurs primaires et secondaires, et actuellement même dans le tertiaire est devenu totalement interchangeable. Au point que l’on délocalise sans états d’âme, en Asie notamment, des entreprises qui ont participé à la construction même de l’Europe historiquement, économiquement et socialement.
Cette dévalorisation du travail semble prendre son origine dans le libéralisme lui-même, plus précisément le néo-libéralisme, où le travail n’est plus une fin en lui-même, mais se réduit de plus en plus à la production de capital. La valeur du travail comme œuvre, comme ce qui peut donner sens à nos existences, disparaître derrière celle de plus en plus virtuelle du capital. »
Chantal Delsol : Votre regret, c’est le regret de l’âge, disons, artisanal, parce que, finalement, c’est l’artisan qui réalise une œuvre.
Je me rappelle bien du moment où Antoine Riboud qui, comme vous le savez, faisait de la verrerie, des bouteilles, s’était rendu compte que travailler 40 heures par semaines à boucher des bouteilles c’était l’équivalent du film de Charlie Chaplin, du stakhanovisme. Donc il avait baissé délibérément et en prenant sa décision tout seul les heures de travail de ces gens-là, des gens qui faisaient un travail aussi “idiot”, à vingt-quatre ou vingt-cinq heures par semaine. C’était il y a vingt ans.
Mais ce n’est pas une solution. Je suis d’accord avec vous, il vaudrait mieux que le travail soit intéressant pour tout le monde plutôt que de diminuer les horaires de travail de ceux qui n’accomplissent pas un travail intéressant. C’est pour ça que je suis très partisan de ce qu’on appelle les ateliers autonomes d’entreprise et tout ce qui se passe au Japon avec le Kaï Zen, l’organisation des entreprises autour des groupes de responsabilités.
Est-ce que c’est réaliste ? Est-ce que c’est utopiste ? Est-ce que c’est possible ? Je ne connais pas assez le monde de l’entreprise, mais là où je vous suis tout à fait c’est pour dire que la nouvelle organisation du travail qui correspond d’ailleurs à la démocratisation de la consommation, cette nouvelle organisation ne pousse pas à valoriser le travail, c’est évident, mais plutôt à le dévaloriser.
Janine Chanteur : Je vous remercie, Madame, de ce très beau panorama du travail dans la civilisation occidentale. Mais je vous ai trouvée un peu sévère pour les Grecs. Vous avez beaucoup parlé de la dévalorisation du travail des esclaves, c’est-à-dire du travail manuel. Cependant le mot “scolè” d’où vient notre mot “école” signifie qu’il existait tout de même un autre travail. Les philosophes ont beaucoup travaillé. Vous avez développé le côté que je vais dire prométhéen du travail, plutôt que le travail (que vous avez d’ailleurs évoqué), celui de la contemplation. On trouve chez Aristote toute une discussion sur les mots qui signifient travail : poïesis, praxis, etc. Une phrase des Parties des Animaux est amusante à rappeler : « Les dieux, dit Aristote, sont dans la cuisine ». Si les dieux sont dans la cuisine, c’est qu’on y fait des choses qui ont une certaine valeur.
Alors, ma question est celle-ci : À côté du travail manuel dont vous nous avez montré toute l’importance et du travail intellectuel, il y a un travail qui repose, en Occident, non seulement sur les mythes bibliques que vous avez évoqués mais justement sur celui de Prométhée. Est-ce qu’il n’y a pas, malgré tout, à l’heure actuelle, une aspiration qui rejetterait le mythe prométhéen dont on ne voudrait plus et un mythe ou plutôt une recherche qui serait plus un mythe de compréhension du monde que de transformation du monde ?
Chantal Delsol : Lequel serait le mythe de la compréhension du monde ?
Janine Chanteur : Compréhension du monde : ce sont les Grecs, bien sûr, mais aussi toute une partie du christianisme. Je pense, par exemple, au modèle unificateur du « faire » et du « contempler » que fut le compagnonnage. Ce ne furent pas des gens méprisés. Les compagnons travaillaient de leurs mains mais avec une recherche de compréhension du monde, voire une philosophie.
Vous avez tracé le portrait du monde contemporain. En effet, on se dit que la valeur “travail” est très dévalorisée. C’est certain. Et pourtant, serions-nous libres sans le travail, comme vous nous l’avez dit ? Mais peut-être que notre vision uniquement prométhéenne du travail a fatigué la liberté.
Bernard Lacan : Je me suis demandé si l’évolution, que vous signalez, n’est pas due au fait que nous sommes maintenant dans des sociétés dans lesquelles le développement des techniques a donné à l’effort humain un résultat décuplé par rapport à ce qu’il était il y a quelques années ? Donc à une moindre valeur-travail correspond un plus grand résultat.
Nous sommes entrés dans des périodes de massification de production qui ont entraîné des baisses de prix considérables (je me souviens qu’on disait, il y a trente ans, que le kilo de viande correspondait à x heures de travail). Cette évolution, fait que nous sommes aujourd’hui dans une société d’affluence dans laquelle un moindre travail permet de vivre confortablement. Nous sommes peut-être dans une période de relâchement due à un bien-être général.
Peut-on se poser la question de savoir si dans une concurrence internationale les sociétés occidentales ne vont pas retrouver une sorte de reconsidération du travail, un peu comme des enfants qui, ayant été longtemps assistés par leurs parents, retrouvent, lorsqu’ils sont mariés, la nécessité de travailler parce qu’il faut payer leurs factures ?
Est-ce que le phénomène de désintérêt de la valeur travail n’est pas un peu contingent et donc n’est pas susceptible d’un retournement ?
Chantal Delsol : Il est possible qu’il soit contingent parce qu’effectivement nous venons de vivre une période où pour la première fois dans l’Histoire nous avons eu cinquante ans à la fois dans le confort économique, la liberté politique et la paix ! Ce qui est quand même incroyable. Deux ou trois générations comme ça, cela ne peut pas ne pas donner une mentalité particulière. Et cette fatigue de la transformation c’est évident qu’on la sent.
Il est très possible que les générations suivantes se remettent à la tâche en retrouvant les anciennes racines. Il est possible aussi que nous soyons dans un stade d’épuisement et que nous changions littéralement de culture. Cela pourrait très bien arriver. C’est arrivé dans l’Histoire, après tout. C’est arrivé chez les Anciens, ça peut arriver. Nous ne savons pas ce qui va se produire.
En tout cas, qu’il y ait un épuisement, c’est certain. Non pas un épuisement physique, si on peut parler de ça : de l’épuisement physique au niveau collectif, c’est absurde, mais un épuisement du sens, un épuisement du désir. À quoi bon ? Évidemment, ça, c’est rédhibitoire. Quand les gens commencent à dire : à quoi bon ? On ne peut plus rien faire.
Georges Albert Salvan : Je ne suis pas philosophe. Je souhaiterais poser la question qu’on ne peut pas ne pas vous poser.
À la lueur de l’actualité, que pensez-vous du projet de Constitution européenne qui refuse la demande du Pape qu’on nomme nos racines chrétiennes ?
Chantal Delsol : Nous sommes sur un autre sujet, là.
Je regrette que la France soit encore une fois le fer de lance de ce refus, je le regrette beaucoup. Je regrette surtout que nous refusions de nommer notre identité, des racines chrétiennes ou d’autres racines, on peut le dire autrement. Ce que je crains c’est qu’à partir du moment où l’on refuse ces racines-là, de nommer ces racines-là, on refuse de nommer toutes les autres. D’ailleurs, cela a déjà commencé puisque, comme vous avez vu, les ministres des Affaires étrangères ont tous voté, sauf un je crois, pour supprimer dans le Préambule la phrase de Thucydide sur la démocratie.
Toute identité nous serait refusée et donc, cela correspond avec la volonté d’intégrer la Turquie. Je suis tout à fait contre cette manière de ne pas vouloir s’identifier, de ne pas vouloir exister en tant que tel et de vouloir se diluer dans le monde entier comme si nous étions voués à attirer tout le monde avec nous et à devenir une sorte d’universel en marche. Nous ne sommes pas du tout un universel en marche. Nous sommes, comme toutes les cultures, une culture particulière qui peut essayer de ne pas faire la guerre aux autres mais qui se voit comme particulière. Donc je regrette tout à fait cela, comme vous.
Jean-Luc Granier : Vous avez lié, Madame, à juste titre, la notion de travail et son évolution à l’environnement culturel. De ce point de vue, vous avez rejeté l’idée de transformation du monde, entre autres, de la part des Grecs anciens.
Je pense au comportement qu’ont pu manifester, un Alexandre-le-grand et tous ceux qui se sont livrés à conquête du monde antique pour que notamment l’idéal démocratique d’alors soit diffusé contre les despotismes, au delà de la Grèce. Cet élan a justifié un souci de transformer le monde. Il n’a pas abouti, mais a tout de même laissé subsister quelques traces.
Par ailleurs, à vous écouter, il m’est revenu en mémoire, un livre que j’ai lu autrefois d’un certain Lefebvre Des Nouettes. Il lie l’émergence d’une notion du travail, moins inhumaine que dans l’Antiquité, à un changement dans le mode d’équipement des chevaux. Au temps des Grecs, et même après eux, les chevaux étaient ceinturés, au niveau du poitrail, par une sorte de courroie qui leur coupait la respiration. A partir du moment où l’on su harnacher les chevaux au moyen de licol, on a pu diminuer en même temps l’effort humain à fournir. L’esclavage et ses autres formes ont régressé et l’on a commencé à prendre conscience de la dignité du travail, même physique.
Par ailleurs, toujours selon Lefebvre Des Nouettes, le souci de transformer le monde, aurait été lié à la découverte du gouvernail. Jusqu’à une certaine époque, on utilisait les rames et le vent pour faire pivoter les bateaux. La découverte du gouvernail a permis aux navigateurs de gagner le grand large et d’aller à la recherche des contrées nouvelles.
Donc, l’idée que vous avez développée à propos de l’importance de la mission que s’est donné l’Occident en vue de transformer le monde peut être nuancée, dans cette optique, par quelques considérations techniques de ce genre. Ce qui n’empêche pas, qu’après le Christ, la valeur du travail a commencé à prendre un caractère spécifique, lié au primat de la personne humaine
Chantal Delsol : C’est pour cela que j’ai pris soin au départ de dire que les Grecs avaient inventé énormément de choses et qu’ils n’étaient pas stationnaires. Mais il est vrai que la véritable transformation du monde commence avec le christianisme. Même si on pense à Prométhée qui précède, c’est quand même une évidence. C’est à partir des chrétiens que l’on commence à avoir cette idée, peut-être excessive même, de transformation. On ne peut pas dire que la contemplation soit un travail ! C’est autre chose. Le travail, c’est la transformation. Cela ne veut pas dire que les Grecs sont stationnaires, je suis bien d’accord avec vous, je n’ai peut-être pas assez appuyé là-dessus.
Marie-Joëlle Guillaume : Je voudrais revenir sur ces notions très intéressantes de fatigue de l’Occident quant à la transformation du monde et d’orientalisation de notre culture.
Il a été fait allusion à l’importance des mythes fondateurs – au sens de récits structurants – dans l’élan de l’Occident, et en particulier au rôle moteur joué par les textes de la Genèse dans l’Ancien Testament. Je pense que la Révélation chrétienne dans son ensemble a joué un rôle capital. Mais il n’y a pas que les textes. Il y a aussi l’Histoire. Dans les premiers siècles de l’Occident, une œuvre immense a été accomplie par les Bénédictins, qui, dès le VIe siècle, défrichent, cultivent, bâtissent, étudient. Ils accomplissent un travail à la fois très manuel et intellectuel. Or, leur fameuse devise « Ora et labora » permettait précisément, me semble-t-il, un équilibre occidental entre la transformation du monde et la place légitime, complémentaire – et même première ! – donnée à la contemplation. Je me demande si la fatigue constatée aujourd’hui, et qui nous pousse peut-être, sous l’influence de beaucoup d’autres facteurs, à une « tentation de l’Orient » ne vient pas du fait que nous avons perdu cet équilibre proprement occidental. Si tel est le cas, je serai peut-être plus optimiste, en tout cas je dirai que le glissement vers l’Orient n’est peut-être pas obligatoire. Des retrouvailles restent possibles avec un équilibre de notre culture qui fait partie de notre histoire et qui a été fondateur de civilisation. Car c’est tout de même par cette expérience positive de transformation équilibrée du monde que l’Occident a ouvert ses ailes. La révolution industrielle est venue bien plus tard.
Chantal Delsol : Dans ce cas-là, est-ce que tu penses que cette espèce de dérapage presque terrible serait venu à partir des Lumières ? Un peu avant, à partir de la Renaissance ? L’équilibre dont tu parles, je suis d’accord, il a existé à une époque. Mais un équilibre est toujours précaire, est-ce que ce n’est pas une lueur dans le noir ? Est-ce qu’on peut y revenir ? Est-ce qu’il faut réenchanter le monde pour y revenir ? Je ne sais pas…
Marie-Joëlle GUuillaume : Il faut peut-être se laisser réenchanter !
Chantal Delsol : Quand vois-tu cela ?
Marie-Joëlle Guillaume : Le point de départ du déséquilibre, je pense qu’il se situe sans doute autour de la découverte du Nouveau Monde : une certaine ivresse s’est emparée des mentalités. Tout à l’heure, Madame Chanteur a dit : « Peut-être notre vision prométhéenne du travail a-t-elle fatigué la liberté ». Je souscris tout à fait à l’idée d’une tentation de Prométhée.
Je me demande vraiment si ce n’est pas à partir de cette découverte enivrée du monde que tout a commencé… Ensuite, il y a eu les Lumières, et puis les découvertes techniques fantastiques de l’âge moderne. Tellement fantastiques qu’on ne sait plus voir les limites qu’il faudrait mettre pour rester heureux, c’est-à-dire pour garder un équilibre.
Quant à la tentation de l’Orient – j’ai trouvé très intéressants tout à l’heure tes exemples : les films de Besson, l’imaginaire des enfants, etc, – c’est vrai, elle existe. Mais est-il inévitable d’y succomber ? Est-ce que ce n’est pas quelque chose de très passager, finalement ? En tout cas, pour ce qui est du rapport entre travail et contemplation, une chose est sûre : il y a un équilibre que l’Occident a connu, pas seulement dans des textes fondateurs, mais dans son Histoire. Donc, cet équilibre constitue une référence, qu’on pourrait retrouver.
Le Président : Permettez-moi cette réflexion après avoir rappelé que notre Académie est d’éducation et d’études sociales : les études, nous essayons de les mener à travers ces communications ; quant à l’aspect éducatif, il nous pousse sans cesse à nous interroger sur le que faire ? Sans tomber dans l’activisme, est-ce qu’il n’y a pas à tirer de ce panorama et de ces réflexions, de cette étude, quelques pistes pour une action à entreprendre, en fonction de nos responsabilités ? Sans prétendre donner des recettes ni même vouloir bâtir un programme, pouvez-vous nous tracer quelques pistes ?
Jean-Paul Guitton : Ma question concerne cette fatigue de l’humanité à transformer le monde. S’agit-il d’un phénomène nouveau, ou cela a-t-il déjà été constaté au cours de l’histoire de l’humanité ? S’il s’agissait de quelque chose de caractéristique de notre époque et d’entièrement nouveau, ne faudrait-il pas alors rechercher un rapprochement avec les six jours de la Création et la « fatigue » de Dieu, dont a parlé le père Rouvillois le mois dernier ?
Chantal Delsol : Malheureusement, nous retrouvons ça par exemple dans les écrits de Démosthène. Démosthène décrit cette fatigue. Il dit « Mais pourquoi vous ne vous battez plus ? Vous êtes trop fatigués ? Vous en avez trop fait ? Vous avez trop conquis ? Vous avez été trop ivres de vos victoires. » On en retrouve l’écho chez Shakespeare. J’ai cité Valéry et Shakespeare pour donner deux exemples caractéristiques. Hamlet qui est sur la terrasse d’Elseneur et qui contemple l’Occident et qui dit : je suis fatigué, je suis fatigué. On trouve ça déjà chez Démosthène, d’une autre façon, avec la colère qui caractérise cet auteur.
Chantal Lebatard : En m’inscrivant dans la réflexion que faisait tout à l’heure Madame Guillaume à propos de l’équilibre Ora et labora et je me demandais dans quelle mesure on ne devrait pas interroger aussi la façon dont nos sociétés ont utilisé le travail comme instrument d’injustice sociale, en déstructurant en quelque sorte la société. J’en voudrais comme contre preuve l’effort qui est fait actuellement dans les organismes internationaux sur l’organisation internationale du travail. Il y a une réflexion sur une mondialisation plus juste et l’introduction de la notion d’un travail décent.
Est-ce qu’il n’y aurait pas là, autour de cette notion du travail décent, un outil de restructuration de la place du travail comme élément constitutif de la dignité humaine ?
Chantal Delsol : Le travail a pu être dénaturé, a pu abîmer d’une certaine manière les individus, faire croire qu’ils n’avaient pas de dignité alors que leur dignité est ontologique. Comme tout le reste, on pourrait dire que la famille aussi détruit.
Toute institution humaine est, par nature, capable de perversion. Le travail, à mon avis, pas plus que d’autres. Vous ne croyez pas ? Naturellement, il faut tout faire pour que le travail ne soit pas perverti de façon à ce qu’on n’ait pas envie de s’en débarrasser. Actuellement, le tropisme de nos contemporains c’est de vouloir se débarrasser de tout ce qui peut connaître des perversions. Alors, finalement, on se débarrassera de tout, il ne restera plus rien debout, puisque rien n’est pur, sur cette terre.
Il faut tout faire pour que le travail soit digne de l’homme qui travaille. Mais je ne pense pas que le travail soit plus responsable que n’importe quelle autre activité institutionnelle. C’est comme quand on dit : il y a toujours eu l’inceste dans certaines familles, donc il faut détruire la famille. Je veux bien… Alors dans ce cas-là, on peut aussi, comme faisaient les anarchistes du XIXème détruire une ville entière comme ça il n’y aura plus de pauvres. Évidemment, puisque tout le monde sera mort. Je ne pense pas que le travail soit spécialement responsable.
Catherine Rouvier : Merci pour cette fresque synthétique. Mais, quand on fait une synthèse, peut-être qu’il y a quelques divisions qu’on ne fait pas et je voudrais en faire une qui nous permettrait peut-être de réhabiliter les Grecs parce que je suis comme Madame Chanteur un peu chagrinée du sort qui leur a été fait et à l’Orient d’aujourd’hui, aussi.
Est-ce qu’on ne peut pas dire qu’il y a le travail tel qu’on en a parlé et puis il y a un travail qui « n’est pas un repos » au sens latin de « nec-otium » ; il s’agit du negotium, qui est le négoce et qui est une forme de travail même si ce n’est pas la transformation du sol par exemple. Et puis, il y a une forme de travail aussi qui est la transformation par l’esprit. Lorsque Solon imagine sa constitution sous laquelle nous vivons toujours, est-ce qu’il n’y a pas une volonté de transformer le monde qui ne passe pas par le travail manuel ?
Il me semble que les différentes acceptions du terme permettraient peut-être de nuancer un peu.
D’autre part, est-ce que cette transformation admirablement décrite est totalement vraie ? Par certains côtés le travail existe de plus en plus au contraire. Les femmes travaillent alors qu’elles ne le faisaient pas. Les gens qui sont censés ne pas travailler et qui sont à la retraite, travaillent au noir, travaillent. Les associations se multiplient, il y a 1 million d’associations, etc. Alors, est-ce que ce n’est pas plutôt du côté du sens qu’on a perdu ? Parce que, ça, c’est incontestable ! Les jeunes gens qui croient en la réincarnation existent mais il y en a d’autres aussi qui cumulent, qui cumulent les diplômes et qui les font les uns après les autres dans une espèce de soif.
Est-ce que ce n’est pas le sens qui échappe à ce moment-là, plutôt que le travail lui-même ?
Chantal Delsol : Tu veux dire qu’il y aurait une sorte d’activité qui ne saurait plus s’arrêter ? Pour elle-même ? Je ne sais pas répondre à cette question. Cela dit, j’accepte toutes les nuances. C’est trop vite dit, bien sûr, mais je suis tout à fait d’accord.