Par Marie-Joëlle Guillaume , Agrégée de Lettres classiques, mère de famille, membre de l’AES

Janine Chanteur : Nous allons avoir la joie d’entendre Madame Marie-Joëlle Guillaume, membre de notre Académie. Dans le cadre général de notre thème de cette année, Le Travail, Mme Guillaume va traiter pour nous un sujet qu’elle connaît bien, qu’elle vit tous les jours : La famille et le travail.

Je rappelle pour mémoire que Marie-Joëlle Guillaume est mariée, mère de quatre enfants, mais qu’avant de créer une famille, elle avait, à l’âge de vingt ans, je dis bien vingt ans, passé avec succès l’Agrégation de Lettres Classiques. Elle a enseigné avec bonheur deux ans en France. Quand elle rencontre celui qui deviendra son mari, elle a déjà décidé de partir pour le Togo, enseigner en coopération à l’Université de Lomé pendant deux ans. Qu’à cela ne tienne, une fois mariés, ils y travailleront ensemble. De retour en France, en 1975, elle est nommée dans un C.E.S. Étonnante pratique de l’Éducation nationale qui plaçait alors les professeurs agrégés dans le premier cycle !

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Les enfants naissant les uns après les autres, Mme Guillaume se fait mettre en disponibilité pour se consacrer à leur éducation. Pour elle la responsabilité d’une famille est première, ce qui ne l’empêchera pas de commencer dans le bénévolat une véritable seconde carrière, reliant son intérêt évident pour la famille à une activité politique qui pose clairement les problèmes que rencontre aujourd’hui toute famille et qui tente de les résoudre, au moins en partie.

De 1977 à 1987, elle est membre du Comité directeur et du Bureau national du Centre National des Indépendants et Paysans (le CNIP) au sein duquel elle devient Présidente de la Commission Famille et Enseignement. Elle travaille alors avec des parlementaires, elle cherche avec eux des solutions au si difficile problème de la conciliation des tâches des mères de famille. Ce qui l’amène, en 1979, à préparer, au moment de la Loi Pelletier, une Loi-cadre « pour la femme, l’enfant, la famille » avec Jean Foyer (alors Président du groupe RPR) et Rémi Montagne (apparenté à l’UDF). Cent trente députés signent la proposition de loi, mais elle ne sera pas mise en discussion. Ce qui n’empêchera pas Marie-Joëlle Guillaume de refaire avec Gérard-François Dumont une tentative de conciliation des tâches féminines.

Au milieu des années 80, Rémi Montagne fonde le Groupe d’édition Média-Participations. À partir de 1988, elle est conseiller éditorial, puis chargée de mission au sein du Groupe. Depuis 1988, elle est aussi éditorialiste à Famille Chrétienne. Entre 1990 et 1997, elle est vice-Présidente et coordinatrice des Colloques Culturels Européens, fondés par Rémi Montagne, repris par Étienne Montagne à la mort de son père et organisés par l’Association des Colloques Européens (A.C.C.E.). Ces colloques réunissent des Chrétiens de l’Europe de l’Est et de l’Ouest. Des hommes politiques, des universitaires, des journalistes, des hommes d’entreprise s’y rencontrent, successivement à Royaumont, à Cracovie, à Prague, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, sur des thèmes qui se situent au point de jonction du spirituel, du culturel et du politique. De 1988 à 2001, elle est Présidente de l’Association des Parents d’Élèves (APEL) du Lycée et Collège Stanislas.

Enfin, depuis septembre 2003, elle est membre du Conseil éditorial de la chaîne de télévision catholique K.T.O.

Mais ce n’est pas tout, car Marie-Joëlle Guillaume, pendant toutes ces années, n’a cessé de répondre aux sollicitations concernant le problème de la famille et sa défense. Articles, conférences, un millier de textes ont paru jusqu’à ce jour. Beaucoup dans Sud-Est Magazine ou Famille Chrétienne, non seulement sur la famille, mais aussi sur des sujets de culture générale ou de politique. Deux ouvrages, sous forme d’interviews du Cardinal Poupard, ont paru récemment. Il s’agit de Ce pape est un don de Dieu, chez Plon et Mame, et de Au cœur du Vatican, de Jean XXIII à Jean-Paul II, co-édité par Mame et Perrin. Ce dernier ouvrage, mémoire vivante de près de cinquante ans de la vie de l’Eglise, aborde la politique du Saint-Siège, mais aussi la guerre en Irak.

Voilà, trop rapidement résumé, l’itinéraire d’une mère de famille au foyer, qui a longtemps choisi d’être bénévole pour travailler… à plein temps, tout en ayant la possibilité de veiller sur ses enfants d’aussi près qu’ils en ont besoin. Dans la mesure où elle a fait le sacrifice de la brillante carrière universitaire qui, à l’évidence, l’attendait, mais aussi, pendant un certain nombre d’années, l’abandon d’un traitement mensuel assuré, elle a pu remplir une vocation de femme et mener des activités à la fois nécessaires à la société contemporaine et à son propre épanouissement. En elle, la modestie, l’intelligence et les réalisations, mais aussi l’énergie et l’enthousiasme qui la caractérisent ont trouvé leur équilibre dans une vie de famille, de travail et de don de soi. Si elle a pu résoudre aussi harmonieusement la complexité inhérente à la vie des femmes dans le monde contemporain, en va-t-il de même pour la plupart des femmes ? C’est, entre autres questions, l’une de celles dont nous attendons la réponse. Peut-être n’aurons-nous pas tout à fait une réponse mais, soyons en sûrs, nous aurons un certain nombre d’indications qui vont nous passionner.

Marie-Joëlle Guillaume : Je voudrais d’abord remercier Madame Chanteur pour sa présentation, dont je dirai toutefois qu’elle est beaucoup trop indulgente, trop élogieuse aussi. Puis-je vous avouer que je suis un peu gênée quand vous parlez de sacrifice, car d’abord je n’ai pas la prétention de donner le modèle de quoi que ce soit, et ensuite j’ai conscience de n’avoir pas pris mes divers engagements comme des sacrifices, mais comme des activités qui me passionnaient, y compris le fait d’élever les enfants. Peut-être aurai-je l’occasion de le dire tout à l’heure : je pense qu’il n’y a pas, quand on est femme et mère de famille, un modèle d’existence unique, mais que selon les familles, les situations, les foyers et aussi selon les âges de la vie, des options diverses peuvent être prises.

Je voudrais partager ce soir avec vous quelques réflexions très simples sur ce thème. Je ne sais pas, d’ailleurs, si le sujet qui m’a été imparti est celui de la “famille et du travail” ou du “travail et de la famille” ; selon le cas l’accent n’est pas tout à fait le même. J’essaierai de répondre aux deux, et j’envisagerai pour notre réflexion quatre temps successifs.

- J’aimerais d’abord évoquer les rapports du travail et de la famille dans une certaine harmonie. Cette harmonie – relative, mais réelle – a existé dans les sociétés traditionnelles des siècles anciens. Le travail et la famille y étaient confondus à la fois dans leur finalité et dans la manière dont les choses étaient vécues. Je parlerai aussi, dans ce premier temps, du travail proprement familial, celui qui est accompli dans la famille, par la famille et pour la famille, et au premier chef le travail éducatif.

- J’envisagerai ensuite ce que devient le travail quand il s’émancipe de la famille en tant que communauté. Chacune des personnes qui composent la famille peut exécuter un travail donné au service du bien commun de l’ensemble de la société, sans que ce travail soit forcément ou étroitement lié à la famille. Je voudrais analyser ce que devient alors le travail, et à quelles conditions il peut être fécond.

- En troisième lieu, j’examinerai, de façon plus critique, ce que devient le travail dans la société d’aujourd’hui. J’irai jusqu’à dire qu’il tend à s’émanciper de la notion de civilisation. Je serai un peu sévère, un peu provocante aussi.

- Enfin, et je sais que cela fera plaisir à notre Président, qui souhaite voir tracer des perspectives d’action concrètes, j’essaierai d’envisager des solutions, ou à tout le moins des pistes de recherche, qui puissent nous permettre de retrouver un certain équilibre. Mais sans doute est-ce plutôt notre discussion qui les montrera, car je n’ai pas de remède miracle, je préfère vous le dire tout de suite.

Une harmonie spontanée

Souvenons-nous d’abord, dans la ligne du premier exposé que nous avons entendu, celui du Frère Samuel Rouvillois, que le fait de lier travail et famille est a priori assez naturel, puisque « Croissez et multipliez », dans la Genèse, n’est pas séparé de « Dominez la terre et soumettez-la ». Voilà qui tend à montrer que le travail joue un rôle important dans l’existence des sociétés. Croître et multiplier est le premier travail de la famille. Or ce travail, qui se situe dans l’ordre de la démographie – il s’agit de donner la vie -, n’est pas séparé du développement de la terre. Il est intéressant de remarquer que dans les deux cas, il y a un primat de la personne sur les choses. Il me semble que ce primat de la personne est le premier point à relever quand on envisage de façon corrélative la notion de travail et celle de famille. Pour « Croissez et multipliez », il est évident que Dieu s’adresse à des personnes ; pour « Dominez la terre et soumettez-la », ce sont encore les personnes qui passent avant le donné de la Création, si admirable soit-il.

Bien que nous ne soyons pas ici dans un cadre confessionnel, j’aimerais préciser d’ailleurs, en commençant cet exposé, que je n’hésiterai pas à m’appuyer sur les encycliques de l’Église, d’abord parce que j’ai beaucoup travaillé naguère sur la doctrine sociale de l’Église, ensuite parce que dans les diverses activités qu’il m’a été donné d’exercer, l’Église a toujours été pour moi « mater et magistra », mère et maîtresse de vérité humaine. Elle n’est pas infaillible dans sa doctrine sociale, mais elle offre des pistes qui me semblent assez fécondes et utiles pour que je souhaite les citer et m’en inspirer. Comment ne pas évoquer, par exemple, l’encyclique Laborem exercens (1981), où Jean-Paul II a rappelé, dans la ligne de ses prédécesseurs, que le travail est avant tout pour l’homme et non l’homme pour le travail ? Le but du travail, souligne-t-il, c’est toujours l’homme lui-même ; et l’ordre social du travail suppose que l’on envisage à la fois la dimension personnelle du travail humain, la dimension qu’il prend dans la famille et par la famille, enfin la dimension qui devient la sienne dans « la troisième sphère », c’est-à-dire lorsqu’il est au service de la société dans son ensemble. Dans ce texte pontifical, il est clair que la famille est au cœur du travail, puisqu’elle constitue la deuxième sphère, qu’il ne saurait y avoir d’ordre social du travail sans que la personne soit reconnue et que c’est d’abord à l’intérieur du cadre familial, où le jeune enfant est éduqué, que la personne est reconnue.

Les deux grandes finalités du travail ont été évoquées dans les exposés précédents : le travail comme moyen de subsistance, d’abord. Dans les sociétés traditionnelles, qui ont précédé les sociétés d’abondance de l’époque moderne, c’est l’élément essentiel. On a besoin de gagner son pain, et le travail est d’abord envisagé comme moyen de subsistance. Mais la seconde finalité existe aussi, celle qui voit dans le travail une co-création, un moyen de développement du monde. Dès l’origine et par-delà les impératifs de la subsistance, nous avons vu que la mise en valeur des talents de chaque personne dans une logique où chacun travaille au bien de l’ensemble est un aspect essentiel du travail humain.

Dans les sociétés traditionnelles – c’est-à-dire, si nous considérons l’Europe, dans nos sociétés avant l’avènement de la révolution industrielle – ces deux finalités du travail me semblent avoir été bien reliées entre elles par la famille. Au sein du monde agricole, toute la famille participe à la même activité. Mais le cas n’est pas unique. Dans les diverses activités de la société, le travail s’accomplit en famille. Le rôle du père de famille est spécifique, certes, mais chacun participe au travail. Et si l’un des membres de la famille se singularise, pour s’adonner par exemple à des activités artistiques alors qu’il appartient à une lignée de commerçants, une famille d’artisans ou une famille exerçant des professions libérales, c’est plutôt l’exception qui confirme la règle. Je suis de formation littéraire, un certain nombre d’entre vous ici ont dû fréquenter comme moi dans leur jeunesse la collection littéraire “Lagarde et Michard”. On ne compte plus les poètes qui se sont séparés d’une famille de notaires ou de magistrats – à croire que l’austérité du droit engendre par ricochet la vocation littéraire ou poétique ! -, pour aller taquiner les muses hors de la sphère familiale. Cela veut bien dire qu’il y avait une sphère familiale où l’on était notaire de père en fils, médecin de père en fils, etc. Et lorsque Molière fait à Monsieur Poquelin, tapissier du Roi, la mauvaise surprise de remplacer les tapisseries familiales par des décors de théâtre, cela signifie aussi qu’il y avait un privilège de tapissier du Roi transmis de génération en génération. Et l’ensemble de la société suivait cette logique.

Je voudrais vous donner un exemple qui met en évidence ce fait que, dans la société traditionnelle, des familles entières étaient impliquées dans le même travail. On n’a pas assez conscience de cela, aujourd’hui, quand on réfléchit sur le travail, et en particulier sur le travail de la mère de famille. L’exemple est le suivant. Il m’a été donné par un de mes amis, dont la famille est originaire du Pays basque depuis des siècles, d’une charmante bastide royale qui date du XIVe siècle : La Bastide Clairence, dans les Pyrénées-Atlantiques, à une vingtaine de kilomètres de Pau. La famille de cet ami, notamment son père et son grand-père, a fait des études historiques sur la cité. Or La Bastide Clairence, pendant des siècles, a été un fief de la bonneterie. En l’an 1800, donc juste après la tourmente révolutionnaire, un recensement de la population a été fait, avec l’indication des métiers exercés par les uns et les autres. Nous pouvons constater que sur cent onze maisons, soixante-dix étaient habitées alors par des maîtres bonnetiers. Or, parmi eux, il y avait seulement trente-neuf noms de famille. Cela signifie que la bonneterie, artisanat par excellence de la cité, était un artisanat familial, où s’employaient sous la direction du père l’épouse, les garçons, les filles, les oncles, les tantes, etc. Nous nous apercevons aussi, en compulsant les registres paroissiaux, que les filles de bonnetiers se mariaient à leur tour de préférence avec des bonnetiers pour que l’affaire continue. Et cette coutume se vérifie, dans la même cité, pour les cloutiers, forgerons, charbonniers, tanneurs, meuniers, etc. J’ai donné l’exemple de la bonneterie parce que c’est particulièrement frappant et qu’il s’agissait de l’activité majeure de La Bastide Clairence, mais nous pourrions multiplier ce genre de références dans la France ancienne.

On s’apercevrait que, quels que soient les milieux, cette organisation familiale du travail a perduré jusqu’à l’époque moderne. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, indépendamment du travail éducatif sur lequel je reviendrai, il n’est pas exact de dire que les femmes ne travaillent que depuis une époque récente. La différence, c’est simplement que le travail professionnel des femmes s’exerce le plus généralement maintenant en dehors du cercle familial, alors qu’auparavant les divers membres de la famille étaient solidaires dans l’exercice du métier.

Il est important de le rappeler. Il ne s’agit pas du tout d’exprimer la nostalgie d’un âge d’or, vous verrez que mon propos se veut très moderne, au contraire. Mais je tiens à évoquer cette symbiose, car elle engendrait spontanément un équilibre humain : à partir du moment où travail et famille étaient confondus dans un même service économique et social de la société dans son ensemble, le travail était tout naturellement au service de l’humain et de la personne. Une rupture d’équilibre s’est produite au moment de l’avènement de la société industrielle. Ce fut une rupture créatrice – il ne voit pas voir le seul côté négatif des choses ! -, mais, de fait, la finalité du travail a changé à ce moment-là. Désormais le travail ne vise plus seulement la subsistance de la famille ou le développement de la société à travers l’action des familles, mais un accroissement de production, un accroissement d’abord matériel, qui se veut au service, non plus d’abord et seulement des familles, mais du progrès technique de la société dans son ensemble.
Les douze travaux de la famille
Restons encore un instant dans l’harmonie entre travail et famille, car je voudrais évoquer le travail proprement familial. Et d’abord le travail de l’accouchement ! On me permettra, étant une femme, de commencer par là, et de rappeler l’étymologie du mot “travail” donnée par le Dictionnaire historique de la langue française. Le mot travail vient du bas latin trepalium qui désignait un instrument de torture. C’est un premier élément. Le mot « travail » a pris ensuite, dès le XIIe siècle et jusqu’à l’époque classique le sens de tourment, de peine et de fatigue et la première application qui a été faite l’a été en médecine, à propos du travail d’enfant. Cette notion a perduré jusqu’à aujourd’hui – je pense que le docteur Lafont ne me contredira pas : on parle de la « salle de travail », de la « femme en travail », le terme est demeuré. Il est intéressant qu’il ait été consacré d’abord au travail de l’accouchement, bien avant d’être appliqué à l’activité productive, autour du XVème siècle et dans les siècles qui ont suivi.

Le travail familial commence en effet avec le travail d’accouchement, j’allais dire le travail « très matériel » de l’accouchement. Mais ce ne serait pas exact, car ce travail est à la fois matériel et spirituel, et c’est la première contribution de la famille au travail de la société. Contribution qui n’est pas mince, si j’en crois le témoignage de deux personnes souvent citées. La première vivait au XVIe siècle, il s’agit de Jean Bodin, il remarquait qu’ « il n’est de richesses que d’hommes ». La seconde n’est autre que le grand démographe du XXe siècle Alfred Sauvy, qui, dans un certain nombre d’études que nous ferions bien de relire aujourd’hui, établissait un lien étroit entre natalité forte d’une part, et croissance économique et solidarité entre les générations d’autre part. Le fait de mettre les enfants au monde constitue un travail familial dont on ne mesure pas bien aujourd’hui l’importance quant à la vie économique et à la solidarité entre les générations. Il est certain que le problème des retraites, par exemple, se pose tout différemment quand on a une pyramide des âges satisfaisante et quand on a, comme aujourd’hui, une pyramide des âges au déséquilibre catastrophique.

Autre élément, qui fait suite à la mise au monde des enfants : la production familiale. Ce mot « production » peut étonner, mais je le prononce parce que l’emploi de ce terme va de pair avec l’évocation d’éléments chiffrés. Or nous vivons dans une société de la quantité, qui ne sait plus voir les réalités non quantifiables. La famille produit un certain nombre de biens matériels et de services par le biais de sa tâche d’éducation. J’en citerai pour preuve la formulation – amusante parce qu’elle est faite a contrario, mais frappante par sa précision – qu’en a donnée l’an dernier le député des Yvelines Valérie Pécresse, lors d’un Colloque à Royaumont dont j’ai lu les Actes. Dans une envolée passionnée, après avoir fustigé l’idée de la gauche du partage du travail, elle poursuivait en ces termes : « Nous avons fait la même erreur à droite avec le travail des femmes, auxquelles on a expliqué qu’en travaillant elles prenaient un emploi à un homme. En réalité de nombreuses études, au Canada et aux USA notamment, ont montré que c’était tout le contraire. Le travail des femmes crée l’emploi, car une femme qui travaille a besoin d’une multitude de services et consomme bien davantage. La femme au foyer fait 70 heures par semaine. Elle tue, par son activité, un grand nombre de métiers. Elle est un trou noir à croissance, car elle est tout à la fois médecin, couturière, cuisinière, elle fait de l’accueil périscolaire et pédopsychiatre ». Quoi que nous puissions penser de la formulation, c’est tout à fait vrai : il y a toute une série de métiers qui sont bel et bien exercés à la maison par la femme qui s’occupe à plein temps de son foyer. Mais c’est évidemment la production de biens immatériels qui est la plus importante. Ces biens immatériels sont d’abord la sécurité matérielle et affective, qui engendre le sentiment de la sécurité tout court. A contrario, le manque de présence familiale et en particulier maternelle semble être largement relevé dans les études sur la délinquance, le désarroi des jeunes, les taux de suicide, etc. Ce n’est pas uniquement le manque de présence maternelle, mais c’est en tout cas le manque de présence familiale. Or cette présence familiale, à certains âges de la vie, passe d’abord par la mère. Et l’éclatement des familles est à l’origine d’un certain nombre de maux sociaux.

Le travail d’éducation de la famille est aussi un travail de structuration de la personne. Nous le percevons aujourd’hui à travers les discussions sur le thème de l’homosexualité : c’est par la complémentarité du père et de la mère à l’intérieur de la famille que s’accomplit le travail de structuration de la personne dont la société profite a posteriori. Il s’agit d’un travail d’éducation de longue haleine, qui nécessite évidemment l’engagement, la fidélité, le don de soi, toutes choses qui passent naturellement par le mariage. La famille accomplit ce que l’historien Pierre Chaunu, dans son livre Le refus de la vie – ouvrage déjà ancien, puisqu’il date de 1975 – appelait « la re-programmation de l’acquis ». Comprenons par là que tout un ensemble d’habitudes, à commencer par celles du langage (il est significatif qu’on parle de la langue « maternelle »), mais aussi les habitudes de discipline personnelle, les habitudes de vie, les habitudes culturelles, les habitudes de loisirs, tout cet ensemble passe par le travail familial.

Voilà les deux aspects que je souhaitais évoquer, en considérant le travail et la famille dans un contexte d’harmonie.

Le travail émancipé de la famille

Mais le travail ne passe pas uniquement par la famille. En tout cas, à l’époque moderne, les choses ont été envisagées différemment. Dès l’avènement de la société industrielle, on reconnaît à chacune des personnes un rôle spécifique, ce n’est pas uniquement la communauté familiale qui est considérée dans son rapport au travail. Par ailleurs, les horizons s’élargissent. Peut-être parce que la société devient plus riche et qu’elle a davantage de besoins, y compris des besoins intellectuels et spirituels, le travail ne se confond plus avec les nécessités de la subsistance. A côté des réalités proprement économiques et même sociales, on assiste à un développement culturel, artistique, divers qui appelle une multiplicité de talents et notamment des talents féminins.

Je voudrais évoquer ici brièvement, j’y reviendrai, le problème de la femme et du travail. A l’intérieur de la famille, il y a bien une complémentarité du rôle du père et de la mère. Quand le père est absent, on le constate trop souvent aujourd’hui, la cellule familiale ne fonctionne pas comme il faut. Mais le rôle d’éducatrice est pour la femme une priorité. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a que cela à faire. Je parlais tout à l’heure des encycliques sociales. L’encyclique Christi fideles laïci, qui m’a beaucoup marquée et qui date de 1987, a développé assez longuement le thème des femmes et du travail. Jean-Paul II y exprime l’idée que deux grandes tâches sollicitent la femme : celle d’exercer en plénitude sa dignité d’épouse et de mère – c’est l’aspect du travail dans la famille – mais aussi, et cette idée me semble très riche et très juste, « d’assurer la dimension morale de la culture ». Il s’agit de mettre cette sensibilité spécifique que la femme manifeste souvent pour l’humain, et dont on peut penser qu’elle vient de sa vocation à porter la vie, au service du monde économique et social. La femme a une manière de participer à la vie de l’entreprise, à la vie économique, à la vie culturelle qui n’est pas celle de l’homme ; et la société a besoin de la perception féminine des choses.

Je suis profondément en accord avec cette idée, et c’est pourquoi je pense qu’il n’y a pas de modèle unique pour la participation des femmes à la vie sociale. Je crois que la femme a une double vocation, d’éducatrice et de civilisatrice. Vous ne pouvez pas être civilisatrice si vous restez uniquement à l’intérieur de votre foyer ou du moins si, dans la manière d’y être, vous donnez à penser que votre rôle se borne à cela. En analysant le lien entre travail et famille, nous devons mettre en évidence le rôle très important que la femme joue à l’intérieur de la famille. Mais ce rôle n’est pas exclusif de celui qu’elle doit jouer à l’extérieur, bien au contraire.

C’est là, toutefois, que nous nous heurtons à nombre de problèmes posés par la vie moderne. D’abord, à partir de la révolution industrielle, la symbiose entre le monde du travail et le monde familial a été rompue. De ce fait le salaire, pour parler très concrètement, s’attache aux personnes prises individuellement et non pas aux chefs de famille comme c’était le cas auparavant. Dès lors se pose, pour la femme, la question de se voir reconnaître à sa juste valeur. Vous savez qu’une femme est toujours, à compétence égale, moins payée qu’un homme. Est-ce que c’est juste ? Dans une vision qui privilégierait la famille et l’équilibre familial, s’il y a moindre salaire pour la femme, cet état de fait devrait être compensé par des allocations familiales vraiment solides, pour permettre à la famille de vivre. Et, à tout le moins, il serait nécessaire d’expliquer pourquoi on agit de telle ou telle façon, au lieu de laisser entendre que le travail féminin vaut moins que le travail masculin. Tout le monde sait bien que ce n’est pas le cas.

Donc, un certain nombre de problèmes se posent. En voici un qui en appelle à notre sentiment de la justice : les mères de famille qui s’arrêtent de travailler pour élever des enfants se trouvent pénalisées. Elles le sont d’abord, naturellement, parce que le revenu familial baisse pendant les années “utiles”. Mais elles le sont aussi au moment de la retraite. Je lisais au mois d’octobre le dossier qu’un grand quotidien consacrait aux femmes « grandes perdantes de la réforme des retraites ». De fait, les femmes ne sont pas considérées au niveau où elles devraient l’être, ni par rapport à leur travail dans la famille, ni par rapport au travail professionnel qu’elles accomplissent.

J’en viens à ce qui me semble être aujourd’hui le problème majeur. Nous avons tellement séparé le travail de la famille et de l’épanouissement familial que je me demande si, au point où nous sommes parvenus, le travail n’est pas en train de s’émanciper de la notion de civilisation. Nous sommes entrés dans une société dite de consommation. C’est un fait. Mais la consommation devient à tel point la finalité de toute la vie économique, que l’épanouissement des personnes, l’épanouissement des familles et l’épanouissement humain de la société n’est plus véritablement considéré.

J’ai été très impressionnée par une conférence entendue l’année dernière. Elle émanait d’un chef d’entreprise qui dirige à Bruxelles la filiale française d’un grand groupe étranger, et qui s’adressait à des jeunes sur le thème du travail. Ce chef d’entreprise, qui témoignait d’une spiritualité profonde et d’un vrai sens de l’humain, disait ceci : « Nous sommes passés du « Travaille et loue » d’un saint Ambroise au « Enrichis-toi par tous les moyens » du XIXème et du XXème siècle. Le travail est un gaz parfait, il occupe tout l’espace, il s’est ensuite fort bien combiné avec Marx. Aujourd’hui l’hédonisme de Mai 68 a fait du plaisir une fin en soi et le mot d’ordre est devenu “Spécule et jouis” ». Evoquant alors les parcours de carrière des cadres sortis des grandes écoles de commerce, l’orateur a attiré l’attention de son public sur le fait qu’il n’était pas rare d’entendre déclarer tranquillement, aux jeunes qui sortaient de ces écoles, qu’au cours de leur vie professionnelle ils seraient sans doute obligés de passer par un ou deux divorces. Ce serait à peu près inévitable, n’est-ce pas ? D’abord parce qu’on les enverrait probablement travailler loin de leurs bases et que cette mobilité géographique ne s’accorderait guère avec une vie familiale stable. Et puis, quand on progresse dans une carrière, on prend une ampleur personnelle que l’épouse choisie dans les années de jeunesse ne saurait toujours accompagner…

Le même orateur notait qu’à l’autre bout de la vie, pour les grands P.-D.G. des multinationales, des études sérieuses avaient montré que l’espérance de vie après la retraite était de deux ans. « Ce sont des toxicomanes de l’avoir et du pouvoir. Se trouvant en retraite, ils n’ont plus de but dans leur vie et ils en meurent ». Je livre à votre réflexion ces fortes paroles, parce que le tableau ainsi brossé est celui d’un travail totalement déconnecté de la vie familiale. On peut même dire que son succès économique et social s’établit contre la réalité familiale. Or il aboutit au non-sens. Je me demande donc s’il n’y aurait pas un lien de co-naturalité entre un travail relié à la vie familiale, prenant acte en tout cas du fait que le bien des personnes passe par la famille, et l’existence même d’un travail qui ait un sens..

La manière dont on envisage le travail aujourd’hui, qu’il s’agisse de traiter le problème du chômage ou celui de la réduction du temps de travail, est assez largement séparée de la réalité familiale. A propos des trente-cinq heures, on n’entend parler d’impératifs familiaux ni pour justifier la réduction du temps de travail, ni pour justifier son assouplissement éventuel. Après tout, il y a peut-être des familles où l’on souhaiterait travailler davantage parce que la famille en a financièrement besoin, et d’autres où, au contraire, on souhaiterait travailler moins mais en gagnant moins, parce que c’est de temps et de liberté que le foyer a d’abord besoin à ce moment-là. Or ce ne sont pas ces considérations qui sont mises en avant. Ce sont toujours des considérations étroitement économiques, quand elles ne sont pas idéologiques, à droite comme à gauche. Ce n’est pas le bien commun des personnes qui est moteur. Nous aboutissons à une société de consommation de l’homme par l’homme. N’est-ce pas parce que la famille n’est plus au centre des préoccupations que nous sommes conduits à ces aberrations ?
La famille comme pivot de l’action politique
C’est pourquoi je crois personnellement qu’on ne retrouvera sans doute le vrai sens du travail et la conception d’une civilisation équilibrée qu’en retrouvant le sens de la famille, d’une part ; et en donnant d’autre part pour tâche à la famille de nous faire à nouveau comprendre ce qu’est vraiment le travail.

Je pense par exemple qu’il faudrait remettre au pouvoir la notion de gratuité. Elle existe à l’intérieur du travail familial, il n’est pas possible d’accomplir le travail d’éducation sans gratuité. Par ailleurs, une mère de famille qui travaille à l’extérieur de chez elle, non par égoïsme personnel mais pour servir au-delà du cercle familial parce qu’elle a des talents à offrir, témoigne aussi de l’esprit de gratuité. Je ne veux pas dire par là que les hommes n’en sont pas capables, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Mais je pense que la femme a une vocation particulière pour témoigner de cette valeur spirituelle-là. Il est certain, en tout cas, qu’aucune société ne peut vivre sans sens de la gratuité, y compris dans le travail qu’elle accomplit.

A ce propos, il me vient à l’esprit une remarque que j’ai lue, il y a une trentaine d’années, dans un essai de Bertrand de Jouvenel. Il écrivait que notre société était la première dans l’histoire où presque toutes les élites étaient absorbées par l’appareil de production. Cela ne s’était jamais vu. Il y a toujours eu, dans toutes les civilisations, une part de la société qui admettait de se livrer à des activités gratuites, intellectuelles, artistiques, etc. Aujourd’hui, tout se vend, ou presque tout. Il faut nuancer le propos, car il y a toujours quelque chose d’un peu systématique dans ce genre d’appréciation. Il reste que cette remarque, qui m’avait frappée il y a trente ans, se vérifie bien davantage encore aujourd’hui, et à l’échelle mondiale. Or, sans gratuité – et pour retrouver le sens de la gratuité la famille, parce qu’elle repose sur l’engagement et sur le don sans calcul a un rôle à jouer -, je pense que la civilisation court de graves dangers.

D’autre part, il me semble qu’il faudrait réhabiliter l’image et la présence active du père, c’est-à-dire de son travail propre qui est un travail d’autorité, mais aussi de présence et de témoignage d’une activité au service du bien commun. Le père, c’est celui qui dit la loi. Il me semble qu’il faudrait qu’il retrouve toute sa dignité, qui consiste à dire aussi la loi du travail. Pour la femme, c’est ce double rôle d’éducatrice et de civilisatrice auquel je faisais allusion tout à l’heure qui me semble le plus important.

Et puis je terminerai par l’aspect politique, puisque Madame Chanteur a rappelé que les questions politiques m’ont toujours passionnée. Tant qu’on n’aura pas fait avancer l’idée que, pour notre pays mais aussi à l’échelle européenne, la famille doit être le pivot de l’action politique, on ne sortira pas du mal-être et de l’absurde. Faire de la famille le pivot de l’action politique, cela signifie que toutes les politiques sectorielles – qu’il s’agisse des transports, du logement, de l’urbanisme, de l’enseignement, de la santé, de l’emploi… etc -, doivent être ordonnées à leur impact sur l’épanouissement des familles. Dans cette perspective, il n’y a pas de distinction essentielle à faire entre le père, la mère et les enfants. Il y a simplement à considérer qu’il existe en toute société une cellule de base dont la vie, la force et le rayonnement sont essentiels à l’épanouissement des personnes, et qu’il ne saurait y avoir de politique féconde qui ne lui donne sa juste place. Tout travail politique digne de ce nom s’enracine là.

ECHANGE DE VUES

Le Président : Je vais faire un aveu, que je n’avais pas fait quand j’ai contacté Marie-Joëlle Guillaume, c’est que lorsque nous avons élaboré le programme sur le thème de cette communication nous y avons passé plus de temps parce qu’on ne savait pas très bien comment le traiter : “travail et famille” ou “famille et travail”. Nous nous sommes dit : demandons à Marie-Joëlle Guillaume et elle s’en débrouillera. Eh bien, elle l’a très bien fait et je l’en remercie.

Pierre Boisard : Mon intervention a été quelque peu sollicitée par Marie-Joëlle au nom d’une complicité déjà ancienne, complicité qui m’a laissé, pour ma part, bien loin derrière elle, car, en particulier dans sa dernière partie, elle m’a introduit dans des réflexions qui m’ont beaucoup appris et m’a ouvert des horizons que j’étais bien loin d’entrevoir.

Cependant je voudrais la taquiner un peu sur la spécificité et la complémentarité des rôles et sur leur distribution à l’intérieur de la famille. Contrairement à une idée reçue et à ce que je croyais moi-même quand j’ai commencé à travailler en politique familiale, ce n’est pas l’absence de la mère et le fait qu’elle travaille à l’extérieur de son foyer qui entraîne la délinquance. Il y a bien longtemps, au temps où Jean Foyer, déjà cité, était Garde des sceaux, que des enquêtes et des études ont été entreprises sur le sujet. C’est l’absence ou l’effacement du père dans l’écrasante majorité des cas qui font la délinquance, bien souvent la mère était présente et cela n’a pas empêché la déviance des enfants, la mère est parfois débordée et assiste impuissante aux catastrophes.

A la fin de votre exposé vous nous avez alertés sur les périls que court notre vieille civilisation européenne si nos gouvernants ne redressent pas la barre et ne re trouvent pas la dimension familiale qu’ils doivent donner à leur politique. Je souscris pleinement à votre analyse si percutante, même si je garde espoir, car l’espérance, même humaine, demeure une vertu chrétienne.

Marie-Joëlle Guillaume : Je suis pleinement d’accord avec vous. En préparant l’exposé de ce soir, je me souvenais que pendant des années j’avais fait de nombreuses conférences sur le rôle de la femme. Et je me disais que, aujourd’hui, l’urgence c’était le père. Au fond, étape après étape, tout se démolit. Car le délitement de la famille a quand même commencé par l’absence trop grande ou trop longue de la mère… Au sujet de la délinquance, je pense à la situation des enfants qui rentrent tout seuls en banlieue, par exemple. Il n’est pas facile pour eux de renoncer à sortir avec la bande de copains pour faire n’importe quoi. C’est en ce sens que la présence de la mère, à ces heures-là, évite un certain nombre de dérives.

Mais je suis tout à fait d’accord avec vous : le père est celui qui doit dire la loi et qui doit marquer l’autorité. Et ce qui entraîne souvent la délinquance, c’est l’absence d’autorité. Les rôles sont donc effectivement très complémentaires, et la première urgence est de prêcher pour le rôle du père. C’est sans doute son effacement qui est à l’origine de cette grande confusion dans laquelle nous vivons sur la question de l’homosexualité. À partir du moment où l’homme ne se voit plus reconnaître son rôle, il ne sait plus vraiment qui il est.

Jacques Hindermeyer : Nous avions créé avec Gérard-François Dumont et quelques amis, un club de démographes. Une des questions, qui nous avaient retenus, était le travail des femmes. Nous avions alors une méthode qui n’était peut-être pas très orthodoxe : c’était d’interroger les femmes dans les hôpitaux et les maternités. C’est ce que nous faisions parce que, là, elles avaient le temps de parler franchement.

Nous avions été frappés que plus de 80 % d’entre acceptaient très difficilement le travail. Et, curieusement, les statisticiens constataient que le chiffre des femmes au travail correspondait exactement à celui des chômeurs hommes.

Ce constat ayant été fait : il est redoutable, cela ne date pas d’hier et ne fait que s’accentuer. Que fait-on en rentrant à la maison, on met les enfants devant la télévision, ou ils s’y mettent tout seuls si on ne le fait pas, pour regarder des horreurs. Résultat : la délinquance s’accroît chez les jeunes et de plus en plus tôt !

Donc c’est la question que je vous pose, madame, que faire ? Que faire devant cette catastrophe ? Car c’est une catastrophe.

Pas, évidemment, donner une prime à la femme qui ne travaille pas, cela serait indigne. Mais trouver des métiers qui correspondent à leurs goûts. Et d’abord leur poser la question : « Est-ce que vous avez envie de travailler ou pas ? » Et puis trouver des métiers qui correspondent à leurs désirs et à leurs capacités, grâce à des tests et une véritable orientation professionnelle.

Il faudra également revoir la question des crèches très coûteuses telles qu’elles sont conçues et favoriser les crèches parentales, moins onéreuses et moins contaminantes.

Marie-Joëlle Guillaume : Je ne sais pas si l’on peut parler de métiers spécialement adaptés aux femmes. Peut-être, cependant, les métiers où l’on travaille sur l’humain (enseignement, médecine, assistance sociale, etc) sont-ils plus directement adaptés ? Cela dit, on voit des femmes à tous les postes aujourd’hui, et elles apportent une dimension irremplaçable au poste qu’elles occupent, car ce n’est pas la même que celle des hommes. Peut-être ne faut-il donc pas systématiser les choses à ce point-là.

J’aimerais insister plutôt sur un autre élément, qui me paraît important et qui rejoint ce par quoi j’avais terminé mon exposé : la finalité de la famille. Il s’agit de la possibilité qu’il faut donner aux femmes d’exercer un choix libre dans leur activité. Le véritable problème, c’est que le choix de la femme n’est pas libre aujourd’hui. Nous voyons des femmes qui voudraient rester chez elles pendant quelques années, pas forcément toute leur vie, mais par exemple quand leurs enfants sont tout petits, ou bien à tel moment de l’adolescence, ou bien parce qu’un de leurs enfants pose un problème particulier. Quand tout va bien, que les enfants vont en classe, si vous avez les moyens de vous faire aider pour les tâches ménagères et que, par ailleurs, vous pouvez rendre des services utiles à la société par le métier que vous exercez, pourquoi pas ? Mais dès que vous avez un enfant en difficulté – n’allons même pas jusqu’à un handicap important, et pourtant ces choses arrivent plus d’une fois dans les familles, mais n’allons même pas jusque-là. Il suffit qu’un enfant ait quelques difficultés scolaires, même momentanées, ou des ennuis psychologiques, pour que son équilibre exige davantage de présence. Donc, la seule chose qui devrait être prise en compte, c’est la décision libre de la mère de famille, en liaison avec son conjoint, de travailler ou non à l’extérieur de chez elle, sans pénalisation trop forte si elle choisit de rester au foyer. Vous disiez : « Pas de prime ». De prime, en effet, il n’en faut sans doute pas, mais des allocations substantielles, si. Et je voudrais rappeler ici – je sais que je vais faire plaisir à Pierre Boisard et à Jean-Didier Lecaillon ! – la différence qu’il y a entre la compensation des charges familiales et la redistribution sociale. On ne veut plus comprendre cela aujourd’hui. C’est pourtant capital.

Qu’il y ait, dans l’ensemble de la société, des familles défavorisées, pauvres, et qu’il faille les aider, c’est le rôle de la redistribution sociale. Mais il y a une autre distinction à établir : à niveau social égal, quand on élève quatre enfants on n’est pas dans la même situation financière que si on a un seul enfant ou si l’on n’en a pas. Cette différence devrait être prise en compte et donner lieu à une vraie compensation des charges, par le biais d’allocations suffisantes pour permettre à la famille, en réalisant son désir d’enfant, de remplir son rôle social. De nombreuses études ont montré que le désir d’enfant excède sa réalisation : les familles souhaitent davantage d’enfants qu’elles n’en mettent effectivement au monde. En s’efforçant de faire coïncider le nombre des naissances avec celui des désirs d’enfant, la société s’y retrouverait ! Car elle a besoin de démographie forte. Elle a besoin aussi d’enfants élevés.

Attention ! Je ne dis pas que des enfants dont la mère travaille à l’extérieur ne sont pas élevés. Je crois que c’est dans la mesure où ce genre de jugement à l’emporte-pièce et ces oppositions stériles ont eu cours que l’on a indûment figé les points de vue. Je dis simplement que les familles doivent être libres de faire leurs choix sans pénalisation financière excessive, et de faire des choix différents à telle ou telle période de la vie.

C’est une idée que j’avais beaucoup développée, naguère, avec Gérard-François Dumont : le temps choisi. La famille n’a pas le même type de besoins à toutes les périodes de sa vie, ni quant à la présence éducative, ni quant aux modalités de cette présence. Mais on ne veut pas le reconnaître. On préfère raisonner en tout ou rien.

Catherine Rouvier : Je voudrais aborder ce qu’a dit Marie-Joëlle Guillaume sur le lien famille-travail.

Ce qui m’a beaucoup frappée en voyageant puisque, c’est vrai, ce n’est plus tellement le cas dans nos sociétés industrielles, c’est de voir la participation familiale au travail, pas seulement de la femme mais aussi des enfants. Le travail des enfants a été stigmatisé à juste titre quand il s’agit de patrons qui emploient des enfants qui ne sont pas les leurs et qui les exploitent. Mais le travail dans le cadre de la famille est tout autre chose. Je me souviens dans les îles grecques de ce petit garçon qui apportait le panier de linge que sa maman venait de repasser. Il était extrêmement fier et content. Il avait douze ou treize ans. Il n’y avait ni exploitation, ni salaire, il y avait juste participation. Et il m’a semblé, à ce moment-là, que le fait que le lien famille-travail soit établi avait plusieurs avantages. D’abord celui de veiller sur les enfants, voire d’allaiter pour la femme. Lorsque tout se passe au même endroit, il n’y a pas ce problème de confier les enfants, on les a toujours auprès de soi, et quand le couple travaille, il y a toujours un des deux qui peut jeter un coup d’œil.

Il y a également, certainement, des avantages en termes d’emploi. Nous vivons le désemploi comme une fatalité épouvantable. Je pose une question, c’est une interprétation toute personnelle : Est-ce qu’il n’y a pas en termes d’emploi quelque chose à chercher de ce côté-là aussi ? Est-ce qu’on n’a pas trop dit aux enfants que, bien sûr, ils n’étaient pas tenus de faire le métier de leur père ou de leur mère ? Est-ce que cette dissociation ne fait pas que les gens sont moins bien préparés à des métiers qui sont totalement étrangers à leur famille, et dont, parfois, ils n’ont jamais entendu parler ?

Marie-Joëlle Guillaume : Je suis très intéressée par ce que vous dites, parce que tout père ou mère de famille vérifie aujourd’hui à quel point il est difficile de répondre aux questions des adolescents qui arrivent en troisième et seconde, etc. et qui parfois se demandent et nous demandent : « Qu’est-ce que je pourrais faire ? » Tout jeune a ses propres talents, mais quand vous avez une diversité de talents, vous êtes confronté à l’embarras du choix. Il m’est arrivé de penser qu’aux temps où l’on était notaire, médecin ou agriculteur de père en fils, les choses étaient peut-être plus simples. Cela n’empêchait apparemment jamais tel ou tel, ayant une vocation différente, de l’accomplir. Mais il existait une sorte de programmation familiale qui balisait le terrain. On rétorquera : « Nous sommes beaucoup plus libres aujourd’hui ». Je suis tentée de répondre qu’il s’agit souvent d’une liberté d’indétermination et qu’elle peut se révéler lourde de conséquences : c’est ainsi que certains jeunes s’orientent vers des filières où ils n’ont pas de débouchés, simplement parce qu’ils ont été mal conseillés. C’est en particulier le cas dans les familles les moins favorisées culturellement, qui ne sont pas suffisamment au courant de l’éventail des possibilités offertes à leurs enfants.

On peut, donc, se poser la question : cette dissociation trop grande, cet individualisme, ne jouent-ils pas contre la promotion de l’individu lui-même ?

Nicole Prud’Homme : J’étais très intéressée, Madame, par tout ce que tout ce que vous avez dit, et c’est un regain d’optimisme qui ne m’est pas toujours familier, de penser à partir de votre propos qu’il me semble que la famille revient. Elle ne revient certainement pas, c’est mon appréciation, pour les raisons que nous souhaiterions. Car, philosophiquement, je suis complètement en phase avec votre propos. Permettez-moi de prendre dans votre exposé, quelques éléments.

Tout d’abord, sur les trente-cinq heures, je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est un très grand regret que ce ne fut pas l’occasion de mettre la famille au centre du travail et dans ces négociations de donner une dimension familiale. Mais cela revient aux propos que vous avez tenus : la place des femmes dans le travail, la place des femmes dans les négociations. Car, arrivé tout en haut de l’échelle, c’est tout de même assez compliqué. On n’a pas toujours un Pierre Boisard sur sa route, puisque je suis un peu sa fille spirituelle et syndicale.

Vous avez dit : on a séparé le travail de la famille. Je voudrais éclairer cela, je ne suis pas tout à fait d’accord. Aujourd’hui, dans la politique familiale qui est suivie, on a introduit le fait que l’on pourrait favoriser les entreprises à créer de crèches. C’est bien sûr pour des raisons économiques. Mais on voit bien que là, l’entreprise à travers le crédit d’impôts/famille est “intéressée” par cette dimension familiale quand les salariés ne sont pas simplement des producteurs. Ils ont, en dehors de l’entreprise d’autres tâches, d’autres missions que l’entreprise peut prendre en compte.

Sur la réhabilitation de la place du père, vous savez qu’aujourd’hui on peut avoir un congé paternité, un congé parental aussi auprès d’un enfant. J’y vois là le signe quand même que le père revient un petit peu. La famille revient un peu, le père revient un peu. Et je vois bien les demandes formulées, notamment en cas de rupture de couple, de plus en plus les pères demandent la garde partagée. C’est pour moi une nouveauté.

Soulignons aussi tout ce qui touche à la gratuité. Je trouve que le bénévolat est quelque chose d’assez considérable dans notre société. Je n’ai plus les chiffres en tête, mais il me semble que s’il n’y avait plus les bénévoles de tout âge et que les dispositifs de pré-retraite et autres ont multiplié, je crois que beaucoup d’activités ne pourraient pas se tenir.

En conclusion, si on élargit et si l’on regarde au niveau européen, je suis assez fière de femmes françaises, près de 80 % en âge de travailler, travaillent. Mais, en matière de démographie, nous sommes quand même en haut des statistiques même si c’est tout à fait insuffisant. J’essaie de cultiver l’optimisme, dans le Traité constitutionnel, vous le savez, tout ce qui était famille au niveau européen devait rester dans la sphère privée. L’introduction de la Charte des Droits fondamentaux fait que l’on a introduit, certes par une toute petite porte, la famille. Et je vois un certain nombre de pays, je pense à l’Autriche en particulier, qui prend des mesures pour, justement, permettre davantage l’accueil de l’enfant. Aujourd’hui, le choix ne devrait plus être entre travail et enfant. Beaucoup de femmes des pays européens ont fait le choix unique du travail. Des études en Allemagne ont montré que sur dix femmes cadres, quatre choisissent de ne pas avoir d’enfants car, justement, il n’y a pas de politique familiale du jeune enfant et elles choisissent le travail, elles ne choisissent pas l’enfant.

Pour moi, je crois que c’est ça un des problèmes de fond : avoir des politiques qui permettent aux femmes de travailler et d’avoir des enfants. Car je crois que majoritairement, nos jeunes femmes souhaitent travailler. Là où je vous suis complètement, c’est dans les arrêts et les poses carrière qui doivent être accompagnés de manière beaucoup plus forte. Même si, en particulier grâce à Pierre Boisard, je crois que l’allocation parentale d’éducation permet à des femmes de travailler même si les sommes versées sont encore trop modestes.

Thomas Guist’Hau : Je suis diacre et je commence deux ans d’études en théologie morale sociale à Paris. Ma question porte sur le rôle et la complémentarité homme-femme. Vous avez fort bellement expliqué l’importance de l’investissement de la femme dans la société, notamment dans la sphère économique en précisant qu’il ne s’agissait pas de prendre des postes plus féminins mais d’exercer un travail de manière féminine. Je souscris pleinement et je me réjouis qu’effectivement il y ait un investissement de plus en plus grand de la part des femmes. Cependant, si on veut que cela ne se passe pas au détriment de la famille, on se rend compte qu’il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui reste à la maison de temps en temps. Et on fait porter jusqu’à maintenant essentiellement le poids de cette double présence, finalement, à la femme, quasi exclusivement.

Ma question est la suivante. Comment faut-il envisager le rôle de l’homme dans la famille aujourd’hui ? Y a-t-il une nouveauté à découvrir ? Que penser des hommes au foyer ? Faudrait-il envisager des types de solutions intermédiaires ? Comment l’homme peut-il tenir une place plus importante dans la famille, tout en restant homme ?

Marie-Joëlle Guillaume : Vous résumez bien la difficulté en disant : “tout en restant homme” ! Peut-être ma vision des choses est-elle exagérément traditionnelle ? Mais je ne vois pas bien l’homme au foyer. Il me semble – je crois que frère Samuel nous l’a dit dans sa première communication – qu’il y a une sorte de prise directe de l’homme sur les choses, et de la femme peut-être davantage sur les êtres. Il ne faut évidemment pas forcer cette distinction, sinon nous risquons de tomber dans la caricature, mais je pense qu’elle existe tout de même.

Physiologiquement, déjà, du fait que la femme est faite pour porter la vie, pour donner la vie, elle a sans doute une attention spontanée à l’humain. Certes, elle ne donne pas la vie toute seule, mais c’est tout de même elle qui la porte. Le père ne peut donc pas jouer le même rôle à l’intérieur du foyer.

La psychologie et la psychiatrie modernes ont bien mis en évidence le fait que le père, c’est celui qui dit la loi. Il est important qu’il soit là pour dire la loi. Mais dire la loi, ce n’est pas aller langer son bébé. Ce sont deux choses différentes. Et même à l’adolescence, le rôle du père auprès de son grand garçon ou de sa grande fille ne sera pas le même rôle que celui de la mère auprès de chacun d’eux. Nous comprenons bien que le parent du même sexe aura des choses spécifiques à dire et une attitude à adopter qui ne seront pas celles du parent de sexe opposé.

Les deux parents sont appelés à jouer leur rôle au sein de la famille. Si vous voulez le fond de ma pensée, je crois que ce qui ne va plus aujourd’hui, c’est que ni l’un ni l’autre ne sont suffisamment actifs au sein de la famille parce que le rôle de la famille n’est plus compris. Il n’est plus du tout compris ! On ne rêve que de faire garder ses enfants à l’extérieur, on veut que l’école s’en charge sans cesse davantage, et l’école s’écroule parce qu’elle n’est pas faite pour cela. Quant au travail d’éducation, même des parents de très bonne volonté ne savent plus ce que c’est qu’élever des enfants, et vous les voyez s’adresser à de multiples associations pour essayer de savoir comment on peut être parent.

J’en profite pour répondre à Madame Prud’homme : je suis totalement d’accord avec ce que vous avez dit du bénévolat. Effectivement, cela manquait à mon exposé. La vie associative est extrêmement développée dans un pays comme le nôtre et il est vrai qu’elle recèle des trésors de générosité. Cela dit, on ne devrait pas avoir besoin de recourir à dix associations pour comprendre comment on peut être parent. Ce désarroi touche d’ailleurs aussi bien les pères que les mères. Apprendre à être parent fait partie des acquis que les familles n’ont pas su « reprogrammer »…

Pour essayer de répondre à votre question, je dirai qu’il faut d’abord, je crois, reprendre conscience de l’importance du rôle de la famille. Puisque les associations sont amenées à travailler dans ce sens, peut-être mener cette réflexion à travers la vie associative, le bénévolat. Par ailleurs ceux qui écrivent, ceux qui parlent, ceux qui pensent peuvent peut-être aider les jeunes générations à comprendre leur futur rôle de parents. Mais le père ne sera jamais la mère, et réciproquement. Je n’y crois pas, et je ne pense pas que l’évolution actuelle des « papa poule » et compagnie soit très saine. Elle me semble plutôt participer de cette grande confusion des sexes à laquelle nous assistons aujourd’hui.

Chantal Delsol : Juste deux ou trois remarques et une question rapide.
En ce qui concerne les salaires inégaux, je l’avoue, je suis peut-être trop traditionaliste mais cela ne me choque pas que les salaires soient moindres quand il s’agit d’une femme de trente ans qui risque d’être enceinte tous les deux ans et qui par conséquent est beaucoup moins présente sur le terrain. Je trouve qu’il ne faut pas demander l’égalité à tout prix.

C’est intéressant ce que tu as dit sur les P.D.G. des multinationales mais est-ce que tu n’es pas sûre que c’est parce que les P.D.G. des multinationales ne partent jamais à la retraite ? Il faudrait voir à quel âge ils partent. J’en connais un certain nombre qui, à quatre-vingt ans, sont toujours là, avec un pauvre fiston de soixante ans qui rame derrière et qui n’a jamais eu le pouvoir en fait.

En ce qui concerne la délinquance, il y a une vingtaine de milliers d’études qui ont été faites aux États-Unis à partir des années 1960 et en Norvège, surtout dans ces deux pays et qui montrent très clairement, presque impossibles à publier en France, je m’y suis moi-même essayée pratiquement sans succès sauf pour une toute petite dose, et qui montrent qu’entre 95 et 98 % des garçons entre quinze et vingt-cinq ans qui sont drogués, suicidaires, assassins, etc. sont des enfants qui n’ont pas eu de père. Il y a très clairement une relation, cela a été étudié vraiment bien, pas par des cathos qui voulaient que ce soit absolument vrai, non. Là, il suffit de retourner aux textes et le père a un rôle complètement structurant, je suis complètement ce que tu as dit.

Finalement, tu as raison de dire que les femmes ont toujours travaillé. Avant, elles travaillaient dans le cadre de la famille, ce sont les femmes d’agriculteurs par exemple. On le voit encore aujourd’hui, même dans des pays comme la France. Ce qui est nouveau aujourd’hui c’est que les femmes font carrière. Je trouve que ce n’est pas du tout pareil de travailler et de faire carrière. Est-ce que là il n’y a pas un décrochage qui pose un vrai problème. Ce que je trouve très inquiétant c’est le malaise des hommes actuellement. Le malaise des hommes, des garçons, qui ont l’impression d’être inutiles parce que finalement, avant, les femmes jouaient un rôle et eux apportaient l’argent sur la table à la fin du mois. Et maintenant ils ont l’impression que les femmes peuvent tout faire. Et eux, ils ont tendance à dire, je l’ai d’ailleurs entendu souvent : « à quoi je sers ? » Est-ce qu’on peut faire deux carrières dans le même couple ? J’ai eu des conversations avec Marie Balmary qui m’ont profondément intéressées là-dessus.

Marie-Joëlle Guillaume : C’est une vraie question ! Avant de répondre, je voudrais revenir sur cette question des salaires inégaux. En fait, je suis d’accord avec toi. Mais je pense que ce qu’il faudrait, c’est peut-être expliquer davantage pourquoi il y a inégalité. Aujourd’hui, l’inégalité de salaire est perçue comme un manque de reconnaissance de la qualité de la femme. Alors qu’il serait juste de dire : la raison en est que la société prend en compte l’éventualité de grossesses à tel âge ou tel âge. Toutefois, un tel raisonnement ne peut s’admettre que s’il va de pair avec des allocations familiales substantielles. Il faut affirmer une logique, une cohérence. Comme cette cohérence est aujourd’hui mal perçue et mal expliquée, j’ai voulu souligner l’injustice.

Quant à cette question de la carrière, je crois que c’est effectivement un élément central. Tu as parfaitement raison, ce n’est pas la même chose de travailler et de faire carrière. Une femme peut parfaitement aujourd’hui, en distinguant des périodes où elle s’arrête de travailler et des périodes où elle reprend son activité professionnelle, exercer une profession pendant une grande partie de sa vie. Faire carrière, c’est autre chose. On sait bien que si l’on s’arrête pendant un certain temps on n’aura plus les mêmes postes, la vie professionnelle ne connaîtra pas le même déroulement. C’est un premier point. Effectivement, je ne vois pas bien comment concilier le rôle qu’une femme, mère de plusieurs enfants, doit jouer à l’intérieur de la famille avec une carrière brillante, au sens où notre société entend les carrières brillantes, c’est-à-dire y compris en écrasant les pieds de tout le monde pour arriver plus vite au sommet.

Par ailleurs, pour le problème que tu poses de deux carrières dans un couple, j’aurais tendance à répondre qu’en effet, cela semble difficilement conciliable avec un équilibre vrai de la famille. J’en reviens à cette notion de don, de gratuité. Il faut qu’il y en ait un des deux qui sacrifie la carrière à l’éducation des enfants. Cela peut être éventuellement le père qui fasse le sacrifice d’une carrière ou, à tout le moins, d’une profession qui l’amènerait en permanence aux quatre coins du monde. Mais c’est difficile, parce que l’image masculine en pâtit. Si la femme a un très gros poste dans une entreprise et que le mari est un fonctionnaire moyen, il sera sans doute chez lui tôt le soir, mais il se sentira dévalorisé. Je ne pense pas qu’il soit sain – là, je le reconnais, je réagis peut-être d’une façon très réactionnaire -, mais je ne pense pas qu’il soit sain que le chef de famille se sente inférieur à son épouse. On n’y changera rien : il y a des choses qui sont humainement et spirituellement importantes pour l’équilibre des personnes, et qui passent avant une réussite professionnelle. Je sais qu’il est très difficile de dire cela aujourd’hui, mais n’est-ce pas le réalisme qui nous y pousse ?

Janine Chanteur : Je suis en accord avec vous sur beaucoup de points, mais il y a quand même quelque chose qui m’inquiète : une famille, c’est aussi un certain nombre d’individus qui sont en relation chaleureuse et en relations encore plus profondes, spirituelles, de travail, c’est vrai.

Mais il ne faut pas oublier que dans le monde que vous nous avez décrit, les filles ne faisaient guère d’études. En tout cas dans la bourgeoisie, les filles apprenaient à lire, oui d’accord, elles allaient un peu en classe, mais les garçons, eux, cultivaient leur intelligence beaucoup plus longtemps. Maintenant, elles font des études, elles font les mêmes études que les garçons et elles s’intéressent à ce qu’elles font. Elles deviennent des êtres capables de choix, capables de liberté, parce qu’elles ne sont pas restées incultes.

Alors, que faire ? Elles sont devant une tentation : le fait de continuer. Je dois dire que je les comprends puisque je l’ai fait. Mais c’est un peu rapide de dire en somme, qu’une fois encore Ève a croqué la pomme, en s’épanouissant dans son travail, comme si c’était au détriment de sa famille. Le problème est-il insoluble ?

Marie-Joëlle Guillaume : Je peux vous répondre sur ce point, parce que c’est une question que je me suis souvent posée et qu’on m’a souvent posée à propos de l’éducation des filles d’une manière générale.

Je pense que l’instruction donnée aux filles est une bonne chose en soi et dans tous les cas. Le fait de donner la possibilité aux personnes, quel que soit leur sexe, de développer leurs talents est souhaitable partout dans le monde, y compris dans les endroits – car vous savez que nous ne sommes pas les plus défavorisés – où ce n’est pas encore le cas pour les petites filles.

J’attire toutefois votre attention sur un point : il faut que les adolescentes, avant de s’engager dans un certain type d’études, avant d’entamer une formation professionnelle, réfléchissent à l’attitude qu’elles adopteront si elles envisagent de se marier et d’avoir des enfants. Il faut leur tenir ce langage. Car je pense que les problèmes surgissent essentiellement quand on n’y a pas pensé avant. Si nous poussons les filles à faire des études avec exactement la même mentalité que les garçons, c’est-à-dire comme si elles allaient se trouver dans le même jeu compétitif d’une carrière à mener tambour battant, et qu’ensuite nous leur suggérons de s’arrêter pour élever leurs enfants, nous leur demandons l’héroïsme ! Or on ne peut pas exiger l’héroïsme de tout le monde. On demande aux jeunes femmes des choses trop difficiles !

Il faut prendre le problème autrement. Partir de l’idée simple que, même si tout le monde ne le fait pas, dans la majorité des cas l’être humain envisage de fonder une famille. Pour une femme, cela suppose de mettre au monde des enfants, ce qui signifie des temps de grossesse, des périodes de présence auprès des petits…etc. Si les jeunes filles acceptaient de réfléchir à cela au moment de choisir l’orientation de leurs études et d’opter pour tel ou tel métier, je pense que l’on éliminerait une partie des problèmes. Les filles sont comme les garçons, elles peuvent avoir des talents divers, elles peuvent hésiter entre deux voies, l’une qui sera plus compatible avec la vie familiale et l’autre qui le sera moins. Si elles n’ont pas réfléchi avant, elles risquent de se trouver prises au piège.

La deuxième réponse, qui va dans le sens de ce que Madame Prud’homme nous rappelait tout à l’heure, c’est que l’on polarise indûment l’intérêt sur la seule vie professionnelle. Or une femme qui a fait des études, qui a développé ses talents, qui est intelligente peut trouver d’autres points d’implication dans la vie sociale que la vie professionnelle. Il existe beaucoup de pistes à explorer dans la vie culturelle, dans la vie associative… Il y a de multiples façons d’utiliser son intelligence. Je pense à une femme qui était venue me parler à la fin d’une conférence sur l’éducation des filles, il y a une dizaine d’années. « J’avais fait des études de médecine, me dit-elle. J’ai épousé un médecin, et puis, comme nous avions une famille, je me suis arrêtée pour les enfants. Eh bien, quand ils ont été grands, j’ai repris des études, je suis bibliothécaire maintenant. Mes enfants sont élevés, j’aimais lire, je me suis reconvertie comme cela ». Je pense que le niveau d’études supérieures qu’elle avait atteint lui permettait de se reconvertir. Je suppose aussi qu’elle a cultivé son esprit pendant le temps où elle n’a pas exercé en tant que médecin, sinon l’effort eût été trop difficile à accomplir ensuite.

C’est un exemple. Je n’en tire pas de conclusion excessive, simplement trois remarques : il faut donner aux filles les mêmes possibilités de se cultiver que les garçons ; il faut toutefois qu’elles le fassent sans oublier l’autre aspect de leur vocation ; et enfin, la vie professionnelle n’est pas la seule forme d’activité, et ceci est valable pour les garçons aussi. Cette polarisation sur la vie professionnelle qui phagocyte tout le reste aboutit à une civilisation qui n’est pas équilibrée.

Françoise Seillier : Est-ce que vous ne pensez pas que nous sommes dans une situation tout à fait nouvelle concernant le travail professionnel extérieur des mères de famille ? Il y a eu des périodes d’opposition très forte par exemple entre laïcs et catholiques, mais c’était la même éducation morale de base que l’ensemble du monde adulte transmettait aux enfants : ce n’est plus le cas. Ma mère a élevé huit enfants en ayant été professeur toute sa vie ; moi-même j’ai enseigné quelques années puis j’ai fait le choix d’arrêter pour élever nos enfants et prendre des responsabilités associatives et de catéchèse ; mes filles ont fait le choix dès le départ (tout en ayant des diplômes qui leur permettraient de gagner leur vie en cas de besoin) de se consacrer à l’éducation de leurs enfants sar le contexte de la société actuelle est, sur tous les plans, anti-éducative ; il faut reprendre et rectifier souvent ce qui a été entendu à l’école voire au catéchisme et dans les différents lieux où se trouvent les enfants Des menaces multiples et subtiles pèsent sur les jeunes nécessitant une disponibilité des parents beaucoup plus importante qu’auparavant.

Quant au lien entre famille et politique pour qu’il soit vraiment pris au sérieux, ne conviendrait-il pas de remettre à l’étude intelligemment la question du vote familial,

Francis Jacques : Les sociologues ont proposé plusieurs modèles de la famille qui conjuguent les relations d’âge et de sexe, de descendance et d’alliance, avec celles de l’habitat et de la cohabitation. Mais ce n’est pas tout : ces relations se conjuguent elles-mêmes avec celles de la production économique pour enrichir la combinatoire, compliquer et compromettre son harmonie. Voici en effet que la famille est une réalité sociale fondée à la fois sur la parenté, l’alliance et un statut économique à évolution rapide. L’alternative évoquée tout à l’heure par Marie-Joëlle Guillaume — ou bien orienter les femmes vers les ‘métiers humains’, ou bien leur demander d’apporter une « dimension spécifique » — formule assez bien le problème. En un sens elle ne sous-estime pas la difficulté : le travail moderne semble bien tourner le dos à la civilisation. En un autre sens, il reste toujours à dégager les raisons structurelles profondes qui rendent si problématique le modèle contemporain de la famille tournée vers le travail.

Reprenons alors le fil de la dernière conférence. Chantal Delsol nous a fait comprendre la déréalisation et l’effacement actuel de la valeur du travail, fruit d’une époque à laquelle le confort a enlevé tout sens du tragique de la vie. Envers de la galère décrite par Edgar Morin : allons-nous vers l’abîme ? demandait-il dans le Monde du 1er Janvier 2003. L’argument était massif : le vaisseau spatial Terre se propulse en aveugle, sur le triple vecteur de la science, de la technique et du marché. Comment défendre l’Immaculée Conception du savoir scientifique ? Son avancée de proche en proche fait couple avec l’avancée technique, celle-ci avec l’avancée industrielle. Enchaînement connu. Ces trois avancées s’accompagnent d’une mondialisation de l’économie qui suscite des crises en chaîne et en voie de généralisation.

Plus que jamais la spécificité masculine du travail moderne est accusée, aux deux sens du mot. Elle pénètre la recherche fondamentale, accapare la rationalité, marginalise tout autre factualité et expertise que scientifique – celles du juriste, du philosophe, du théologien – déconstruit les ‘humanités’ par une anthropologie strictement positive et descriptive, circonscrit étroitement la vie spirituelle dans la peau de chagrin de la sphère privée. En entrant dans cette galère par la division du travail, les femmes n’ont pu qu’en subir le contrecoup et le répercuter sur la famille. Pour ne pas nous tromper de diagnostic et proposer des remèdes à la hauteur du problème, radicalisons la difficulté : c’est le déséquilibre introduit non seulement par la soustraction au travail d’éducation interne à la famille, dont a si bien parlé Marie-Joëlle Guillaume, mais par la participation grandissante à la rationalité abstraite requise par l’économie moderne.

Essayons de pousser cette difficulté en position centrale de nos réflexions. C’est d’autant plus urgent que ce modèle se mondialise rapidement. Notre âge enivré par la praxis opératoire, est de plus en plus menacé par ce qu’il fabrique. Hier première promotion féminine de CRS. « Cela me plait, je porte un uniforme », dit la femme interviewée. Un homme interviewé : « pour nous cela ne change rien ». Le sursaut à réussir est considérable.

Solange Marchal : A la prévention spécialisée, dont j’ai eu la charge à Paris dans ses débuts.. on avait constaté que cela n’est pas l’absence du père, mais l’image qu’il en donne qui perturbe les enfants.

Quand le père était chômeur, couché, fatigué… pour les garçons que nous suivions c’était le père qui manquait. Les mères étaient au foyer.

De l’autre côté de l’échelle, les jeunes cadres brillants sortis de l’X, centrale, HEC ont actuellement (j’exagère un peu) une vie « d’esclave » (bien payés c’est vrai). Tant qu’ils ne sont pas mariés cela va à peu près… ils partent le matin à 7h, ils rentrent vers 21h… ou plus, ils ont peu de samedis et souvent pas de Dimanche. C’est une épreuve d’endurance et cela va très bien pendant quelques temps. Mais quand ils sont mariés, en effet cela va très mal… avec ces horaires tentaculaires ; et c’est pour cela qu’on a les deux divorces prévus…

Alors, il faut espérer que cela changera, qu’ils se révolteront un petit peu et que les P.D.G avant de prendre leur retraite et de mourir … y penseront aussi.

Père Gérard Guitton : J’ai entendu avec plaisir, Madame, que vous aviez résidé au Togo au début de votre carrière. Nous ne nous y sommes pas croisés, mais je vous y ai suivie en passant dix années merveilleuses de vie missionnaire dans ce pays. Cette complicité africaine me permet d’illustrer vos propos par deux remarques.

La première pour citer un proverbe (les africains s’expriment beaucoup par proverbes) du pays Moba (ce “grand nord” togolais que bien des habitants de Lomé ne connaissent pas toujours !). On dit là-bas pour illustrer les bienfaits de la famille nombreuse : « L’ânesse met bas pour soulager son dos. » Ce qui veut dire : plus elle a de petits ânons, plus elle soulage son dos chargé, mais aussi plus son maître pourra transporter de marchandises… ce qui veut exprimer aussi les bienfaits des enfants nombreux qui permettent d’augmenter la production, donc améliorer le niveau de vie. Dans la tradition africaine, la famille nombreuse est une bénédiction de Dieu : plus on a d’enfants et plus on s’enrichit ! Ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui, les africains sont les premiers à le savoir et à en faire les frais. Ce qui va tout à fait dans le sens de votre conférence : le conflit entre la famille et le travail.

La deuxième remarque pour dire que, dans ces pays d’Afrique noire, l’importance de la femme est considérable pour l’économie locale : la vente sur les marchés repose sur les femmes : ce sont elles qui sont les meilleures commerçantes, et elles l’exercent avec leurs enfants pour les aider ou les plus jeunes sur le dos. Là encore il s’agit de l’Afrique traditionnelle concurrencée de nos jours par le commerce international qui s’installe partout et à tous les niveaux.

Deux petits faits qui, si vous le permettez, apportent un éclairage africain à vos propos tout à fait passionnants.

Michel Berger : Vous avez fait, à juste titre, la distinction entre redistribution sociale et compensation des charges, allocations familiales, etc. Et aujourd’hui, je pense qu’il est effectivement, même certainement, difficile de sortir de ce cadre. Mais n’y a-t-il quand même pas là la marque d’une socialisation qui imprègne aujourd’hui complètement nos esprits ? Ne faudrait-il pas réintroduire une réflexion sur la notion de salaire familial qui réintègre la famille dans l’entreprise et donc dans le travail. Je dis bien une réflexion, parce que c’est sûrement inapplicable immédiatement. Je crois que cette notion de salaire familial manque cruellement.

Geneviève Boisard : Je voulais juste faire une remarque à Marie-Joëlle, tout en étant d’accord avec tout ce qu’elle a dit.

Il y a une chose qu’on n’a pas dite c’est le bénéfice que les enfants peuvent retenir du travail de leur mère, travail à l’extérieur, qu’il soit salarié ou non, dans toute l’ouverture d’esprit, dans toute l’expérience qu’il peut lui apporter. Cela me paraît quelque chose d’important.

D’autre part, alors là je serai peut-être un peu provocatrice. Quand on parle de l’éducation des filles, je me dis qu’il faut aussi les préparer à l’autonomie. Soit qu’elles restent célibataires, ce qui peut aussi arriver, soit qu’elles soient confrontées au divorce et je crois qu’on ne peut pas, à l’heure actuelle, écarter d’emblée ce grand malheur qui arrive à la famille. Je pense qu’il faut que les femmes puissent assurer leur autonomie. Et donc, il ne faut pas, à mon avis, écarter d’emblée toute idée de carrière pour elles.

Michèle Vauthier : Le travail est très présent dans les textes les plus anciens comme l’atteste son emploi dans la Chanson de Roland premier ouvrage littéraire daté de 1080, aux côtés de ouvrer (latin vulgaire operare) et de labourer (laborare « travailler » à toute activité, et pas seulement agricole).

Pour expliquer la morphologie de ce travail il faut partir, comme vous l’avez fait, d’un mot latin d’époque mérovingienne, tripalium (littéralement : un « trois pieux ») attesté dès 578 dans une décision en latin du Concile d’Auxerre sous la forme de trepalium. Dans ce texte, le terme désigne un instrument de torture. Il a survécu ailleurs comme « nom de la machine qui assujettit les chevaux difficiles pour permettre de les ferrer et les grands animaux en général pour qu’on puisse leur faire subir une opération chirurgicale ».

Au cours de son histoire, le travail conjugue donc les sens actifs d’occupation, de façonnage et de réalisation (liés à ouvre), d’utilisation d’un instrument, d’imposition d’un tourment, d’une peine et d’une fatigue infligée à quelque chose ou à quelqu’un, et le sens passif de tourment, de peine et de fatigue subies (lié à sa racine étymologique tripalium) que l’on y parle des fatigues et des affres des soldats, des pèlerins, des laboureurs ou des femmes en couches

Marie-Joëlle Guillaume : Les interventions ont été riches et diverses.
Je commencerai par vous, Geneviève, en disant que je me suis mal exprimée si je n’ai pas bien marqué que la jeune fille devait être élevée dans l’idée de son autonomie future, car c’est évident. D’ailleurs, aujourd’hui, elle commence par exercer sa profession avant de se marier. L’idée était simplement pour moi d’insister sur le fait que cette dimension familiale devait être intégrée à la perspective dès le départ. Sinon, elle s’intègre dans la douleur ou elle se désintègre.

Je suis pleinement d’accord, Françoise, avec votre perception de l’environnement éducatif, qui n’est plus le même et qui fait porter à la famille un poids beaucoup plus lourd. Cet environnement est peut-être en un sens plus exigeant ou différemment exigeant, en tout cas il est moins naturel.

Ce que vous avez dit, Professeur Jacques, sur la rationalité économique m’intéresse beaucoup. Je pense que la première urgence est de subordonner à nouveau la rationalité du travail, la rationalité économique au vrai bien des personnes, et que le vrai bien des personnes n’est pas séparable de familles solidement composées et équilibrées. Vous m’objecterez peut-être que c’est facile à dire, mais cela fixe tout de même un cap, une perspective. Aujourd’hui, on voudrait raisonner sur la réalité économique pure et on voudrait aussi que, par miracle, les personnes s’y retrouvent, alors qu’on persiste à passer la famille sous silence. Au lieu d’envisager les personnes, on considère les individus comme des billes dans un sac de billes, c’est-à-dire parfaitement autonomes les unes par rapport aux autres, en faisant fi des relations qui leur permettent de se construire.

L’essentiel des divers messages qui viennent de m’être adressés est simple, et il rejoint ma conviction profonde. Nous ne pourrons pas faire l’économie d’un sens renouvelé de la solidarité de chacun des membres de la famille, les uns par rapport aux autres. Le Professeur Jacques parlait de la parenté, de la filiation, il faudrait insister aussi sur la conjugalité. Nous ne pouvons nous passer de cette redécouverte si nous voulons rendre son sens au travail et construire une économie qui soit enfin au service de l’homme.