Par Roger fauroux, Président d’honneur de Saint-Gobain, ancien Ministre, ancien président du haut Conseil à l’intégration

Le Président : Nous sommes déjà arrivés, non pas au terme de notre réflexion sur un sujet aussi vaste et complexe qu’Immigration et bien commun, mais à la dernière communication de cette année académique.

Faut-il présenter Roger Fauroux ? Sans doute est-ce superflu.

Pour mémoire, je me contenterai de quelques repères en y ajoutant quelques remarques plus personnelles permettant de bien situer la personnalité de notre intervenant par rapport à notre thème.

Rappelons que Roger Fauroux a une carrière à la fois ministérielle et industrielle.
Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages.

Agrégé d’allemand, licencié ès lettres, j’avoue avoir une certaine satisfaction à souligner qu’il est également licencié en théologie.

Ancien élève de l’École Normale Supérieure, de l’École nationale d’Administration, Inspecteur des Finances, il fut chargé de mission au Cabinet de Louis Joxe alors ministre de l’Éducation nationale.

Du côté industriel, il fût directeur financier de Pont-à-Mousson, directeur financier de la Compagnie Saint-Gobain de Pont-à-Mousson, directeur général adjoint puis directeur général du Groupe Saint-Gobain et enfin Président directeur général ; il est actuellement Président d’Honneur de Saint-Gobain. Une belle expérience industrielle donc.

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Directeur de l’École nationale d’Administration, ministre de l’Industrie et de l’Aménagement du Territoire, chargé du tourisme, du commerce, de l’artisanat et de l’énergie, maire de Saint-Giron dans l’Ariège, Président de la Commission de réflexion sur l’école au Ministère de l’Éducation nationale, Président – il faut évidemment le mentionner ce soir étant donné le thème qui nous réunit – du Haut Conseil à l’Intégration, Président de la Mission interministérielle pour l’Europe du Sud-Est…

Monsieur Fauroux est encore membre du Conseil d’administration de Saint-Gobain et des éditions du Cerf.

Il est également, je l’ai dit, l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages. Sans les mentionner tous, j’en ai retenu certains avec ce côté un peu personnel que je voulais souligner.

Outre Nous sommes tous des immigrés qui nous ramène une fois de plus à notre thème de ce soir, il a écrit un an auparavant, c’était en 2002, Dieu n’est pas un pur Esprit. Je voulais le mentionner même si le souci d’actualiser justifie également que je cite l’ouvrage qu’il a publié en 2004 : État d’urgence, réformer ou abdiquer ; le choix des Français. Vous voyez, ce n’est pas “le choix d’être français” mais le choix “des Français”, ce qui là encore peut nous ramener à notre sujet.

Et sans plus attendre c’est avec grand plaisir que je donne la parole à Roger Fauroux, en le remerciant d’avoir accepté de venir nous aider à réfléchir et nous apporter son expérience, son expertise et son témoignage,.

Roger Fauroux : Monsieur le Président, je vous remercie d’avoir retracé fidèlement ma carrière parce qu’elle me permet de confesser que pendant les vingt-cinq ans où j’ai travaillé dans l’Industrie, et les trois ans où j’ai été Ministre, je suis complètement passé à côté du problème qui nous occupe, c’est-à-dire celui de l’immigration et de l’intégration des immigrés.

Naturellement, c’est une constatation que je fais avec la plus extrême humilité mais qui m’amène à me demander pourquoi des questions de société deviennent des questions d’actualité.

Le problème de l’immigration et de l’intégration des immigrés était aussi important, aussi urgent il y a 25 ans qu’il l’est aujourd’hui. Et il est paradoxal que quelqu’un dont vous avez bien voulu évoquer la carrière un peu diverse n’ait jamais eu l’occasion de s’en occuper avant 10 ou 15 ans. Je me suis un peu rattrapé, mais quand j’étais actif dans une vie professionnelle, c’était un problème qui, aux yeux des français, n’existait pas.

Aujourd’hui, les choses ont changé, vis-à-vis de ce problème longtemps ignoré et qui est pourtant crucial et permanent.

Un quart des Français a au moins un grand-père né à l’étranger. C’est-à-dire que nous sommes ethniquement aussi métissés que les Etats-Unis, mais à la différence des Etats-Unis, nous ne le savons pas ou faisons mine de ne pas le savoir.

Evitons aussi d’idéaliser le passé en nous figurant que l’immigration ancienne des polonais, des italiens et des portugais, était pour eux une promenade de santé. C’est malheureusement inexact. Souvenez vous de l’accueil réservé aux « ritals » entre les deux guerres, en fonction d’arguments que l’on a vu réapparaître aujourd’hui à propos d’autres peuples : « ils nous prennent nos femmes, nos emplois, nos maisons, ce sont des voisins insupportables etc.. »

Et sachons aussi que ce problème ancien est aussi devant nous, probablement pour longtemps.
Passons sur la menace « maghrébine ». L’immigration à partir des pays d’Afrique du Nord finira par se tarir en raison d’une baisse déjà contrôlée de leur natalité, et en raison aussi de leurs ressources potentielles énergétiques ou touristiques actuellement mal exploitées ou parfois confisquées.

Au contraire, l’immigration au départ de l’Afrique noire est pour nous un défi à long terme parce que ce sont des pays où règnent largement la pauvreté et l’insécurité et dont la natalité demeure exubérante.

Si cette immigration doit être régulée, on voit mal quel « limes » à la mode romaine pourrait véritablement l’endiguer.

Cessons toutefois de cultiver l’angoisse car les chiffres aujourd’hui ne le justifient pas : contrairement à certaines affirmations, il semble bien que le nombre de résidents étrangers originaires d’outre méditerranée n’a guère varié depuis des décennies, et se situe toujours autour de 5 millions de personnes, soit environ 8% de la population française, dont la moitié est naturalisée. Quant au chiffre des clandestins, évidemment très incertain, il représente d’après des sources gouvernementales, des flux annuels d’environ 150.000 personnes mais qui sont à peu près compensés par un nombre équivalent de départs volontaires non comptabilisés, le solde restant là encore inchangé !

En définitive, le problème est plus d’ordre sociologique, moral et si l’on ose dire, spirituel que d’ordre quantitatif.

Tout dépend de la capacité de notre pays à intégrer ces nouveaux venus sans que notre société soit culturellement submergée, et notre système de valeurs subverti. La IIIème République, forte d’un modèle laïque, directement hérité du catholicisme et arc-boutée sur les disciplines de l’Ecole de Jules Ferry avait réalisé en moins d’un siècle, un formidable travail d’intégration interne des populations rurales, à vrai dire déjà christianisées mais seulement partiellement francophones.

Nous n’en sommes plus là et l’on constate avec effroi que chaque soubresaut de la société et en particulier de la population scolaire – pensons à la crise du CPE -, fait émerger des groupes de jeunes, majoritairement issus de familles immigrées qui ont manifestement et on peut l’espérer provisoirement, rompu avec nos institutions, en particulier l’institution scolaire et avec les fondements de notre manière de vivre ensemble.

Et l’Islam n’est pas, dans cette crise, seul ou principalement en cause.

Du reste, l’Islam n’existe pas, il y a des Islams.

C’est ainsi que l’un des obstacles à l’établissement de relations constructives entre les municipalités et les communautés musulmanes, je l’ai constaté maintes fois par moi-même, est leur division en sous communautés nationales, algérienne, marocaine, sénégalaise, turque, voire comorienne.

Par ailleurs, l’Islam est en train de subir de plein fouet le choc de la modernité – après tout notre église catholique est passée par la même expérience et a mis plusieurs siècles à s’en remettre – et la réaction des communautés nationales là encore est très diverse depuis la Tunisie qui est arrivée presque au terme de l’évolution « laïque » jusqu’à l’Arabie Saoudite qui reste à peu près figée dans le conservatisme.

Tous les scénarios restent possibles quant au renoncement à la violence religieuse, au respect des droits des personnes et en particulier des femmes, et à la critique des textes fondateurs.

Ajoutons que notre pays représente un cas particulier car l’Islam y est confronté à la tradition laïque la plus ancienne et la plus forte d’Europe : il en sortira, sans nul doute, transformé et peut-être laïcisé.

Chez « nos musulmans », la pratique cultuelle est aussi faible que chez les catholiques, 4 à 5% mais, même si l’attachement culturel aux valeurs de l’Islam reste en général très puissant.

Gardons nous donc de quelques simplifications commodes mais dangereuses.

Ne disons pas que l’Islam est à lui-même source de violence : félicitons-nous que le problème du voile dans les écoles se soit réglé pratiquement sans remous et que les caricatures du prophète n’aient pas suscité chez nous les réactions qu’elles ont provoqué ailleurs. Mais ne nous satisfaisons pas non plus de l’idée selon laquelle « la violence musulmane » serait seulement le fruit du dénuement économique et qu’il suffirait d’améliorer la condition matérielle des immigrés pour y mettre fin.

Les choses sont plus complexes et « l’ensauvagement » de ces jeunes est plutôt le résultat d’une déstructuration familiale et éducative qui, paradoxalement, a accompagné l’urbanisation des quartiers sensibles : la solidarité des communautés était, aux dires de nombreux témoins, plus forte dans les bidonvilles que dans les barres d’H.L.M.

La lutte nécessaire contre le chômage et contre l’exclusion économique ne suffira pas si elle n’est pas accompagnée d’un effort considérable d’éducation des nouveaux venus, qui passe par une réforme des conditions d’accueil dans les établissements scolaires et sur les lieux de travail.

Pour le redire encore une fois, la faillite de l’intégration des immigrés, dont les violences urbaines sont le signe le plus visible, doit nous inciter à remédier aux carences institutionnelles et morales de notre propre société.

Que faire ?

Le problème est si vaste et si complexe qu’il serait vain de prétendre l’embrasser dans ses multiples composantes ou de prétendre proposer quelques recettes simples.

Je me contenterai de vous faire part des conclusions de travaux auxquels j’ai été associé dans le domaine de la discrimination sur les lieux de travail.

Disons d’abord que nous avançons dans un brouillard statistique quasi-total en ce qui concerne la place des immigrés ou de leurs descendants dans notre société et plus particulièrement dans nos institutions et nos entreprises puisque nos recensements ne connaissent que le binôme Français/étranger et s’interdisent toute investigation dans le domaine des origines.

Cette retenue s’explique par des motifs très honorables fondés à la fois sur le respect des personnes et une survalorisation de la conception française d’une citoyenneté qui l’emporte sur toute autre qualification de nature culturelle ou ethnique.

Appliquée avec dogmatisme, cette doctrine a le redoutable inconvénient de nous priver de base scientifique quant aux itinéraires d’intégration ou d’exclusion des personnes concernées et de nous obliger à des tâtonnements quant aux moyens d’action, faute de pouvoir en mesurer rigoureusement les résultats.

J’ai été moi-même très surpris de me heurter à de tels tabous, quand, au nom du très officiel Haut Conseil à l’Intégration, j’ai tenté, le plus souvent en vain, d’évaluer la place des personnes originaires de l’immigration dans quelques unes de nos grandes entreprises, dans notre administration, dans nos syndicats ou dans notre armée.

Nous n’avons à notre disposition que quelques éléments d’information approchés néanmoins suffisamment parlants pour que nous puisions apprécier nos carences en ce domaine. Citons à titre d’exemple l’identification des patronymes grâce à la consultation officieuse des annuaires et des registres de personnel ou les méthodes du « testing » inspirées des Etats-Unis et reconnues par notre jurisprudence et qui consistent à mettre en scène, avec l’aide d’acteurs professionnels et de CV préfabriqués, la rencontre entre candidats supposés à l’embauche, immigrés ou français de souche, et les responsables du recrutement.

Ajoutons que les informations ainsi collectées toutes approximatives qu’elles soient, sont abondamment corroborées par les récits individuels que chacun peut recueillir de la bouche de tous ceux qui ont dû franchir mille obstacles pour conquérir une place dans notre société, simplement par ce que leur couleur de peau n’est pas la même que la nôtre.

Le rapport que j’ai remis l’année dernière au Ministre Jean-Louis Borloo, au nom de la Commission qu’il m’avait demandé de présider pour étudier les discriminations à l’embauche, ne comporte aucune ambiguïté. Alors que la France dispose, comme les autres pays européens, d’un arsenal légal et règlementaire très étoffé pour lutter contre les discriminations, ces dispositions dans le domaine de l’emploi sont très largement et impunément ignorées et cette forme de délinquance prospère.

Ajoutons que ce mépris de l’Etat de droit et du principe d’égalité inscrit au fronton de nos bâtiments publics, déjà fâcheux en lui-même, se double d’un gaspillage de ressources humaines particulièrement regrettable dans un pays vieilli où les jeunes talents sont rares. Envions les Britanniques qui ont su promouvoir des africains ou des asiatiques à la présidence de la Chambre des Lords, et à la tête de très importantes municipalités, et les américains qui ont nommé aux plus hauts postes du gouvernement, de la diplomatie, et de l’armée, des représentants de la minorité noire.

Les recensements que nous appelons de nos vœux et dont il n’est pas difficile d’imaginer des modalités de réalisation, respectueuses à la fois de l’intimité des personnes et de nos traditions républicaines auraient au minimum une valeur pédagogique très forte vis-à-vis de ceux qui nient, ignorent ou feignent d’ignorer l’existence même de ces discriminations.

L’État, auquel nous nous hâtons de recourir chaque fois que notre société est en crise, a peu de prise sur ce problème qui concerne surtout nos comportements et nos représentations collectives.

Il a néanmoins le devoir de parler et, à ce titre, le discours prononcé par Jacques Chirac à Troyes peu après son élection et consacré pour l’essentiel à notre problème, constitue un geste fondateur et un tournant dans sa perception par les Français, car le discours public dans notre pays est certes suspecté et contesté, mais il est entendu.

Par ailleurs, l’État a le devoir et doit se donner les moyens de faire appliquer la loi et la création de la « Haute Autorité de Lutte contre les discriminations et pour l’Egalité » (HALDE), qui, à l’exemple d’une institution depuis longtemps active en Grande-Bretagne, est une heureuse initiative.

Mais c’est à la société civile et économique de trouver elle-même ses voies : il ne servirait à rien d’alourdir encore la législation existante et de compliquer un Code du Travail déjà bien encombré.

Il ne s’agit pas de bouleverser de fond en comble notre système de méritocratie républicaine mais de modifier les procédures de recrutement, en particulier l’organisation des concours qui font barrage à ceux qui, quels que soient leurs mérites personnels, n’ont pas sucé, avec le lait maternel, une certaine « culture « bourgeoise.

Il s’agit par des procédures de sélection adaptées, de rétablir l’égalité comme vient de le faire intelligemment l’Ecole des Sciences Politiques qui a su aménager l’architecture des examens sans en abaisser le niveau. D’autres actions visent, en amont de l’Enseignement supérieur et des classes préparatoires aux Grandes Ecoles, à aider les élèves méritants des lycées de banlieues à vaincre leurs inhibitions et à oser se préparer à ces carrières de dirigeants.

Il m’a ainsi été donné de participer aux travaux d’une Fondation privée, la Fondation EURIS, qui accorde des bourses d’Enseignement supérieur à des lycéens de familles défavorisées, en majorité immigrées, qui ont obtenu une mention très bien ou bien au Baccalauréat.

Le plus saisissant dans cette expérience n’est pas seulement la réussite scolaire de garçons ou de filles originaires pour le plus grand nombre de l’immigration, en dépit du dénuement culturel et économique de leur entourage immédiat, mais surtout leur capacité à surmonter des inhibitions psychologiques initiales et à s’engager dans des filières d’excellence.

Le mouvement associatif a connu depuis quelques décennies dans notre pays un essor inattendu, – y compris dans la communauté maghrébine ; pensons aux Scouts Musulmans de France -. Il trouvera et trouve déjà dans de multiples initiatives de terrain, l’occasion de vaincre nos préjugés et de mettre en œuvre des actions de solidarité sociale au profit des exclus de l’immigration.

Contrairement à une formule célèbre, mais paresseuse et donc dangereuse, il ne servirait à rien de « laisser le temps au temps » : le temps presse et l’intégration rapide des immigrés est non seulement une exigence morale, mais une condition de survie de notre société démocratique.

Échange de vues

Le Président : Dans une première partie finalement vous faites une belle rétrospective qui nous a permis de nous rafraîchir un peu la mémoire, en évoquant, ici ou là, des points qui avaient été abordés à l’occasion des communications précédentes.

Et puis, dans une seconde partie – et je vous en remercie – vous n’hésitez pas à aborder quelques perspectives : Que faire ? Ce côté pratique, ce souci d’action convient parfaitement à notre vocation d’être concret, d’essayer de voir comment on pourrait faire quelque chose.

Vous avez parlé de populations déstructurées ; vous avez employé le mot “déstructuré”, et en posant la question : qui est responsable ? vous avez évoqué la crise du système éducatif.

Mais, à un autre moment de votre exposé, vous avez dit : quelquefois dans les bidonvilles ou dans l’islam, on a quand même, on sent peut-être une conviction de l’association familiale, du respect familial, etc. On peut s’étonner de voir, dans ces milieux-là les situations les plus déstructurées.

On peut se demander, là, que faire ? Vous avez parlé du monde associatif. Il peut effectivement jouer un rôle, mais on voit mal ce monde associatif se substituer au rôle des parents.

Alors, que faire du point de vue du rôle de la famille pour éviter les problèmes de ce que l’on pourrait appeler les prolétaires des temps modernes ? Parce que les populations déstructurées, c’est un peu des populations sans racine.

Et en vous écoutant, je m’interrogeais. Vous parliez de mérite, vous parliez de populations qu’il faut promouvoir. Et je me disais « finalement on a affaire à des populations dont la valeur est tellement importante. Et pour revenir à l’immigration, on peut se demander si ces forces vives ne vont pas manquer aux pays dont elles sont originaires ».

Et quand vous avez parlé de la référence au bien commun pour justifier qu’on fasse quelque chose vis-à-vis d’elles, nous pouvons nous interroger pour savoir si le bien commun ne voudrait pas aussi que ces populations ne soient pas happées ni surtout conservées par les pays dits développés au détriment des perspectives de développement des pays en voie de développement.

Vous voyez, c’est encore l’aspect éducatif qui est au centre ; je souhaitais vous entendre réagir sur ces deux questions.

Roger Fauroux : Je commence par votre deuxième question qui constitue le deuxième volet de la Loi Sarkozy. Il est évidemment tentant de sélectionner parmi les candidats à l’émigration ceux dont les talents et les compétences peuvent nous être utiles, mais à trois conditions toutefois :

1) La première est que, une fois accomplie la période de formation et de perfectionnement dans leur métier, ils soient invités fermement à rentrer chez eux pour exercer leurs talents au service de leurs concitoyens.

2) La deuxième est que les sans-grade qui ont des raisons sérieuses, familiales ou autres de rester chez nous, ne soient pas systématiquement refoulés.

3) La troisième est que les chantiers de « co-développement », pour difficiles qu’ils soient, ne soient pas abandonnés.

Du reste, je reste un peu sceptique quant à la possibilité de trouver dans notre gisement normal d’immigration, c’est-à-dire d’Afrique de l’Ouest, les techniciens dont nous manquons, comme les anglais ont pu attirer en Grande Bretagne, des informaticiens indiens.

Quant à nos carences en matière d’éducation des jeunes d’origine étrangère, la ségrégation dans l’habitation, le chômage des pères de familles, ont beaucoup contribué à cette « déstructuration ».

Mais si on ne peut réformer les familles par décret, on doit impérativement mobiliser le système scolaire pour cette tâche qu’il est seul à pouvoir assumer. Malgré le dévouement des maîtres, il est clair qu’il n’est pas en état aujourd’hui de remplir pleinement cette mission.

Janine Chanteur : Je me permettrai de faire quelques remarques dans la mesure où certaines de vos paroles m’ont étonnée.

En effet, il me semble que jusqu’à la première guerre mondiale au moins, la France était un pays agricole, au moins en grande partie. Or les paysans étaient français de père en fils depuis longtemps. Ne pas parler de Français de souche me paraît peut-être exagéré. Je crois qu’il y en avait pas mal. ! Quand ils sont partis travailler dans les villes, les anciens agriculteurs ont gardé la généalogie qui était la leur et ils ont eu des enfants français. Et surtout, ils étaient en très, très grande majorité, Chrétiens.

J’ai passé mon enfance à Nice, de l’âge de 4 mois à 21 ans. J’ai très bien connu l’immigration italienne. Évidemment, il a fallu que je prenne quelques années pour m’en rendre compte. C’est vrai que nous, les Français de souche, nous avions pour les Italiens un intérêt médiocre. Mais nous nous retrouvions à la messe. Et cela créait des liens. C’est indiscutable. Les Italiens se sont intégrés à partir de la religion. Et c’est bien le problème qui se pose à l’heure actuelle : d’une part, nous n’avons presque plus de religion, d’autre part, les islamistes sont loin d’avoir la même que nous.

À propos des immigrants sortants, en effet je ne peux rien dire. Je pense comme vous que le problème est surtout d’ordre spirituel et culturel, on ne peut pas le nier. Il est certain que nous n’avons pas les mêmes traditions et la même façon d’envisager la vie. Je n’en voudrais pour exemple que la façon de traiter les femmes qui se trouve d’ailleurs dans le Coran que personnellement j’ai lu. J’ai été obligée de le faire pour mon métier puisque j’étais Professeur de philosophie morale et politique.

Qu’observe-t-on à l’heure actuelle ? Le mépris des femmes recommence. D’où vient-il ?

Vous avez dit qu’un des remèdes serait de retrouver la méritocratie républicaine. Quand est-elle morte ? Elle est morte en mai 68. Et, à partir de mai 68, la méritocratie avait été mise véritablement bien plus qu’au purgatoire, en enfer. Nos étudiants parlaient de méritocratie avec énormément de dédain ! On les a laissé faire. C’est bien triste.

Refaire une école républicaine, je veux bien. Mais quand j’ai fait certains cours, je me suis aperçu que mes étudiants ignoraient, pour la plupart, qui était Abraham, qui fait partie, non seulement des trois religions, mais aussi de la culture générale. Notre culture disparaissait. Alors que mes camarades de lycée qui n’étaient pas chrétiennes savaient parfaitement qui était Abraham. On parlait de lui au cours d’histoire.

Peut-être faudrait-il revenir sur les a priori des idéologies qui nous gouvernent…

Roger Fauroux : Je persiste à penser que l’islam ne se réduit pas aux islamistes parce que je connais personnellement, à travers tous les niveaux de la société, des musulmans, pieux et pratiquants, excellents pères et mères de famille avec qui je me sens, sur le plan religieux et moral, en communion fraternelle. Je connais par ailleurs un plus grand nombre de musulmans « tièdes » quant à la croyance et à la pratique, mais qui sont d’excellents citoyens français, sans qu’ils ne renient rien de leur culture d’origine.

L’aventure de mon propre grand-père, paysan pyrénéen, monté à Paris à 20 ans par nécessité économique, à peine francophone et mauvais catholique, qui a donné naissance à une lignée française bourgeoise et chrétienne, ne me paraît pas très différente des émigrations arabes ou portugaises d’hier et d’aujourd’hui.

Quant au respect de la femme, je crains un peu que certaines de nos mœurs ou de nos exhibitions publicitaires en Occident, n’apportent de l’eau au moulin des islamistes. En d’autres temps, ma grand-mère paysanne ne sortait jamais sans un voile (son « fichu ») soigneusement noué autour de sa tête, comme des bonnes sœurs …. et des musulmanes pieuses.

Je partage votre analyse sur le désarroi de notre société car si nous étions plus attachés à nos propres traditions et à nos propres valeurs, nous serions plus forts face aux défis qui nous attendent.

Marie-Joëlle Guillaume : Je vous rejoins tout à fait dans ce que vous venez de dire sur la générosité, qui existe incontestablement aujourd’hui. Aussi le problème ne me semble-t-il pas se situer d’abord du côté du cœur, mais du côté de l’esprit.

À cet égard, je voudrais revenir sur la question de l’école. Vous avez insisté sur sa fonction nécessaire d’intégration, et je partage pleinement votre point de vue sur la finalité. Mais je suis perplexe sur les moyens.

Par exemple, vous avez relevé tout à l’heure que le contenu des concours d’admission aux grandes écoles était ciblé sur une certaine classe sociale. Il me semble qu’en fait, cela a toujours été le cas. Simplement, du temps de la fameuse méritocratie républicaine, la qualité de l’enseignement délivré dans les classes primaires et secondaires faisait que des jeunes qui ne recevaient pas dans leur famille un bagage culturel aussi riche que les autres pouvaient l’acquérir à travers l’école.

Je vais peut-être vous paraître sévère, mais au moment où vous évoquiez certaines infractions commises par l’école, je pensais que l’école d’aujourd’hui était coupable d’une infraction majeure : ne pas offrir la qualité d’enseignement qu’on est en droit d’attendre d’elle.

L’un de nos grands problèmes, aujourd’hui, c’est que nous n’aimons plus notre patrimoine et nous ne sommes donc plus capables de le faire aimer. Un tel constat doit nous appeler à l’action.

J’aimerais aussi savoir comment vous réagissez personnellement, avec toute l’expérience qui est la vôtre, au mot “assimilation” et à la réalité humaine que recouvre ce mot.

On préfère aujourd’hui parler d’ intégration. C’est humainement moins exigeant, mais il me semble que chaque fois que la France, dans le passé, a réussi sa démarche, y compris vis-à-vis des “ritals” ou des Polonais, elle l’a fait parce qu’elle a su les assimiler.

Je suis très frappée de lire les articles d’un Max Gallo ou ses livres sur les premiers siècles de l’histoire de France : ce sont des déclarations d’amour filial. Or leur auteur ne cesse de rappeler qu’il est le petit-fils d’un modeste immigré italien. Voilà une assimilation plus que réussie !

Aujourd’hui, sommes-nous capables de la même réussite vis-à-vis des immigrés ? Je ne le pense pas. La violence des banlieues le montre. Mais peut-être cette incapacité est-elle d’abord la conséquence de l’incapacité de l’école à faire connaître et aimer la culture française, ses grands écrivains, par exemple. Dans Le Figaro il y a quelques semaines, je lisais que certains professeurs de lettres, voyant à quel point les élèves se désintéressaient des Confessions de Rousseau, choisissaient de faire étudier l’autobiographie d’un chanteur à succès – autobiographie que ce chanteur n’avait, d’ailleurs, même pas écrite lui-même ! Si nous renonçons à transmettre notre patrimoine, comment espérer réunir ?

Roger Fauroux : Vous avez évidemment tout à fait raison et notre société est malade de son école, mais l’inverse est peut-être vrai. Péguy disait à peu près que le problème de l’enseignement était autant du côté des enseignés que des enseignants.

Ne jetons pas la pierre aux enseignants, qui à l’intérieur d’une organisation qu’il faut évidemment repenser, accomplissent un travail admirable et parfois héroïque.

Mais il n’est pas rare non plus qu’ils réussissent : je connais des lycées de banlieues qui grâce à l’énergie d’un (ou plus souvent d’une) proviseur ont créé des filières d’excellence où des jeunes issus de l’immigration apprennent le latin, lisent Corneille et décrochent des mentions au baccalauréat.

Henri Lafont : Monsieur le Ministre, je m’associe à l’intérêt que viennent de manifester les précédents intervenants à votre communication.

Permettez-moi de vous interroger sur un point pour lequel j’éprouve des difficultés, il s’agit de ce qu’on appelle la discrimination positive.

Cette locution est frappée d’une sorte d’interdit en ce sens qu’on ne les accepte pas si l’on est un lecteur habituel du Monde ou de Libération.

Mais, au fond, qu’est-ce qu’on propose d’autre quand on dit qu’il vaut mieux donner des bourses à de bons élèves qu’à de mauvais élèves ? Est-ce que ce n’est pas déjà de la discrimination positive ? C’est-à-dire qu’il faut donner leur chance aux meilleurs même si pour autant on ne laisse pas tomber les autres.

J’aimerais que vous nous donniez quelques précisions sur cette question.

Roger Fauroux : La discrimination positive consiste simplement à rétablir l’égalité lorsque le jeu des mécanismes sociaux la compromet.

Elle consiste par exemple, et nous le faisons constamment à donner des moyens supplémentaires aux lycéens de ZEP confrontés à des populations scolaires métissées. Elle consiste à imposer aux communes dans leurs constructions nouvelles des logements sociaux. Et je pourrais citer bien d’autres pratiques courantes qui relèvent de la même intention.

Les Etats-Unis ont fait à cette méthode une mauvaise publicité, en imposant un moment au profit de la minorité noire un système de quotas aux entreprises et aux universités, pratique aujourd’hui à peu près abandonnée.

Mais je reconnais que notre système de concours, qui a assuré dans le passé la promotion des enfants de paysans et d’ouvriers, est devenu aujourd’hui d’une rigidité telle qu’il favorise plutôt la reproduction sociale.

A nous d’imaginer les coups de pouce, et je pense à nouveau aux initiatives déjà citées, prises par Euris et Sciences Po, qui permettront à nos mécanismes de sélection de fonctionner à nouveau dans le bon sens.

Jacques Arsac : Deux brèves remarques qui entrent en résonance avec ce qui a été dit de la différence de cultures entre certains pays. Quand j’ai été professeur d’informatique en université, je n’ai jamais pu amener un Noir à un niveau raisonnable dans cette discipline. Quant au retour des étudiants chez eux, une étudiante iranienne m’avait demandé de faire une thèse, je n’ai pu m’occuper d’elle, j’étais nommé Inspecteur général. Je lui avais demandé : « Qu’est-ce que vous allez faire avec votre thèse, retourner chez vous ? » Elle me répondit : « Pour faire la cuisine ? » Vous disiez que peut-être les étudiants ne resteront pas chez nous. Ils n’ont peut-être pas d’autre possibilité que d’y rester…

Philippe Labuthe-Tolra : Pour faire ce que l’on a fait à Goussainville, il faut donner de la liberté au Proviseur ! Un de mes frères était proviseur, il a pris sa retraite anticipée parce qu’une des bêtises de l’administration, c’est d’avoir exigé 80 % de reçus au baccalauréat. Donc on oblige les proviseurs à remonter les notes à toutes les sessions de baccalauréat. Mon frère a trouvé cela insupportable ! Dès qu’il a pu, il est parti.

Pour donner toute la possibilité d’ouverture et d’initiatives intelligentes aux personnes dont vous parliez, et qui existent, mais qui sont rares, il faudrait qu’elles aient beaucoup plus de liberté que ne leur en donne le système actuel de l’Éducation nationale.

Il y a un autre problème. L’idéologie qui a été enseignée officiellement par les pédagogues de la V° République était contraire à la celle de la III° République.

On a fait un colloque récemment à l’Institut où l’on a pu mettre en parallèle Durkheim quand il était directeur des écoles et ce qu’on préconise dans les consignes pédagogiques actuelles : « Défense d’apprendre par cœur ; défense d’apprendre des règles ; défense de faire de l’histoire, etc. » « Défense de parler de morale » ! Cela même existe, alors que Durkheim a écrit : « Si la discipline n’est pas acquise dans l’enseignement primaire, elle ne le sera jamais ». Or on voudrait que tout l’enseignement y soit « convivial » et « ludique ».

Il y a là des responsabilités. Je crois aussi, par mon expérience de l’école africaine, que la religion est une nécessité pratique pour la plupart. Si l’Afrique est moins mal partie que vous ne le dites, ce sera grâce aux Églises et en particulier grâce aux mouvements pentecôtistes qui existent dans toutes les régions non musulmanes. Elles sont en train de prendre un essor très grand. Et peut-être que l’Islam malheureusement aussi va se renforcer dans les autres régions.

Roger Fauroux : Je suis d’accord avec vos remarques, celle en particulier, relative à la liberté indispensable aux enseignants.

Du reste personnellement, dans le cadre de mes diverses fonctions antérieures, chaque fois que j’ai été confronté à une organisation qui me paraissait lourde et inefficace, ma première démarche a consisté à rendre leur autonomie aux opérateurs de terrain.

Responsabiliser les établissements dans le cadre d’un contrat est la clé d’une réforme. Mais quel Ministre osera le tenter ?

Luc Ferry avait essayé de donner aux Universités françaises l’autonomie dont elles bénéficient partout ailleurs dans le monde. Il a suffi que trois douzaine d’étudiants manifestent à Rennes pour que le gouvernement capitule et que le Ministre soit congédié.

Mgr Philippe Brizard : La question que je voulais poser a déjà été posée. Je voulais simplement faire état de deux ou trois réflexions.

Tout d’abord, l’individualisme déstructure la société et la met en crise ; à mon avis, la crise de société est à mettre en rapport, en parallèle, avec la difficulté dans laquelle se trouve l’enseignement aujourd’hui. Il y a un lien : crise de l’enseignement, crise de la société. Je dirai crise de la ou les religions, également.

J’ai l’impression qu’on vit dans une société qui par certains côtés vit une certaine tranquillité et qui émousse les envies de tout.

Vous avez bien fait de souligner que l’islam n’est pas uniforme. Ça, c’est très important et je voudrais abonder dans votre sens « n disant qu’il st capital de connaître l’islam, d’échanger avec les musulmans et d’éviter les ghettoïsations. On le sent bien – il suffit de se promener dans certains quartiers de Paris -, on a laissé faire, par je ne sais trop quel libéralisme et individualisme et nous avons des phénomènes de ghettos qui peuvent être extrêmement dangereux.

Je me souviens du temps où l’on disait : quand on atteint 18 à 20 % d’étrangers dans un coin donné, on crée des tensions. Il faut donc savoir gérer cela et éviter que les uns s’enferment chez eux et que les autres occupent tout le terrain.

Vous avez aussi évoqué d’un mot les délocalisations. La France est contradictoire pour cela.

On craint l’arrivée d’immigrés, mais on se plaint de ce que la Chine et tous les États dits émergeants se mettent à produire ce que l’on produisait jusqu’à présent.

Sans proprement poser de questions, je continue à m’interroger sur ces interactions : société – école – éducation. À la source de toute culture et de toute société il y a quand même ce phénomène religieux – vous me le permettrez, je sais que ce sont aussi vos convictions -, on ne peut pas le laisser complètement en marge, en raison en particulier de la mondialisation ou globalisation.

Nous sommes devant des religions à prétention universaliste et je pense que du discours des unes et des autres, il ressortira quelque chose pour que la globalisation ne soit pas une fatalité parce que ce serait à ce moment-là, une horrible uniformisation de la planète.

Roger Fauroux : Je partage l’ensemble de vos analyses et je regrette en particulier que la fracture de la décolonisation ait entrainé un affaiblissement de la connaissance de l’Islam dans notre pays.

La France, dans le passé, a produit de très brillants islamologues qui font aujourd’hui encore autorité. Mais leur science se nourrissait de la familiarité que des générations de Pères Blancs, d’officiers ou d’Administrateurs des colonies, entretenaient avec le monde musulman.

Nous avions avec le Maghreb, le Liban ou la Syrie, une proximité qui s’est perdue, et je me demande si le sentiment d’étrangeté que nous éprouvons aujourd’hui vis-à-vis de l’Islam n’est pas pour partie dû à cet éloignement.