Par Jacques Trémollet de Villers, avocat et écrivain

Marie-Joëlle Guillaume : Mon propos sera court, car la parole appartient à l’avocat. Et l’orateur qu’il me revient de vous présenter aujourd’hui va plaider avec assez de cœur la cause que notre Académie lui a confiée pour n’avoir pas besoin que l’on plaide sa propre cause.

Il reste que c’est une grande joie, pour moi, d’introduire le propos de Maître Jacques Trémolet de Villers, car nous recevons aujourd’hui – sur un thème propre à exciter une curiosité un peu “vacharde” : « La faute à qui ? » – nous recevons un homme qui est à la fois passionné et assoiffé de la vraie justice, celle qui n’exclut jamais l’autre plateau de la balance, à savoir la charité.

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Nous recevons un avocat, fils d’avocat, puisqu’il est né le 6 septembre 1944 à Mende, en Lozère, d’Henri Trémolet de Villers qui fut à la fois avocat, député de la Lozère et maire de Mende. Quant à votre mère, Jacques (permettez-moi de dire « Jacques », puisque nous nous connaissons bien), née Janny Battesti, fille de la Corse, elle vous a certainement légué ce caractère entier et ce sens exigeant de l’honneur et de l’amitié qui marquent votre vie comme votre carrière.

Avant d’évoquer vos activités professionnelles et sociales, j’ajoute – c’est une chose capitale pour vous, mais elle est fort importante aussi pour notre Académie qui est attachée par nature à la famille et à l’éducation – que vous êtes marié et que votre épouse, Christine, et vous-même êtes à la tête de neuf enfants et quinze petits-enfants.

Vous avez prêté serment au barreau de Paris en 1966 et vous êtes avocat auprès la Cour d’Appel de Paris depuis novembre 1966, il y a quarante et un ans.

Comme je le disais en commençant, l’avocat, c’est l’homme du verbe – c’est-à-dire de la précision du mot, de l’envol de la phrase, non pas comme le croient peut-être certains au service d’effets de manche, mais afin que grâce à l’art de persuader de celui qu’on nomme si joliment son “conseil”, l’accusé puisse voir reconnaître en lui, par la justice des hommes, quelque chose à sauver par-delà ses actes et même parfois à l’intérieur de ces actes-là. Je fais allusion aux fameuses « circonstances atténuantes ».

Homme du verbe, vous l’avez été d’entrée de jeu avec beaucoup de brio puisque vous fûtes, en 69-70, secrétaire de la Conférence du stage des avocats au barreau de Paris.

Ici, je voudrais dire un mot sur la conférence du stage, car c’est une institution. Il s’agit d’un concours d’éloquence auquel participe obligatoirement l’ensemble des jeunes avocats, en général pendant les cinq premières années de leur exercice. Chaque année, douze Secrétaires sont élus et par le même concours, ces douze Secrétaires nomment leur successeur pour l’année suivante. L’année se passe en concours d’éloquence hebdomadaires, en séances solennelles de rentrée dans les barreaux d’Europe et du monde, et les Secrétaires sont les Ambassadeurs, pendant cette année-là, de l’Ordre des avocats.

Pour m’en tenir aux très grands Anciens : Raymond Poincaré, Alexandre Millerand, le Cardinal Gerlier furent Secrétaires de la Conférence du stage, avant d’exercer… d’autres fonctions.

Vous êtes, en ce qui vous concerne, resté avocat. Vous aimez à dire que vos autres activités et talents : l’enseignement, l’écriture (je vais y revenir), ne sont qu’une sorte de débordement de votre activité d’avocat. En somme, vous portez la flamme sur d’autres théâtres d’opération, mais le cœur du foyer, c’est votre métier.

Vous en avez une conception très haute ! Je vous ai entendu affirmer, sur la chaîne de télévision KTO, dans un dialogue d’une rare profondeur avec Maître Vergès dont tout apparemment vous sépare sauf l’amour de votre métier commun, qu’il y avait dans le rôle de l’avocat quelque chose qui touche au sacré. Et cela nous mène d’ailleurs déjà sur les sentiers de votre intervention parmi nous aujourd’hui, puisque le sacré apparaît dès qu’il s’agit du Bien et du Mal, de la responsabilité de l’homme, de son mystère et de son destin.

J’aimerais souligner deux temps forts dans votre carrière d’avocat, qui n’est pas terminée !

De 1966 à 1974, vous avez été un collaborateur très proche de Maître Tixier-Vignancour. Et ce fut, si l’on vous en croit, une formidable école de talent.
Et puis, dans un registre tout à fait différent il y eut, en 1994, le fameux procès Touvier où vous étiez l’avocat de Paul Touvier. Ayant l’honneur de compter au nombre de vos amis, j’ai suivi avec attention à l’époque le déroulement de ce procès hors normes, où vous avez assumé avec beaucoup de courage un rôle difficile dans une atmosphère médiatique survoltée. Ce n’est pas le lieu d’y revenir, je voudrais seulement rendre personnellement témoignage au fait qu’il n’y a jamais eu rien de manichéen dans votre approche des faits, mais un sens très vif du tragique de la condition humaine, particulièrement en temps de guerre, et de la complexité intime de certains choix.

Voilà pour l’avocat, donc pour l’essentiel.

Quant aux « débordements », il y a vos activités d’enseignant. Vous avez été chargé de cours à l’Institut d’Études judiciaires de Paris pendant quelques années. Vous êtes un conférencier régulier des écoles militaires, du Centre des Hautes Études militaires, de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale (IHEDN) et de l’École polytechnique.

Il y a vos activités associatives autour de la Formation civique et culturelle.
Vous avez été Président d’Ictus (Institut culturel et technique d’utilité sociale) pendant dix-sept ans, et rédacteur en chef de la revue Permanences. Plus original, il y a vos activités de chroniqueur et de membre d’associations royalistes. Je citerai par exemple la revue Politique Magazine et le Cercle de l’Œillet blanc.

Ces activités sont peu sensibles aux standards du temps, mais très sensibles à ce que la considération de l’Histoire nous crée comme devoirs d’amour et de respect.

Il y a enfin, et je terminerai par là, la belle guirlande de vos livres.
De L’Art politique français, en 1983 – présentation de grandes figures politiques de notre Histoire, de Philippe Auguste à Pompidou en passant par Richelieu et Clemenceau – jusqu’à votre dernier recueil de nouvelles Le rêve de Jules Lebridour, en 2007, la liste comporte quatorze titres.

Vous me permettrez d’en citer un seul pour finir. D’abord, son titre est une belle chanson de France, puisque cet ouvrage s’intitule Aux marches du Palais. Évidemment, ce titre joue aussi sur les deux sens du mot « Palais », puisque son sujet est l’avocat par excellence. Il s’agit en effet de l’évocation passionnante et passionnée de la vie et des œuvres du grand Pierre-Antoine Berryer, né, comme vous le rappelez, en 1790, quand la Révolution avait un an.

Jacques Trémolet de Villers : Le sujet que vous m’avez imparti est un sujet vraiment juridique : « La faute à qui ? »

« La faute à qui ? », cette phrase, cette question, c’est un peu comme la langue d’Ésope, à la fois la meilleure et la pire des choses. C’est la question qu’on se pose systématiquement et c’est la question qui est effectivement à l’origine du droit, à l’origine du besoin de justice, à l’origine, d’une certaine façon, de tout notre ordre social, en tout cas de la conception occidentale et chrétienne que nous avons de l’ordre social.

C’est d’une certaine façon la meilleure des choses, d’une autre façon, c’est la pire. Je commencerai par la meilleure, je ne finirai pas par la pire parce que j’ai horreur de finir sur une mauvaise note et puis parce que, bien que juriste et en tant que juriste normalement praticien du plan en deux parties, mon tempérament littéraire m’a conduit à être un adepte définitif, irrévocable et impénitent du plan en trois parties.

Donc, je dirai d’abord le meilleur, ensuite le pire, et puis je dirai dans une troisième partie ce qui sera la surprise de la conclusion.

Le meilleur

Le meilleur, nous l’avons dans cet article très célèbre que tous les juristes connaissent, que même ceux qui ne sont pas juristes connaissent aussi, qui est l’article 1382 du Code civil. « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
Je livre cet article à votre admiration et à votre contemplation, comme il est revenu à mon admiration et à ma contemplation en le recopiant pour vous le livrer.

D’abord parce que, comme disait Stendhal, le code civil est véritablement une école de langue française. Si vous voulez apprendre à écrire, prenez le code civil. Je dis : prenez le code civil dans sa rédaction du code Napoléon, parce que, hélas !, il a subi, comme beaucoup de nos ouvrages juridiques les difficultés du temps et une espèce de verbiage qui n’a plus rien à voir avec ce concentré qui nous venait très directement des Romains.

« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » et, comme on sait que le péché par omission est beaucoup plus grave et beaucoup plus fréquent que le péché volontaire, l’infraction volontaire à la règle, il est suivi de l’article suivant, l’article 1383 : « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait mais encore par sa négligence ou son imprudence ».

Faute active et faute passive, voilà le fondement de notre droit, voilà le fondement de la première réponse à cette question « la faute à qui ? ». Il faut chercher, en présence du dommage, qui a bien pu commettre la faute.
Cela nous dit immédiatement la conception d’un ordre car le rédacteur de cet article n’a fait que reprendre la coutume de Paris ; laquelle coutume de Paris venait en très grande partie du droit romain bien qu’elle fût, comme étant une coutume du Nord, assez marquée par certains dépôts celtes ou germains. Mais cet article-là vient de ce que la coutume de Paris avait de romain.

Vous savez que notre seule Constitution, notre seule vraie Constitution, c’est le Code civil. C’est ce que j’appellerai la Constitution de notre société civile. Elle n’a pas changé ! On dit qu’elle est d’origine révolutionnaire ou napoléonienne, c’est faux ! Dans une certaine conception individualiste, avec un certain côté laïciste en ce qui concerne le mariage, elle est effectivement issue de la philosophie des Lumières et de la Révolution. Mais dans l’essence même et dans la quasi totalité de son ordonnancement, elle vient de l’ancien droit français, elle vient de l’effort de synthétisation de ce droit que Louis XIV avait commencé, voulant une unification véritable du droit, que les juristes de Louis XV ont continué et que ceux de Louis XVI n’ont pas pu finir, et dont Napoléon a cueilli les fruits. Mais quand il a cueilli ces fruits, il a rassemblé des gens qui avaient eux-mêmes reçu cet enseignement et qui ont eux-mêmes assemblé l’expérience de deux siècles et demi de réflexions sur ce que devrait être notre droit nettoyé de l’immense maquis qu’était l’ancien droit français.

C’est de ce même code civil fait de ces belles avenues droites, parfois un peu trop droites et un peu trop carrées, que l’Empereur ou le Premier Consul avait tracées, que l’on est revenus à un maquis que peut-être nos législateurs futurs, s’ils en ont le courage, dégageront. Mais c’est une autre histoire.

Donc c’est cela, notre Constitution qui a résisté à toutes les constitutions, à tous les changements et qui vient du plus profond.

Et cette constitution, repose sur une idée très simple ! Si on a la conscience de ce qu’est un dommage, et un dommage qu’il faut réparer parce qu’il y a eu une faute, c’est qu’il y a un ordre ! C’est qu’il y a ce qui est en dehors du dommage et qui préexiste au dommage : l’ordre ! Et s’il ne préexiste pas parce qu’aucune société parfaite n’a jamais été connue, il est (comme disait Cicéron) inscrit dans le cœur de l’homme, comme la loi naturelle, déposé à l’intérieur de sa raison… Déposé par qui ? Les Anciens (je parle du temps de Cicéron), disaient « par les dieux » ; puisque chaque fois que l’on parle de droit, on parle de raison, on parle des dieux. Je ne parle pas de Dieu, avec un grand “D”, je parle “des dieux”.

Et les dieux ont déposé donc quelque chose de divin, quelque chose qui se rattache à plus haut que nous et qui nous enseigne un ordre soit qui a dû exister, soit qui aurait dû exister, soit dont nous avons à l’intérieur de nous-mêmes le pressentiment et la très juste notion.

Et c’est ce qui nous permet de dire « il y a eu dommage ». Si on n’avait pas cette conception préétablie de ce qu’est l’ordre, l’on n’aurait pas de notion du dommage. Et l’on dirait « c’est comme cela et il n’y a rien à dire ! » Or, il y a quelque chose à dire puisqu’il y a dommage. Et s’il y a un dommage, c’est que l’ordre a été rompu. Si l’ordre a été rompu, c’est peut-être la faute de quelqu’un. Et si c’est la faute de quelqu’un, il faut le savoir et cette personne doit réparer.

Ainsi, l’ordre est rétabli. C’est l’image de la balance, image sur laquelle le droit tout entier, droit pénal comme droit civil, s’est constitué, et c’est ce qui a justifié la présence de ces hommes étonnants que d’Aguesseau appelait à la suite de la Bible et citant la Bible : « les dieux de la terre ». Le chancelier d’Aguesseau, le prédécesseur de Rachida Dati, s’adressant aux membres du Parlement qui étaient les grands juges, leur disait : «  Messieurs, prenez conscience que vous êtes ce qu’on appelait “les dieux de la terre”, car c’est vous qui disposez du fait de savoir qui a commis la faute, qui a été victime de la faute, qui doit réparer la faute et comment elle doit être réparée. Vous êtes ceux qui rétablissez l’ordre quand le désordre a été fait. »

Tout l’ordre social et l’ordre politique dans notre pays – je prends uniquement le cas de notre France parce que ce serait trop long de l’examiner ailleurs – on le sait, se sont constitués sur cette notion, sur cette idée, sur ce sentiment fort, du juste et de l’injuste, du droit et du non droit, et de ce qu’il fallait rétablir : notion de la faute et notion de la responsabilité, et capacité de juger celles-ci.

Vous le savez, si le pouvoir des rois de France a dépassé celui des féodaux, si finalement il est arrivé à se constituer comme le pouvoir central et a donné le modèle d’une tradition politique, c’est parce qu’il avait été plus juste que les autres. La justice royale l’emportait sur la justice féodale, sur la justice seigneuriale, sur la justice communale et l’on en appelait, quand on était mécontent de celles-ci qui n’avaient pas su distinguer qui avait commis la faute, et qui devait réparer et comment il devait réparer, l’on en appelait à la justice supérieure du Roi et même, si ce roi était mal informé, on en appelait à la justice supérieure du roi, mieux informée.

Et c’est par ce mécanisme-là que s’est constitué ce que nous avons hérité : notre société, notre nation, notre État, notre civilisation. Donc c’est vraiment, comme aurait dit Ésope, « la meilleure des choses ».

Le pire

Mais à l’intérieur même de cette meilleure des choses, il y a un venin que l’on distingue immédiatement quand on regarde un peu notre Histoire judiciaire.

J’ai parlé tout à l’heure du Chancelier d’Aguesseau qui est un très grand personnage. Le chancelier d’Aguesseau était Avocat Général auprès le Parlement à 22 ans, Procureur Général à 32 ans, Chancelier à 42 ans et il est resté Chancelier jusqu’à 82 ans et 40 ans, Premier ministre, Garde des Sceaux… Belle carrière pour Madame Rachida Dati… Premier ministre de la justice, il a vu passer les rois, il a vu passer les Princes, il a vu passer à peu près tout le monde. Il a eu une petite période de disgrâce où on lui a demandé de rendre les Sceaux, période très courte et il est revenu dans ses fonctions. Quand on lit dans ses Mémoires les lettres qu’il écrit à son fils, qui lui succèdera d’ailleurs, qui a 18 ans, 20 ans, il lui dit : « Maintenant, il faut que vous vous mettiez sérieusement à vos leçons de droit. Vous apprendrez, bien sûr, le droit romain. Vous apprendrez, bien sûr, les droits anciens de notre pays. Vous apprendrez les langues. Je ne parle pas du grec et du latin que vous savez déjà. Mais vous apprendrez quelques autres langues : l’espagnol qui est absolument nécessaire car les Espagnols ont fait d’immenses progrès dans le droit (et c’est vrai). Vous lirez un peu l’anglais qui est amusant », lui dit-il. (Il ne lui parle absolument pas de l’allemand) Il dit qu’il lira forcément l’italien parce que là aussi se trouvent les meilleurs auteurs de droit et il lui dit : « pour l’espagnol et l’italien, j’ai confiance que l’apprentissage de ces langues ne vous coûtera pas plus d’un mois pour chacune. Quant à l’hébreu, il est absolument nécessaire de le connaître pour bien connaître notre religion, mais comme vous n’êtes pas homme d’Église, vous n’êtes pas tenu de le savoir à la perfection mais suffisamment pour pouvoir détecter les inévitables erreurs de traduction de nos textes sacrés, que ce fût en latin, en grec ou en français ».

Cela vous donne une idée de ce qu’était la culture normale d’un avocat général près le Parlement dans les années 1700. On a fait évidemment beaucoup de progrès depuis ce temps-là !

Dans cette immense culture, dans ce sacerdoce du Parlement de Paris, Berryer disait (dont le père était avocat aussi) : quand on rentrait dans une chambre du Parlement de Paris, on était tellement saisi par l’atmosphère de gravité, de sérieux qui y régnait que l’on avait irrésistiblement l’envie de se signer et que l’on cherchait le bénitier. Il n’y en avait pas. Il y avait des tableaux du Christ, mais de bénitier, il n’y en avait pas.

C’est dire l’atmosphère profondément religieuse de cette chambre qui était d’ailleurs (on peut le dire) assez marqué par le jansénisme et par une austérité de mœurs et de culture qui faisait que ces hommes portaient leur mission comme un sacerdoce.

J’ai parlé du jansénisme, dans celui-ci de même que dans les propos de d’Aguesseau, dans cette qualité, cette austérité, cette sévérité de mœurs, il y a un germe délicat, un germe dangereux que tout le monde connaît : c’est l’orgueil. Et c’est ce germe-là qui perdra le Parlement de Paris – et les Parlements de France qui suivront – car ils penseront que les dieux de la terre sont au-dessus de tout, au-dessus du roi même, au-dessus de celui dont ils recevaient la mission de juger, puisqu’ils vont, dans les États Généraux de la Législative à la Constituante, passer du pouvoir de juger, du pouvoir délibérant, du pouvoir constituant au pouvoir terrorisant. Et ces juges, ces dieux de la terre, vont devenir ceux, comme disait Anatole France, qui ont soif du sang. Les dieux ont soif, ils sont arrivés à un point où ils ont perverti complètement le droit en voulant se créer les maîtres du droit.

C’est le moment où le meilleur devient le pire. « Nous sommes les maîtres du droit, nous sommes les maîtres de l’ordre. » Je résumerai par cette formule une phrase que j’ai entendue dans mon enfance quand j’étais à l’Assemblée Nationale (rassurez-vous, je n’étais pas député à 13 ans, mais mon père l’était et il m’emmenait dans les séances de nuit de l’Assemblée Nationale) et je me souviens d’avoir entendu cette formule que je lui ai répétée le soir même en repartant. Ce n’était qu’une boutade, mais cette boutade était très profonde, comme cette formule d’Edgar Faure qui s’était écrié à l’égard d’un parlementaire qui lui rappelait la loi naturelle : « L’ordre naturel : voilà l’ennemi ! » et c’était très profond. C’est vrai que dans la bouche d’Edgar Faure qui était capable de dire rigoureusement le contraire à un autre moment, c’était plutôt une boutade. Mais dans le fond – et c’est le meilleur de ce Second Empire – c’est l’idée que cet ordre, rompu par le dommage, notre raison non seulement peut le découvrir, mais elle peut le dicter. Et elle n’a plus à le découvrir, elle a à le trouver, à l’intérieur d’elle-même, et à le dicter à un monde en désordre. Au lieu de faire, dans ce qu’on appelait la méthode dite du droit naturel, la recherche patiente à l’intérieur de la réalité toujours mouvante, toujours difficile, de l’ordre profond contenu à l’intérieur de ce profond chaos. Dire c’est l’ordre qui va créer l’ordre et qui va réduire la nature à cet ordre.

Et, comment cela a-t-il pu se produire ? Cela s’est produit par la concomitance de notre puissance technique ou de l’idée de celle-ci, de notre domination du monde et un dérèglement de la raison qui, appuyée sur cette puissance technique ou sur son impression, s’est dit : le dommage n’existe plus. Je suis maintenant maître de l’univers.

C’est l’idée de l’homme recréant l’univers à sa mesure. Et avec quel instrument ? Avec l’instrument du droit, avec l’instrument de la loi, avec l’instrument du juge.

Pour cela, il fallait faire une chose capitale (ce qui est toujours en germe, mais qui s’est fait d’une façon beaucoup plus nette à ce moment-là), il fallait fermer ce qui va au-delà de l’ordre naturel : l’ordre surnaturel. Il fallait fermer le monde sur lui-même et le considérer sous la seule domination de l’homme.

L’homme préposé au centre du monde, à la garde du monde, à la connaissance de l’ordre du monde et à sa défense en devient le maître et oublie qu’il est préposé.

C’est pour cela que j’ai cité dans la présentation de cette réflexion, ces deux vers magnifiques, prodigieux, tirés de Mistral :
« Devant l’homme maîtrisant à son gré
L’ordre du monde naturel,
Dieu, pas à pas, se retirant
. »

Et Mistral voyait dans cette formule-là tout le cheminement de ce qu’il appelait l’ensevelissement du monde, il y voyait comme une sorte de préfiguration de la fin du monde et le grand drame du monde moderne.

La pire des sanctions que Dieu puisse infliger à l’homme, ce n’est pas le déluge ni de feu ni d’eau. Cela, c’était du temps où les hommes étaient préparés à recevoir la Révélation. La pire sanction qu’Il puisse permettre, c’est de dire à l’homme : tu ne veux plus de moi, je te laisse tranquille et je te laisse maître du monde et tu gouverneras le monde à ta manière. Tu n’as plus besoin de moi, je me retire.

Et l’homme se trouve dans la position où il se trouve aujourd’hui et où il faut que, puisqu’il est le maître du monde, ce monde soit parfaitement ordonné, selon sa raison.

Et à partir de là, quand il y a un désordre – car malheureusement les désordres continuent –, la question : « La faute à qui ? » devient une question qui torture l’homme. Parce que c’est partout que se pose cette question : « la faute à qui ? ». C’est partout qu’il faut savoir de qui et d’où vient le mal. L’on ne supporte pas l’idée qu’il puisse y avoir de désordre, de dommage qui se cause sans qu’il y ait une responsabilité de l’homme.

Prenez l’article 1382 : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage ». Mais si vous estimez que l’homme est responsable et maître d’un ordre qu’il impose à la création, c’est quand il y a dommage à quelqu’élément – non pas de la création puisqu’il n’y a plus de Création – du monde naturel dont l’homme est le maître, c’est à ce moment-là qu’il peut y avoir faute. Et il n’est pas possible qu’il n’y ait pas une faute, ce que l’homme ne peut supporter car il doit faire le meilleur des mondes ! Sinon, ce n’était pas la peine qu’il usurpe ce qui appartient à Dieu.

Dieu, lui, a fait un monde mal fichu avec plein de fautes, extrêmement bien résumées dans un vieux proverbe paysan. Quand on félicitait un paysan de la magnifique récolte qui s’annonçait en disant : vos champs sont magnifiques, ces blés sont merveilleux. Le paysan répondait : « Tant que c’est dans la main du Bon Dieu, on n’est sûr de rien ». On n’est sûr que quand on l’a mis dans ses greniers, là, on est sûr, on l’a engrangé. Et l’évangile répond : « Insensé, demain viendra et il t’enlèvera tout ton bien ! ».

Et cette tentation, cette volonté, cette peur de ce qui n’est pas lui, c’est le fond même de ce qui fait que l’homme transforme le meilleur en pire. Il se retourne et dit : mais à qui la faute ? Et il cherche une réponse : c’est le roi ; on lui coupe la tête. Ce sont les aristocrates ; on leur coupe la tête. Ce sont les contre-révolutionnaires ; on leur coupe la tête. Ce sont les prêtres ; on leur coupe la tête. Ce sont les fascistes, les bourgeois, ce sont les pauvres ! Ce sont : les Noirs, les Blancs, les Juifs… c’est tous et chacun ! C’est ce que René Girard appelle “le bouc émissaire” que l’on recherche et dont il faut, par le meurtre fondateur et répété, purger la société parce que c’est sa faute à lui.

Mais à la fin des fins, où en est l’homme ? Le responsable premier, c’est lui, c’est sa faute.

Les Américains sont intéressants parce qu’ils ont tout, dans tous les domaines. Il y a un mouvement écologique américain qui s’appelle Volontary human extinction movment (mouvement pour l’extinction volontaire de l’humanité). Voilà comment il se présente : « Plus les humains se multiplient, plus ils font subir des dommages à cette bonne vieille terre. Pour y remédier, le mouvement écologiste radical propose purement et simplement que l’humanité cesse de se reproduire. » Ils citent un exemple – que je médite sans le comprendre – « chaque fois que quelqu’un au Royaume-Uni décide de ne pas engendrer de nouvel être humain, il préservera 5,6 hectares (c’est calculé) de sol agricole pour la durée d’une vie humaine. » C’est tout de même curieux puisque c’est le critère de la durée de la vie humaine qui sert pour la préservation.

Donc au bout du bout, l’homme se retourne sur lui-même et reconnaît que c’est lui le responsable. Ce n’est pas lui, comme dit René Girard, c’est juste celui qui est à côté de lui et qui lui ressemble le plus, le frère. C’est lui qui fait la faute. C’est sa faute à lui ! C’est la faute de chacun et chacun se retourne en disant : c’est sa faute à lui. C’est la faute de tout le monde !

Le Mouvement pour l’extinction de la vie humaine a fêté son dixième anniversaire en même temps que son 10 000e adhérent Donc, lui, il prospère indiscutablement. Il n’est pas pour l’extinction de son propre mouvement. Et il fait penser à cette chanson de Brassens : mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente. On est partisan de solutions radicales mais pour des solutions radicales modérées.

Mais, le but ultime est là. Et on le voit dans ce qui n’est là plus du tout drôle, le dernier état en France de la législation sur la vie et sur l’avortement où, en définitive, l’important, c’est de tuer dans les règles. L’important, c’est d’avorter selon la loi.

Le problème est alors de savoir s’il y a une faute, une responsabilité, un ordre qui est déterminé uniquement par le mécanisme légal.

Et là, on s’est écarté de l’article 1382 qui n’est pas une loi inventée par l’homme. C’est une loi que l’homme a extraite de la réalité sur laquelle il a médité. Il avait, comme disaient les Anciens, la connaissance des choses divines et humaines – qui est la caractéristique des jurisprudences – et après avoir bien médité sur cet ordre du monde, il en a tiré cette règle qui correspond à celle qu’il porte à l’intérieur de lui-même.

Mais dans la législation débridée qui n’est plus rattachée à cette notion d’un ordre et qui est entièrement positive et positiviste, dont le pouvoir contraignant vient du seul fait qu’elle a été édictée par l’État, par l’homme donc, la seule faute, c’est la violation de la loi.

Alors, je vais citer des exemples moins tristes que l’avortement, mais que nous vivons tous les jours. Nous en avons un assez ancien, un tout à fait récent et un qui, à mon avis, va arriver bientôt.

Celui qui est assez ancien – mais moi, je médite sur lui à peu près tous les jours chaque fois que je prends ma voiture – c’est la ceinture de sécurité obligatoire à l’intérieur de sa propre voiture sous peine de ne plus avoir le droit de conduire sa voiture. (Puisque c’est trois points retirés, vous êtes pris quatre fois, vous avez perdu vos douze points et vous n’avez plus le droit de conduire.) Donc la liberté d’aller et de venir, de conduire votre véhicule qui est un lieu privé vous est enlevée si vous n’avez pas, dans ce lieu privé, mis la ceinture de sécurité. On vous dit : on a économisé ainsi beaucoup de vies humaines… Ce n’est pas le problème.

Le problème, c’est la sanction pénale. Peut-être qu’il faut violer un certain ordre. Mais il s’agit d’une sanction pénale attachée et immédiatement prononcée, avec une conséquence qui est lourde pour un acte qui ne produit aucun dommage à autrui. Ayant fait, comme tous les automobilistes délinquants, des stages de récupération de points, j’y ai entendu les réactions les plus vives et les plus vraies, les plus spontanées jaillissant du plus profond de la nature de l’homme face à l’injustice : « Madame (puisque c’étaient des dames qui nous faisaient la leçon), ça me regarde ! » « Mais, Monsieur, vous risquez de vous fracasser… » « Et alors ? Si j’ai envie de me fracasser… » « Oui, mais c’est la société qui paye les frais ». Moi, j’ai suffisamment cotisé pour qu’elle les paye. Mais cela me regarde et je suis seul responsable et si ma compagnie d’assurance veut, par un contrat, me signifier que je ne serai pas remboursé si je n’ai pas la ceinture, je suis tout à fait d’accord ! C’est consensuel. Mais qu’on m’impose de l’extérieur et qu’on vienne à l’intérieur de mon véhicule, qui est mon lieu privé, me dire : « Vous devriez être comme cela », je ne le supporte pas. Belle et nette réaction de l’esprit libre, mais réaction inutile. Je ne vous conseillerai pas d’enlever votre ceinture, la plupart la mettent pour conduire.

Mais il y a quelque chose qui est assez net : la seule violation de la réglementation, sans aucun dommage causé à personne, est la faute qui entraîne la sanction. Je ne vois pas où est le rétablissement de l’ordre dans cette sanction.

La seconde qui est beaucoup plus actuelle, c’est l’interdiction de fumer dans les lieux publics ou les lieux ouverts au public.

Alors, là, vous me direz : « Oui, mais là, il y a quand même la possibilité d’enfumer les autres par votre fumée. » Mais vous êtes chez un aubergiste qui vous a invité, contre un paiement bien sûr, à prendre un repas chez lui et vous a mis un cendrier sur la table : 365 € d’amende pour l’aubergiste et 86 € d’amende pour vous si vous avez une cigarette. Mais le tabac est mauvais pour la santé ! C’est une opinion qui est une opinion passagère du corps médical. Vous vous souvenez peut-être de ceci : « C’est dans la médecine un remède nouveau, / il purge, réjouit, conforte le cerveau, / de toute noire humeur promptement le délivre / et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. »

On le disait, il y a quelques deux cents ans. On ne le dit plus maintenant, bien entendu. Mais c’est une question purement médicale et rien n’est plus personnel, rien n’est plus individuel, rien n’est plus privé que sa santé.
La santé est la chose la plus personnelle du monde et je ne vois pas en quoi l’État peut se préoccuper de ma santé. Et je ne vois pas où est le dommage causé à l’ordre.

Quelle est l’origine ? L’origine, ce n’est pas pour nous ennuyer. L’origine, c’est pour faire notre bien, notre équilibre, notre équilibre de santé, même malgré nous ! Et surtout malgré nous ! Parce que comme nous sommes imprudents dans la voiture, pour notre santé nous sommes imprudents. Au café, nous sommes imprudents : dans le feu de la conversation, on allume une cigarette pour chercher un argument, pour se donner une pause et on se détruit les poumons et on détruit, en soufflant, les poumons du voisin. Et le poumon, le poumon, le poumon ! Que dis-je, le poumon !

Alors, il y en a un troisième exemple. Je vous donne là des réflexions de juriste, je ne vous donne pas là des leçons d’humoriste.

Le lieu le plus dangereux, où il y a le plus d’accidents, c’est la maison familiale. Et dans la maison familiale, la cuisine. C’est là qu’arrivent le plus grand nombre d’accidents, dits accidents domestiques, qui peuvent être des accidents très graves.

Donc il importe, au nom de la sécurité sociale générale qui paiera pour ces accidents, que des inspections aient lieu pour vérifier si les cuisines sont aux normes. Et si vous n’avez pas une cuisine aux normes, vous aurez une sanction qui sera de mettre votre cuisine aux normes pour rétablir le dommage causé. De même que vous devez mettre votre piscine aux normes car vous risquez, sous surveillance satellitaire, de payer des amendes qui vont jusqu’à 150 000 €.

Et tout cela procède de la même idée : détacher complètement la faute de la responsabilité et du dommage.

Et cela joue dans tous les sens. On est responsable mais pas coupable car on assume une responsabilité sans culpabilité donc sans avoir la possibilité de corriger. Mais on peut aussi avoir une culpabilité sans avoir aucune faute. Et même notre droit civil a modifié cet article 1382 pour la responsabilité, dans une circonstance que tout le monde connaît. Lors d’un choc entre une automobile et un piéton ou un cycliste, c’est automatiquement le véhicule qui est en tort. Même si le piéton s’est jeté, en dehors des clous, sous la voiture, le conducteur n’aura pas sa responsabilité personnelle engagée, il ne sera pas condamné pénalement pour homicide involontaire ou pour blessures involontaires, mais il paiera, par le biais de son assurance, l’ensemble des dommages causés à la personne ; c’est la loi dite “loi Badinter”.

C’était la réflexion de Monsieur Taine – notre professeur de droit, qui avait beaucoup de sensibilité, parfois un peu désordonnée – qui trouvait qu’il n’y avait pas de commune mesure entre la chair humaine et ce plan de glace et de fer qu’était une voiture. Donc, la voiture a tort, obligatoirement, parce qu’en face, le pauvre homme est sans défense. Ce qui mettait dans un état de rage avancé son collègue et ennemi intime, le professeur Rodière qui lui disait : « Alors, nous ne sommes plus dans un système chrétien ! Alors, la responsabilité n’est plus attachée à la faute ! ». C’est Rodière qui a perdu contre Taine. Parce que, dans cet ordre-là qui n’est plus rattaché à la notion de faute et de responsabilité, la responsabilité l’emporte de temps en temps. Ou alors, c’est le cri médiatique, ce qui est une autre forme de sensibilité.

Dans ce système-là, nous avons de nouvelles façons de concevoir les choses qui sont : nouveaux juges, nouveau droit, nouvelle morale et nouvelle police.
Nouvelle morale, c’est ce que nous entendons tous les jours sur nos radios : « Faites quelque chose pour la terre ». Ce qui d’ailleurs est nécessaire, mais qui est présenté comme un aboutissement total comme l’acte suprême de la morale car la terre est fermée sur elle-même. Et cette terre doit être parfaite, l’homme doit en faire quelque chose de parfait à sa mesure. Et s’il n’y arrive pas, il faudra qu’il distribue des amendes, des sanctions et qu’il poursuive chacun et tous dans tous les domaines pour y arriver véritablement.

On a rendu un très beau jugement auprès du tribunal de Paris dans l’affaire dite de l’Érika. Et ce jugement est extrêmement intéressant parce qu’il recherche, au long de deux cents et quelques pages, le rapport causal entre la faute et le dommage causé.

Ce qui est étonnant, c’est qu’il dit, en substance : « Le capitaine du navire ne peut pas être tenu pour responsable car, s’il a commis des fautes de manœuvre selon certains experts, selon d’autres experts ce ne sont pas des fautes de manœuvre ». Et là, le tribunal reconnaît humblement qu’il n’est pas capable de déterminer entre les différents experts qui a raison pour ce que devait être fait à la manœuvre. Et dans un éclair de bon sens, qui arrive parfois jusqu’au juge, il finit par dire qu’il y avait quand même une tempête ! Et que dans cette tempête, il est difficile de retenir la responsabilité du capitaine lors de la manœuvre, il a fait ce qu’il a pu mais il n’a pas pu empêcher le naufrage.

Donc, il n’y a pas de faute ou, du moins, s’il y a faute du capitaine, elle n’est pas en rapport avec le dommage. Et l’on ne peut pas exclure que le dommage, finalement, ait pour cause la tempête.

C’est la faute à qui ? C’est la faute au bon Dieu. C’est la faute à la tempête. C’est la faute à des choses qui nous dépassent.

Mais, en ce qui concerne la société Total, elle est responsable. Elle est responsable parce qu’elle a affrété un bateau dans lequel elle a mis du pétrole et le pétrole s’est répandu sur les côtes.

Mais elle n’est pas responsable parce que le pétrole s’est répandu sur les côtes, elle est responsable parce qu’elle a de quoi payer. Et, comme elle a de quoi payer, elle est donc condamnée pour pollution.

Alors, on est pris entre les deux raisonnements. On se dit, c’est normal, Total fait de gros bénéfices, il transporte du pétrole, il y a une tempête, le pétrole coule, pollue la terre, il faut bien que quelqu’un paye, c’est Total qui paye. À quoi son avocat répond : « Ce n’est pas une responsabilité pour faute, c’est une responsabilité ontologique. Je suis responsable parce que je suis Total, parce que je suis une grosse société, parce que je fais des bénéfices, donc je suis responsable. De même que le roi était responsable parce qu’il était le roi, l’aristocrate était responsable parce qu’il était aristocrate, le juif est responsable parce qu’il était juif et je suis responsable parce que je suis une société pétrolière, donc je suis forcément responsable ! »

C’est un débat qui peut avoir lieu. C’est un débat très intéressant qui nous mène à l’idée que l’on reste toujours dans le souci de trouver une cause. Mais dans ce souci de trouver une cause et un lien de cause à effet, le tribunal a cette formule extraordinaire : « Si, deux ans avant, Total n’avait pas retenu ce bateau pour son affrètement, jamais il n’aurait coulé ». C’est sûr !
Nonobstant le fait qu’il avait tous les certificats, comme il avait vingt ans d’âge et qu’il avait eu plusieurs pavillons, ce qu’expliquait l’avocat : « dans la navigation internationale, il est assez normal, surtout au moment de la mondialisation qu’on passe de pavillon en pavillon, et il est assez normal qu’on se balade d’État en État. C’est le propre du marin de ne pas rester à l’intérieur des eaux territoriales d’un seul pays. »

Moyennant quoi, cela aurait dû mettre la puce à l’oreille de la société qui n’aurait pas dû affréter ce bateau, le dommage n’aurait été causé ! Donc, en affrétant, ils ont causé le dommage.

Cela consiste à dire : c’est obligatoire, à partir du moment où vous transportez des produits de cette nature, s’il y a un pépin quel qu’il soit, vous paierez.

Conclusion

J’arrive maintenant à ma troisième et dernière partie. Nous sommes donc dans un débat dans lequel on voit – et c’est pour cela que ce jugement m’a beaucoup intéressé – que de toutes les façons, le meilleur ou le pire sont marqués de la radicalité qui n’est pas possible pour notre chemin sur cette terre. Et que notre avantage à nous, c’est que nous vivons dans le temps, dans le relatif désordre du temps, dans ce qui est la marque même du temps – qu’a très bien définie notre Saint Père dans sa dernière Encyclique – qui est l’espérance.

Et donc, ce n’est jamais ni le pire ni le meilleur mais une recherche permanente conduite par ces mots que vous m’avez lancés « la faute à qui ? » qui guide ce jugement où la mécanique de l’esprit humain – ce qui prouve que c’est à l’intérieur même de notre raison, de ce que nous sommes, de la constitution de notre être – qui ne peut pas ne pas justifier à chaque fois la condamnation et la réparation du dommage par la recherche du lien causal entre la faute et le dommage. Même si cette conclusion est extraordinairement tarabiscotée, même si elle ne tient pas à l’examen mais, quand même, on a voulu l’établir ce qui prouve qu’on ne peut pas se passer de ce mécanisme.

Quelle est la voie aujourd’hui ? La voie, elle est claire, annoncée. J’ai cité le Saint Père. Elle est annoncée par cette lumière qui en fait est un rappel à la fois de vérités élémentaires et en même temps de choses tellement oubliées.
Il ne faudrait pas souffrir. Et en ne voulant pas souffrir, et en refusant la part de la souffrance, en recherchant un soi-disant ordre si parfait qu’il n’y aurait aucun dommage, qu’il n’y aurait jamais dommage sans réparation, l’homme ne va pas vers un bonheur, il va vers une impasse.

Oui, nous devons tout faire pour surmonter la souffrance, mais l’éliminer complètement du monde n’est pas dans nos possibilités. Simplement parce que nous ne pouvons pas nous extraire de notre finitude et parce qu’aucun d’entre nous n’est en mesure d’éliminer le pouvoir du mal, de la faute, qui, nous le voyons, est continuellement source de souffrances.

Dieu seul pourrait le réaliser. Seul un Dieu qui entre personnellement dans l’Histoire en se faisant homme et qui y souffre. Nous savons que ce Dieu existe et que ce pouvoir qui enlève le péché du monde est donc présent dans le monde. Par la foi dans l’existence de ce pouvoir, l’espérance de la guérison dans ce monde est apparue dans l’Histoire.

Mais il s’agit, précisément, d’espérance et non encore d’accomplissement. Espérance qui nous donne le courage de nous mettre du côté du bien, même où cela semble sans espérance, avec la certitude que, faisant ce choix, nous faisons partie du déroulement de l’Histoire. Mais comme cela apparaît extérieurement, le pouvoir de la faute demeure aussi dans l’avenir une présence terrible.

Ce qui a fait de la corruption du meilleur la pire, c’est ce rêve des lendemains qui chantent. Et ce rêve, qui n’est pas seulement dans la conception marxiste, mais qui est dans la conception naturaliste dans le sens où elle coupe le naturel du surnaturel. Conception, aussi, parfaitement résumée, dans la fin du manifeste du Parti communiste : « La société nouvelle écrira sur ses drapeaux “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins” »

Mais ce rêve, il n’est pas seulement dans Karl Max. Je ne pense pas que notre actuel Président de la République soit marxiste, mais quand il nous dit : « Ensemble, tout devient possible ! », il nous dit la même chose. Là encore, ça marche, c’est un slogan ! Mais on a quand même envie de dire : « Même tous ensemble, ce n’est pas possible ! » .

L’athéisme du XIXe et du XXe siècles est, selon ses racines et sa finalité, un moralisme.

Nous sommes dans une nouvelle morale qui nous dicte une nouvelle justice, un nouveau droit, une nouvelle police. Nos nouveaux policiers : ce n’est pas le commissaire Maigret ! Le commissaire Maigret, c’est un policier de l’ordre. Il y a un meurtre, il remonte, il cherche… Il fonctionne entièrement avec : « c’est la faute à qui ? ».

Notre policier moderne : c’est le journaliste d’investigation ! qui vous dit : « Il y a beaucoup plus grave ! Il y a des types qui démolissent la couche d’ozone. Et il faut les débusquer partout ! Il y a des gens qui vous font des délits financiers que vous n’aviez pas vus ! » qui n’avaient causé de tort à personne ! Dont personne ne s’était jamais plaint ! Mais qui ont quand même abouti à des combinaisons… C’est cela qui est intéressant de révéler. Pourquoi ? Parce qu’on voudrait avoir une transparence de tout. Il a même été proposé à l’Assemblée Nationale de supprimer les fonds secrets. Jospin même avait répondu : « On peut aussi supprimer l’État tant qu’on y est. »

C’est l’idée qu’il faut que l’on sache tout partout et que chacun de nous puisse savoir tout partout et tout le temps. Sinon, ce n’est pas la transparence, ce n’est pas l’ordre parfait tel qu’on le voudrait.

Et l’on va juger de tout ! On va juger du prix du loyer du Directeur de Cabinet de Madame Boutin. On va juger de tout ! On est suprême juge de tout. C’est le moralisme.

Je me souviens de Thibon, à un moment où je lui disais : « Mais, c’est effrayant cette dégradation des mœurs et tout. » qui me répondait : « Je vois poindre de partout un moralisme effrayant ! » Et il avait raison ; c’est un moralisme.
Pensez aux protestations contre les injustices du monde et de l’Histoire universelle. Dans ce monde qui se dit tolérant, on ne tolère plus, on ne veut plus rien tolérer !
D’ailleurs, l’idée de la tolérance zéro, l’idée du principe de précaution, c’est effrayant ! C’est l’intolérance totale !

On est obligé de tolérer. On passe son temps à tolérer. Moi, je suis de plus en plus pour la tolérance toute la journée. D’ailleurs, n’importe quel père de famille, et plus encore, n’importe quel grand-père, passe son temps à tolérer. Si on ne tolère pas, ce n’est pas possible, ce n’est pas vivable. Je sais que je suis trop « cool ». Mais on est obligé de tolérer. La vie n’est qu’une tolérance.
Un monde dans lequel existe une telle quantité d’injustices, de souffrances des innocents et de cynisme du pouvoir ne peut être l’œuvre d’un Dieu bon. Le Dieu qui aurait la responsabilité d’un monde semblable ne serait pas un Dieu juste, et encore moins un Dieu bon.

C’est donc au nom de la morale qu’il faut contester ce Dieu. Le Saint Père a mis le doigt dessus, on ne peut pas dire mieux. Puisqu’il n’y a pas de Dieu qui crée une justice, il semblerait que l’homme maintenant soit appelé à établir la justice.

Si, face à la souffrance de ce monde, la protestation contre Dieu est compréhensible, il faut ensuite que l’humanité fasse ce qu’aucun dieu ne fait et n’est en mesure de faire : se tourner vers la Justice divine ; sinon elle est dans une attitude présomptueuse et fondamentalement fausse. Et le Pape rappelle que cette attitude est d’avant le christianisme, que ce soit dans l’Ancien Testament, et que ce soit dans Platon, et il termine sa méditation sur l’espérance et sur le jugement sur : la faute à qui ? Dans cette immense espérance, qui est le couronnement de toute justice, qui est la seule réponse à « la faute à qui ? » qui est le Jugement dernier. Et qui est l’idée, non pas seulement chrétienne mais l’idée que Platon enseigne, dans laquelle il dit que la notion et le sens de l’immortalité de l’âme ne s’expliquent que parce que l’homme a dans son âme le besoin de justice. Et qu’ayant le besoin de justice, il sait et il voit que jamais sur cette terre, ce besoin de justice n’est accompli. Et ce que voyant, il ne peut pas ne pas imaginer un endroit qui corresponde à la plénitude de ce qu’il a en lui où cette justice parfaite serait rendue. Et où, les vrais bons seraient récompensés comme les vrais bons et les vrais méchants punis comme les vrais méchants et chacun de nous-mêmes départis entre bons et méchants : un jugement parfait et total qui ne peut être que le Jugement dernier de Celui qui est le Seul et Vrai Juge.

À partir de cette attitude-là, la justice humaine fait ce qu’elle peut. Elle recherche comme elle peut « la faute à qui ? ». Mais elle est dépourvue de toute prétention. Elle se fait humble parce qu’elle est obligée d’être humble parce qu’elle sait qu’elle arrive peu ou qu’elle n’arrive pas ou qu’elle arrive mal à la justice.

Elle a la méthode du procès, seule méthode qu’elle ait trouvée. Un homme qui dit tout ce qu’on peut dire « pour », un autre homme qui dit tout ce qu’on peut dire « contre », et puis, le juge essaie de démêler de ce qu’il a entendu des deux hommes, ce qui est la vérité judiciaire. Tout en sachant qu’il doit s’approcher le plus possible de l’ordre juste (comme dirait Ségolène), mais qu’en même temps qu’il n’atteindra jamais à la plénitude de cet ordre juste qui lui échappe et c’est une tension permanente. « La justice, c’est une vertu », disaient les Anciens. Une vertu, c’est-à-dire une force.

C’est la volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui est dû. Volonté, c’est-à-dire que c’est toujours un acte de la volonté en même temps que de l’intelligence, c’est une disposition de soi, une disposition du cœur.
Et cette disposition de soi, cette disposition du cœur, cette pratique fait qu’on sait que ce n’est pas ici que se trouve la plénitude de cet ordre juste, même dans cette justice, même dans le but de cette justice.

Et donc l’espérance est la vertu première qui accompagne obligatoirement l’œuvre de justice, parce qu’elle guide le cœur du juge et de celui qui collabore avec le juge, c’est-à-dire l’avocat et de tous ceux qui aident la justice, et qu’elle place, là où elle doit la placer, la véritable finalité, là où se trouve la Cause des causes qui est le Bien des biens, qui sourit et repose nos cœurs dans le Sien.

ÉCHANGE DE VUES

Henri Lafont : Vous nous avez dit et répété : ce qui est grave, aujourd’hui, c’est qu’on détache la faute de la culpabilité et du dommage.
Et cette dissociation que vous avez dénoncée avec force et avec de multiples exemples, c’est le même processus vicieux qui gère aujourd’hui la morale sexuelle, la morale de la bioéthique. L’on dissocie la personne de ses sentiments, l’on dissocie l’amour de la procréation. L’acte conjugal, on le dissocie également de la procréation, on dissocie l’amour de la sexualité, enfin, tout est dissocié et je pense que cela ressemble beaucoup à cette dissociation que vous avez appelé le détachement de la faute de la culpabilité et du dommage.

Finalement, c’est une constante de la mentalité de notre société qui est probablement une des grandes causes de sa dégradation.
Pouvez-vous accepter ce rapprochement ?

Jacques Trémolet de Villers : Je l’accepte d’autant plus que ce que vous dites là me remet en mémoire un exemple que j’aurais voulu citer, parce que je pense qu’on risque d’arriver, parmi les questions posées par le principe de précaution, à obliger nos jeunes gens à avoir toujours sur eux une quantité suffisante de préservatifs. Ce n’est pas encore établi, mais on est dans la démarche. De même qu’il ne faudra plus avoir de cigarettes sur soi, il faudra avoir des préservatifs.

J’en ai eu un peu le pressentiment dans une affaire d’Assises que j’ai plaidée, il y a quelques années déjà. Je défendais un garçon qui avait fait quelque chose de pas bien du tout. Il avait, pour se venger d’une de ses petites amies, mis le feu au paillasson de l’immeuble où habitait cette jeune femme. Et cet incendie avait pris des proportions inimaginables. Une autre jeune femme sentant le brûlé a ouvert sa porte et avec l’appel d’air, elle a péri carbonisée. Donc il a été jugé pour incendie volontaire ayant entraîné la mort. Et il a pris quinze ans, ce qui est beaucoup par rapport à la jurisprudence, mais enfin, il s’était montré d’une attitude absolument odieuse à l’audience. Il a fait appel et c’est passé devant la Première Cour d’Assises de Créteil. Et durant l’interrogatoire, l’avocat général lui a dit : « Monsieur, j’ai vu dans le dossier (c’est un garçon qui avait beaucoup de succès féminins), c’est absolument constant, toutes vos maîtresses, vos petites amies le disent, vous n’utilisez jamais de préservatif. » Et je lui ai dit : « Monsieur l’Avocat général, mon client a fait des choses épouvantables mais cela, à mon avis, ce n’est ni un crime ni un délit ni même une contravention. » Je me suis fait reprendre par l’avocat général et par la Présidente qui ont dit : « Mais, enfin, Maître, nous ne comprenons pas que vous puissiez plaisanter avec cela. Ce refus d’emploi du préservatif est un mépris absolu de son partenaire et du danger qu’il peut lui causer ». Et il a eu droit à une monition. Et je me disais : l’omission de préservatif est plus grave que l’incendie.

Et donc, on est entré dans un moralisme très grave. Non seulement on a dissocié, mais on a placé la morale complètement ailleurs ! Vous pouvez avoir toutes les aventures féminines ou masculines, ou homosexuelles que vous voulez à condition de vous protéger.

On rentre dans un système totalement déconnecté de la réalité dans tous les sens du terme, vous avez raison.

Michel de Poncins : Vous avez évoqué le procès de l’Érika. Or il se trouve qu’à cette occasion on a parlé dans tous les médias d’un délit écologique.
Les prétendus coupables – puisque vous dites qu’ils n’étaient pas forcément coupables – ont d’abord été condamnés pour réparer des dommages à autrui comme l’obligation de nettoyer les plages. Cela peut être considéré comme normal.

Mais, en plus, il y a eu des dommages et intérêts pour atteinte à l’environnement et la presse salue ce fait comme un progrès. C’est, en fait, une régression car cela revient à considérer la nature comme un être en soi : nous sommes ainsi dans le panthéisme. Le jugement a été jusqu’à attribuer une valeur aux oiseaux morts !

En plus, si on généralise, on va vers un désordre incroyable. D’ores et déjà, sur près de la moitié du territoire, on n’a pas le droit de couper un arbre sans autorisation. Sur le reste du territoire, la jurisprudence sera conduite à supprimer totalement notre liberté dans la gestion des arbres !

Même si ce n’est pas la première fois qu’une telle dérive se produit, le bruit phénoménal fait par les médias sur ce prétendu délit écologique me paraît très dangereux.

Pouvez-vous nous donner votre avis sur ce point ?

Jacques Trémolet de Villers : Là, il y a quand même une exagération médiatique considérable, parce que je vous indique que le crime écologique n’est puni que d’une peine d’amende.
Ce crime qui n’est puni que d’une peine d’amende, cela se situe entre la contravention et le délit. Ici, on n’est pas du tout dans le délit. Le délit de pollution existe depuis 1983 et dans son principe ne pose aucun problème fondamental pour moi.

La question, c’est celle de l’ampleur de la réparation. Pour les oiseaux, passe encore… Mais quand vous voyez qu’il y a une foule d’associations qui réclament : Greenpeace gagne 400 000 € dans l’opération. Je ne vois pas où est le dommage de Greenpeace mais elle gagne 400 000 €. Elle est comme l’association pour l’extinction de la race humaine. Elle regarde partout et cherche un profit financier.

Il n’y a pas que Greenpeace, il y a de nombreuses associations. Et ce qui est tragique, c’est que des dizaines d’associations reçoivent : 10 000 €, 40 0000 €, 100 000 €, 50 000 €… Et un nombre de particuliers, notamment des marins pêcheurs à pied qui n’ont pas pu ramasser pendant six semaines ou sept semaines, des palourdes, ou autres. Et on leur dit : « Vous n’avez aucune preuve. Donnez-nous votre chiffre d’affaires, vos relevés de comptes ». Mais ces personnes ramassent, vont au marché, vendent, reçoivent leur argent et n’ont aucun relevé. Ceux qui ont souffert, ce sont ceux qui pêchaient là la crevette, qui allaient au marché et qui pendant six semaines n’ont pas pu pêcher parce qu’il y avait du goudron. Ceux-là, ils ont vraiment souffert, ils n’ont rien ! Parce qu’au nom de cette logique, on devient très matériel, très procédurier : pas de justificatif, pas de dommage. Et on donne à Greenpeace 400 000 €.

Il y a, en effet, les privilégiés, les nouveaux nobles, les nouveaux féodaux qui arrivent et qui « se payent sur la bête ».

Mais enfin, rassurez-vous, il n’y a pas encore crime pour cela, pas même délit.

Bernard Lacan : Je voudrais vous interroger sur une des conséquences de ce moralisme actuel que vous avez évoqué et qui touche la notion de commerce équitable.

Vous savez qu’on a défini comme « commerce équitable » une toute petite partie des transactions mondiales qui se préoccupent à grand renfort de bénévoles d’améliorer les revenus de certains producteurs des pays tropicaux. Cette activité est naturellement digne d’éloges mais le terme qui la désigne laisse penser a contrario que tout le reste du commerce, c’est-à-dire 98 % des transactions mondiales est par nature inéquitable.

Je voudrais savoir ce que vous en pensez parce que les entreprises qui produisent et distribuent dans les pays européens n’ont pas le sentiment de pratiques inéquitables, vis-à-vis de leurs fournisseurs, vis-à-vis de leur personnel, ou vis-à-vis des autorités.

Jacques Trémolet de Villers : Vous avez tout à fait raison, c’est la moralisation. Vous avez la « voiture vertueuse » aussi maintenant et quand vous êtes père de famille, vous avez forcément la voiture vicieuse parce que vous consommez beaucoup plus de CO2 avec votre familiale que la petite Smart du gentil petit couple homosexuel du Marais. Lui, il a une voiture vertueuse.

Je pense que cela fait partie des manies verbales mais qui dénotent cet état d’esprit. Le Saint-Père l’a dit, on va se répéter : on a besoin d’une morale, comme on n’a pas placé la morale là où elle doit l’être, on fait un moralisme effrayant. Car la force de la vraie religion, de l’ordre chrétien, c’est d’être le lieu où il y a le moins de morale. Je crois qu’il n’y a pas un atome de morale dans l’Évangile. Et par exemple, pour la femme adultère : « Qui t’a condamnée ? Personne. Moi non plus je ne te condamne pas ». Jésus va chez les pécheurs, il mange avec les publicains. Il mange et il boit, il est même traité d’ivrogne et de glouton.

En fait, les autres religions et cette espèce de fausse religion que nous avons là, sont des religions extrêmement morales. Nous, on est très peu contraignants, très peu moraux.

Philippe Laburthe-Tolra : Je voudrais simplement ajouter une note en bas de page, une chose qui m’a été apprise par le Recteur Jean Imbert, de l’Institut, spécialiste du droit de la santé.

Il expliquait bien, comme vous l’avez fait, comment les Parlementaires sont devenus des Conventionnels et se sont mis à la place de Dieu. Mais cela s’est traduit sur le plan de la santé par une chose assez extraordinaire. On a nationalisé les biens du clergé, donc tous les hôpitaux. Et l’on a demandé à la Convention : « Mais qui va soigner les malades ? » Et la réponse unanime a été : « Maintenant que nous agirons d’une manière parfaitement rationnelle, il n’y aura plus de maladies. »

Jean Imbert était consterné car l’Hôpital général, l’Hôtel-Dieu, était extraordinaire. On y venait du monde entier pour s’y faire soigner gratuitement, puisque que l’Hôpital général possédait à peu près la moitié des immeubles de rapport dans Paris, paraît-il.

Mais enfin, comment faire puisque les gens continuent à être malades ? C’est alors que le Directoire a rétabli ce qui était contraire à tous les principes de la Révolution : un octroi, c’est-à-dire une douane intérieure à l’entrée des villes pourvues d’un hôpital, de façon à ce qu’une ville possédant un hôpital puisse retrouver des ressources. Le Directoire s’attendait à une insurrection, mais tous étaient trop fatigués des violences, et ils ont avalé l’octroi, qui a duré jusqu’après la dernière guerre.

Hervé L’Huillier : Je pense que votre exposé ouvre la porte à la réflexion sur la régulation, la régulation de l’État.

C’est un élément fort de la pensée sociale chrétienne : l’État doit être régulateur. Mais ce que j’entends dans ce que vous décrivez, c’est un État où, au fond, il y a un excès de régulation, où l’État intervient, décide, et donc ampute dans la personne du citoyen la part de liberté et de responsabilité. Vous me direz si je vais trop loin, mais ça ouvre à cette réflexion-là.
Il en résulte une société où tout le monde est surveillé par tout le monde, à partir des règles qui sont établies : il faut porter la ceinture de sécurité – pour des raisons qui peuvent d’ailleurs s’expliquer ; ne pas fumer, etc. Tout le monde devient le surveillant de tout le monde. Et on trouve ça et dans la pensée de gauche et dans la pensée libérale.

Alors, je trouve que le fait qu’on ne s’attache plus prioritairement à rechercher le pourquoi de la faute et à redresser celle-ci, cela débouche sur un nouvel ordre social (sous-entendu où les relations humaines seraient déterminées par l’audit permanent du comportement de tous par tous). Avez-vous poussé vos réflexions jusqu’à l’analyse des implications sociales de ce que vous décrivez ?

Jacques Trémolet de Villers : Oui, mais je pense que l’idée est là. On en revient toujours à Edgar Faure : « L’ordre naturel, voilà l’ennemi » et l’ordre rationnel, c’est celui que nous créerons.

Nous le créerons à force de lois qui corrigent d’autres lois, jusqu’au moment où on s’aperçoit que ce n’est plus possible. Seulement une génération arrive… Il y a des gens qui vivent de cela : des avocats, des magistrats… Je dénonce un mal dont je vis ! Parce que la multiplication de la législation multiplie les difficultés, multiplient les besoins de conseils, multiplient les besoins d’avocats.
Nous sommes exactement dans la situation que dénonçait saint Yves à la fin du XIe siècle quand il disait que c’était effrayant parce que la complexité du droit et des juridictions de son temps faisait que le pauvre était complètement exploité, spolié, pire que « L’Huître et le Plaideur » par les avocats, par les hommes de loi. Il faut simplifier tout cela, il faut rendre à l’homme un espace de liberté en diminuant ce poids des législations qui s’ajoutent les unes aux autres.

Aujourd’hui, on a un Parlement qui vote des lois. On a les décrets qui sont pris par le pouvoir exécutif, les règlements qui sont pris par l’administration et l’on a au-dessus cette extraordinaire machine qu’est la Communauté européenne, la Commission qui « pond » des règlements qui, eux-mêmes, doivent être adaptés. Vous avez à Paris des cabinets de cent, cent trente avocats qui ne vivent que de cela ! Vous leur enlevez la législation européenne, vous les mettez sur la paille alors qu’ils vivent avec 12 000 € par mois. Et donc, ils sont pour l’Europe, c’est une question de gagne-pain et c’est terrifiant.
Faites un retour en arrière et pensez aux relations qu’avaient les entreprises et les commerçants avant l’Europe. Entre des Espagnols, des Italiens, des Français, des Chinois (ils ne font pas partie de l’Europe, mais ils vont y arriver), des Anglais (ils ne font pas vraiment partie de l’Europe), comment cela se passait ? Ils disaient : en Espagne, on fait comme cela ; nous, en France, c’est comme cela, bon. On va essayer de s’harmoniser, on va trouver une manière. Maintenant vous avez les droits de l’homme, le droit français et le droit européen. Vous avez les trois ! Et il vous faut des types qui travaillent sur les trois ! Parce qu’on n’harmonise pas, on rajoute parce que chacun tient quand même au sien. Et après, vous avez le droit local !

Le Président : En ce qui concerne l’évolution du droit que vous avez évoquée et qui semble marquer une véritable rupture, est-ce encore un débat parmi les juristes ? Cette évolution vers un droit positif est-elle définitivement acquise, irrémédiable ? Quelles sont les perspectives ouvertes relativement à la façon dont devrait évoluer notre législation et la façon de l’appliquer et de juger ?

Jacques Trémolet de Villers : La réforme des réformes, elle n’est pas d’abord chez les juges ni chez les avocats, elle est dans les études de droit.
La France manque de cours de philosophie du droit, ce qui est le plus important et devrait faire l’objet de la première année d’étude. Cela existe dans beaucoup d’autres pays étrangers. Quand j’ai voulu faire de la philosophie du droit avec Monsieur Michel Villey, il m’a dit : « Est-ce que vous parlez latin ? » J’ai dit : « Non, je peux m’y mettre. » Il m’a dit : « Il faut vous mettre au latin, après il faut vous mettre à l’allemand et si vous avez du courage, il faut vous mettre au japonais parce que les Japonais sont excellents. » J’ai renoncé à la philosophie du droit…

Pourquoi cela a disparu de l’enseignement ? Parce que si on fait de véritables études de philosophie du droit, on fait exploser notre système positiviste ! Et on fait un art ou une science juridique tout à fait nouveaux. Il faut dire, qu’y compris les Facultés, ces pyramides installées, tous se disent : ils vont tout nous casser !

Or il faudrait tout casser, d’une certaine façon, il faudrait un Bonaparte, quelqu’un qui réunisse les juristes.

Je vais vous donner un exemple. Chaque Garde des Sceaux qui arrive dit : « Le code pénal est devenu quelque chose de monstrueux ». Il y a en France 2 827 infractions. Nul n’est censé ignorer la loi. Sinon, la loi n’existe pas. Tout le monde ignore la loi. Même les avocats ne peuvent faire autrement. Le professeur Audiard le disait déjà. Grand spécialiste du droit des transports, il était consulté par les grandes entreprises de transport. Elles lui soumettaient ce qu’elles faisaient et lui demandaient si elles étaient en règle. Il leur répondait : « Voilà ce que vous allez faire : vous allez prendre un camion de votre entreprise. Vous le faites rouler de Dunkerque à Marseille, vous me rapportez toutes les contraventions qu’il a récoltées et je vous dirai comment on harmonise. Parce que, avant, je ne peux pas vous le dire ».
Et cela c’était quand j’étais étudiant en droit ! Maintenant c’est impossible. Alors on se penche dessus, on bâtit des systèmes. Tous les grands commerçants ou bâtisseurs d’empires financiers qui passent en Correctionnelle, vous croyez que ce sont des escrocs. Ils ont payé des cabinets d’avocats, des cabinets de juristes et leur ont dit : « Bâtissez-moi un système impeccable ! Parce que, je ne veux pas de risques par rapport aux lois ». Ils ont payé des millions, ils se sont lancés. Et ils se font coincer par la loi parce que les avocats n’arrivent pas à connaître suffisamment l’ensemble de ces lois.

Donc, chaque Garde des Sceaux qui arrive réunit une commission pour nettoyer le code pénal. Les professeurs de droit se réunissent, avocats, magistrats et non seulement ils ne suppriment pas, mais généralement, ils accouchent de deux ou trois délits supplémentaires. Et l’on a fait pareil avec le code civil.

Pourquoi avons-nous besoin d’un Bonaparte ? Parce que quand le premier Consul va aux séances du Tribunat, il arrive un peu comme Louis XV quasiment botté avec son fouet, et dit : « Où en est-on ? Vous avez fait une bonne loi sur la famille ? Vous avez fait une bonne loi sur la faillite ? Il faut que ce soit terminé demain ! Il faut que ce soit simple, il faut que ce soit clair ! » Sinon, vous risquez, par exemple, d’être débarqué.

Vous savez bien comment ils sont, les professeurs de droit, ils ne travaillent pas, les avocats non plus, les magistrats non plus. Donc il nous faudrait une main de fer qui nous dise : « Maintenant, vous allez me faire quelque chose de simple ». Mais quelque chose de simple, avec des contraintes, comme à un journaliste : « Vous avez trois mille signes, vous vous débrouillez, mais vous ne dépassez pas les trois mille signes ». Et à ce moment-là, toutes leurs intelligences s’y mettraient.

On leur dirait : Vous faites un code civil qui ne dépasse pas deux cent cinquante pages. Et vous ne mettez pas article 201-1, 201-18, etc. Ce qui prouve une déliquescence de l’esprit. Quand vous rajoutez des tirets, des tirets, des tirets, c’est que vous n’arrivez pas à synthétiser votre pensée. Et le justiciable ne s’y retrouve plus, c’est l’incertitude judiciaire et c’est ce qu’il y a de pire.

Séance du 17 janvier 2008