Par Mgr Michel Schooyans, Professeur et chercheur de l’université catholique de Louvain
Nicolas Aumonier : C’est avec une très grande joie, Monseigneur, que nous vous retrouvons. Vous avez été primé par notre Académie en 1994 et vous êtes venu nous parler, le 9 mars 1995 sur le thème : Peut-on se passer de Dieu en politique ?
Vous êtes né à Braine-l’Alleud, où se trouve le champ de bataille de Waterloo, en Belgique, le 6 juillet 1930. Vous avez été ordonné prêtre de l’Archevêché de Malines-Bruxelles le 26 décembre 1955. Vous rappelez dans un entretien avec Sabine Chevallier que vous êtes tout juste bachelier et inscrit en droit quand l’appel au sacerdoce vous est lancé. Vous racontez qu’un ami moine vous demande un jour si vous avez songé à devenir prêtre. « Non, jamais », répondez-vous. Vous vous posez alors la question et le lendemain votre décision est prise que vous dites n’avoir pas un seul instant regrettée depuis.
« Vous alliez », ajoutez-vous, « vous consacrer, non à la défense des criminels mais à celle des pauvres et des pécheurs au tribunal de la confession et du pardon. » Vous ne vous doutiez pas, pas encore, que ce seraient les tout petits qu’il vous faudrait un jour défendre, et devant des tribunaux autrement internationaux.
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Vous êtes parti dix ans comme prêtre fidei donum dans un quartier ouvrier de Sao Paulo, au Brésil, entre 1959 et 1969. Vous êtes, là-bas, confronté aux idéologies fascistes et communistes. Vous revenez en Europe en plein débat sur la légalisation de l’avortement que vous comprenez comme une autre forme de totalitarisme, d’un totalitarisme qui discrimine entre ceux qui sont nés et ceux qui ne sont pas nés. « Dès lors, dites-vous, au nom de quoi cette discrimination ne serait-elle pas étendue à d’autres : malades, handicapés, personnes âgées ? » « Ce sont des problèmes durs », confiez-vous, « qui dévorent, si l’on n’est pas arc-bouté à l’Esprit-Saint en invoquant sa grâce et sa force. » Mais vous êtes de plus en plus persuadé que la foi affine notre regard « pour saisir l’invisible », dites-vous, « mais aussi pour discerner les formes de mal que l’on ne perçoit pas avec une sensibilité morale émoussée. »
Votre sacerdoce est donc très clairement au côté des plus petits et vous allez jusque dans les instances internationales les défendre.
Et puis, quand vous avez un peu de temps, vous vous mettez au piano. Vous aimez particulièrement Schumann et Schubert. « Vous vous préparez pour l’éternité », dites-vous, « persuadé qu’auprès de l’Auteur de tant de belles choses, il y a sûrement de la musique. »
Après ces quelques mots, je voudrais vous présenter de manière plus académique.
Vous êtes docteur en philosophie de l’Institut supérieur de Louvain en 1958 ; docteur en philosophie et lettres de la faculté de philosophie et lettres de Louvain en 1960 et docteur en théologie de l’université catholique de Lisbonne, en 1978.
De 1959 à 1969, vous êtes à la fois professeur de philosophie à l’université catholique de Sao Paulo, mais aussi professeur au Grand Séminaire métropolitain de Sao Paulo, vicaire à la périphérie de la ville et aumônier fédéral de la JOC. De 1964 à 1995, où vous devenez professeur émérite, vous faites toute votre carrière de professeur universitaire à l’Institut universitaire catholique de Louvain. Vous êtes enfin aumônier de la maison de retraite et de soins “Le Vignoble” (j’ai beaucoup aimé ce nom) à Braine-l’Alleud.
Très généralement – pour résumer – vous travaillez dans le domaine de la philosophie politique, à la fois sur l’éthique des politiques démographiques, sur les idéologies contemporaines et dans le champ de la théorie morale sociale.
Vous êtes membre de très nombreuses sociétés savantes parmi lesquelles l’Instituto brasileiro de Filosofia (São Paulo), la Société Théologique de Louvain, la Société Philosophique de Louvain, la Commission doctrinale de la Conférence épiscopale de Belgique, l’Institut Royal des Relations Internationales (Bruxelles), la Societas Internationalis Ethica (Rome), la Fédération Internationale pour l’Enseignement Social Chrétien (Genève), la Society of Catholic Social Scientists (New York), le Population Research Institute (Washington), l’Association pour la Recherche et l’Information Démographiques (Paris), le Population Reference Bureau (Washington), l’Instituto Carybé (Salvador da Bahia), le Comité scientifique de La Società (Vérone), le Comité scientifique de la Faculté de Bioéthique de l’Athénée pontifical Regina Apostolorum (Rome), la Fondation Novae Terrae (Rome), l’Institut de Démographie politique (Paris), l’Association Population et Avenir (Paris), l’Institut de Géopolitique des Populations (Paris).
Vous êtes, à Rome, membre de l’Académie Pontificale des Sciences Sociales, de l’Académie Pontificale pour la Vie, correspondant de l’Académie Pontificale Saint Thomas d’Aquin, consulteur du Conseil Pontifical pour la Famille, expert de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ; à Mexico, vous êtes correspondant de l’Academia Mexicana de Bioética ; à Paris, vous êtes membre de notre Académie.
Votre bibliographie est immense. Je crois que vous tenez à la disposition de qui le demande un petit livre de 70 pages qui la décrit.
Il me semble que, pour synthétiser à très grands traits – j’espère que vous me le pardonnerez – il y a quatre grandes directions dans vos publications. La première aborde les idéologies contemporaines : Le communisme et le futur de l’Église positive (1963), Le défi de la sécurisation (1968), Chrétienté en contestation : l’Amérique latine (1969), Destin du Brésil, la technocratie militaire et son idéologie (1973), La provocation chinoise (1973), Demain le Brésil ? (1977), Théologie et Libération. Questions disputées (1987).
Le moins que l’on puisse dire, en entendant ce très bref relevé, c’est que vous avez été sur la brèche là où la mitraille était le plus dense.
Vous ne mâchez pas vos mots dans les titres que vous choisissez. Votre deuxième direction bibliographique porte sur l’avortement que vous nommez. L’avortement, problème politique (1974 et 1981), Droits de l’homme et technocratie (1982), Maîtrise de la vie, domination des hommes (1986), L’enjeu politique de l’avortement (1991).
Dans votre troisième grande direction bibliographique, vous rappelez les grandes lignes de l’enseignement social chrétien. De Rerum novarum à Centesimus annus (1991), Initiation à l’enseignement social de l’Église (1992), L’Évangile face au désordre mondial (1998), Os riscos eticos da globalizaçao (2003).
Et puis le quatrième champ qui vous rend peut-être plus connu encore du grand public, c’est lorsque vous parlez sur le thème de la population et que vous nommez très clairement les dérives au sein de l’ONU. L’impérialisme contraceptif : ses agents et ses victimes (1994). Je ne sais si vous vous êtes placé sous la protection d’un grand baron de la drogue pour publier cela à Miami, mais vraiment le titre est éloquent !… Le crash démographique (1999), La dérive totalitaire du libéralisme qui est honoré, en 1995, d’une Lettre de Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II. La face cachée de l’ONU (2000), Euthanasie, le dossier Binding Hoche (1922), Traduction de l’allemand, présentation et analyse, (2002), et puis Le terrorisme à visage humain (2006), en collaboration avec Anna-Marie Libert que notre Académie a reçue l’année dernière, Servir Dieu en son image, Dieu en politique, fondement chrétien de l’exigence démocratique qui sont des titres annoncés.
Dans ce dernier champ bibliographique, vous analysez comment de prétendus nouveaux Droits de l’homme viennent aujourd’hui s’opposer aux Droits de l’homme anciens. Ces nouveaux droits de l’homme ne sont plus déclarés mais négociés, marchandés puis imposés par les plus forts. Le holisme d’une société qui cherche à prendre ses repères dans le grand Tout, qui se réfère à des écosystèmes et non plus à l’être humain afin de ne plus être “espéciste” comme on dit maintenant, s’oppose à l’anthropocentrisme traditionnel. L’homme devient soumis à Gaia-la Terre. Mais vous dénoncez aussi l’excès du libéralisme dans lequel vous reconnaissez un individualisme forcené qui compte les plaisirs et les peines par une arithmétique casuiste pour mettre l’homme en dehors de ses préoccupations.
Voici rassemblée à traits extrêmement grossiers, Monseigneur, une œuvre d’une très grande force et d’un très grand amour de la vie.
Mgr Michel Schooyans : Peu de domaines échappent à la tyrannie du « politiquement correct ». C’est ce qui se passe en matière de population. Pour être politiquement correct et mériter les encensements médiatiques, il importe de tenir pour évident qu’il faut juguler « l’explosion démographique » ; que l’homme est « le cancer de la planète » ; que l’homme est le grand « responsable des catastrophes climatiques » qui se préparent ; qu’il faut « multiplier les crèches » pour que « les femmes, enfin libérées, puissent contribuer davantage à la production » ; que les hommes, bêtes parmi les bêtes, ne doivent pas s’imaginer qu’ils ont une « dignité supérieure » à celle d’un pitt bull ou d’un macaque.
Nous allons voir les méfaits du politiquement correct et de la désinformation dans le domaine de la population. Ici comme ailleurs, la « correction politique » a impérativement besoin d’une assise idéologique. Le réel est fréquemment pressé de se conformer à ce que la vulgate idéologique malthusienne et néo-malthusienne voudrait qu’il soit. Des pans entiers du réel sont ainsi occultés. Dans cette communication, au discours idéologique politiquement correct sur la population, nous allons opposer quelques données scientifiques essentielles concernant l’avenir de la communauté humaine. En d’autres mots, à la désinformation, nous allons contreposer l’information. Nous ne perdrons pas de vue ce que Jean-Paul II a appelé le « suicide démographique de l’Europe ».
De la chute de la fécondité au vieillissement
1. Il est difficile de parler du vieillissement sans parler d’abord de la fécondité. En termes très simples, l’indice de fécondité dont nous allons parler énonce le nombre moyen d’enfants par femme en âge de reproduction. Plus précisément, la fécondité se mesure par l’indice synthétique de fécondité (ISF). Celui-ci exprime le nombre moyen d’enfants qu’une femme devrait avoir au cours de sa vie féconde (c’est-à-dire de 15 à 49 ans) si les taux partiels de fécondité actuellement observés devaient rester constants pendant toute cette période.
2. Dans les pays jouissant des meilleures conditions sanitaires et autres, pour qu’une population se renouvelle, chaque femme devrait avoir 2,1 enfants. Or à l’échelle mondiale, on observe une chute généralisée de la fécondité. Des 220 pays répertoriés en 2006 par le Population Reference Bureau de Washington (PRB), 79 ont un ISF égal ou inférieur à 2,1. Cette chute est particulièrement marquée en Europe, où, selon le Parlement Européen (2008), la fécondité est à hauteur de 1,52. En France il est de 1,9, grâce surtout àl’immigration ; en Belgique de 1,6 ; en Allemagne, Italie et Espagne, de 1,3. Par contraste, il est de 2,2 en Turquie.
3. Cette chute de la fécondité se répercute sur l’effectif de la population. En 2006, l’Europe comportait 732 millions d’habitants ; en 2050 elle en comportera 665. Dans la même prériode, l’Allemagne passera de 82,4 millions à 75,1 ; la Russie, de 142,3 à 110,3 ; l’Italie, de 59,0 millions à 55,9. Par contraste, la Turquie passera de 73,7 millions à 90,5 millions.
4. Les cris d’alarme se multiplient concernant les questions de population . Ils émanent des meilleurs démographes, tels Jean-Didier Lecaillon et Gérard-François Dumont. Du côté des instances publiques, voir entre autres le triple dossier du 6 février 2008. Une vaste campagne en faveur de la natalité est actuellement en cours en Allemagne, où l’on déplore plus de quatre millions d’avortements depuis la légalisation de cette pratique. L’Espagne s’interroge sur l’impact démographique de ses cent mille avortements annuels. Le Bureau Fédéral du Plan (Bruxelles, http://www.plan.be), vient de publier son Working Paper 5-08, intitulé Accumuler des surplus budgétaires pour faire face au vieillissement démographique en Belgique : réalités et perspectives. On se reportera aussi à la Communication de la Commission des Communautés Européennes, Promouvoir la solidarité entre les générations, COM(2007) 244 final, Bruxelles, 10.5.2007.
Les causes de cette chute
Nous nous bornerons à une énumération sommaire, car ces causes sont généralement faciles à saisir.
1. Le mariage est retardé. Une étude récente (2008) publiée par l’Institut National de Statistiques (Bruxelles) révèle que les hommes se marient à 35 ans, les femmes à 32. L’âge moyen de la première maternité augmente. Les gens se marient moins qu’avant ; ils divorcent plus facilement. Les « nouveaux modèles d’unions » débilitent l’institution du mariage et de la famille.
2. Beaucoup de femmes optent pour un travail rémunéré. L’éducation des filles s’améliore et elles sont entraînées dans le système de production économique ou les services.
3. La perception des enfants a changé : ils sont souvent perçus comme un « droit », voire une propriété, l’objet d’un choix entre d’autres « biens ».
4. Le passage du style de vie de la campagne à la ville accentue l’individualisme.
5. Les pressions eugéniques se manifestent à l’occasion de l’amniocentèse et/ou de la sélection du sexe.
6. Les législations sont généralement défavorables à la famille. L’aide familiale est souvent confondue avec l’aide sociale.
7. La télévision contribue fortement à détruire les valeurs familiales.
8. Les politiques de crédit favorisent l’endettement en vue de la consommation, et l’enfant est perçu comme un obstacle à celle-ci.
9. Le prix des logements dissuade les jeunes d’habiter dans les villes. Ils n’ont plus les moyens d’y vivre, d’autant que cette cherté se conjugue aux pertes d’emplois. (cf. Éric Le Boucher, dans Le Monde, 4 février 2008).
10. Les techniques antinatalistes : contraception, avortement, stérilisation, etc. Selon le PRB (2006), en Europe, 68% des femmes en âge de vie reproductive utiliseraient une méthode de contraception. En Allemagne : 75% ; en Belgique : 79% ; en Angleterre : 84%.
Conséquences de la chute de la fécondité
1. Le vieillissement, c’est-à-dire l’augmentation du nombre et de la proportion des personnes âgées. En 1980, l’âge moyen en Belgique était de 37 ans ; il est actuellement de 40 ans, et la Flandre prospère y vieillit plus rapidement. Le vieillissement présente deux facettes :
a. D’une part, le vieillissement par le haut de la pyramide des âges, qui résulte de l’augmentation de l’espérance de vie , elle-même due à l’amélioration générale des conditions de vie et aux progrès de la médecine ;
b. D’autre part, le vieillissement par le bas, qui résulte du déficit des naissances, lui-même dû à la chute de la fécondité.
2. Le vieillissement se reflète également dans l’âge médian d’une population. L’âge médian est celui qui divise une population en deux parties égales : ceux qui ont plus que tant d’années et ceux qui ont moins que tant d’années. L’âge médian de l’Europe est actuellement de 39 ans. On prévoit qu’en 2050 il sera de 54 ans. Quel y sera alors le nombre de femmes en âge de fécondité et quel sera leur niveau de fécondité ? Notons que l’âge médian du Brésil est actuellement de 26 ans ; celui du Yémen, de 18 ans.
3. Le vieillissement entraîne l’augmentation du taux de dépendance, c’est-à-dire du rapport entre les actifs (ceux de 15 à 64 ans) et les dépendants. Ceux-ci sont de deux sortes, jeunes ou vieux : ils ont soit de 0 à 14 ans, soit plus de 65 ans.
a. L’exemple de l’Allemagne en 1999 est significatif :
Sur 100 habitants, 15,8 ont 65 ans et plus ;
Pour 100 habitants actifs (de 15 à 64 ans), il y a 23,2 habitants dépendants de 65 ans et plus ;
Pour 100 habitants actifs (de 15 à 64 ans), il y a 46,6 habitants dépendants jeunes (0-15 ans).
b. Pour la France, les données sont respectivement : 15,8% ; 24,1% ; 53,2%.
c. Pour l’Italie : 17,4% ; 25,6% ; 47,0%
4. Le vieillissement entraîne la dépopulation : 19 pays d’Europe se dépeuplent. L’Allemagne perd chaque année plus de 140.000 habitants. La Russie : plusieurs centaines de milliers d’habitants ; le Président Vladimir Putin s’en est alarmé en mai 2006. D’où l’aggravation de problèmes géopolitiques ; pression de l’Inde et de la Chine.
5. Pour alléger le poids exercé par les vieillards dépendants, on organisera le renchérissement des médicaments ainsi que la pénurie des soins médicaux. Cette dernière se fera en particulier par l’instauration du numerus clausus dans les facultés de médecine.
6. L’augmentation du nombre et de la proportion des personnes âgées dépendantes fera, et fait déjà envisager l’euthanasie comme « solution finale » pour remédier aux déficits chroniques des mutuelles et des caisses de pension. La pression sera d’autant plus grave que les vieillards dépendants non seulement vivent plus vieux, mais qu’ils demandent des soins de plus en plus coûteux dans les ultimes années de leur vie. On essaye de leur faire admettre qu’ils sont de trop, et ils sont poussés à désirer mourir (Dr Hervé Carter). En Belgique, en 2007, on a enregistré officiellement 495 cas d’euthanasie, mais le nombre réel doit être sensiblement plus élevé.
7. On peut prévoir l’implosion du système de sécurité sociale : caisses de chômage, pensions de vieillesse, prépensions, etc. Les décisions indispensables à ce sujet sont sans cesse reportées pour de motifs électoraux. On continue à ne pas mettre en question des droits acquis qui ont cessé de se justifier. C’est parfois le cas de certaines professions, jadis dangereuses ou insalubres.
8. Le vieillissement entraîne le collapsus du système éducatif. Le jeune public scolaire est généralement perçu comme électoralement peu intéressant. Les enfants sont perçus comme des dépendants qui obèrent le budget des couples et de la société. Or ils représentent un investissement à long terme. Le capital humain, la matière grise doivent être formés, à défaut de quoi les jeunes deviendront effectivement un poids et sombreront dans la marginalité et la délinquance. D’où la nécessité de valoriser, outre les parents, les enseignants et les éducateurs.
9. Désintérêt dramatique pour la recherche scientifique et pour la généralisation d’un enseignement de qualité. Mis en évidence dans le Rapport Schleicher (2006), qui a mis en évidence le délabrement du système éducatif en France, en Allemagne et en Italie. En outre, Gary Becker a montré que l’innovation exigeait un effort initial considérable et des investissements énormes, tant en personnel qu’en capital. Tous ces efforts n’en valent la peine, commente-t-il, que si la demande de nouveaux produits est élevée. Or cette demande dépend entre autres du nombre, et de la distribution par âge, des personnes qui peuvent bénéficier de ces nouveaux produits.
10. Perte de la mémoire : culture, arts, techniques, toutes les disciplines scientifiques, religion, valeurs, etc. Des savoirs et des savoir-faire, des traditions artistiques ne se communiqueront ni ne se développeront plus faute de relais intergénérationnels.
11. Chômage : usines surdimensionnées suite à la contraction du marché. Cette situation est encore aggravée par l’augmentation de la productivité et les délocalisations.
12. Perte du dynamisme ; refus de l’innovation et du risque. Des études récentes ont révélé récemment cette attitude en Allemagne.
13. Pressions migratoires : accentuée par le poids démographique des pays à fécondité relativement élevée ; perméabilité des frontières.
14. A l’horizon de 2030, on prévoit que 30% de la population de l’Allemagne sera d’origine étrangère. A l’horizon de 2050, quelque 50% de la population de Francfort et celle de Munich sera d’origine étrangère.
15. Déséquilibres entre les structures par âge des différents pays. Comparer les cas de la Turquie avec celui de la majorité des pays européens.
16. Affirmation et visibilité affaiblies de la souveraineté, où la composante démographique intervient. La Chine et le Chili sont certes des nations souveraines, mais leur souveraineté doit être analysée compte tenu de leur population.
17. Défense nationale débilitée. L’ennemi potentiel qui menace la souveraineté est extérieur à la nation. Il est ce qu’il est, indépendamment de l’effectif démographique de la nation et de l’âge médian de sa population.
18. Place de l’Europe dans le monde : en 1950, 22% de la population mondiale ; en 2000, 12% ; en 2050, 7%. Cette évolution ne sera pas sans conséquences pour les pays en développement.
19. L’Europe se trouve dans une situation comparable à celle de Rome en son déclin (Mark Steyn, America alone, New York, Regnery, 2006). En conséquence du déficit démographique de l’Empire, dû en particulier à la pratique de l’avortement, de l’infanticide et de l’euthanasie, les légionnaires ni les fonctionnaires n’étaient plus Romains mais « barbares », ou « germains ». A ceux-ci, Rome donnait assez facilement le statut de citoyens romains. Ces naturalisations par décret bureaucratique se multiplient aujourd’hui chez nous, car il faut pallier le déficit démographique des nationaux. Ces mêmes naturalisations sont créditées abusivement d’un effet intégrateur automatique.
20. Ces naturalisations entraînent les nations européennes, frappées de précarité démographique, à gommer leur identité culturelle et leurs racines religieuses. Et, comme cela se produisit à Rome, ces naturalisés par décret ont une fécondité plus élevée que les nationaux de souche. Ces immigrés acquièrent bientôt un poids croissant dans les affaires de l’État d’accueil. Les désinformateurs considèrent comme politiquement incorrect que l’on s’interroge sur les causes profondes des troubles qu’il arrive à ces immigrés de provoquer. Enfin les nationaux finissent par devenir prisonniers de ceux qui occupent leur nation en conséquence de la faiblesse démographique de celle-ci.
Que pouvons-nous faire ?
1. Nous informer, former et prendre conscience de la gravité de la situation. Expliquer, par exemple, que la grande cause de la croissance démographique, ce n’est pas l’augmentation de la fécondité, laquelle est en baisse partout, mais l’augmentation de l’espérance de vie. Analyser ce que font les gouvernements, les organisations internationales publiques, les ONG, etc.
2. Un apport de quelque cinquante millions d’immigrés en Europe serait considéré par certains comme incontournable. Encore faut-il les trouver, leur donner du travail ; il faudrait qu’ils aient les qualifications nécessaires. Il faudrait aussi qu’ils s’intègrent, qu’ils alimentent, au juste niveau, les cotisations sociales ; enfin qu’ils contribuent au financement des pensions.
3. Éviter les pièges du vocabulaire : santé reproductive, genre, maternité sans risque, famille, mariage, etc. Le langage piégé est en effet un des principaux ressorts de toute désinformation.
4. Démasquer l’installation progressive, à l’échelle mondiale, d’un système de droit purement positif s’inspirant de Kelsen. Ce système désactive peu à peu les institutions juridiques des nations souveraines et rend vaine toute référence aux droits inaliénables de tout homme. Comme le fait remarquer Tocqueville, dans les démocraties occidentales, le citoyen est un individu, non une personne. « Le père n’est, aux yeux de la loi, qu’un citoyen plus âgé et plus riche que ses fils. » (De la démocratie en Amérique, II, III, ch. 8). Il s’ensuit que le droit positif conduit facilement à la mise en question de l’institution naturelle de la famille. D’une façon générale, l’influence du climat néo-libéral tend à éroder les solidarités naturelles.
5. Répondre aux aspirations de la plupart des jeunes. Des études récentes réalisées en France montrent que les jeunes couples souhaitent avoir 2,6 enfants ou plus. Or la fécondité effectivement observée est de l’ordre de 1,8 enfant. Beaucoup peut être fait pour combler cet écart.
6. Développer l’aide aux étudiants qui ont des enfants pendant leurs études, via des allocations appropriées, dont une pour le logement.
7. Puisque la contraception, l’avortement, les stérilisations provoquent la chute de la fécondité et donc le vieillissement, lutter contre ces pratiques.
8. Reconnaître et honorer le rôle de la femme dans la société, et en particulier sa contribution à la formation intégrale du capital humain. Toutefois, il faut être très circonspect vis-à-vis de politiques familiales comme celle préconisée par le Dr Ursula von der Leyen en Allemagne. Ce type de politique s’inspire des idées de Friederich Engels et met l’accent sur la réorganisation du temps de travail. Selon ce projet, après l’accouchement, la mère doit pouvoir reprendre au plus tôt son activité dans la société de production, notamment grâce à la multiplication des crèches. À ce type de projet, il faut préférer ceux qui favorisent le libre choix de la mère entre l’éducation de ses enfants, son engagement professionnel et la conciliation entre ces deux options. Des politiques familiales de ce genre supposent la coopération des employeurs.
9. Lutter contre tout ce qui humilie et dégrade la femme : publicité, cinéma, érotisme, pornographie, etc.
10. Assurer une meilleure diffusion des méthodes naturelles de contrôle de la fécondité, spécialement les plus modernes et qui offrent une sécurité objective aux utilisatrices.
11. Favoriser et honorer la famille : expliquer le rôle de la famille dans la société et dans la formation du capital humain (Gary Becker). Proposer une imposition fiscale nettement dégressive selon le nombre d’enfants (Allan Carlson). Droit de vote dès le jour de naissance (Otto de Habsbourg). Affecter à la famille l’argent actuellement utilisé pour financer des avortements.
12. Honorer les familles nombreuses, ni les moquer, ni les culpabiliser. Veiller à ce que des logements convenables et des prêts avantageux soient accessibles.
13. Agir au niveau des réseaux éducatifs ; complémentarité parents-éducateurs (Amartya Sen). Acculturation des immigrés.
14. Intégrer les personnes âgées ; reconnaître leurs services : ce sont des aspects essentiels de la solidarité entre générations. Envisager de retarder volontairement l’âge de la retraite.
15. Mobiliser les associations chrétiennes locales, nationales, internationales. Tirer grand parti de la doctrine de l’encyclique de Benoît XVI Deus caritas est (2005).
16. Organiser le lobbying en coopérant à l’élaboration de programmes politiques.
17. Insister auprès des Pasteurs pour qu’ils prêchent sur la solidarité entre générations, sur la visibilité de l’action des chrétiens dans la société, à travers les multiples institutions chrétiennes.
18. Veiller à ce qu’aucune institution chrétienne n’enseigne des idéologies inacceptables (cf. le gender) ou ne pratique des actes moralement illicites (cf. cliniques chrétiennes où se font des avortements, des euthanasies et des stérilisations). Là où il y a lieu, envisager l’objection de conscience pour les personnes, mais aussi pour les institutions.
Nous avons abordé les problèmes ici traités dans divers travaux et notamment dans : Le terrorisme à visage humain, Paris, Éd. F.-X. de Guibert, 2006 ; 2e éd. sous presse ; avec Anne-Marie Libert ; Le crash démographique, Paris, Éd. Le Sarment/Fayard,1999 ; Euthanasie : Le dossier Binding & Hoche, Paris, Le Sarment, 2002 ; avec Klaudia Schank.
ÉCHANGE DE VUES
Laurent Mortreuil : Il pourrait être intéressant d’illustrer les impacts de votre analyse sur l’économie la plus matérielle. En effet, on pourrait relier ce que l’on appelle la “financiarisation” et la pression de rendement financier à court terme des entreprises à la situation démographique de l’Occident, dans le sens où cette obligation qui pèse sur les entreprises de générer un rendement sur capital très élevé – le fameux 15 % annuel – est probablement liée à la peur de l’avenir et aux contraintes de rendement actuariel sur le long terme. En gros, la faiblesse de la pyramide des âges n’oblige-t-elle pas à produire aujourd’hui des revenus capitalisables pour compenser la faiblesse des générations futures à créer suffisamment de richesse, sans compter, bien entendu, le manque de futurs consommateurs par le manque de génération ?
Donc la restriction de plus en plus grande de liberté de gestion dont se plaignent les chefs d’entreprise vient probablement, en bonne partie, d’un déficit démographique.
Mgr Michel Schooyans : En regroupant un peu les deux interventions, je réagirais en soulignant que les immigrés de date récente vont eux aussi vieillir. À leur tour, ils vont peser sur les systèmes d’aide sociale. Ils vont accroître le rapport de dépendance. Les préoccupations que vous émettez à propos du vieillissement des populations autochtones, c’est-à-dire des « nationaux », vont encore être aggravées par l’apport des populations immigrées. Bien sûr, en un premier temps, celles-ci pourront contribuer à l’essor et/ou à la dynamisation de nos économies. On ne saurait toutefois nier qu’à terme la présence de ces populations apportera des motifs spécifiques de préoccupation. En effet, non seulement l’espérance de vie de ces populations immigrées augmente, mais les cohortes les plus jeunes, de femmes immigrées ou issues de l’immigration, ont tendance à aligner leur fécondité sur celle des nationaux de souche. Ce que je veux souligner, c’est que beaucoup de problèmes liés à l’immigration auraient pu être évités si, il y a une quarantaine d’années, il y avait eu, entre nationaux autochtones, un consensus concernant des mesures politiques favorables à la famille. Nous commençons à payer le prix fort pour nos erreurs et omissions. Les premiers responsables des problèmes posés par l’immigration, ce ne sont pas les immigrés eux-mêmes ; ce sont les nationaux qui ont organisé à domicile ce que Gérard-François Dumont a appelé « l’hiver démographique ».
Pasteur Michel Leplay : Ma question est tout à fait simple.
Vous avez, dans une incidente, mentionné, à propos du taux de fécondité, les 68 % de femmes qui utilisent un moyen quelconque de contraception.
J’aimerais savoir ce que vous entendez par “quelconque”.
Mgr Michel Schooyans : La Population Reference Bureau World Population Data Sheet (2006) (Washington) explique sobrement ce qu’ils entendent par là. Les rédacteurs distinguent « tous les moyens », en ce inclus les moyens traditionnels, et les « moyens modernes ». Ces derniers, est-il dit, « include clinic and supply methods such as the pill, IUD, condoms, and sterilization. » L’avortement n’est pas explicitement mentionné, mais il est habituellement compris dans cette énumération qui n’est pas limitative.
Pasteur Michel Leplay : Merci, c’était le sens de ma question.
Ma deuxième question est beaucoup plus difficile.
Comment, dans cette situation quand même dramatique de l’humanité, l’Église, qui est appelée à la lucidité, peut-elle aussi avoir une parole de compassion, d’amitié, d’espérance pour les enfants qu’on n’a pas voulu, pour les vieillards ? Comment serions-nous des êtres de miséricorde, et pas seulement des juges noirs ?
Mgr Michel Schooyans : J’ai vécu longtemps au Brésil et j’ai souvent eu l’impression que l’épiscopat brésilien était fort timide à ce propos. Ses déclarations étaient d’autant plus embarrassées que le gouvernement brésilien aurait pu faire plus qu’il n’a fait pour la promotion des pauvres gens. Ce qui se produit encore dans les régions les plus pauvres du Brésil, c’est que, par un réflexe de survie, les couples ont beaucoup d’enfants. Ils ont 12 voire 15 enfants parce qu’ils savent que la moitié de ceux-ci vont périr avant d’arriver à l’âge adulte. Comme le système social d’aide à la vieillesse fonctionne mal ou est inexistant, les gens se disent : « Eh bien voilà : parmi mes 2 ou 3 enfants restants, il y en aura bien l’un ou l’autre qui s’occupera de moi dans mes vieux jours… » Ce qui, effectivement, se produit.
Pourquoi l’Église n’insiste-t-elle pas davantage pour que le gouvernement améliore son système fiscal, par exemple, son système de retraite, son système de soins de santé ? Son réseau éducatif ? Pourquoi l’Église ne parle-t-elle pas plus clairement à propos des stérilisations massives ? Le Gouvernement brésilien a révélé officiellement , en 1997, que 40 % des femmes recourant à la contraception avaient été stérilisées. Un pourcentage semblable était annoncé à la même époque par le gouvernement du Mexique. Je connais plusieurs femmes dans cette situation. Quand on parle de ça aux médecins qui opèrent, ils vous disent : « Ah, mais écoutez, nous ne pouvons pas faire autrement. Nous sommes salariés de l’État, donc nous devons réaliser un certain quota de stérilisations, sinon nous perdons notre emploi et les gens vont se faire stériliser ailleurs. ». C’est inouï ! Sur ces questions-là, silence gêné ou silence total. Espérons que le Pape abordera ces questions dans sa prochaine encyclique…
Michel Berger : On a noté ces derniers temps, vous l’avez un peu dit dans votre conclusion, une évolution ou plutôt un frémissement dans les mentalités au sujet du problème de la vie. Vous avez cité notamment l’Italie avec le « moratoire Ferrara », en France les réactions après les arrêts de la Cour de Cassation, le fait que soixante évêques se soient récemment réunis à Rennes, etc.
Vous avez beaucoup étudié ces questions au niveau international et vos livres sont d’une très grande richesse sur ce sujet.
Récemment nous avons vu une nouvelle fois rejetée l’introduction de la notion de santé reproductive dans le document final d’une Commission de l’ONU chargée de la situation de la femme (document annuel).
Est-ce que l’on peut parler, au niveau de l’ONU, d’une évolution ?
Mgr Michel Schooyans : Je n’ai pas du tout ce sentiment. Je ne vois pas de signe d’évolution dans les publications de l’ONU. Cependant, l’ONU donne toujours un peu l’impression de bouger parce que son vocabulaire et ses thèmes changent. Mais derrière la diversité du langage, ce sont toujours les mêmes problèmes qui reviennent. Précédemment, on aurait parlé de maternité sans risque, on aurait parlé de procréation responsable, de nouveaux modèles de famille, de « gender », etc.
À présent, la tarte à la crème, si je puis dire, c’est l’écologie, l’environnement. Dans ce contexte, l’homme est déclaré grand responsable des catastrophes naturelles. Le grand prédateur, c’est l’homme. Celui qui disait cela, c’était Julian Huxley, petit-fils du zoologiste Thomas Huxley, premier directeur de l’Unesco, et frère de l’écrivain Aldous Huxley – dont Le meilleur des mondes (1932) mérite toujours d’être relu. On retrouve sa théorie maintenant. Aujourd’hui, un des gourous qui divulguent ces idées s’appelle Peter Singer. La Libre Belgique, journal bruxellois qui se dit d’inspiration chrétienne, réserve régulièrement une pleine page à ses élucubrations, dûment honorées.
À ce propos, le grand document onusien, assez peu connu dans nos milieux, s’appelle « La charte de la Terre ». Aux dires de ses rédacteurs, ce document a l’ambition de préparer une reformulation des Dix Commandements, voire une réécriture de la Bible ! Excusez du peu ! C’est surtout une tentative de restauration du culte de Terre Mère des Grecs, Mèter Gaïa. L’homme est le produit d’une évolution purement matérielle : l’idéologie écologiste appelle ainsi son prolongement dans un remake de l’évolutionnisme darwiniste et d’un anti-créationnisme primaire. Vous trouverez facilement « La Charte de la Terre ». Notons enfin que des personnalités comme MM. Mikhail Gorbatchev et Kofi Annan ont collaboré à l’élaboration de ce document.
Pierre Boisard : Je voudrais faire quelques observations parce que j’ai été très intéressé par ce que disait le Père Schooyans, avec lequel, il le sait depuis longtemps, je suis d’accord sur l’essentiel.
Il a été un peu sévère pour les évêques et pour la hiérarchie catholique, je l’ai même trouvé un peu injuste. Ce n’est pas facile de parler. Michel Berger a fait allusion tout à l’heure à la réunion de soixante évêques à Rennes, dont nous pouvons constater avec lui qu’il n’est sorti ni conclusion, ni communiqué.
Cette réunion a eu lieu. Et c’est cela qui est important, même si cet événement ne répond qu’en partie à l’appel de Mgr Schooyans, qui s’époumone depuis longtemps à réclamer : « Cherchez et travaillez ! Et prononcez-vous ! ». Il conviendra sans doute avec moi que ce n’est pas si facile de se prononcer clairement pour être compris.
Par ailleurs, j’ai senti dans les propos de Michel Schooyans une certaine nostalgie qui semblait regretter un léger déplacement de l’aide aux mères au foyer sur l’aide aux femmes qui exercent un travail professionnel.
Je vous trouve un peu sévère pour le ministre allemand de la famille. Cette dame s’est aperçue qu’au fond, les Allemands n’avaient pas eu avant elle une politique familiale très active en faveur des mères de famille qui exercent une profession. Qu’on le veuille ou non, les femmes sont de plus en plus nombreuses à vouloir s’insérer dans le monde du travail pour plusieurs raisons dont l’une est qu’elles ont reçu la même éducation que les hommes, ce qui n’était pas le cas autrefois. Et ces femmes qui exercent une profession ont aussi besoin d’être encouragées à la maternité. Leur apporter une aide pour élever les enfants en ouvrant des crèches, ou en créant des possibilités de retour au travail après la naissance de leurs enfants ou après la période de leur fécondité ne me paraît pas une mauvaise chose et le Pape a dit qu’il y avait des progrès à faire en ce domaine. Pour ma part, je pense que le ministre allemand a eu raison d’essayer d’infléchir dans ce sens la politique familiale comme l’ont fait d’autres pays comme la Belgique ou la France. Peut-on blâmer ce ministre de tenter de voir comment on peut favoriser les naissances, même chez les femmes qui exercent une profession ?
Mgr Michel Schooyans : Le problème, c’est que faire un enfant, ce n’est pas simplement le mettre au monde ; c’est consentir un important investissement de temps et de ressources dans la formation d’un homme. C’est un acquis historique et moral incontestable qu’un nombre croissant de femmes aient accès à une préparation intellectuelle et professionnelle de qualité, que leur place soit reconnue dans le marché du travail ainsi que dans la vie d’une nation. Ceci dit, je suis personnellement très frappé par l’insistance que met Gary Becker, Prix Nobel d’Économie (1992), sur la nécessité d’offrir aux femmes une vraie opportunité de choix libre. Ce qui n’est pas le cas maintenant. Il est courant que les « femmes au foyer » (comme on les appelle, souvent avec un brin de condescendance) s’entendent dire : « Voilà, toi, tu es docteur en ceci, tu es ingénieur en cela, pourquoi ne travailles-tu pas ? » Comme si elles ne travaillaient pas !… En son foyer, cette femme fait un travail méconnu, ignoré dans les comptabilités nationales, parfois peu reconnu par son mari lui-même : elle élève bien ses enfants. Alors on lui demande : « Tu ne connais pas la pilule ? ». Ces femmes sont victimes d’une mentalité culpabilisante, défavorable à un choix véritablement libre.
Nicolas Aumonier : Il me semble qu’il nous faut lire votre propos, l’entendre, en fonction du thème de l’année et du titre général de ce thème : L’Homme et la Nature. Et c’est là où, peut-être, lorsqu’un démographe, théologien de surcroît, parle de croissance ou de décroissance, il ne le fait pas hors d’un contexte qui situe l’homme par rapport à la nature.
Lorsqu’un analyste financier, et il y en a ici de bien chevronnés, parle de croissance ou de baisse de résultat, on se dit que c’est un petit peu comme la météo. « L’argent, ça va, ça vient et quand ça vient, ça va » vaut un peu « après la pluie, le beau temps ». Ce qui est vrai de la météo l’est aussi des résultats des entreprises.
Il n’en est pas de même – et je crois que c’est à cette prise de conscience que vous nous invitez – de la croissance ou de la décroissance de la population. La croissance ou la décroissance d’une population donnée, c’est celle de l’être humain, de la vie humaine. Nous ne pouvons pas entendre des chiffres de croissance ou de décroissance de population comme s’il s’agissait de météo ou de croissance économique. Vous nous rappelez que, derrière ces chiffres, c’est de la vie même qu’il s’agit. Lorsque la vie décroît, la mort gagne.
Alors, ma question est la suivante. Les quelques lignes d’invitation à votre conférence disaient : « Certains changements d’attitude semblent vraiment se profiler ». Nous avons observé ces dernières années, notamment grâce à vous, que, finalement, dans la mentalité ambiante, avoir des enfants, ce n’est pas très à la mode dans les pays développés. Dans la mentalité ambiante, avoir des enfants, c’est le fait des pays sous-développés. C’est même le plus souvent ce qui passe pour un signe de sous-développement économique.
Tant que l’Église, c’est-à-dire nous tous, ne seront pas sortis de ce mauvais travers, il ne faut pas compter que la croissance soit vue autrement que comme une courbe indifférente, parente d’autres courbes de peu d’importance.
Donc la croissance de la population, ce n’est pas n’importe quelle croissance, c’est celle de la vie. Si la croissance décline, la vie meurt. C’est une vérité de Lapalisse mais dans un thème comme « L’homme et la nature », je voulais ajouter cela qui est tellement évident pour vous, mais qui nous invite, je crois, à ressaisir différemment tout ce que vous avez dit.
De la position d’observation privilégiée qui est la vôtre, voyez-vous poindre des parcelles de changement d’attitude ?
Mgr Michel Schooyans : Oui, certainement. Cependant, pour se remonter le moral, il faut d’abord ne pas se voiler face à la situation. On ne peut pas remonter le moral en s’aveuglant ou en s’appuyant sur une illusion. Actuellement il y a dans les nouveaux mouvements d’Église, en particulier parmi les jeunes, il y a une approche tout à fait nouvelle des questions relatives à la vie et à sa transmission. Il y a là pour l’avenir, et même pour un avenir qui n’est pas très éloigné, beaucoup de choses qui sont en train de changer dans le bon sens.
Je vis dans un milieu un peu particulier, à Louvain-La-Neuve. J’y participe aussi activement que je le puis aux activités de la paroisse, qui est à la fois une paroisse territoriale ordinaire et une paroisse universitaire. Je vois là dans cette communauté germer des familles nombreuses et heureuses. Il y a là une moisson qui est en train de germer. Et quand on participe à des sessions de Paray-le-Monial ou des Foyers de Charité, par exemple, on voit aussi des signes évidents de renouveau.
Mais notre devoir de Chrétien ne s’arrête pas là. Il est très important aussi, pour les Chrétiens, de peser dans la société, d’y avoir une visibilité, une crédibilité, d’infléchir l’opinion publique, d’intervenir auprès des décideurs politiques et économiques. Rappelez-vous ce que nous disions à propos de Madame von der Leyen. Il est évident que l’employeur devrait être impliqué dans toute politique qui viserait à reconnaître le rôle extrêmement bénéfique de la maman pour la société. Et ça, on le dit très rarement. Dans l’état actuel des choses, l’employeur considère qu’une maternité, c’est, au moins, une contrariété. Effectivement, l’employeur devrait lui aussi être impliqué dans des programmes favorables à la vie et à la famille, moyennant, par exemple, des incitations fiscales. Il y a donc pas mal de bonnes choses qui sont en train de germer.
Je pense aussi qu’au niveau de l’épiscopat en général, des habitudes sont en train de changer. Il y a plus d’audace. Regardez ce qui se passe en Espagne ; regardez ce qui se passe en Argentine : dernièrement les évêques ont adopté des attitudes qu’ils n’auraient jamais adoptées il y a vingt ans. En France aussi, les bonnes nouvelles ne manquent pas. J’ai été frappé par la déclaration tranquille du cardinal Vingt-Trois, disant explicitement, en dépit de toutes les pressions de la laïcité, que l’Église comptait bien intervenir dans les débats concernant la révision des lois de bioéthique. Cela n’a pas soulevé un tollé ; au contraire, je pense que l’opinion publique a accueilli cette annonce avec beaucoup de sympathie. Et donc si nos seigneurs les évêques pouvaient parler plus clairement, si nous pouvions à notre niveau avoir plus de punch, cela ne ferait pas de tort et nous y trouverions là-dedans un nouveau fondement pour notre unité.
Nicolas Aumonier : Juste une suggestion.
Les pétroliers parlent de réserves prouvées comme d’une richesse. Pourquoi ne parlerions-nous pas de richesse pour la jeune population ?
Jean-Paul Guitton : Je voulais revenir un instant sur les relations entre fécondité et travail féminin, parce que la ministre allemande a peut-être eu connaissance de travaux qui, en France, tendraient à montrer que, contrairement à ce que l’on pourrait croire assez naturellement, le travail féminin favorise la fécondité plutôt qu’il ne la défavorise.
Le rapport Godet-Sullerot, paru il y a deux ou trois ans, sur « La famille, une affaire publique », présente le résultat d’études qui montrent, en France, que le travail féminin favoriserait la fécondité ou, en tout cas, ne la défavoriserait pas. Cela se traduit, au niveau de l’UNAF par exemple, par un discours qui dit à peu de choses près : si l’on veut favoriser la fécondité, il suffit de faciliter le travail féminin !
Michel Carbonnier : L’islam condamne fortement l’avortement ainsi que l’homosexualité.
Dans la perspective de l’admission d’un pays à 97 % musulman qu’on appelle la Turquie, est-ce que l’Union européenne a la possibilité d’imposer son modèle ou alors battra-t-elle en retraite ?
Mgr Schooyans : Il est difficile de prévoir ce qui pourrait se passer.
Michel Carbonnier : C’est une question qui doit se poser. Parce que la charia refuse l’IVG, comme la religion hébraïque d’ailleurs. Et sans être un zélote de la charia, je pense que quelquefois le Coran a quelques points forts sur la moralité au quotidien.
Séance du 13 mars 2008