Par Philippe Bénéton, Politologue français, professeur à l’Université de Rennes I et à l’Institut catholique d’études supérieures
La justice rapproche mais les théories de la justice divisent. Pour l’essentiel, s’opposent les théories traditionnelles (grecque et chrétienne) et les théories modernes. Les premières fondent la justice sur la nature des choses ou sur la loi divine, les secondes sur la souveraineté de l’individu. Mais peut-on véritablement construire un ordre juste à partir de l’individu et de ses préférences ? Si tel n’est pas le cas, comment articuler liberté de conscience et pluralisme des idées avec des principes ou des exigences qui ne dépendent pas de la volonté humaine ? Et que dit la mise en pratique de la justice ?
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Jean-Marie Schmitz : Il arrive que le hasard fasse bien les choses puisqu’il me vaut l’honneur de vous présenter brièvement, trop brièvement, Philippe Bénéton.
Pour l’avoir rencontré et l’avoir lu avec attention et un vif intérêt il y a déjà pas mal d’années, puis relu dans la perspective de cette soirée, je peux dire que nous recevons à la fois un personnage de haute volée et un ami.
En y réfléchissant certaines caractéristiques le spécifiant me sont venues à l’esprit.
Le sens de la tradition, parce qu’avoir un père juriste ne l’a pas découragé d’entamer des études de droit et de sciences politiques. Il y a brillamment réussi puisqu’après avoir été diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, il est devenu docteur en droit puis agrégé des Facultés alors qu’il enseignait déjà à Sciences Po.
Depuis 1977, il enseigne à la faculté de Rennes, pas celle des agitateurs qui se mettent en vedette au moindre prétexte de grève, mais celle de Rennes I.
Ce métier était le seul qu’il envisageait, à la fois par souci de sa liberté et par goût d’enseigner, d’ouvrir les jeunes intelligences à la découverte du réel et de la philosophie politique, son véritable centre d’intérêt.
Cette philosophie politique a d’autant plus besoin de promoteurs ardents qu’elle a été ravalée au rang de sociologie politique après Auguste Comte (qui n’est pas des amis de Monsieur Bénéton) qui proclamait que la sociologie était la reine des sciences sociales. Le positivisme d’Auguste Comte indifférent : « aux valeurs, à la question du bien et du mal, a privé la science politique de boussole poue juger de la pertinence et de l’importance de l’objet de ses analyses ».
La seconde caractéristique, m’a-t-il semblé, de Philippe Bénéton est la lucidité, parfois même prémonitoire.
Parmi bien d’autres possibles, je vous en donnerai un exemple ayant trait à l’école et à la famille.
Je fais quelques citations de lui pour vous inciter à le lire ou à le relire.
« Que l’héritage culturel, dit-il, soit une source incontestable d’inégalités n’implique pas l’il- légitimité du fait de l’héritage ou/et de la culture héritée. « Saint-Simon, écrivait Raymond Aron, se contentait de supprimer l’héritage de l’argent ,le sociologue d’aujourd’hui, s’il le pouvait et s’il interprétait à la lettre son propre pamphlet, supprimerait l’héritage intellectuel et moral que seules les familles peuvent transmettre. Il mériterait d’être tenu pour un barbare s’il se prenait lui-même au sérieux. »
« L’utopie égalitaire, » poursuit Philippe Bénéton, « butte toujours sur le fait incontournable de la famille. Faut-il alors la supprimer ou ici culpabiliser les parents qui parlent avec leurs enfants et dans une langue grammaticalement correcte au risque d’en faire des privilégiés ? Ou faut-il dissocier la culture scolaire de la culture dite bourgeoise, bannir Virgile et Chateaubriand et renoncer à sanctionner les fautes de français ? Les sociologues critiques évitent toujours d’aller au bout de leurs démonstrations. La tactique est payante : l’héritage culturel est reconnu coupable et cette condamnation a contribué aux réformes qui ont modifié le modèle culturel transmis par l’école. Or une telle pratique non seulement détache les Français de leur patrimoine culturel, mais elle ne peut que porter préjudice à ceux qu’elle prétend aider. Les savoir-faire que l’école devait traditionnellement transmettre – l’exactitude de l’orthographe, la correction de la syntaxe, la rigueur du raisonnement- n’ont évidemment pas perdu toute valeur aux niveaux supérieurs de l’enseignement et dans la vie professionnelle. Les plus pénalisés seront alors ceux qui ne trouveront pas dans leur famille les moyens de palier les insuffisances de l’école. »
Ce texte qui semblerait écrit pour aujourd’hui date de trente ans !
Troisième spécificité : le courage intellectuel.
Il en faut en effet dont le monde universitaire français pour se réclamer de Raymond Aaron et de Léo Strauss, tout en démontrant avec la précision d’un chirurgien, mais sans méchanceté -ce n’est pas pour rien qu’en exergue d’un de vos livres vous avez cité cette belle formule de Maritain envoyée à Jean Cocteau : « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur doux »-l’intolérance arrogante et le peu d’honnêteté intellectuelle de « monuments » comme Bourdieu, Sartre ou John Galbraith, pour s’attaquer aussi à ce que vous appelez « l’angélisme démocratique » et à la trahison des clercs. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire une citation sur ces deux thèmes.
« Le mythe animiste,(l’angélisme démocratique) présente le consommateur manipulé par la publicité et le citoyen indemne de toute propagande. En fait, il est beaucoup plus facile de vendre un mauvais programme politique qu’un mauvais produit. La démagogie politique a une efficacité que peut lui envier n’importe quel publicitaire. »
Démagogie politique que Philippe Bénéton décortique un peu plus loin dans cet ouvrage, Le Fléau du Bien avec un humour féroce à travers les quatre règles d’or de ceux qui font de la politique leur métier.
Quant aux clercs, vous comprendrez à travers ce que je vais vous lire à la fois ce que je vous ai dit du courage de notre invité et pourquoi les « intellectuels « ont considéré qu’il n’était pas des leurs. « La famille, les institutions traditionnelles, le marché sont des obstacles aux prétentions des intellectuels. Le savoir qui y règle les comportements n’est pas le leur : il s’agit du bon sens, de l’acquis de l’expérience, du savoir véhiculé par la tradition, de celui incarné dans les institutions, d’un savoir enfin dispersé dans tous les membres de la société. Et les préférences qui s’y expriment ne sont pas les leurs. Un système libéral( fondé sur le marché et la famille) donne le pouvoir à l’ordinary people. Or l’homme moyen n’a ni les mêmes jugements ni les mêmes goûts que l’intellectuel et surtout, ce qui est impardonnable, il a le plus souvent l’outrecuidance de se passer de lui.
Une société libérale ne donnera jamais aux intellectuels les gratifications que peut offrir un gouvernement autoritaire et surtout totalitaire . Devenir écrivain officiel, n’est-ce pas le rêve inconscient de nombre de clercs ? »
Enfin, dernière spécificité, le professeur Bénéton est particulièrement agréable à lire et cela pour deux raisons :
La première, vous l’avez perçu à travers mes quelques citations, est qu’il a un sens de la formule qui fait mouche. Je vous en livre deux autres pour votre plaisir….et le mien ! Si le Bien et le Mal sont des problèmes politiques alors il n’est « nul besoin de prêcher la conversion des acteurs. Le système et ceux qui en tirent les fils pourvoiront à tout une fois éliminées les influences malfaisantes. Les enfants ne sont pas seuls à croire aux sorcières et au Père Noël. » (4)
Deuxième citation. Le démon du Bien « qui habitait les dirigeants de l’Union soviétique… a également sévi en Occident, mais évidemment sous une forme moins aigue… un bon diable, en quelque sorte, par rapport à celui de l’Est… Mais comparaison n’est pas raison, la blennorragie n’est pas la vérole, faut-il pour autant la prendre pour un signe de santé ? »
La seconde raison qui le rend particulièrement agréable est de savoir exprimer en termes simples et concrets des notions complexes. Son lecteur a le sentiment, peut être trompeur, d’être devenu intelligent !
C’est d’ailleurs ce qu’exprimait Etienne de Montéty en présentant l’un de ses ouvrages L’Introduction à la politique : « un essai brillant et dense » disait-il, « rendant accessible à tous » une réflexion philosophique.
Le Professeur Bénéton va nous parler de la justice et des deux écoles, la grecque et la chrétienne d’une part, la moderne de l’autre qui se divisent sur ses fondements.
Nous allons l’écouter avec d’autant plus d’intérêt que lors de son message du 1er janvier, le Pape Benoît XVI a invité les responsables politiques à prendre en compte : « les vérités et les valeurs universelles dont sont porteuses les grandes religions qui ne peuvent être niées sans nier en même temps la dignité de la personne humaine. » Et il les a invités à fonder « la loi positive sur les principes de la loi naturelle » . Nous voilà déjà au cœur du sujet sur lequel vous allez nous éclairer.
Philippe Bénéton : Merci de ces paroles trop aimables, trop bienveillantes et donc, à certains égards, injustes ! Mais comme on le sait, on s’accommode volontiers de l’injustice quand on en bénéficie.
La justice rapproche, mais la théorie de la justice divise. La raison en est sans doute celle-ci : la question théorique est trop difficile pour nous. Nous sommes dans cet état d’incertitude dont a parlé Pascal, incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement. Ce qu’on trouvera ici n’est donc qu’une contribution à un débat sans fin.
Les jalons de départ sont les suivants :
1/ La justice sera entendue au sens le plus classique : cette égalité de proportion qui consiste à donner à chacun son dû (suum cuique tribuere).
2/ La distinction première est celle qui concerne les fondements. Considérons les théories traditionnelles (grecques et chrétiennes) et les théories contemporaines de la justice. Les premières disent ceci : la justice est fondée sur la nature des choses ou sur la loi divine ; elle est liée au bien-vivre des hommes et a un caractère objectif. Le juste ne dépend pas de la volonté humaine. Les secondes (ou la plupart d’entre elles) disent cela : la justice est fondée sur les préférences des hommes. Le juste a un caractère subjectif et il est dissocié de l’idée du bien-vivre.
Autrement dit, la source du sens est dans le premier cas Dieu ou la nature, dans le second la souveraineté de l’individu.
3/ Il s’agit donc de poser la question des principes, ceci avant de s’interroger sur leur traduction en termes de justice concrète.
Dans tous les cas, nous ne savons jamais jusqu’au bout. Et les raisons démonstratives ne sont jamais que négatives.
I. Sur les principes
1/ La justice fondée sur la souveraineté de l’individu est bâtie sur du sable
La justice contractualiste selon J. Rawls ou la justice procédurale selon les libéraux radicaux ont ce point commun : l’homme est réduit à ses préférences et ses préférences tenues pour souveraines. Comment alors fonder un ordre social “juste”, Le problème croise celui, plus général, de la politique moderne : comment passer de la souveraineté de l’individu à un ordre politique ? La question a été posée avec plus de tranchant par Rousseau, elle n’a pas été résolue. Concernant la justice, on peut penser qu’elle ne l’a pas été davantage.
La difficulté est celle-ci : chacun est souverain, donc toute règle commune exige l’accord de tous. Mais l’expérience montre que l’unanimité est l’exception et que les hommes ne s’accordent pas. Comment faire ? La solution de Rawls utilise le même artifice que Rousseau. une situation originelle fictive. Là un choix rationnel s’impose qui fixe les critères du juste – les individus s’accordent sur une préférence collective. La solution libérale radicale est plus modeste, elle réduit ce sur quoi tous les hommes sans exception doivent s’entendre : le respect des procédures ou des règles du jeu libérales. Les individus s’accordent sur le libre jeu des préférences individuelles. Mais dans tous les cas, l’homme souverain a quelques raisons de renâcler.
Voyons les choses de plus près par le moyen d’un conte. Soit un colloque sur la justice où s’enchaînent des exposés académiques. On discute ferme, mais l’ambiance est paisible ; nul ne risque ses biens, sa liberté ou sa vie à soutenir telle théorie ou telle autre. Arrive un conférencier, le Professeur Jeckyll, qui, à peine devant le micro, déclare :
« Assez ronronné. Tout cela, ce sont des querelles pour jardins d’enfants. Je veux que le débat devienne sérieux, et pour ce faire, j’élève la mise et les enjeux. Je sors mes pistolets, j’alerte ma garde personnelle et je vous déclare que mon intention est de vous trucider, mes chers Collègues, à moins que vous ne m’apportiez la preuve que la chose est injuste et que cette injustice est un mal. Car voici ma position : il est tout à fait juste de répondre aux collègues avec du plomb car tel est mon bon plaisir. L’individu est souverain, je suis donc souverain et la justice se confond avec ma liberté. »
Les universitaires sont interloqués : quel manque de courtoisie académique ! Mais la venue de sbires aux mines patibulaires, le couteau entre les dents éteint les protestations. Le Professeur Hyde appelle à la tribune le spécialiste et disciple de Maître Rawls. Celui-ci traîne les pieds. Mais quelques coups de feu en l’air le ramènent à la raison.
Alors, estimé Collègue, quelle raison avez-vous pour que je ne vous mette pas douze balles dans la peau ?
Voyons, la chose va de soi, parce que ce serait injuste.
En vertu de quoi ?
En vertu du premier principe de la justice qui dispose que “chacun a un droit égal à liberté fondamentale la plus étendue qui soit compatible avec la liberté identique pour autrui”.
Fort bien, sur quoi repose ce premier principe ?
Sur la volonté de chacun dans la situation originelle décrite dans le Livre. La volonté individuelle est reine, l’accord des volontés individuelles fonde la justice.
Tout cela est bel et bon mais je n’ai jamais exprimé cette volonté.
Vous l’auriez fait dans le cas susdit.
Qui vous permet de l’affirmer ?
La philosophie, les échelles de préférences, la rationalité.
Entendu, entendu. tu sais mieux que moi ce que je veux.
Non, non, mais je sais ce que vous auriez voulu dans la situation d’origine et qui vous lie aujourd’hui.
Donc un choix que je n’ai pas fait, sinon dans ton imagination, subordonne le choix que je dois faire aujourd’hui. Foutaises ! Comme tu le dis, la volonté individuelle est reine et ma volonté est de t’envoyer réfléchir sur la justice dans l’autre monde.
Je vous en prie, cher Collègue, vous devez être juste pour être fidèle à vous-mêmes ou à votre double théorique.
Et si je refuse ?
La force publique vous obligera à être juste ou vous condamnera pour ne l’avoir pas été.
À quel titre ?
Mais en vertu de la Théorie mise en œuvre par les instances démocratiques.
Je vois, cette fictive théorie unanime dont tu te réclames doit devenir effective via le ralliement de la majorité. Fi de l’unanimité ! Et les minoritaires n’ont qu’à bien se tenir. Le point de départ est la souveraineté de l’individu, le point d’arrivée est la contrainte exercée sur l’individu souverain que je suis censé être.
Cher Collègue, vous ne voyez pas les choses comme il faut, vous n’avez pas l’esprit théorique.
Oui, mais j’ai l’esprit pratique. Pour le moment, la force est de mon côté. Adieu.
Le professeur Hyde convoque alors le tenant de la justice procédurale. Celui-ci paraît un peu troublé.
Tu vas me dire également qu’il est injuste de tuer. Pourquoi ?
Parce que, parce que la liberté ne va pas sans la vie et que la liberté de l’individu est la valeur des valeurs, vous savez bien, la valeur suprême, celle qui prime toutes les autres.
Donc je suis libre d’occire qui je veux.
Non, non point du tout, vous devez respecter la liberté d’autrui.
Donc je ne suis pas libre.
Mais si, dans la mesure où vous ne portez pas atteinte à la liberté des autres.
La belle raison pourquoi donc ?
Mais enfin parce que les hommes sont également libres.
Donc l’égalité brime la liberté, et la mienne en particulier. De deux choses l’une, mon vieux, ou ma volonté individuelle est souveraine et je suis dans mon droit en te tirant dessus, ou je ne dois pas le faire et ma volonté individuelle n’est pas souveraine. Que choisis-tu ?
Euh ! Présentement la seconde solution.
Tu te contredis et tu as tort. Je choisis la première. Adieu.
La morale de cette triste histoire est celle-ci : le principe selon lequel la volonté individuelle est la seule source de l’obligation légitime ne peut véritablement fonder aucune obligation, sauf :
1/ à postuler à l’origine une unanimité fictive qui n’est efficace que si une majorité des hommes s’y rallient, bafouant par là même la volonté des minoritaires ;
2/ à trahir la souveraineté individuelle par la règle d’égalité entre les hommes (si l’individu est réellement souverain, de quel droit brimer le sadique ou le cannibale ?).
2/ Fonder la justice, c’est faire appel à des principes ou des exigences qui ne dépendent pas de la volonté humaine.
L’histoire n’est pas finie. Arrive devant le tribunal terrible du professeur Hyde un universitaire original dont l’arme principale est la candeur d’une colombe.
Oui, oui, je dis que vos actes sont injustes.
Certes, certes, vous parlez comme les autres. Dites-moi donc votre théorie, que l’on s’amuse un peu.
Je n’ai pas de théorie, je sais seulement que la chose est injuste, et je sais aussi que vous le savez.
Impudent collègue ! Le juste est ce qui me plaît. Tu ne peux le nier pas plus que ceux qui t’ont précédé puisque chaque volonté est souveraine et chaque préférence est légitime.
Non, point du tout.
Que veux-tu dire ?
Cela dépend. Si tu aimes les huîtres et que je préfère les moules, c’est sans doute affaire de préférences. Mais si je dis que le mensonge est préférable à la vérité, qu’il est bien de maltraiter ses parents ou de ne pas tenir sa parole, je fais outrage à la nature des choses.
Qui te permet de dire cela ?
Mon inclination naturelle qui est aussi la tienne, ou si tu préfères ma conscience morale, ou encore cette connaissance par évidence qui ne dépend ni de moi ni de toi.
Je salue ta témérité, cher Collègue. Mais attention, il me faut une preuve ou je fais un trou dans ta carcasse.
Je ne puis te donner une preuve au sens mathématique ou logique. Mais je puis te donner des signes ou des indices à foison, de quoi, j’espère, percer la carapace qui entoure ton cœur. Qui a jamais crié : vive l’injustice ? Quel despote a vanté le despotisme ? Quel ambitieux a pris son ambition pour bannière ? Quel envieux s’en est fait gloire ? Vole un voleur, il criera : au voleur ! Dupe un menteur, il protestera, double un intriguant, il parlera d’injustice, abandonne un lâche, il fera appel à ton courage, persécute un persécuteur, il dénoncera la persécution. Et si c’est moi qui te mettais en joue, tu dirais : tu n’as pas le droit ! Les criminels ne font pas l’éloge du crime, les criminels politiques qui tuent par milliers ont toujours des justifications à la bouche. Le bien et le mal, le juste et l’injuste ne sont pas sur le même plan au sein de la conscience humaine. Sinon pourquoi le mal ou l’injustice prendraient-ils tant de soin pour se cacher ?
Oui, oui, je salue ton éloquence, mais tu parles pour les autres, non pour moi. Comme j’ai dit, moi, je ne me cache pas et j’ai la logique de mon côté. Et puis tu parles à l’intérieur de notre civilisation. Que fais-tu de la variété des us et des coutumes ?
Voilà une vraie objection, je le reconnais. Mais l’existence d’une conscience naturelle n’exclue pas le progrès de son actualisation au cours de l’histoire, par la raison ou autre chose. Et si tu veux que je te rendes les armes, il te faut me citer une société au sein de laquelle l’inceste sous toutes ses formes est admis, où le meurtre crapuleux est bien vu, où le vol est estimé en tant que tel, où le mensonge est une règle morale, où le vol est estimé en tant que tel, où la lâcheté est considérée comme préférable au courage, où nul délit n’existe, où il est d’usage que la peine soit inversement proportionnelle au délit… Ou mieux encore, une société où les hommes sont dépourvus de la conscience du bien et du mal, du juste et de l’injuste.
Je t’entends, cher Collègue, tu n’as que des généralités vagues et incertaines à la bouche, tu es incapable de parler en termes pratiques, tu signes ta défaite.
Un moment encore, de grâce ! Puisqu’il te faut des considérations pratiques, je veux ajouter un argument que j’emprunte à Platon et qui s’applique ici-même.
Ah voilà qui me plaît, continue et profite bien de tes derniers moments.
Voici. Le Socrate de la République objecte ainsi à Thrasymaque : les méchants eux-mêmes ne peuvent se passer de toute justice s’ils veulent des auxiliaires ou des complices. Soit une bande de voleurs, elle ne peut agir en commun que si elle établit entre eux une règle qui a une relation, aussi ténue soit-elle, avec l’idée de justice. Toute action volontaire en commun, fût-elle la plus injuste à l’égard d’autrui, ne peut se passer intégralement de justice entre ses acteurs sous peine d’être sapée par les dissensions.
Maintenant considère tes sbires qui nous tiennent en respect. Tu leur as promis quelque chose. Ils n’œuvrent pas seulement pour ton bon plaisir. Mais s’il est vrai que ta justice est ton bon plaisir, ils ont quelque inquiétude à se faire. Que vaut ta promesse à laquelle tes principes ôtent toute valeur ? Messieurs les sbires, méfiez-vous !
On vit alors l’hésitation, l’inquiétude s’allumer dans l’œil des gardiens.
Tais-toi, insolent, reprit le Professeur Hyde. Tu sors du sujet. Notre discussion ne concerne que toi et moi. Continue sur le même registre et elle s’arrêtera net.
Je vois que tu abandonnes l’argumentation pour l’intimidation. C’est un signe de plus que ta cause est mauvaise. Et puis, je dois te l’avouer, j’ai une raison supplémentaire à t’opposer et qui m’enlève toute crainte : en vérité, tu n’existes pas, tu n’es qu’un personnage de papier. Les Tartuffe et les Pharisiens sont légion, les cyniques sont rares, un cynique dans ton genre a-t-il jamais existé ? Si tel est le cas c’est qu’il était totalement déshumanisé. Si tu existais, ignorerais-tu jusqu’au bout ce que c’est qu’être homme, ta conscience morale, même corrompue, même obscurcie serait-elle muette jusqu’au bout ?
Tu te leurres, tu t’abuses, mes balles sont bien réelles. Mais admettons même que j’ai une conscience morale, pourquoi serais-je tenu de lui obéir ?
Parce qu’elle t’oblige pour des raisons qui ne s’expliquent pas ou qui ne s’expliquent pas par une Présence mystérieuse. Dans tous les cas, tu es comme chacun de nous, tu es tenu. Vouloir pour vouloir est une révolte dérisoire.
On ne connaît pas la fin de l’histoire.
Ce plaidoyer pour la loi naturelle est évidemment bien rapide. Si ses arguments sont justes, il doit être entendu que les inclinations naturelles disent des choses essentielles mais laissent un champ très étendu à la raison pratique. Celle-ci est appelée à bricoler, à tâtonner à la recherche des solutions concrètes conformes à la justice. On ne peut rien démontrer ici encore mais on peut argumenter et les arguments sont plus ou moins convaincants. C’est la part du raisonnable, celle qui gouverne la mise en pratique de l’exigence naturelle de justice.
II Sur la mise en pratique
1/ La pleine justice est au-delà de nos moyens
Comment donner à chacun ce qui lui est dû ? En premier lieu ce monde est injuste ou d’une justice qui nous échappe. Pourquoi tel homme naît-il handicapé ? Pourquoi la maladie frappe-t-elle ici plutôt que là ? Pourquoi le malheur des justes et la fortune des méchants ? Les plaintes de Job n’ont jamais cessé de s’élever vers le ciel.
S’agissant de ce qui dépend des hommes, l’idée d’un ordre social intégralement juste est une idée utopique et dangereuse. La justice concerne de multiples relations humaines – dans l’ordre civil, pénal, politique, au travail, dans la famille… – comment déterminer et assurer la solution juste dans tous les cas ? Les hommes libres ne sont pas toujours justes, faut-il généraliser la contrainte ? Et ceux qui auront la contrainte en mains seront-ils eux-mêmes toujours justes ?
Dans la pratique, la justice s’apparente pour une part au bricolage. Les critères se font concurrence, comment les pondérer ? La juste égalité de proportion n’est jamais qu’un point d’équilibre incertain. Soit l’exemple de la correction des copies : quelle est la juste échelle de notes ? Quelle part accorder au style, à l’orthographe, au savoir brut, à la présentation… ? Soit l’exemple des rémunérations dans la fonction publique : quelle est la juste hiérarchie des salaires ? Quelle part donner à la qualification, aux conditions de travail, à l’ancienneté, au mérite ? Soit enfin l’exemple des sanctions pénales : quelle est la juste échelle des peines ? Quelle part faire à la faute, à l’âge, aux conditions sociales, à la personnalité, à la récidive, à la préméditation… ? Les réponses peuvent être plus ou moins raisonnables, aucune ne s’impose absolument.
Enfin la justice est une fin sociale parmi d’autres et la concurrence des fins est la règle. La justice politique et le retour de la concorde peuvent s’accorder plus ou moins bien aux lendemains d’un grand drame. La justice pensée en termes d’égalité des chances scolaires bute sur le rôle de la famille. La tension entre les fins sociales exige des arbitrages, on ne peut gagner sur tous les terrains.
2/ Mais l’esprit de justice doit animer, avec discernement, les actions humaines.
Si la justice pleine et entière est inaccessible, il y a bien des occasions de travailler dans le sens de la justice. La plus claire ou la plus incontestable est la lutte contre les injustices flagrantes. Les incertitudes qui sont les nôtres pour fixer le point juste ne jouent jamais qu’à l’intérieur d’un cercle que trace notre conscience de l’injuste. Il est hasardeux de prétendre donner précisément une note juste, un salaire juste, une sanction juste, mais il ne l’est pas de considérer comme injuste l’arbitraire du correcteur, la faveur du supérieur, la partialité du juge. Dans le même sens, qui ne tiendrait pour injuste la condamnation d’un innocent, l’impunité de l’escroc, le succès du tricheur… ? L’égalité de proportion dans ce qui est dû à chacun est difficile à obtenir, les inégalités manifestes de proportion sont plus aisées à reconnaître. En ce sens l’injustice a plus d’éclat que la justice.
La suite relève de l’esprit de justice, appliqué avec prudence. Ceci à chaque échelon et dans chaque domaine, en respectant les “sphères de la justice” [M. Walzer]. L’égalité de proportion se traduit en différentes formules selon son objet : à chacun la même chose, à chacun selon ses besoins, à chacun selon ses mérites, à chacun selon ses œuvres… Il s’agit de bricoler au mieux.
Ainsi, comme l’a souligné avec force Bertrand de Jouvenel, comme l’ignorent J. Rawls et bien des théoriciens contemporains, la justice est inséparable de conduites justes. Nulle géométrie sociale ne saurait y suppléer. « Le règne de la justice est impossible, conçu comme la coïncidence établie et continuellement maintenue de l’arrangement social avec une vue de l’esprit . » Mais l’idéal de la justice n’en fixe pas moins la route à suivre, autant que faire se peut, animé par la vertu morale de justice.
L’illusion moderne est de croire que de bonnes institutions suffisent et que, par suite, les acteurs peuvent être égoïstes en toute bonne conscience. Ils y gagnent la prospérité grâce aux mécanismes du marché, les droits grâce à la mécanique de la démocratie libérale, ils peuvent même y gagner la justice grâce aux constructions théoriques d’aujourd’hui. Mais la cupidité altère le marché, l’absence d’esprit public corrompt la démocratie libérale. Quant à l’idée d’une société où tout serait juste et sans que quiconque soit tenu de l’être, elle pousse l’illusion encore plus loin. La théorie peut aveugler.
Échange de vues
Philippe Laburthe : Je suis ethnologue, je voudrais défendre les coutumes. Toutes sont à base religieuse. Mais chacune des transgressions que vous avez énumérées peuvent être admises, voire imposées, dans certaines sociétés.
Prenons l’inceste. Les filles des pharaons devaient épouser leur frère. Chez les Louba, le roi régnant doit coucher avec sa mère. Chez les Incas aussi, l’inceste royal est prescrit.
Le vol est un rite dans maintes sociétés pastorales. On n’est homme que si on a réussi à voler un bœuf ou une vache.
Chez les Béti du Cameroun, la chasteté est admirée et un père peut consacrer un fils au soleil, une fille à la lune, sans relation sexuelle jusqu’à levée de leur interdit pour mariage, par exemple. Mais le paradoxe local, c’est que vivre cette chasteté est manifestée par la nudité. C’était le cas de ces enfants consacrés, comme des esclaves à qui est défendue toute vie sexuelle.
À l’inverse, quand on a accès à la sexualité, le vêtement le plus élémentaire devient excitant, La marque de la puberté permissive peut être pour les filles un simple signe, comme la tige à travers la cloison nasale, que vous trouverez dans les gravures des livres de Brazza.
Chez les Béti, leur fameuse liberté sexuelle n’était pas immédiate. Il fallait, pour respecter l’interdit de l’inceste, éviter tout rapport avec un consanguin jusqu’à la septième génération. Donc , avant de donner le passeport libertaire de la circoncision aux garçons et du bâtonnet nasal aux filles, on leur faisait apprendre leur généalogie. La réciter était leur préservatif ! (car le bris d’interdit était censé causer maladie et mort). Donc on devait dire : « Tu me plais, mais, attends, récite donc d’abord ta généalogie » jusqu’à sept ancêtres en ligne agnatiqiue et cinq en ligne maternelle.
Philippe Bénéton : Oui, c’est une question évidemment difficile et à certains égards ouverte.
Il n’y a aucun doute que les ethnologues et les historiens mettent en lumière une grande variété d’us et coutumes. Mais y a-t-il un fond commun ? Y a-t-il des choses communes à tous les hommes ? C’est ce que j’ai tenté d’expliciter.
Vous parlez de l’inceste. Ce que j’ai dit est qu’on ne connaît aucune société où toutes les formes d’inceste soient permises. Quant à l’exemple des Ptolémée en Egypte, il apparaît comme un cas d’exception.
Philippe Laburthe : Pardon, treize siècles avant les Ptolémées, l’analyse de l’ADN mitochondrial des momies de Toutankh-Amon et de son épouse prouve qu’ils avaient tous deux même père et même mère…
Philippe Bénéton : S’y ajoutent les interdits du meurtre, de vol du viol…
Philippe Laburthe : En Afrique, dans beaucoup de sociétés, on ne devient un homme initié que lorsqu’on a tué un homme.
Philippe Bénéton : Dans la société même ou à l’extérieur ?
Philippe Laburthe : Il ne faut pas qu’il y ait de parenté.
Philippe Bénéton : Je n’ai parlé que des règles internes aux sociétés. Bien entendu, il faut distinguer entre les morales closes et les morales ouvertes pour reprendre les distinctions de Bergson. Et l’un des progrès dans la connaissance de la loi naturelle est le passage d’une morale close à une morale ouverte, c’est-à-dire l’universalisation des règles.
J’ajoute ceci, si vous le permettez, et qui est une réflexion critique à propos du savoir ethnologique. Je suis parfois perplexe ou réservé face à ce que racontent certains ethnologues. Il est très difficile de connaître sa propre société. Il l’est davantage encore de connaître une société très étrangère surtout quand on ne connaît pas la langue en arrivant, quand six mois ou un an plus tard on ne la connaît que de manière approximative. Margaret Mead a trouvé ce quelle voulait trouver à Samoa, avec la collaboration des indigènes qui lui ont raconté des « bobards ».
Philippe Laburthe : C’est exact et bien connu. Margaret Mead en est un exemple parmi d’autres. Il est très facile de connaître sa société. Il est beaucoup plus difficile de connaître une société étrangère surtout quand on ne connaît pas la langue en arrivant, ou quand on croit la connaître au bout de six mois ou d’un an de pratique. Les indigènes ont beaucoup de facilité pour faire avaler aux ethnologues toutes sortes de bobards.
Gérard Donnadieu : Je suis professeur de théologie fondamentale au Collège des Bernardins.
Ma question rejoint un peu celle qui vient d’être posée.
Je partage votre critique quant à la possibilité de fonder la justice sur la souveraineté de l’individu. Et c’est d’ailleurs le reproche qui peut être fait à la « Théorie de la justice » de John Rawls comme le souligne Jean-Pierre Dupuis dans son livre La Marque du Sacré. La grande limite d’une telle approche se trouve dans le postulat de rationalité supposé conduire les comportements humains. Or, cette rationalité utilitaire méconnaît les passions perverses des êtres humains que l’on ne peut jamais évacuer tout à fait. Vous-même, avec votre parabole de l’affreux dictateur face aux universitaires qui lui opposent leur théorie du Droit, avez souligné combien il est difficile de mettre en cause la passion perverse du dit dictateur si on soutient la thèse de la souveraineté inconditionnelle de l’individu.
Faut-il alors revenir aux fondements traditionnels de la justice : la loi naturelle ou la volonté divine ? Vous le laissez sous-entendre. Mais comment connaître cette loi naturelle ou cette volonté divine alors que leur expression est terriblement dépendante de la diversité des cultures et des religions ? Ainsi des divergences considérables existant en matière de conception des droits de l’homme entre la pensée islamique et la pensée chrétienne occidentale !
Le problème du fondement reste donc entier et vous n’avez pas encore apporté de réponse.
Philippe Bénéton : Si vous me demandez de fonder la loi naturelle en raison, aujourd’hui, évidemment j’aurais quelque peine à le faire en quelques minutes.
Il me semble malgré tout que la théorie de la loi naturelle a été défendue de manière convaincante ici même par le Père Bonino, il y a peu de temps. Permettez-moi d’insister sur deux points :
1/ Cette loi naturelle s’actualise dans l’histoire. Il s’agit en quelque sorte de faire sauter le verrou entre la Nature et l’Histoire. Je me réfère en particulier aux derniers travaux de Jacques Maritain.
Maritain a travaillé sur la loi naturelle toute sa vie et dans son dernier livre ou dans l’un de ses derniers cours qui a été publié après sa mort, il s’est efforcé de penser à la fois la nature et l’histoire c’est-à-dire le donné naturel et son actualisation dans l’histoire. Il s’efforce aussi de tenir compte des objections des ethnologues.
Il me semble que l’idée fondamentale est de penser la nature comme dynamisme. La nature n’est pas chose fixée, elle est dynamique, elle s’actualise dans l’histoire. On peut penser qu’une des vertus de ce monde qui est le nôtre c’est la conscience de l’universel humain qui n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Autrement dit, les morales closes cèdent ou tendent à céder. Il y a là un progrès dans la connaissance de la loi naturelle.
2/ La seconde considération est celle-ci : la diversité des us et coutumes est un fait mais elle se développe à partir d’un fonds commun. L’antinomie du bien et du mal est universelle, et comme l’a souligné Mme Chantal Delsol, du côté du bien, on trouve toujours l’entente, l’amour et l’amitié, du côté du mal, la haine, le meurtre, la calomnie… (ceci bien entendu au sein de la société considérée et non dans ses rapports avec les autres sociétés).
La nature sociale de l’homme a aussi valeur universelle. Voilà une idée vieille comme Aristote, n’est-ce pas, mais qui est riche de nombre d’implications. Si je dis que l’homme est un être social, il est fait pour vivre avec les autres. D’une certaine manière il ne devient humain que dans son rapport avec les autres. Il n’est pas tout seul. Il ne se suffit pas à lui-même. Il n’est pas une île. Il y a quelque chose évidemment dans tout cela qui contredit l’individualisme contemporain..
Quand on entend quelqu’un dire : » au fond, je ne dois rien à personne », cela traduit une méconnaissance profonde de la réalité humaine. Nous devons tous aux autres bien plus que nous ne leur apportons. Nous sommes tous des héritiers de mille choses données par les autres, ne serait-ce que toutes les inventions matérielles ! Nous bénéficions du moteur à explosion, nous ne l’avons pas inventé ; la pénicilline, nous ne l’avons pas trouvée, etc.
Donc nous sommes dépendants des autres. Le petit d’homme ne devient un homme que par l’intermédiaire des autres hommes. Saint Thomas dit que : « parmi toutes les choses dont l’homme a besoin, la première ce sont les autres hommes ».
L’homme est un être de relation, ultimement un être de communion.
Ce ne sont là évidemment que des éléments de réponse.
Louis Lucas : Au début de votre exposé, vous avez opposé deux fondements pour la justice : d’une part ce qui est naturel et la préférence de Dieu et d’autre part, la préférence des hommes.
Or, sur ce deuxième volet, j’ai eu le sentiment que la préférence des hommes était ensuite assimilée à la préférence individuelle.
Il me semble que dans la société où nous vivons actuellement, on a tendance à passer à un aspect statistique. La préférence des hommes serait définie par la démocratie en quelque sorte.
Vous l’avez évoqué, mais je n’ai pas bien vu le lien entre préférence individuelle et consensus et c’est là-dessus que je voudrais vous interroger.
La préférence individuelle ne peut elle s’exprimer à la majorité, non pas un consensus, mais ce que pense la majorité. L’avis de la majorité deviendrait alors la justice ? Il me semble que beaucoup pensent cela autour de nous.
Est-ce une variante de ce que vous avez évoqué ? Que peut-on penser de ce fondement démocratique ?
Philippe Bénéton : Je parlais des théories de la justice. Les théories contemporaines relèvent en gros des deux catégories que j’ai dites.
À titre théorique, il n’y a que trois sources du sens : la nature, Dieu ou moi. Il est alors difficile de passer d’une souveraineté individuelle à une souveraineté majoritaire. Si nous sommes, chacun d’entre nous, souverain, il n’y a pas de justification pour que 99 personnes sur 100 prennent une décision qui s’impose à moi. Au nom de quoi ?
Dans nos sociétés, ll y a un consensus sur la légitimité de la volonté majoritaire mais le fondement théorique manque. Si je suis souverain, si je suis inconditionnellement libre, une majorité de 50, 60, 90 % n’a pas de titre légitime pour empiéter sur ma souveraineté. Ou alors on doit affirmer l’égalité des hommes. Mais une telle égalité est une entrave à ma propre liberté. La règle démocratique de la majorité n’est qu’une convention qui permet de contourner la difficulté insoluble de la politique moderne.
Pierre de Lauzun : J’ai une question assez simple, tout en partageant entièrement votre analyse. C’est une question pratique : comment dans la pratique faire évoluer les choses par rapport à l’idéologie dominante, je ne dis pas forcément par rapport à la réalité du comportement des personnes, mais par rapport à l’idéologie dominante ? Est-il possible de les faire évoluer sur la seule base de débats rationnels ou d’une évolution collective ; ou est-ce qu’une dimension religieuse est nécessaire, ce qui veut dire qu’on ne peut pas y arriver dans la pratique sans elle ? Je parle bien de la possibilité pratique, et non pas du fondement théorique qu’on peut chercher à un droit naturel sans faire appel à un fondement religieux.
Philippe Bénéton : Si je reprends en d’autres termes votre question, je dirai qu’au fond, la distinction qui nous permet de comprendre les enjeux d’aujourd’hui est la distinction entre ce qui dépend de moi (de mon jugement, de mon pouvoir) et ce qui ne dépend pas de moi.
Or il y a mille choses qui ne dépendent pas de moi. La règle. 2+2=4 ne dépend pas de moi. Le rapport entre la circonférence et le diamètre ne dépend pas de moi. Le soleil se lève tous les matins, cela ne dépend pas de moi. Toutes les réalités mathématiques, biologiques, physiques ne dépendent pas de moi. Mais vient aussitôt la question cruciale : le bien et le mal dépendent-ils de moi ou non ? L’enjeu est ici. Est-ce que le juste est préférable à l’injuste ? Est-ce que la vérité est préférable au mensonge ? Est-ce que le courage est préférable à la lâcheté ? Est-ce que cela dépend de moi ou est-ce que cela ne dépend pas de moi ? Est-ce objectivement vrai ou non ? Le subjectivisme contemporain étend toujours la part de ce qui est supposé dépendre de moi. On comprend qu’il tienne la loi naturelle pour une imagination.
Ultimement, bien entendu, la question débouche sur la question de Dieu Si la nature a un sens, pourquoi dois-je me sentir tenu par ce sens ?
Christian Walter : Je suis directeur de la Chaire Ethique et finance de l’Institut Catholique de Paris.
J’ai une question double, mais c’est un peu la même question, abordée sous deux angles différents.
Tout d’abord, le débat entre droit naturel et droit positif n’est-il pas en train d’être dépassé ? Je pense aux travaux de théoriciens américains comme Dworkin qui tentent de dépasser ce clivage. La théorie de la séparation morale / droit est maintenue par le positivisme juridique. Si l’on passe dans le registre financier, on trouve une trace de cette séparation dans les débats sur le juste prix, qui opposent naturalistes et constructivistes. Mais ces débats sont en train d’être dépassés.
D’où ma seconde question : en utilisant cette séparation entre naturalisme et constructivisme pour défendre une morale naturelle, n’êtes-vous pas en train d’utiliser une catégorie de pensée qui dessert la cause que vous cherchez à promouvoir ?
De manière plus générale, poser une question dans le cadre d’un débat quelconque entre le « donné naturel » et le « construit artificiel » n’est-il pas la caractéristique d’une forme rhétorique de la pensée occidentale qui est – là aussi – en train d’être dépassée ?
Philippe Bénéton : Ma réponse est simple : je ne crois nullement que ce débat ait perdu de sa pertinence ou qu’il soit dépassé
Sur le juste prix d’abord : la recherche du juste prix est une entreprise héroïque et toujours inachevée. On n’a jamais trouvé le moyen de le fixer de manière sûre. La question est trop difficile pour nous : des critères trop imprécis ou/et trop désaccordés.
En ce qui concerne le positivisme, je pense qu’il est acculé à des impasses. Faute de jugement de valeur, on ne peut rien fonder, pas même le positivisme. Hans Kelsen a tenté de justifier l’obéissance au droit dans le cadre de la théorie positiviste. Il n’y est jamais parvenu. J’ajoute que, exilé aux Etats-Unis à cause des nazis, il s’est toujours refusé à dire que l’Etat nazi n’était pas un Etat de Droit. Il détestait ce régime mais sa théorie lui interdisait de faire la différence entre un faux Droit et un Droit authentique pour des raisons substantielles.
Hervé l’Huillier : Je ne suis pas du tout spécialiste de ces questions, mais il me semble que dans la justice il y a quelque chose d’autre qui dépasse une fonction strictement distributive, qui est de devoir créer de l’humain, plus d’humain. C’est quelque chose dont nous avons l’intuition lorsque nous disons, devant un problème, que nous essayons « d’en sortir par le haut ».
J’allais reprendre l‘exemple de la flûte d’Amartya Sen. La solution juste serait de ne pas attribuer la flûte à l’un ou l’autre. La solution véritablement juste serait que celui qui sait jouer garde la flûte, non pas pour lui, mais pour que son chant procure à celui qui n’a pas de jouet un plaisir plus grand que d’avoir un jouet à soi ; en cela, celui qui a fabriqué l’instrument trouverait l’aboutissement de son acte. Voilà une solution forcément plus juste que l’attribution de la flûte à l’un ou l’autre des trois enfants. Et nous nous y rallierions tous. C’est un peu l’intuition que j’ai : j’aimerais savoir ce que vous en pensez.
Philippe Bénéton : Si je m’en tiens à la définition classique de la justice que j’ai retenue, alors la parabole de Sen est comme il le dit sans solution parfaite.
Mais je reconnais volontiers qu’on peut sans doute changer les données et explorer d’autres directions
Anne Duthilleul : Je voudrais vous poser une question sur la bioéthique. Il y a en effet beaucoup de droits qui en découlent.
Vous avez parlé du droit qu’il fallait mettre en pratique.
Face aux problèmes que l’on rencontre maintenant face à un certain nombre de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, qui ne reconnaissent personne, qui peuvent être méchantes avec leur entourage et dont l’entourage souffre et n’en peut plus. On entend maintenant : c’est injuste de laisser ces personnes vivre et il faut donc trouver une solution pour mettre un terme à ces injustices.
Que répondez-vous à cela ?
Phillipe Bénéton : Vous m’en demandez beaucoup… Je ne suis pas sûr qu’il faille ici mobiliser la notion de justice. L’idée de dignité de la personne humaine suffit et celle du respect de la vie. Mais il faudrait sans doute y réfléchir davantage.
Anne Duthilleul : C’est parce que je pense qu’on va se trouver avec des questions de droit et les droits sur la génétique.
Et le témoignage et la question qu’il pose, je les ai entendus sur “Radio Notre-Dame” et l’émission se terminait ainsi et c’est insupportable.
Philippe Bénéton : Insupportable, c‘est autre chose.
Françoise Seillier : Vous avez rappelé que les institutions certes sont importantes, mais que l’essentiel ce sont les acteurs, les hommes, et donc qu’il y ait des hommes justes et des conduites justes ; nous retrouvons pour la Justice comme pour tous les enjeux de société l’importance capitale de la famille.
L’enfant doit apprendre par l’exemple et la parole à connaître et respecter la Justice, d’abord en famille pour être capable de la pratiquer ensuite dans les autres milieux, scolaire, professionnel, et autres.
Philippe Bénéton : Je suis tout à fait en accord avec vous, sous réserve que dans la famille il y a peut-être un peu plus que la justice. La justice donne à chacun son dû. Au-delà il y a la charité.
Henri Lafont : Vous avez dit est d’une très grande richesse ; vous nous avez raconté cette parabole, et finalement vous nous avez dit : c’est très difficile de dire la justice, c’est plus facile de combattre l’injustice.
Est-ce qu’on ne reste pas un peu sur sa faim ?
Résumer la justice en donnant à chacun son du, avouez que ce n’est pas très facile à déceler dans l’action, dans la vie. C’est un peu difficile de montrer que certains hommes étaient justes. On connaît la justice effectivement par le jugement de certains hommes, le Messie était juste.
Mais vous ne nous donnez pas de règles véritablement claires sur la justice et qui puissent être interprétées sans doute possible.
Philippe Bénéton : Je vais essayer de préciser un peu les choses. La définition d’une société parfaitement juste est au-delà de nos moyens. De plus la définition d’une société parfaitement juste qui aurait être vocation à être réalisée serait très dangereuse.
Mais nous pouvons repérer, sans avoir une définition parfaite de la société juste, de multiples injustices qui d’une certaine manière sont très claires. A. Sen a dit très justement quelque part, qu’on n’avait pas besoin d’une théorie générale de la justice pour savoir que l’esclavage était injuste. Les injustices d’aujourd’hui sont moins flagrantes, mais elles ouvrent un large champ à l’action humaine. Pour le reste, il s’agit de bricoler au mieux.
Henri Lafont : Ce qui nous paraît juste aujourd’hui, comme l’abolition de l’esclavage ne l’était pas du tout à l’époque des Égyptiens, à l’époque de Ptolémée… À cette époque l’esclavage était considéré comme juste.
Par conséquent, est-ce que vous ne considérez pas que notre idée de la justice date… et qu’elle peut encore évoluer.
Philippe Bénéton : Oui. Mais on peut voir dans ce cas typique un progrès de la connaissance de la loi naturelle.
Jean-Marie Schmitz : Je voudrais vous poser une question qui concerne vos collègues et les théoriciens du droit aujourd’hui.
Compte tenu des impasses sur lesquelles débouchent les applications des théories juridiques dites « modernes » sentez-vous une évolution vers un retour aux théories à la gréco-chrétiennes de la notion de justice ? ou pas encore ou pas du tout. Ou, au contraire, l’accentuation d’une évolution néfaste ?
Philippe Bénéton : Il me semble que la situation est celle-ci.
Dans les Facultés de droit, il règne généralement un positivisme que j’appellerai un positivisme de confort Ce positivisme n’est pas militant, il n’entend pas disqualifier la loi naturelle, il considère simplement que la question n’est pas de sa compétence.
La philosophie du droit n’est pas une discipline en bonne santé en France. Depuis plusieurs générations elle décline, elle est peu présente dans les facultés. Elle est beaucoup plus présente à l’étranger, par exemple en Italie ou en Espagne.
Pour le moment, je ne vois guère de signe de renouveau… Il y a des signes très nets de renouveau de la philosophie politique classique en France. Mais la philosophie du droit reste un parent pauvre (en dépit de quelques excellents travaux). Mais peut-on indéfiniment laisser de côté la question des fondements. Le positivisme est incapable de répondre à la question : pourquoi obéir au droit ? Pour répondre, il faut aller au-delà du droit positif.
Séance du 20 janvier 2011