Par Antoine Renard, Président de la Fédération des Associations Catholiques en Europe, membre du CESE
Jean-Paul Guitton : Avec un peu d’avance sur le calendrier, voici venu le temps des cerises !
Cette célèbre chanson de Jean-Baptiste Clément a en effet été mise en musique par le ténor d’opéra Antoine Renard…, un homonyme de notre orateur d’aujourd’hui, qu’il me revient de vous présenter rapidement.
Il y a deux catégories de personnes : les intellectuels de profession, professeurs et autres chercheurs, qui vous envoie un CV de trois pages complété de cinq pages de publications, et dans ce cas-là, la présentation demande un travail de synthèse qui risque toujours de shunter l’essentiel ; et puis les autres qui vous envoie un CV de dix lignes : c’est le cas d’Antoine Renard, ce qui permet déjà de noter la rigueur et la concision de l’ingénieur de formation, mais aussi la discrétion ou la modestie de l’homme privé.
Dans ce cas la présentation demande quelques recherches complémentaires, ainsi que de faire appel aux recettes du délayage !
Antoine Renard, âgé de 60 ans, marié et père de 3 enfants, est un Ingénieur civil des Mines qui, après son service militaire dans la Marine, a effectué et effectue sa carrière professionnelle dans les industries pétrolières, minières puis ferroviaires : après avoir passé 18 ans comme PDG d’un Equipementier Ferroviaire et 2 ans comme Directeur d’une fonderie à Outreau, il occupe aujourd’hui un poste de direction dans le Groupe Faiveley Transport.
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Mais Antoine Renard ne s’est jamais limité à la double vie élémentaire : vie professionnelle – vie familiale. Il a toujours assumé, à un haut niveau d’engagement et de responsabilité, des activités associatives :
d’abord dans le scoutisme, comme Commissaire général puis Président des Scouts Unitaires de France (1982-2000),
ensuite comme Président de Reims Initiative (2000-2007) et Président de la Société de Capital-risque de Champagne-Ardennes (2003-2008),
enfin dans le mouvement familial, comme Président de la Confédération nationale des associations familiales (CNAFC) depuis 2007 et récemment réélu, et Président de la Fédération des associations familiales catholiques en Europe (FAFCE) depuis 2009 et pour 3 ans.
Antoine Renard est donc un chrétien engagé. Il a une bonne connaissance de la doctrine sociale et de son application dans l’éducation, dans la famille et très vraisemblablement dans l’entreprise. S’il n’a pas écrit de livre, il a eu de nombreuses occasions de s’exprimer dans l’exercice de ses fonctions de responsabilité. Ainsi trouve-t-on, par exemple dans le calendrier des scouts unitaires, ces conseils donnés en 1987 :
« Trace ta route et tiens parole.
Le monde a grand besoin d’hommes et de femmes de parole.
Ayez l’audace de révéler ce qui distingue les scouts. Ce n’est pas la cuisine trappeur, l’uniforme ou les installations, mais la Franchise, le Dévouement et la Pureté. »
Ses éditoriaux dans les publications des AFC sont toujours nets, équilibrés, d’une parfaite orthodoxie et empreints d’une grande force d’entraînement.
Et puis dimanche prochain 10 avril, le voilà promu pour jouer le rôle du théologien aux conférences de carême de Notre-Dame : nous l’écouterons avec d’autant plus d’intérêt qu’il y traitera, en vingt minutes, du sujet « Le rôle de la famille dans la vie de la cité : confiance ou contradiction ? », qui n’est sans rapport avec le thème que nous avons retenu pour notre prochaine année, puisque nous traiterons des relations entre famille et société.
Antoine Renard, avant de vous passer la parole pour nous parler de la famille, école de la vie bonne, laissez-moi encore donner de vous une citation qui résume bien votre disponibilité de scout « toujours prêt » : « Le Christ nous a dit que l’on ne reconnaîtrait pas ses disciples au fait qu’ils feraient des choses extraordinaires, mais à l’amour qu’ils auraient les uns pour les autres. Dans cette perspective, on peut être le sel de la terre. C’est par une présence aimante que nous ferons des choses que nous n’avons pas prévu de faire. Ce qu’il faut c’est être prêts, le moment venu, à faire ce que le Saint Esprit nous inspirera. Il faudra dire oui. Et si ce n’est pas par nous qu’il passe, ce n’est pas très grave ; l’essentiel est que nous ne lui fassions pas obstacle ! »
Antoine Renard : Après cette présentation indulgente je me permets encore de solliciter votre indulgence. Je ne suis pas vraiment tout à fait prêt à ce qui m’arrive et je remarque parmi vous beaucoup de gens d’expérience et de sagesse à qui je ne prétends pas apprendre quoi que ce soit.
Vous m’avez offert l’occasion d’une réflexion sur “La famille comme école de la vie bonne”. Elle se situe en parallèle avec celle que proposait le Cardinal Vingt-Trois sur un sujet « Famille et société, confiance ou contradiction », qui n’en est pas très éloigné, tant notre aspiration au bonheur semble contrariée par l’évolution de notre société, et notre manière de la voir.
I – La vie bonne
Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Quel est notre sentiment partagé sur ce que peut être une “vie bonne”, objet de la réflexion de si nombreux philosophes depuis Platon, objet par essence de la philosophie.
Le temps
Alain avait dit : « Une grande vie, c’est un rêve d’enfant accompli à l’âge adulte ».Il y faut du temps, et on peut déjà noter que la progression, la croissance sont au cœur de nos vies. Nos vies se développent dans le temps, elles sont orientées vers la croissance.
Il faut peut-être comprendre que le temps est notre seule contrainte. Nous tous, frères en humanité, nous ne sommes vraiment contraints que par le temps, les autres contraintes étant celles auxquelles, plus ou moins consciemment, plus ou moins maladroitement, nous acceptons de nous soumettre.
Or le temps présente deux caractéristiques qui ne nous facilitent pas les choses pour nous.
La première c’est qu’il s’écoule toujours dans le même sens : on ne revient pas sur le passé, on ne connaît pas l’avenir ; l’avenir n’est pas déjà là et le passé est fini, il ne produira plus rien, si ce n’est des leçons, mais en tout cas rien de nouveau ; et c’est aujourd’hui une des grandes difficultés, disons, de la génération adulte, une tranche d’âge que je connais bien parce que c’est la mienne, celle de ceux qu’on a appelés les “adulescents”, ceux qui ont été privés de la fin de leur adolescence par les événements dramatiques aux plans moral et spirituel liés à mai 68), et par conséquent ne cessent d’y revenir, n’assumant par leur maturité et se réfugiant dans le « jeunisme », hantés qu’ils sont par la fuite des jours.
L’histoire récente de la France est compliquée. Les AFC en sont témoins puisqu’elles ont un siècle d‘existence et ont traversé les difficultés de notre pays. Comme bien des mouvements comparables elles ont traversé sans trop de difficultés la crise morale et spirituelle de la guerre de 40 mais nombre d’entre eux se sont heurtés difficilement à la crise de mai 68 et certains ne s’en sont jamais tout à fait remis. Certains ont perdu le fond et leurs intuitions d’origine, pour se mettre à la mode et s’étourdir de modernité, d’autres, par peur de perdre le fond ont couru le risque de crisper la forme, figeant l’expression sans la confronter au réel. Pourquoi ? Parce que ceux qui auraient dû à leur tour conduire le destin collectif de l’humanité, ceux-là ont été privés de la fin de leur adolescence, ils ont voulu des raccourcis. C’est un défaut majeur de maturité, qui caractérise nos sociétés post-modernes. Le temps apporte la maturité si on en fait bon usage.
Notre deuxième expérience du temps est qu’il s’écoule de façon continue, son rythme est inexorable et nous échappe, et nous conduit vers la mort ; l’issue est fatale ; aucune réflexion philosophique, aucune réflexion sur la vie ne peut s’affranchir de cette réalité ; aucune réflexion sur la vie bonne n’est possible dans l’ignorance de cette tragédie de la finitude. Montaigne disait que « philosopher, c’est apprendre à mourir ». paradoxe de cette vie bonne, qui ne durera pas.
Le bon usage du temps est une condition nécessaire d’une vie bonne, heureuse ; Progresser vers davantage de maturité est une première clef de la vie épanouie. Et la maturité c’est être prêts à ce qui nous arrive.
La création, l’homme fait pour la relation
Pour nous chrétiens, le fondement de notre réflexion sur la vie se trouve bien sûr dans la Genèse, le récit de la Création : comment et pourquoi Dieu a-t-il créé ce monde ?
Il a pris son temps, Lui aussi : il a créé quelque chose de nouveau tous les jours et chaque fois qu’il a créé quelque chose de nouveau, Il a vu et dit que c’était bon. Donc tout ce qui a été fait par Dieu est bon. Une “vie bonne”, c’est une vie faite par Dieu. Une vie bonne, c’est une vie en Dieu.
Et puis après avoir créé la terre, le ciel et tout ce qu’ils contiennent, alors Il créa l’homme et lui insuffla une haleine de vie. Et cette fois-ci, Il n’a pas dit que c’était bon, Il a dit que c’était ‘très’ bon. Et Il lui a parlé, l’invitant à donner un nom à toutes les créatures, lui accordant par là même un destin particulier, au-dessus du reste de la création.
Mais il s’est très vite ravisé. Après avoir dit que c’était ‘très bon’, il a dit que ce n’était pas bon qu’il soit seul. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Faisons lui une aide qui lui soit assortie ».
Le ministre de la famille du Danemark écrivait récemment que nous sommes entrés dans un monde « où on ne pense plus avoir besoin des autres »
Aujourd’hui, nos prophètes de malheur – et parmi eux notamment Jacques Attali, observateur fin et analyste froid parce qu’il est sans espérance – nous prédisent un monde de solitude, de solitudes juxtaposées.
Malheureusement cette idée se répand, et de fait nos sociétés développées produisent de l’individualisme et de la solitude : 55 millions de personnes vivent seules en Europe. Nous ne leur offrons pas les conditions d’une vie bonne.
« A son image et à sa ressemblance Il le créa ».
La vie bonne, celle à laquelle est invité l’homme par son Créateur qui vit Lui-même une relation trinitaire, est une vie de relations.
Le bonheur et le courage
Il y a au cœur de l’homme une aspiration légitime au bonheur. Que nous disent tous les jeunes, en recherche d’authenticité, d’identité, de liberté, de vérité, mais en grand désarroi, aujourd’hui peut-être plus que jamais ? Ils nous disent leur soif de bonheur et en même temps leur conscience de sa difficulté, tant les horizons leur semblent bouchés et leur aspiration fondamentale contrariée ; alors, quand la société leur propose des bonheurs faciles, ils sont terriblement tentés de s’y précipiter…pour fuir un quotidien qu’ils voient sans avenir. Et on connaît ces paradis artificiels et leurs terribles dangers : tout et tout de suite. Pourtant contestée il y a un demi-siècle, la société de consommation a tout envahi ; elle n’a pas apporté les ingrédients d’une vie bonne.
Or, comme l’a dit récemment Benoît XVI au Parvis des Gentils à Notre-Dame : « La recherche de la vérité n’est pas chose facile parce qu’il n’y a pas de raccourci vers le bonheur ».
Jean-Paul II, dans son message aux jeunes, les avait invités à méditer la parabole du jeune homme riche ; lui qui cherchait le bonheur s’en est allé tristement parce qu’il a manqué de courage. Lui aussi, observant convenablement ce qui était prescrit, voulait un raccourci, conscient qu’il espérait davantage, mais finalement rebuté par la difficulté du renoncement auquel il ne se pouvait consentir.
Une vie bonne n’est pas une vie sans difficultés et sans épreuves. Ce n’est pas une vie sans histoire. Elle demande un certain courage, et je renvoie volontiers au discours sur « le déclin du courage » prononcé par Soljenitsyne à Harvard il y a plus de vingt ans, toujours d’une criante actualité.
Dieu a vu que cela était bon. Il a voulu que l‘homme soit heureux. Il ne nous a pas mis sur cette terre pour que nous nous y perdions, Il nous a y mis pour le bonheur, pour que nous jouissions des biens qu’Il y avait disposés, mais nous laissant la liberté d’en choisir les chemins.
Le bon usage de la liberté, telle est la condition essentielle de la vie bonne.
Et bien sûr, pour nous chrétiens, c’est le Christ Lui-même qui apporte les clefs, Lui qui est « le Chemin, la Vérité et la Vie »
L’amour et le don
Quand le Christ nous dit : « Je suis venu pour que vous ayez la vie, et la vie en plénitude », et puis encore : « Je vous donne un commandement (c’est un commandement, ce n’est pas juste un petit conseil en passant) : Aimez-vous les uns les autres », Il sait bien que ce n’est pas si facile, comme le confirme le Pape, et puis Il ajoute : « comme moi-même je vous ai aimés ». ce qui situe assez haut le niveau des ambitions et des perspectives de l’amour humain. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».
Il y a donc un lien direct entre l’amour et le don, entre le don et la vie, entre l’amour et la vie ; aimer, c’est faire exister l’autre.
Dans cette quête d’identité, de vérité, dans cette quête du sens de sa vie, on voit bien que l’aspiration de chacun, même lorsqu’il dit que c’est une aspiration à aimer, c’est d’abord une aspiration à être aimé, parce que c’est une aspiration à exister.
Au soir de sa longue vie, l’Abbé Pierre nous confiait cette belle définition : « La vie, c’est un peu de temps donné à ta liberté pour, si tu le veux, apprendre à aimer »
Le temps, la liberté, apprendre, aimer. tels sont sans doute les maîtres mots de la vie bonne.
II – La famille et la vie.
Tous les sondages le confirment, la famille est la première valeur ratifiée par les jeunes, non seulement en Europe mais aussi dans les pays où on ne mange pas à sa faim ; la réussite de sa vie familiale apparaît pour tous les jeunes comme un chemin de bonheur possible, un épanouissement enviable.
Et j’en viens maintenant à cette question-clé : la famille est-elle une école de la vie bonne ? Comment et pourquoi pourrait-elle répondre à notre aspiration à une vie accomplie ?
Que fait-on dans une école ? On apprend, Alors, que nous enseigne la vie
de famille ?
La famille est l’articulation de plusieurs réalités.
La vie
Il y a d’abord l’extraordinaire de la vie comme elle vient, la naissance. « Chaque naissance, dit Benoît XVI, est un sourire de Dieu. » Benoît XVI encore : « Chacun de nous est le fruit d’une pensée de Dieu. » Il y a quelque chose d’extraordinaire dans la vie comme elle vient, dans la vie qui surgit, et ceux qui ont assisté à la naissance d’un enfant en gardent le souvenir ému d’une réalité extraordinaire.
Et puis ensuite il y a la vie, la vie quotidienne, la vie des familles qui est marquée régulièrement par des fêtes mais aussi des tristesses, par des succès, par des abandons, par l’ordinaire, l’ordinaire de la vie comme elle va.
La famille est d’abord cette articulation-là, sensible, entre l’extraordinaire de la vie comme elle vient et l’ordinaire de la vie comme elle va, ce qui nous ramène à cette notion du temps.
Je disais que c’est notre vraie contrainte. Eh bien la famille a cette capacité de nous situer un tout petit peu hors du temps parce qu’à la conjonction de ces choses extraordinaires et ordinaires. Et de nous réconcilier avec le temps en imaginant d’ailleurs (c’est peut-être audacieux) que le temps c’est nous-mêmes. Nous sommes le temps.
La seconde articulation dans laquelle se situe la famille est l’articulation entre l’intime et le social.
La relation.
La famille est le lieu de la découverte de l’altérité, altérité des sexes dans le couple, altérité des générations qui permet à chacun d’abord de se recevoir, ensuite de voir l’autre différent mais semblable, et cette expérience est fondatrice. Mon frère, il me ressemble mais il n’est pas moi-même. Ensemble nous avons beaucoup de choses en commun, mais il n’est pas moi-même. Il est un autre, et je suis moi-même un autre, unique.
Cette découverte de l’altérité, compte tenu des origines de la Création, est d’abord essentielle pour notre identification personnelle. Je ne vais pas m’étendre sur ce processus d’identification personnelle qui est assez complexe, mais simplement que la famille, lieu de l’altérité et en même temps de la communauté, est particulièrement bienvenue.
Elle est ensuite fondatrice pour la relation à l’autre, à tout autre, et bien sûr au Tout Autre.
La famille, lieu du don par le couple.
La famille est évidemment pour nous fondée par le couple, le couple uni par le mariage. Naturellement, le langage commun aujourd’hui, la perturbation des esprits et la difficulté de voir les vrais enjeux conduit à dire qu’il y a plusieurs formes de famille. Disons simplement entre nous que tout adjectif ajouté au mot la famille la dévalorise, sauf à dire “la famille naturelle”.
Donc je parle de la famille, la seule, la vraie. Il n’y a pour nous qu’un seul « modèle » de famille, c’est celui de la Sainte Famille dont d‘ailleurs je regrette, avec vous peut-être, qu’il ne nous soit pas dit beaucoup de choses sur cette famille-là qui est pourtant la famille de Jésus, en observant en outre que Jésus a commencé sa « vie publique » en assistant à un mariage, occasion d’une grande fête.
De sa vie privée, on sait peu de choses et on aurait aimé savoir comment Joseph et Marie s’y sont pris pour éduquer le Christ ! Parce qu’ils ont bien eu cette mission, cette responsabilité : conduire le fils de Dieu vers sa vie d’homme. On ne sait pas grand-chose mais une, évidemment essentielle, « il grandissait en âge, en sagesse et en grâce ». Que faisait-il ? Il grandissait.
Nous sommes programmés pour la croissance. Nous sommes programmés pour l’avenir.
Je reviens deux secondes sur cette relation nécessaire avec le temps en utilisant la parabole du bon grain et de l’ivraie parce que tout ça nous dit quelque chose de nos vies quotidiennes. Le passé ne sert qu’à nous instruire. Le passé par lui-même est stérile, il ne produira plus rien et l’avenir n’est pas déjà là, il ne nous appartient pas.
Cette parabole nous dit encore : si vous passez votre temps à couper l’ivraie, vous ne verrez même pas le bon grain pousser.
Joseph et Marie voyaient le bon grain pousser, ils voyaient Jésus grandir en âge et la maturité est une chose importante pour nous. Saint Irénée, évêque de Lyon, nous dit : « La gloire de Dieu c’est la maturité de l’homme ». La maturité, ce n’est pas un enfant. La gloire de Dieu, c’est un homme mûr.
« Il grandissait en âge, en sagesse et en grâce ».
S’il n’en est pas dit pas plus sur cette éducation qui pourrait servir de modèle, c’est probablement parce que ce n’est pas la peine. Parce que l’éducation d’un homme, ce n’est pas une suite de recettes, c’est une adaptation à sa vraie nature au fil des événements et c’est bien pourquoi, dans la fratrie, chacun est différent. Et c’est bien pourquoi ça aussi la famille est cette école de la vie, parce que seuls les parents peuvent comprendre que chaque enfant a des besoins différents. Parce qu’ils voient mieux que personne parce qu’ils ont les clés de l’amour, ils le voient et l’aident à grandir.
La Genèse nous apprend pourquoi, en conséquence de sa découverte, « l’homme quitte son père et sa mère », il quitte sa famille ancienne qui lui a donné la vie, pour fonder une nouvelle famille, « et tous deux ne font qu’un ». Ils ne font qu’un avec cette expression extraordinaire dans l’enfant.
Quand on dit qu’ils ne font qu’un, ce n’est pas la fusion de l’un dans l’autre, c’est parce que l’un et l’autre se prolongent par le don fait à l’autre de sa propre personne, dans cette unité qu’est l’enfant.
Ainsi l’enfant dans sa famille se reçoit lui-même comme un don. Il est un don pour sa famille, il est un don pour lui-même.
Le couple, l’altérité dans l’unité.
Dieu a créé l’homme « homme et femme, Il le créa » dans l’altérité, dans la relation, « Il les créa à son image » ce qui confirme pour nous que le bonheur c’est d’être à l’image de Dieu. Et qu’est-ce que c’est qu’être à l’image de Dieu ? C’est d’être capable d’aimer.
On pourrait dire que c’est le couple qui est à l’image de Dieu, et non pas chacun isolément.
Toute forme de vie, de croissance, d’amour, de beauté et de joie requiert une simplicité en même temps qu’une certaine unité.
La famille, c’est le lieu où sont valorisés en me temps qu’harmonisées les différences fondamentales de l’être humain.
La différence des sexes en tant que femme et homme, la différence fondamentale en tant qu’enfant. La sexualité, comme l’a dit Zundel est l’altruisme inscrit dans l’âme et dans le corps. Différence dans l’égalité en vue de la communion.
L’homme et la femme sont tous des êtres humains doués de la même dignité. Ils sont différents dans leur corps. Tous deux engendrent mais de façon différente.
Et, par conséquent, comme suite logique de cette différence de base, l’homme et la femme ont des aptitudes et des intérêts, une intelligence et des caractères différents. Ils comprennent, ils aiment, ils communiquent de façon distincte.
La différence dans l’égalité n’implique pas par elle-même la discrimination mais, bien au contraire, l’interaction, l’échange, la complémentarité, la collaboration (ce qui est dit dans la communication de Paul VI sur la communautarité) et particulièrement, chacun donne à l’autre le pouvoir de procréer et de devenir parent. Ce pouvoir, on le tient de l’autre. Et c’est bien ce qui est à l’image de Dieu, créateur et père.
L’amour.
C’est donc l’amour qui harmonise les différences entre les êtres humains dont il fait le don réciproque.
L’amour est l’énergie dans le respect de l’altérité. C’est la « vertus unitiva » de Saint Thomas d’Aquin. C’est la seule attitude adéquate à la dignité des personnes.
Être une personne humaine, ce qui est le but de notre vie, veut dire être un sujet spirituel et corporel singulier et en relation avec les autres. Les autres sont des biens en eux-mêmes comme je le suis moi-même et ils méritent comme moi d’être aidés à s’épanouir et à être heureux.
Comme vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement.
Puisque la personne est un sujet inséparablement spirituel et corporel, elle communique et réagit envers les autres de façon spirituelle et corporelle.
Et l’amour humain jaillit de l’intériorité profonde du sujet et s’exprime par des paroles, des actes, des gestes, des comportements comme le sourire, la poignée de mains, l’accolade, l’union intime, etc.
Benoît XVI a une parole formidable sur l’amour : « Aimer, c’est faire ce qui est juste et même plus ».
La justice est inséparable de la charité, elle lui est intrinsèque, elle est son minimum. La charité exige la justice. La charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon, le pardon qui est au-delà du don.
Et Jean Vanier justement nous dit : « La famille, c’est le lieu de la fête et du pardon ».
Ces deux dimensions sont essentielles à nos vies, elles sont à l’origine de notre sentiment de bonheur. La fête, qui ne peut souhaiter la fête ?, la joie, qui ne peut souhaiter la joie ?, et le pardon qui est la façon de me réconcilier avec le passé et en même temps d’accueillir l’autre, différent, qui me rend responsable de l’amour qu’il me porte.
Je deviens responsable de celui qui m’apprivoise.
La famille est l’institution du don et de la communion entre personnes.
De la même façon que le marché est l’échange utilitaire selon la justice, malheureusement déformé par le péché ou par l’erreur, la famille peut aussi être déformée par le péché et par l’erreur.
Et donc, on ne peut pas seulement affirmer que la famille serait, en soi, cette école de la vie bonne sans reconnaître que, d’une façon que nous ne comprenons pas toujours, il y a toujours dans nos vies la part du bien et la part du mal. Et le mal, il prend la part qu’on lui laisse.
Au moment où ces réflexions peut-être très attirantes sur le bonheur en famille ne sont plus partagées par un grand nombre de nos contemporains, je dois vous dire que je ne suis pas très surpris que, aujourd’hui, le mal s’attaque à la famille. Parce que, si elle est bien ce lieu de l’amour, ce lieu du bonheur, cette école de la vie bonne alors son succès lui fait horreur !
Et après avoir attaqué beaucoup d’autres institutions humaines au travers de quantité d’idéologies dont on a le souvenir des malheurs qu’elles ont engendrés, il n’est pas tout à fait surprenant qu’aujourd’hui, également au travers de l’idéologie, le mal s’attaque à la famille comme source et condition du bonheur de l’homme.
J’ai nommé une idéologie, il faut peut-être en dire deux mots.
C’est bien sûr celle du gender. Il ne faut pas croire qu’elle soit récente, ce n’est pas vrai. C’est une affaire inscrite de longue date dans l’histoire des idées. Elle est un produit de la Révolution Française qui voulait la mort du père, et d’abord la mort de Dieu ; c’est une idéologie athée ; elle a ressurgi en 1937, bien avant les campus américains. C’est réellement une idéologie de destruction, de dé-construction, et d’agression dans ce qui est le cœur même de la nature humaine c’est-à-dire son identité dans la différenciation sexuée.
Mais dans ce combat difficile de la vie et de la dignité humaine, nous ne sommes pas démunis ; Paul VI invitait les chrétiens « à habiter le présent comme des gens venus de l’avenir » ; nous savons que cette histoire se finit bien ; c’est dans cette confiance et cette certitude que nous pouvons oser le risque de la poursuite de l’aventure humaine, parce que la famille situe chacun dans une histoire, une histoire qui finit bien ; encore faut-il qu’elle habite le présent.
III – Que faudrait-il faire ?
Donner du temps, l’éducation, la liberté
Si, comme l’attestent les sondages, la réussite de sa vie de famille demeure le vœu le plus cher des jeunes, on voit bien que notre histoire récente montre une espèce de divorce entre la famille et la société par inadvertance.
Premier fait, les mariages de raison ou facilités voire arrangés entre familles, ont vécu, laissant la place aux unions fondées sur le sentiment ; les liens familiaux sont désormais marqués par une valorisation du sentiment, une exigence et une quête d’authenticité, éléments qui colorent toute la vie des familles. Cette dimension se trouve par ailleurs légitimée par les sources de tension pesant sur les personnes et les familles, particulièrement dans les périodes de crise désormais récurrentes, où le sentiment est tellement absent et son espoir toujours frustré, puisqu’il se heurte à la froideur de la logique : chômage, avenir incertain, difficulté à éduquer les enfants….
Or, deuxième fait, dans le même temps, l’état ou les états, progressivement contestés dans leur rôle d’autorité, au sens premier du terme, ont été conduits à asseoir leur légitimité, certes sur la démocratie et donc l’intérêt général, mais surtout sur leur capacité à établir un état de droit.
Et c’est là que commence la contradiction ou le divorce entre la famille et la société, puisque l’état ne sait pas établir un droit autrement que sur des réalités objectives ; il ne saurait le faire sur des réalités subjectives, et donc évidemment pas sur le sentiment. Il ne se sent pas autorisé à intervenir dans les affaires de sentiment, sauf si leur excès vient à troubler l’ordre public ; il est inexorablement conduit à reléguer les sentiments personnels, y compris l’union des personnes, dans ce qu’il est convenu d’appeler la sphère privée, et la famille n’est alors plus comprise comme cellule de base de la société, mais comme cellule tout court sans lien structurel avec la société, dès lors qu’elle-même revendique pour sa constitution la primauté du sentiment.
Enfin, troisième fait, en tout cas pour nos pays d’Europe occidentale, l’exceptionnel développement économique des dernières décennies a produit des écarts de revenus considérables et croissants, laissant sur le côté ceux qui ne pouvaient pas suivre le mouvement général. Les Pouvoirs Publics ont alors été conduits à concentrer leur attention sur les situations de marginalisation ou d’exclusion, compte tenu des besoins, relayant en cela des initiatives autrefois privées, et à mettre en œuvre une politique d’accompagnement social et d’assistance sans précédent. Dans une vision optimiste, on pourrait d’ailleurs penser que, devant la montée des revendications individuelles, l’état a d’abord fait implicitement confiance aux familles, négligeant de leur exprimer cette confiance.
Faute de confiance, rien ne peut tenir.
Et les familles se trouvent exposées au double risque de l’éclatement ou du repli, de l’explosion ou de l’implosion.
Il existe malheureusement nombre de familles qui, ne trouvant pas leur bien dans la société ont eu tendance au repli, et à faire de la famille un refuge au lieu d’en faire un tremplin. Alors, elle ne peut plus apparaître comme la source de la vie bonne puisque la vie (on l’a dit au début) telle qu’elle a été voulue par Dieu est une vie de relation.
Alors que pourrait-on faire ?
Benoît XVI le dit clairement : « la famille constitue le lieu dans lequel l’homme peut naître dans la dignité, grandir et se développer de manière intégrale…en tant que cellule fondamentale de la société, la famille doit également être au centre de l’action politique. »
Cette affirmation de la famille humaine comme cellule fondamentale de la société figure dans la Charte Sociale Européenne ; elle n’est pas l’apanage du monde chrétien, elle est une certitude universelle, elle appartient au patrimoine de l’humanité.
La famille, pour exister et remplir sa mission, a besoin de la reconnaissance de la société, qui doit trouver à s’exprimer dans une coopération stimulante. Il y a trois sujets sur lesquels l’une et l’autre doivent collaborer de façon utile.
Le premier c’est évidemment le mariage. C’est à chacun de prendre soin de son couple, il y a des moyens pour ça, notamment par nombre d’associations. Y a-t-il mieux pour un enfant que d’être élevé entre deux parents qui s’aiment ?
En même temps les familles doivent exiger que la société conforte leur mariage, et ne le confondent pas avec d’autres formes d’union possibles.
Si la famille est bien une « institution antérieure à toutes les formes d’organisation sociale », comme le disait Jean-Paul II, le mariage, qui la constitue, doit être protégé et promu ; à ce titre les groupes de travail mis en place par le Ministre des Solidarités et de la Cohésion Sociale en vue d’une préparation au mariage civil sont une heureuse initiative qui mérite d’être saluée
Le deuxième sujet, c’est celui de l’éducation. Si la famille est une école de la vie bonne, il est bien juste que les parents revendiquent la priorité dans l’éducation de leurs enfants et donc le droit de choisir l’éducation qu’ils veulent leur donner ; ce qui ne signifie pas de le faire seul, mais ce qui signifie que cette primauté du droit des parents dans l’éducation de leurs enfants soit lui aussi reconnu et protégé par la société. Les autres intervenants dans ce domaine ne sont légitimes qu’en complément, par délégation et sous l’autorité des pères et mères.
À cet égard, l’éducation à la vraie liberté, qui consiste à choisir ce à quoi on s’engage, et l’éducation à la relation affective et sexuelle, sont bien de la responsabilité des parents, qui par leur propre témoignage exprime le sens de la vie.
Enfin le troisième sujet est la solidarité. La famille est un lieu de solidarité. Il faut prendre ici la famille dans son sens élargi, c’est-à-dire pas seulement la famille nucléique des parents et des enfants mais toute la famille, la lignée, les grands-parents, les oncles et tantes, la famille ouverte à la solidarité intergénérationnelle, fondement de la solidarité à l’intérieur de la société.
La société a besoin que cette solidarité naisse au cœur de la famille, et doit, par une politique familiale adaptée et ambitieuse, l’accompagner et l’encourager.
Il existe en France de très nombreuses mesures qui relèvent de la politique familiale, régulièrement vantée et sans doute enviée par nos voisins en raison de ses effets supposés sur la démographie, mais dont la complexité et la diffusion dans les politiques sociales ne permettent plus d’en comprendre le sens.
Il n’est pas juste que des parents s’appauvrissent pour élever leurs enfants ; il n’est pas digne qu’ils dépendent exagérément de l’allocation, et la première préoccupation devrait être que chaque famille puisse se développer du fruit du travail de ses membres.
Une deuxième préoccupation devrait conduire à valoriser ce qu’on appelle le travail invisible, celui qui produit du bien-être et des bienfaits à la société toute entière, mais échappe au secteur marchand ; il s’agit là bien sûr de l’éducation mais aussi de toutes les formes de soutien aux plus faibles et aux plus âgés que l’évolution démographique rend plus nécessaire.
Une troisième préoccupation est une fois encore liée au temps, et la compatibilité entre vie professionnelle et vie familiale fait heureusement l’objet de réflexions utiles mais encore bien in suffisamment mises en œuvre.
Dans une méditation sur le déclin démographique en Europe (1,5 enfants par femme en moyenne, quand il en faudrait 2,5), cette Europe qui lui « semble lasse, et vouloir même vouloir se congédie de l’histoire » Benoît XVI écrit : « l’enfant a besoin d’une attention pleine d’amour, cela signifie : nous devons lui donner un peu de notre temps, du temps de notre vie. Mais précisément, cette matière première essentielle de la vie semble toujours davantage faire défaut. Le temps que nous avons à disposition suffit à peine pour notre propre vie ; comment pourrions-nous le céder, le donner à quelqu’un d’autre ? Avoir du temps, donner du temps, cela constitue pour nous une manière très concrète afin d’apprendre à se donner soi-même, à se perdre pour se trouver ».
Du temps pour apprendre à aimer, c’est bien le sens de nos vies, c’est bien le sens et la joie de la famille humaine qui, à travers le travail et la fête vécues dans chaque famille, comme il sera dit à Milan l’année prochaine, conduit chacun vers plus d’humanité, vers son développement intégral.
Il n’est jamais trop tard pour en trouver le chemin, pour nous mettre à l’école de la vie bonne, même si Saint Augustin lui-même finit ses Confessions en disant : « J’ai aimé trop tard ».
Échange de vues
Le Pasteur Agnès von Kirchbach : J’ai beaucoup apprécié votre introduction grâce aux explications de la Genèse et j’aimerais juste rajouter un mot.
« Il n’est pas bon que l’homme soit seul », disiez-vous et le texte biblique continue, il y a tout le savoir qu’Adam doit traverser. Finalement, il s’ennuie dans ce savoir-là et c’est à partir du moment où il reconnaît la femme qui est donnée comme un semblable ou une semblable de la part du Créateur que tout change.
Donc il y a là quelque chose qui sort du cadre naturel vers le spirituel. Ce n’est que dans cette reconnaissance que le conjoint est celui où celle par qui Dieu permet que la vie est autre chose que l’accumulation du travail ou des savoirs.
Et en plus, il y a un tout petit commentaire.
Vous citiez cette traduction à laquelle nous sommes habitués : « ils deviendront une seule chair » et habituellement on pense à l’enfant, mais la langue hébraïque par laquelle ce texte nous est offert permettrait aussi de traduire : « et ils deviendront un dialogue ». Cela ouvre à une dimension tout à fait étonnante, qui souligne le caractère spirituel de la vie en couple.
Il me semble qu’aujourd’hui, pastoralement parlant, il est essentiel d’aider à cet apprentissage pour que la vie amoureuse devienne aussi langage et dialogue. Sinon il sera trop difficile de traverser les épreuves. Les gestes de l’affection à eux tout seuls de suffisent pas.
C’est le dialogue et cette capacité d’écouter et de parler qu’il s’agit de remettre en valeur pour permettre aux familles d’éviter l’éclatement.
Antoine Renard : Adam s’ennuyait, c’est sûrement vrai, sa solitude et sa finitude étaient ennuyeuses et quand il a vu Ève, il a été émerveillé.
Cet émerveillement initial est un premier sentiment, et de fait aujourd’hui les couples se fondent sur le sentiment ; tout le problème de leur histoire, c’est de transformer ce sentiment en amour.
Merci d’avoir apporté cet éclairage essentiel sur le dialogue ; lorsqu’il dit « je t’aime », l’amoureux dit en fait « tu me plais » (émerveillement), et « j’ai envie de te con-naître », c’est-à-dire de naître avec toi, d’entrer dans un dialogue intime avec toi. Le sentiment, s’il est fondateur, ne suffit pas, et on voit confirmer ces deux impératifs pour la vie bonne : elle n’est pas figée, elle se construit ; la durée se concentre dans l’instant.
Certes il ne faut rien perdre de l’émerveillement d’Adam, mais en effet l’accumulation des expériences, des savoirs, ne font pas un dialogue. C’est le dialogue qui rend l’amour vivant et créateur, comme Dieu, Lui-même dialogue éternel et trinitaire.
Donc je suis vraiment content que vous l’ayez dit, beaucoup mieux que moi.
Père Jean-Christophe Chauvin : J’apporte moi aussi deux précisions, qui vont dans votre sens.
Dans le texte de la Genèse, à la fin de chaque jour, il est dit effectivement « et Dieu vit que cela était bon ». Mais après la création de l’homme, il ne nous est pas dit la même chose. Il nous est dit « et Dieu vit tout ce qu’Il avait fait, cela était très bon ». L’une des exégèses du texte, celle en particulier employée par les rabbins, c’est de dire : tout ce que Dieu a fait, est très bon mais l’homme n’est pas fini. Le reste est fini et est bon.
L’homme n’est pas fini. Le projet de Dieu, lui, est très bon mais c’est l’homme qui doit achever l’œuvre de Dieu par sa liberté, et en couple.
L’autre point dont je veux parler concerne le mystère de la Sainte Famille. Je reviens sur l’épisode de Jésus qui, à 12 ans, fait des choses étonnantes. En face de ces choses étonnantes, l’évangéliste nous dit que Marie et Joseph « ne comprirent pas ». Et ensuite, tout repart dans l’ordre. Il rentre à Nazareth, il leur était soumis.
Je crois que cela rejoint l’expérience de beaucoup de parents qui, en face du comportement de leurs enfants, dans un certain nombre de cas, eux aussi ne comprennent pas. Il s’agit en partie du mystère du Verbe Incarné, mais aussi plus communément du mystère de chaque être humain. Chaque personne reste un mystère… Et cela rejoint ce que vous disiez sur la famille.
Je termine par une question : puisque le thème de notre année académique est de réfléchir sur l’éthique universelle : Est-ce qu’il existe une morale universelle, un droit naturel ? Alors, au niveau de la famille, existe-t-il une éthique universelle ?
Vous nous avez rappelé ce fait que, pratiquement dans le monde entier, quand on fait des sondages sur le bonheur des jeunes, beaucoup parlent de la vie de famille. Ils parlent de leur famille actuelle, malgré tous ses défauts, et leur perspective apparaît encore comme la famille.
Vous nous avez déjà donné des éléments de réponse dans votre communication. Mais peut-être pourriez-vous nous en dire davantage sur ce succès universel de la famille ?
Antoine Renard : D’abord je voudrais rebondir sur votre première remarque en disant que, quand j’étais jeune, j’ai écouté des conférences du Père Varillon. Ce célèbre jésuite avec sa grosse voix de basse disait à Auteuil au milieu d’un parterre de gens très sérieux : « Dieu n’a pas créé le monde ». Alors, immédiatement, cela réveillait l’assemblée un peu assoupie. Et il ajoutait : « Si je dis que Dieu a créé le monde j’introduis je ne sais quelle idée de fabrication qui ne Lui ressemble pas .Mais je dis que Dieu crée éternellement le monde par contagion sus-citatrice d’amour ». C’est bien vrai que l’homme n’était pas fini, c’est-à-dire limité par sa création, mais qu’il lui est donné de participer à son propre développement, orienter sa liberté et finalement consentir à l’amour, pour « s’infinir » sous le regard de son Dieu, qui Lui seul est parfait.
Est-ce que la ratification de la famille par les jeunes aujourd’hui peut aider à constituer une éthique universelle ?
Je crois que oui, vraiment, et peut-être justement par comparaison avec la Genèse. Il nous faut un manque. Je crois que nos capacités à promouvoir une éthique collective doivent venir du sentiment d’un manque collectif et personnel.
Et je crois que, quand les jeunes, et nous tous d’ailleurs, sommes en quête d’authenticité, de vérité sur nous-mêmes, etc. que trouvons-nous ? Nous trouvons qu’il n’est pas bon d’être seuls, que nous avons envie d’aimer et d’être aimés C’est peut-être assez inconscient, mais très spontanément chacun a envie de réussir une vie de relations, quelle que soit sa propre expérience de la famille.
J’ai lu dans un sondage récent que 88 % des enfants de familles divorcées disent d’abord qu‘ils en ont souffert, et qu’eux-mêmes sont prêts à des efforts pour réussir leur vie de famille.
Ils le disent à partir d’un manque. Et je crois en effet que c’est à partir d’un manque que nous pourrons construire quelque chose d’universel, de la même façon qu’ Adam a senti un manque : il a même fallu lui extraire un morceau de côte pour en faire ce qui manquait à sa solitude.
Oui, je le crois vraiment, et ce sera dans les mois qui viennent, un enjeu très important pour la société française, aujourd’hui singulièrement déboussolée, qui a pris l’habitude de ne réfléchir collectivement à son destin qu’à l’occasion des élections présidentielles.
Mais au passage, je salue l’initiative de l’épiscopat français qui, une nouvelle fois, a pris de l’avance.
De la même façon que sur la révision des lois de bioéthique les évêques ont été les premiers à proposer une réflexion qui, du coup, a permis un débat d’un certain niveau. On voit bien, avec ce qui est en train de se passer au Sénat qu’il fallait viser assez haut et fort pour que, de débat en dégradation, il reste finalement quelque chose de convenable.
De la même façon, les évêques français ont décidé de faire de cette année 2011 une année de la famille et, d’ici 2014, de nombreuses occasions vont permettre en Europe de parler de la famille.
C’est donc le moment ou jamais, peut-être, de vérifier cette intuition qui est la nôtre que la famille pourrait bien être une valeur universelle, fondatrice d’un nouvel avenir pour nos sociétés.
Henri Lafont : J’ai été intéressé par la première question concernant la Genèse : dans le deuxième récit de la création : Adam cherchant sans succès un ami parmi les créatures. Je trouve merveilleux que l’homme qui avait besoin d’une société ait été comblé par une créature, la femme, qui était, comme vous l’avez dit tout à l’heure, destinée à lui tenir lieu de compagne mais aussi capable de lui donner le pouvoir d’être parent. Ainsi le besoin d’une société ne se limite pas au couple.
Sur le gender, que vous n’avez pas beaucoup développé, qu’est-ce qui est en question ? N’est-ce pas tout simplement que des hommes livrés à des dépravations sexuelles qui remontent à la plus haute Antiquité, éprouvent le besoin aujourd’hui de les justifier ?
De sorte que le mot gender est une pirouette sémantique destinée à permettre de considérer comme bonnes des façons de se comporter contraires à l’épanouissement de la famille et de l’homme.
Si j’avais une question à vous poser c’est sur un mot de votre intervention : famille refuge opposée à famille tremplin. Qu’appelez-vous ‘famille refuge’ ?
Antoine Renard : Je disais cela à la suite de cette réflexion sur le double risque auquel est exposée la famille.
Celui de l’explosion, on le connaît. Celui de l’implosion on le mesure peut-être un peu moins bien mais c’est un risque d’enfermement, c’est-à-dire la tentation du repli sur soi, qui ne permet plus aucune croissance.
La famille est un refuge, il est bon que la famille demeure, en certaines occasions, un refuge. Mais il n’est pas bon que ce soit un refuge permanent, qui produit des Tanguy, parce que la vocation de la famille, c’est bien de préparer les hommes et les femmes de demain. « L’homme quitte son père et sa mère », on doit donc pouvoir quitter sa première famille pour en faire une autre. Il est vitale et nécessaire qu’elle soit aussi ce tremplin C’est la vocation sociale de la famille. École de la vie bonne, elle ne l’est vraiment que si elle ouvre l’amour, découvert dans la famille, aux dimensions universelles ; elle est à l’articulation de l’intime et du social, l’articulation, pas la frontière infranchissable.
Et si donc, la famille se trouve si mal à l’aise dans la société, et tellement en contradiction avec ce que lui propose cette société qu’elle en est conduite à organiser son propre refuge alors, certainement, elle dépérit. C’est cela que je voulais dire.
À propos du gender, je crois vraiment que c’est une idéologie et que ce n’est pas seulement une théorie Elle est liée à la « déconstruction ». Par ailleurs, je suis vraiment d’accord avec vous, on n’aura pas l’homosexualité parce qu’on a la théorie du gender. C’est l’inverse. C’est parce qu’on a l’homosexualité, qu’on éprouve le besoin de bâtir une théorie qui la présente comme un choix libre.
Je crains que le combat contre cette affaire ne soit extrêmement difficile et ce n’est pas avec des armes intellectuelles que nous le vaincrons. De la même manière que les idéologies du siècle dernier, communiste ou nazie, ont été vaincues par les destructions qu’elles ont produites, pourtant durablement niées, pas par les idées.
On a combattu les idées tant qu’on a pu sans convaincre jamais personne. C’est ahurissant de voir comme les gens étaient accablés par la puissance de l’idéologie communiste ! Il a fallu que ce soient des faits, des morts, une catastrophe écologique, humaine considérable, il a fallu ces faits pour qu’elle s’écroule…
Et la chute s’est produite comme par extraordinaire. C’est parce que le Pape a dit : « N’ayez pas peur » que ce cauchemar a disparu, comme s’il n’avait pas existé. Et on peut prédire que, dans quelques années, on ira même nié son existence et ses méfaits, comme les révisionnistes le disent du nazisme, l’autre horreur idéologique récente.
Il en est de même de toutes les idéologies qui, comme le remarque Luc Ferry, « résistent même à la vérité ».
Je suis un peu inquiet de voir qu’on tente de développer des arguments intellectuels pour combattre le gender, alors qu’il faudrait plutôt s’accrocher aux faits, aux statistiques et montrer que les gens ne vivent pas comme le dit cette théorie. Certes l’homme peut s’élever au-dessus des contraintes de sa nature, mais pas pour se soumettre à celles qui conditionnent les bonobos. Le parcours qui est proposé à leur liberté est d’aller de la nature à la sur-nature, pas à la régression.
Jean-Luc Bour : Je reviens justement sur la famille implosion en me posant la question, comme vous l’avez fait : pourquoi est-ce que le mal attaque la famille ?
À Beyrouth, il y a dix jours, j’ai eu l’opportunité de discuter avec des entrepreneurs libanais, chrétiens et musulmans et tous deux proposaient d’introduire une protection de la famille dans la nouvelle norme sociétale ISO 26000 en discussion. Effectivement, on constate bien que dans le monde musulman et méditerranéen la famille a un poids beaucoup plus fort que chez les anglo-saxons.
Mais, dans le même temps, les médias nous informe des excès de certains clans familiaux qu’ils s’appellent Trabelsi, Moubarak, Khadafi ou Bagbo
Je crois que nous le vivons aussi en France. Des attitudes excessives, peut-être un peu tournées vers elles-mêmes, et on voit que nous sommes dans l’implosion que vous avez signalée.
Est-ce qu’on n’a pas nous-mêmes, comme vous le disiez, suscité de la jalousie parce que les familles étaient heureuses et n’en faisaient pas profiter les autres ?
Antoine Renard : C’est sans doute vrai. Il y a pourtant sur ces sujets des expériences très différentes.
On sait bien qu’il y a des familles très accueillantes, très ouvertes, qui font profiter de leur joie à d’autres familles, et d’autres qui sont spontanément plus réservées.
C’est vrai, qu’il y a eu tout une époque dans la société française, où l’on a mal vécu les difficultés des familles, particulièrement les situations de désamour, objet d’un regard désapprobateur.
La solidarité qui s’exerce dans chaque famille doit s’exercer aussi entre familles – on ne l’a pas suffisamment fait – vous avez raison.
D’ailleurs, si le mal tente de s’installer dans la réalité familiale, c’est bien parce qu’on lui laisse de la place. Et probablement on lui a laissé de la place par cette insouciance qui caractérise celles de ces familles qui n’ont pas assez conscience de travailler pour des enjeux collectifs.
Toute notre aventure humaine n’est réussie, ne conduit à des vies accomplies, que si elle conduit en effet à l’accomplissement personnel de chaque personne et au succès d’enjeux collectifs, dans le cadre duquel les destins personnels peuvent s’épanouir.
Je crois que c’est ce fameux bien commun, qui se distingue de l’intérêt général par le fait qu’il permet le bien de tous et le bien de chacun, qui révoque le mal, dont l’autre nom est zizanie.
Je pense qu’on n’a pas suffisamment réfléchi et mis en pratique, dans la vie habituelle de nos collectivités et de nos familles, ce don et ce devoir de la famille de regarder au-delà de son propre cercle.
Je crois aussi que la perte de sens et l’incapacité à dessiner des enjeux collectifs rendent encore plus difficile l’exercice de ce don.
Ainsi d’ailleurs le danger et les risques de l’implosion sont encore plus manifestes.
Benoît Hablot : J’ai apprécié que vous nommiez rapidement Jacques Attali… pour ne pas le citer.
J’ai apprécié plus encore vos propos sur le couple, la fécondité donnée à l’autre et échangée, et je dois dire que, grâce à Dieu, de mon double, j’ai fait mon entier et réciproquement.
Nous sommes engagés, tous, dans une histoire que, si elle n’est pas toujours sainte, nous devons sanctifier. Et qu’est l’Histoire si ce n’est du temps mêlé à de l’espace ?
Vous avez parlé du temps, vous n’avez pas parlé d’espace. Alors permettez-moi deux questions que pose votre expression : « programmé pour la croissance « .
La croissance des hommes. Cela s’applique très bien à ceux qui sont évangélisés, donc vectorisés de la terre vers le Ciel, invités à se surpasser pour se dépasser et partager l’Eternité. Mais quid des autres sociétés dont la philosophie, les conditions pauvres de vie, la force de traditions ancestrales n’invitent pas à ce dépassement, c’est-à-dire à cette grandeur de l’homme ?
La croissance des enfants. Les Associations familiales chrétiennes ne devraient-elles pas, fortement, insister sur le fait que l’éducation des jeunes appartient, non pas à l’École, mais aux parents : à eux l’éducation privée de leurs enfants, aux professeurs et maîtres l’enseignement ?
Antoine Renard : Oui, l’humanité progresse et il est sûr que la vie végétative, de cueillette, la vie de Robinson Crusoë ne peut plus être retenue pour aujourd’hui comme modèle de vie accomplie, même si rien ne l’empêchait de l’être au début de l’histoire. Ceci montre l’enjeu collectif de l’affaire et l’absolue nécessité de la solidarité pour la famille humaine.
Et donc, je trouve tout à fait heureux que l’Histoire de l’humanité nous ait conduit, d’abord dans certains pays privilégiés à développer d’une part des systèmes économiques qui fonctionnent, plus ou moins, d’autre part des systèmes politiques qui fonctionnent, plus ou moins, pour arriver à la démocratie, modèle imparfait naturellement, dont il faut souvent changer les règles du jeu parce qu’elles sont vite perverties, mais qui permet de juguler les mauvais effets de l’économie.
Et l’on voit que tout cela aujourd’hui est en train de se développer sur toute la planète.
C’est une très bonne chose. Moi, je suis un accro de la globalisation de l’économie, même si nous devons rester attentifs à ses dangers
Il est heureux de voir que de nombreux pays sont en train d’accéder au développement, avec là aussi les risques inhérents à cette aventure, mais au moins l’avantage de sortir leurs ressortissants de la misère, de la vie purement végétative, qui n’est pas, aujourd’hui, le destin (la vie bonne) de l’homme parce que son cœur aspire à beaucoup mieux.
Les Associations Familiales Catholiques ont partie liée avec l’Éducation depuis toujours.
C’est un mouvement qui a un siècle d’existence. Il y avait d’ailleurs beaucoup plus d’Associations Familiales Catholiques qu’il y a peut-être pas un siècle, disons quatre-vingts ans. Il y en a eu plus de 1 000 en France et il y en a aujourd’hui 350.
Et tout cela tient à l’histoire de notre pays notamment avec ce sujet majeur qu’est l’éducation.
Les AFC, qui autrefois s’appelaient les Associations des Chefs de Famille, ont été constituées pour, d’une part, défendre l’intérêt des familles à un époque où l’on pouvait prévoir que l’évolution de la société, notamment par le développement du salariat, conduirait à une législation centrée sur les droits individuels, et d’autre part, pour porter la voix des familles dans les débats sur l’éducation tandis que se développait l’école laïque.
Et les Associations Familiales Catholiques se sont multipliées au moment où il y a eu les grandes attaques sur l’école libre, la laïcité négative telle qu’on l’a connue. C’est cela le fond culturel des AFC.
Alors, sur ce champ de l’éducation, aujourd’hui que font-elles ?
Elles ont construit depuis 20 ans ce qu’on appelle aujourd’hui des « Chantiers Éducation ». Cela s’appelle “chantier”et non pas “école” justement parce que ce ne sont pas des endroits où l’on enseigne un savoir existant ou des recettes. Ce sont des endroits où on “fabrique”. On “fabrique” de l’éducation.
On réunit des parents autour d’une animatrice et une responsable qui ont suivi une formation à l’écoute, au dialogue, à l’enseignement social de l’Église, au Bien Commun…etc. Et on traite ensemble, sur un questionnaire préparé en couple, les problèmes que les gens ont besoin d’apporter sur la table. En fin de réunion, chaque participant annonce aux autres une décision d’action.
La méthode permet aux parents de sentir une solidarité devant des difficultés communes et de trouver sa dignité de parent dans sa capacité à exercer l’autorité parentale.
Il y a aujourd’hui en France 630 Chantiers d’Éducation. Nous sommes allés les présenter au Ministère de l’Éducation nationale, à l’époque, c’était Xavier Darcos. Je suis rentré dans son bureau à peu près décidé à lui dire : d’accord, vous représentez le ministère de l’Instruction publique, nous on va s’occuper de l’Éducation ». Et je suis tombé sur un ministre qui m’a converti à la bonne idée de l’Éducation nationale en disant simplement ceci : « Le niveau général de l’éducation globale, de l’éducation tout court, est tombé si bas que je suis content qu’il y ait un ministère pour s’en occuper. Mais cela ne veut pas dire que je doive le faire seulement avec les seuls professeurs d’école. Pas plus d’ailleurs avec les délégués ou les associations de parents qui sont trop souvent des profs déguisés ».
Voilà pourquoi Xavier Darcos a signé avec les AFC un protocole (ce n’est jamais qu’un protocole) qui nous donne la possibilité d’aller proposer aux directeurs d’école d’installer des chantiers d’éducation à l’intérieur de l’école, pour y traiter par exemple des problèmes d’échec scolaire.
En complément, nous réfléchissons aujourd’hui à la façon d’aider les familles sur le thème crucial de l’éducation affective et sexuelle, trop vite confiée à l’école.
Michèle Vauthier : Je voudrais rebondir sur un passage de l’Écriture qui nous touche tous et sur lequel nous avons déjà été nombreux à parler. C’est sur ce passage de la Genèse qui dit la Création de la femme.
Le docteur Lafont et vous-même avez abordé deux aspects de ce moment : la femme est offerte à l’homme pour son bien, parce qu’« il n’est pas bon qu’il soit seul » et, en vertu de ce don, lui est offert celui de donner la vie .
Or ce qui me frappe beaucoup dans ces lignes, c’est la manière dont Dieu s’y prend. Il endort l’homme pour faire un acte chirurgical très particulier : ôter une côte pour en bâtir une femme . Il y a là une espèce de grande prévenance de Dieu pour que ces choses se fassent sans douleur, pour permettre ainsi, sans douleur, que soit créée la femme.
Par cette prévenance, Dieu cache son mystère, son mystère de vie qu’il donne à l’homme et à la femme, le mystère de la paternité et de la maternité que l’homme a sans cesse à découvrir, une bénédiction (Gn 1,28.) qui est au cœur de la première cellule familiale.
Antoine Renard : Quand le docteur Lafont a évoqué ce sujet, j’avais pensé que c’était à rapprocher des paroles du Christ qui dit à saint Jean : « Voici ta mère ». Et de cette façon, l’humanité est confiée à la femme. Comme, au fond, la Création au moment de la Genèse est passée par la femme. C’est une bonne idée, une idée bonne.
Bernard Martinage : Je voulais revenir sur le phénomène de la famille.
Sans entrer dans la discussion relative aux mutations de la famille et ses conséquences pour le logement social, entre autres, ou encore dans ce phénomène des recompositions de la famille et des nouvelles formes juridiques qui en découlent, force est de constater que la fortune sociologique de la famille apparaît étroitement dépendante des caractéristiques globales de la société où elle s’insère et spécifiquement des relations qui la lient aux autres institutions … la famille occidentale n’obéissait-elle pas jusqu’alors au modèle traditionnel ; conservant ainsi ses droits de puissance privée.
Voilà qu’on assiste à une montée de l’individualisme dans les sociétés contemporaines. La famille traverse une crise.
Or, il vient d’être fait un parallèle entre la famille orientale par rapport à la famille occidentale. Je pense que ce rapport tel qu’évoqué ; ce parallèle, est très difficile à faire parce que les Orientaux vivent totalement différemment de nous.
Et voilà qu’aujourd’hui, nos enfants et nos petits-enfants, quittent la famille et vont vers une femme qu’ils choisissent et qui les choisit … ce qui correspondrait – et ce serait tant mieux – au Message évangélique : « L’homme quittera sa Famille … » ; si l’union était consacrée.
Cependant, même si cela se produit aussi dans les familles orientales actuelles, ça n’est, en ce qui les concerne, qu’un épiphénomène.
La question demeure : retrouvera-t-on dans les familles “modernes“ et occidentales les fondamentaux, le respect de la vie et donc de la dignité humaine…
En un mot, y a-t-il une perspective d’avenir dans les études ou y a-t-il quelque chose à faire pour que – sans parler de matriarcat ou de patriarcat – demeure un certain enracinement traditionnel ?
Antoine Renard : Oui, je crois qu’il y a quelque chose à faire.
Tout cela, c’est une histoire d’éducation, justement. Il y a une éducation à l’amour vrai.
Mon avis est plutôt simple. On s’est bien aperçu qu’il y avait besoin d’une éducation à la relation affective et sexuelle, ne serait-ce que parce que les progrès de la médecine permettaient de ne plus trop être responsable de ses actes. On a bien senti que cette affaire était assez sérieuse. Mais au lieu d’inciter les parents à la prendre en charge, on les en a trop vite dépossédés, pensant une fois de plus que des experts seraient plus utiles.
Il est d’ailleurs probable que de nombreux parents aient été soulagés de voir l’école prendre l’initiative sur ce sujet. Pourquoi ? Parce que l’éducation affective et sexuelle touchent à l’intime et que ce n’est facile pour personne.
Je pense que nous avons eu tort, les faits le montrent, de ne pas être très courageux sur ce sujet et de laisser faire, parce qu’une fois encore, cela nous arrangeait un peu, sans vraiment regarder ce qui allait être fait.
Or c’était un piège terrible : pourquoi les profs à qui on avait confié cette tâche auraient été plus à l’aise sur ce qui touche l’intimité des personnes que les parents eux-mêmes ? Comme ils ne l’étaient pas, ils se sont réfugiés vers ce qui était le plus facile c’est-à-dire la technique.
Et nous sommes dans cette situation dramatique où nos enfants n’entendent en matière d’éducation à l’amour que les choses techniques, voire même d’ailleurs orientées uniquement vers la protection et non pas du tout vers la création, vers le bonheur, vers l’accomplissement de l’affectivité, vers la relation à l’autre etc…
Si on ne résout pas cette question-là, il ne faudra pas s’attendre à ce que les jeunes trouvent tout seuls et tout de suite l’idée du don total dans le mariage.
Mais, ça peut venir un peu plus tard. L’expérience du pacs est instructive : on a mis le pacs en place pour répondre au lobby homosexuel qui d’ailleurs n’en voulait pas.
Résultat, après quelques années d’expérience, les homosexuels ont déserté le pacs, mais ce qui est plus intéressant : 40 % des pacs qui se défont, se défont en vue du mariage.
Autrement dit, tout seuls, les jeunes qui ont hésité devant le mariage et lui ont préféré la solution moins compromettante du pacs finissent quand même par trouver un chemin où l’engagement leur devient nécessaire.
Donc je crois vraiment que tout espoir est permis. N’empêche qu’il faut redoubler d’effort en matière d’éducation..
Jean-Paul Guitton : Il y a malheureusement beaucoup de gens pacsés qui se marient et qui divorcent dans les six mois. Ce qui montre bien que le mariage est autre chose qu’une cohabitation.
Philippe Laburthe : Une remarque en tant qu’ethnologue, je voudrais revenir sur ce qui a été dit à propos des sociétés dites primitives, on en est toujours au même schéma inexact.
Je crois avec Durkheim que le fondement de la religion traditionnelle, c’est le culte des ancêtres. Je pense, parce qu’on a vu qu’il y avaient des rituels pour les ancêtres chez les plus anciens Néanderthaliens qu’on ait découverts (datant de 500 000 ans, en Espagne). Précisément il y a un fond religieux dans toutes ces sociétés traditionnelles.
Il y a aussi des sociétés traditionnelles très simples, je pense à celle des Pygmées, qui est d’un raffinement inouï et en même temps la vie familiale des Pygmées a des aspects exemplaires. La plupart vivent monogames. Et ils ont naturellement le culte des ancêtres. Alors que le signe de l’irreligiosité actuelle c’est que les jeunes ne vont plus du tout sur les tombes de leurs parents, pas plus qu’ils s’occupent de leurs parents d’ailleurs. Ce rituel de la Toussaint n’est plus soutenu que par l’Église.
Philippe Scelles : Vous avez parlé tout à l’heure des relations entre les associations familiales et l’administration.
Quid de l’opportunité ou non d’un ministère de la famille ?
Antoine Renard : On a eu diverses expériences sur le sujet.
Personnellement, je ne trouve pas que les familles aient besoin d’être administrées. Elles auraient surtout besoin qu’on les laisse en paix.
Mais il y a aussi un côté affichage. Quand, dans un pays, on a eu pendant longtemps un ministre en charge de la famille, tout le monde y est habitué. Le jour où il n’y en n’a plus, on comprend qu’un signal est donné.
Et je vais vous le dire avec un peu de tristesse, le signal, il a été confirmé, il y a quelques jours, parce que la Hongrie est aujourd’hui Présidente de l’Union européenne et qu’elle a choisi la famille comme action prioritaire.
En conformité avec cette priorité, le gouvernement hongrois a réuni, à Budapest la semaine dernière, les ministres de la famille de l’Union européenne. Eh bien, il n’y avait pas de Français ; en désespoir de cause, les Hongrois ont frappé à la porte du au Haut Conseil de la Famille, ils n’ont pas eu de réponse.
Je serais très content qu’on n’ait pas de ministre de la famille, si on disait : c’est le Premier Ministre qui s’en occupe. C’est tellement important que c’est chez lui que cela se passe, parce qu’il coordonne l’action des différents ministères qui ont, presque tous, à traiter de sujets qui touchent à la vie quotidienne des familles ; ce serait une belle réponse à la dérive dangereuse de nos sociétés vers l’individualisme.
Mais, il nous faut tout de même bien des interlocuteurs proches et disponibles ; on ne peut se contenter d’un Haut Conseil de la Famille de 52 membres pour réformer notre politique familiale, d’ailleurs très onéreuse mais dont le sens se perd, et qui s’essouffle, faute de la volonté politique de la distinguer de nos nécessaires politiques sociales… d’autant plus nécessaires que la famille n’est plus confortée dans son rôle social.
Jean-Marie Schmitz : Ce n’est pas une question, c’est juste une remarque qui suit vos propos.
Vous nous avez expliqué ce qu’était une « vie bonne. »
Je crois qu’il faudrait aussi définir ou essayer de définir ce qu’est la famille. Ce mot recouvre aujourd’hui des réalités tellement différentes, de la famille « nucléaire », mise à la mode par le Doyen Carbonnier à la « famille » monoparentale, en passant par la « famille recomposée « que le mot ne se suffit plus à lui même..
Antoine Renard : Il me semble quand même avoir dit que dès que, à mes yeux, dès on ajoute un adjectif à la famille on la dévalorise, y compris bien sûr quand on parle de famille traditionnelle.
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement…. »
La famille c’est un homme et une femme, liés par un mariage, librement consenti, correspondant à un engagement dans la durée, ouvert à la vie c’est-à-dire capable d’accueillir des enfants. Et disant ça, je ne dis pas d’ailleurs qu’il faut nécessairement des enfants pour faire une famille. Un couple sans enfants, c’est une famille.
L’existence d’autres formes d’union, d’autres modes de vie ensemble, ne doit pas nous dispenser de rigueur dans l’expression ; c’est Soljenitsine qui, il y a 20 ans déjà, invitait les français à se réconcilier avec leur dictionnaire. Il ne s’agit pas de nier les réalités, ou de refuser leur prise en compte dans les politiques publiques, mais simplement d’appeler les choses par leur nom.
Jean-Paul Guitton : Vous nous avez fort bien parlé de la famille et de la vie bonne. Mais, pour reprendre la vieille distinction entre Corneille et Racine, votre propos m’a semblé plutôt cornélien, vous avez davantage parlé de la famille telle qu’elle devrait être, alors que nous vivons dans un monde plus racinien, et vous avez peu parlé des familles telles qu’elles sont, évitant même de les qualifier !
Alors j’aimerais vous faire réagir sur deux expressions qui peuvent appeler des débats, à défaut de répondre à des définitions parfaitement précises et admises par le plus grand nombre.
La première, c’est à propos de la médaille de la famille (autrefois française) qui est appelée à récompenser des mères (ou pères) de famille « qui élèvent ou ont élevé dignement de nombreux enfants ». Cette notion de dignité a-t-elle quelque chose à voir avec la vie bonne ?
La seconde c’est cette curieuse notion juridique de « vie familiale normale », que n’a pas récusée le Conseil constitutionnel dans une affaire récente concernant un duo monosexué. Là encore, quel lien feriez-vous entre vie familiale normale et vie bonne ?
Antoine Renard : je crois en effet que l’institution de la Médaille de la Famille répondait au besoin d’exprimer la reconnaissance de la Nation à l’égard des familles qui s’étaient montrées capables d’accueillir et d’élever de nombreux enfants ; il y avait à l’origine certainement une perspective nataliste, mais aussi le souci de vanter les mérites, et reconnaître les efforts, qu’exigent une éducation familiale saine et complète ; cette appréciation me semble exprimée par le « dignement » qui n’est pas sans rapport avec le courage, condition complémentaire de la joie pour une vie bonne.
J’ai été moi aussi tout à fait stupéfait de cette référence à la « vie familiale normale » que n’empêcherait pas de vivre une union entre personnes de même sexe, selon une décision du Conseil Constitutionnel de janvier dernier ; j’ai donc appris que la « vie familiale normale » était une notion juridique résultant du préambule de la Constitution de 1946, selon lequel « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Le Conseil était appelé à se prononcer sur la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l’interdiction d’accès au mariage faite aux couples de même sexe. Très précisément, le Conseil a établi que la Constitution « ne faisait pas obstacle à la liberté de personnes de même sexe de vivre en concubinage », mais que « le droit de mener une vie familiale normale n’impliquait pas le droit de se marier pour les couples de même sexe », et que par conséquent « les dispositions critiquées ( par les plaignantes ) ne font pas obstacle au droit de mener une vie familiale normale ». Ceci me paraît résulter de l’absence de définition de la famille dans notre Code Civil ; il y a bien une définition du mariage, dont il est dit qu’il crée une famille, et qui n’est accessible qu’à un couple constitué d’un homme et d’une femme ; est-ce à dire qu’en l’absence de définition de la famille, on reconnaît que la communauté de vie suffit à la constituer ? Cela semble être, hélas, l’état de notre droit ; on ne saurait d’ailleurs imaginer ce que pourrait être une vie familiale anormale.
En tout cas, évidemment on ne peut plus dire qu’« une vie familiale normale » soit une vie bonne s’il y manque la dimension essentielle de la complémentarité dans l’altérité des sexes.
Séance du 7 avril 2011