Par Christine Boutin, Femme politique
La responsabilité politique est une tâche exigeante et belle, car elle a pour mission de faire prévaloir le bien commun sur les intérêts particuliers, même légitimes. Cette tâche exige de ceux qui l’exercent qu’ils aient le souci de montrer un chemin, sans se préoccuper du regard des autres ni du résultat à court terme, mais avec la volonté de se dépasser. Pour un chrétien, l’ordre politique est un lieu d’observation et d’action exceptionnel.
Dans le contexte d’une mondialisation souvent débridée, la juste place du politique consiste à remettre l’homme, de sa conception à sa mort naturelle et dans toutes les dimensions de sa vie, au cœur de l’effort commun des Etats. À la recherche d’une éthique universelle, un premier pas doit consister à faire admettre solennellement, à l’échelle mondiale, que nous partageons tous une « commune humanité ».
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Marie-Joëlle Guillaume : Madame le Ministre et chère Christine,
Vous connaissez mon amitié et ma proximité. C’est une grande joie pour moi de vous accueillir ce soir dans notre Académie, pour une communication qui nous tient et vous tient à cœur puisqu’il s’agit de La juste place de l’ordre politique. Nos travaux de cette année nous conduisent A la recherche d’une éthique universelle. Il va de soi que le politique y a sa part.
Pour nous, chers amis, il est très intéressant d’accueillir Christine Boutin, ancien ministre, Présidente depuis 2009 du parti chrétien-démocrate. Certes, ce parti se nommait auparavant, lorsqu’il a été créé en 2002, puis de 2002 à 2009, le Forum des Républicains sociaux.
Mais cette nouvelle appellation de parti « chrétien-démocrate » nous convient particulièrement, puisque nous sommes membres d’une Académie vouée au rayonnement de l’humanisme chrétien.
C’est un plaisir et un grand intérêt de vous accueillir, Christine, parce que, comme femme politique, vous représentez ce que l’on aimerait trouver plus souvent chez les responsables politiques, à savoir une véritable incarnation des idées qu’ils défendent. Et cela, avec une grande authenticité, beaucoup de simplicité et une remarquable continuité.
Quelques mots de votre parcours. Il s’agit d’un vrai cursus honorum au sens où l’entendaient les Romains, car vous êtes passée par toutes les étapes convenables de la vie politique pour arriver au sommet – et vous n’avez pas fini le trajet ! Du plus petit mandat local jusqu’à une vision internationale très large, votre expérience est riche. C’est la dimension internationale qui va nous intéresser plus particulièrement dans votre communication de ce soir.
Vous êtes née en 1944 à Levroux, dans l’Indre.
Vous êtes titulaire d’une maîtrise de droit public et vous avez commencé votre vie professionnelle comme journaliste. Vous vous occupiez notamment de questions familiales.
Et puis, très vite, dans le village d’Auffargis qui continue à vous être cher aujourd’hui, vous êtes devenue conseillère municipale, à partir de 1977. Vous en devenez le maire en 1980. Puis, en 1983, et jusqu’en 2001, vous êtes premier adjoint au maire de Rambouillet.
Depuis 1994 et jusqu’en 2009, vous avez été premier Vice-Président du Conseil général des Yvelines, déléguée aux personnes âgées, aux personnes handicapées et aux équipements médicaux-sociaux dans un premier temps. Puis, à partir de 2004, déléguée au développement économique, à l’emploi, au tourisme et à l’agriculture.
Voilà pour votre enracinement local.
Mais je n’aurai garde d’oublier l’aspect national, puisque vous devenez en 1986 et jusqu’en 2009, avec la parenthèse de vos responsabilités ministérielles, député apparenté UDF, puis UMP, de la Xe circonscription des Yvelines.
Vous avez été déléguée nationale du Centre des Démocrates sociaux (entre 1996 et 1997).
Vous avez été membre d’une délégation parlementaire pour les questions démographiques.
Vous avez été Présidente du Groupe parlementaire d’Études sur les prisons. C’est un point qui vous tient très à cœur.
Je ne vais pas tout détailler. En vingt-et-un ans de vie parlementaire, vous avez eu l’occasion d’approfondir de très nombreux sujets, d’exercer de multiples missions, de présenter plusieurs rapports de fond.
Vous étiez parlementaire lorsque vous vous êtes présentée à l’élection présidentielle, en 2002.
Quelques années plus tard, alors que Nicolas Sarkozy est président de l’UMP, vous êtes l’un de ses conseillers politiques, entre 2006 et 2007.
Dans les deux premiers gouvernements Fillon, vous êtes ministre du Logement et de la Ville, puis ministre du Logement dans le troisième gouvernement Fillon.
C’est après avoir quitté le gouvernement que vous transformez le Forum des Républicains sociaux en Parti Chrétien Démocrate. Cette appellation m’a séduite et je vous y ai rejointe.
Et j’en termine ainsi avec l’aspect directement électif.
Mais j’aimerais que ce panorama fasse ressortir aussi l’étonnante cohérence de vos engagements, dans ce cadre et hors de ce cadre, car c’est un phénomène rare, aujourd’hui, en politique.
Vous avez été fondatrice de l’Alliance pour les Droits de la Vie. Votre combat dans les associations au service de la vie est une référence pour nous tous ici, et particulièrement pour notre Secrétaire Général Jean-Paul Guitton, qui vous connaît de très longue date. Vous avez été depuis 1996 – et vous l’êtes toujours – Consulteur auprès du Conseil pontifical pour la famille.
Votre mission actuelle n’est pas terminée. C’est une mission qui vous passionne, vous aimez à le dire. Vous avez en effet été chargée par le Président de la République, à partir de décembre 2009, de réfléchir et de faire des propositions sur la justice sociale dans la mondialisation. Il s’agit de propositions concrètes qui puissent être portées par la France dans le cadre du G20, afin que notre pays réponde une fois de plus, dans ce cadre, à sa vocation permanente au service de la dignité humaine.
Le « pré-rapport » de votre Mission – qui comportait 360 pages, je crois – a été publié à la Documentation française il y a quelques mois.
Vous prévoyez un complément. Mais dans ce pré-rapport il y a déjà beaucoup de propositions. Elles vont toutes dans le sens de la responsabilité du politique ; elles s’intéressent en priorité à l’éthique. On vous savait sensible à l’éthique, mais cette fois, puisque nous sommes dans le cadre de la mondialisation, c’est bien d’éthique universelle qu’il s’agit. Vous allez y revenir, c’est notre sujet de ce soir.
Vous êtes aussi l’auteur d’un certain nombre de livres.
Sans détailler toute votre bibliographie, je voudrais souligner, là encore, une grande cohérence puisque vous commencez en 1993 par un livre Pour la défense de la Vie et que, en 2001 par exemple, vous en êtes à L’embryon citoyen.
Il est visible que la défense de la vie, et de la vie dans ce qu’elle a de plus vulnérable, est quelque chose qui vous tient très à cœur.
Alors, Christine, à vous la parole maintenant pour nous expliquer ce qu’est ou doit être la juste place du politique, dans le cadre de la recherche d’une éthique universelle.
Christine Boutin : Je vous remercie, chère Marie-Joëlle, de ces propos élogieux, affectueux et amicaux.
C’est pour moi un grand honneur que de prendre la parole devant vous tous.
Je suis très heureuse aussi de rencontrer un grand nombre d’entre vous que je connais depuis longtemps et en particulier le professeur Lecaillon, monsieur Lafont, monsieur Guitton… Bref, nous sommes en pays connu !
Vous me demandez d’essayer de définir la juste place de l’ordre politique.
Naturellement, ce que je vais vous dire est ma vision personnelle des choses comme responsable politique. Peut-être d’autres pourraient-ils tenir des propos différents des miens, qui sont purement subjectifs mais qui s’appuient toutefois sur une expérience concrète de plus de trente années d’engagement dans la vie politique.
Ce que je veux vous dire d’abord, c’est qu’après ces trente années d’engagement je pense que la politique est essentielle et qu’on ne peut pas en faire l’économie.
La politique.
D’abord qu’est-ce que la politique ? La politique, c’est le rapport entre les hommes. La nature humaine ayant souvent pour moteur la violence, le politique a comme objectif de contribuer à la création de circonstances qui permettent la paix entre les hommes.
C’est un objectif ambitieux, difficile et c’est pourquoi je pense qu’après l’engagement religieux le politique constitue le sommet de l’engagement.
Il y a des relations politiques à tous niveaux. Je dis souvent, avec un sourire, que dans un couple aussi il y a des relations politiques, parce qu’il y a des lieux de pouvoir à l’intérieur d’un couple. Dans une entreprise, il y a naturellement aussi des enjeux de pouvoir. Mais le politique, au sens classique du terme, a pour objectif de réguler ces enjeux de pouvoir au plan de la société tout entière, afin qu’il y ait la paix.
Si le politique est un engagement essentiel, c’est aussi parce qu’il demande beaucoup de vertus.
Il demande beaucoup de vertus, car lorsqu’on évoque la politique au sens de ce que j’ai vécu, ce que je vis, on constate que le milieu politique est un lieu d’extrêmes tentations.
C’est un lieu de pouvoir, c’est un lieu d’argent et c’est un lieu de séduction.
Donc la personne humaine, l’homme ou la femme politique doit se tenir au milieu de cet ensemble. Nos concitoyens portent souvent des critiques très dures à l’égard du monde politique. J’aimerais qu’avant d’énoncer ces critiques chacun essaie d’imaginer sa propre réaction par rapport à ce lieu de tentations.
Vous avez la gentillesse, Marie-Joëlle, de parler de ma cohérence. Je dois vous dire que, personnellement, je rends grâce à Dieu de mon engagement personnel spirituel – que tout le monde connaît, que j’assume totalement. Il y a des tas de gens qui l’assument sans rien dire. Moi, je l’ai dit, j’ai eu besoin de le dire et donc tout le monde le sait. Je remercie le Seigneur d’avoir cette foi, ce « piquet » qui m’a permis de me tenir – et, je crois pouvoir le dire, de ne pas être tombée dans les travers du pouvoir, de l’argent ou de la séduction.
L’engagement politique est donc un engagement quasi-total, qui demande pour la personne elle-même un certain nombre de vertus, non seulement pour elle-même, d’ailleurs, mais également pour sa famille.
J’ai la chance de vivre avec le même homme depuis quarante-trois ans, mais cela a représenté des sacrifices pour mon mari, c’est évident.
Cela a représenté également des sacrifices pour mes enfants. Il n’a pas été simple d’être le fils ou la fille de Christine Boutin, parce que le regard des uns et des autres n’est pas forcément un regard accueillant, surtout quand on défend des positions exigeantes.
La responsabilité politique est exigeante aussi pour une autre raison. Le responsable politique dispose d’un lieu d’observation et d’un lieu de connaissance privilégié par rapport aux citoyens ‘lambda’. Or à mes yeux, dans tous les domaines, celui qui a la connaissance a une responsabilité particulière à exercer. Celui qui a la connaissance est par nature, pour moi, responsable bien davantage que celui qui n’en dispose pas.
Il en résulte que le politique demande vraiment un engagement total. Et c’est d’autant plus compliqué que le citoyen est très exigeant vis-à-vis de l’élu, qui naturellement devrait être parfait ! Or l’homme politique ou la femme politique est comme tout homme ou toute femme, il a ses faiblesses, il peut avoir ses douleurs, il peut avoir ses souffrances. Il peut se renier. Il le peut comme tout un chacun. Mais naturellement, et surtout dans un monde qui a perdu le sens de l’éthique et de la morale, le politique est considéré comme un modèle qui devrait être parfait.
Or l’homme n’est pas parfait. Nous le savons tous. Donc, c’est une affaire difficile. Mais c’est une affaire exaltante et c’est une responsabilité, me semble-t-il, majeure.
C’est Saint Thomas d’Aquin, je crois, qui disait que la politique était le sommet de la charité. Je ne sais si cette citation est tout à fait exacte ; en tout cas, si elle l’est, j’y adhère totalement. Je crois que véritablement l’engagement politique est le sommet de la charité.
Comment vivre la politique ?
Il y a deux sortes de personnalités politiques. Il y a le démagogue et il y a le pédagogue.
Le démagogue est celui qui va dans le sens du vent, de l’attente de ses concitoyens.
Le pédagogue, lui, croit dans un certain nombre de valeurs, d’idées qu’il défend envers et contre tout.
Je dirais spontanément que le démagogue se situe dans la pensée unique. Aujourd’hui tout le monde critique la pensée unique. Mais quand on voit comment les choses se passent dans notre système démocratique fondé sur le suffrage universel, on se rend compte qu’hélas celui qui est réélu, c’est le démagogue et non pas le pédagogue.
Dans ces conditions, le politique qui se veut pédagogue – pardonnez-moi de dresser ce tableau exigeant –, celui-là a aussi une vertu particulière. Il reste qu’il est possible d’être pédagogue et d’être réélu. C’est possible, j’en suis le témoin.
J’ai essayé d’être pédagogue, on y reviendra si vous le souhaitez, mais j’ai défendu un certain nombre de valeurs fortes qui n’étaient pas obligatoirement dans le courant de pensée majoritaire et je n’ai pas été dans une circonscription particulièrement taillée par les valeurs que j’attendais.
Je crois qu’on exige aussi du politique la confiance établie avec ses électeurs, la vérité dans ses rapports avec eux. Il me semble donc qu’il est possible d’être pédagogue dans la mesure où l’on ne trompe pas les électeurs au départ, dans la mesure où l’on dit véritablement qui l’on est et ce que l’on va faire, ce que l’on va défendre.
On peut se tromper, s’engager sur un taux de TVA que l’on déclare maintenir à 5 % et être amené ensuite à voter un taux de 10 %. L’électeur ne s’en formalise pas.
Mais sur une affaire fondamentale, par exemple sur l’avortement, il exige la vérité personnelle et la cohérence. En ce qui me concerne, je peux vous en donner le témoignage, en 1982, quand je me suis présentée au Conseil Général j’étais au commencement de mes engagements politiques. Eh bien, j’ai dit clairement à mes électeurs que j’étais contre l’avortement. Cela ne les a pas empêchés de voter pour moi.
Donc il est possible d’être pédagogue mais il faut reconnaître que ce n’est pas facile et qu’en général ce sont plutôt les démagogues qui sont élus que les pédagogues.
Je pense que la noblesse du politique, de la responsabilité politique réside dans la volonté, j’irais presque jusqu’à dire aussi l’utopie. En tout cas, l’objectif idéal est de se dépasser, de s’aider soi-même à se dépasser et de montrer un chemin qui permette aux citoyens eux-mêmes de se dépasser.
Il faut avoir une ambition pour son pays. Il faut avoir l’ambition de la transmettre à ses concitoyens et ce n’est pas une chose si facile.
C’est pourtant ce qui est attendu du politique, qui doit tracer un chemin.
Il faut aussi à ce responsable politique une disponibilité très importante.
Je sais qu’il y a énormément d’activités humaines qui nécessitent une grande disponibilité. Je pense par exemple au monde médical – c’est le premier qui me vient à l’esprit – : il y faut une disponibilité 24h/24 ou quasiment. Un chef d’entreprise doit savoir être disponible aussi, sans compter ses heures.
Mais le politique doit vraiment être disponible 24h/24. Il faut savoir, quand vous êtes responsable politique national, que lorsque vous allumez la radio, vous êtes déjà en train de travailler. Vous n’avez pas un moment de détente. C’est sans arrêt ! Et je ne parle pas du temps pris dans les week-ends, des coups de fil pendant la nuit, etc. etc.
La responsabilité politique est particulièrement importante aujourd’hui (j’en ai dit quelques mots tout à l’heure), parce que l’éthique ou la morale s’est affadie dans notre pays et que les repères se sont effacés.
Donc le politique devient une référence et c’est du reste une des grandes questions qui se posent au législateur ! C’est en effet la loi qui devient l’ordre moral ; d’où une responsabilité encore plus grande pour les politiques.
Je ne veux pas être trop dure envers la classe politique, mais nous devons constater que la classe politique est elle-même issue des rangs des citoyens français. Si bien que, pour beaucoup d’hommes et de femmes politiques, la structure anthropologique de la réflexion est aussi affadie que celle de leurs concitoyens.
Le responsable politique ne peut pas inventer les bases qui lui ont manqué au cours de sa propre formation. Je le dis sans vanité personnelle : j’ai eu la grande chance ou la grâce particulière de croire en Dieu et de me nourrir de tout ce qui fait la doctrine sociale de l’Église – ce qui m’a permis d’exercer des responsabilités politiques et d’affirmer avec force ce en quoi je croyais.
Je vais en venir à la dimension universelle et à la mondialisation, qui sont au cœur de notre sujet d’aujourd’hui. Mon activité politique actuelle dans ce domaine me permettra de vous donner à cet égard une illustration concrète de ce que j’affirme. Mais je voudrais d’abord évoquer le premier choix politique que j’ai fait, car il éclaire le reste : j’ai pris comme option de défendre la vie.
Je l’ai dit dès 1982 comme Conseiller général.
En 1982, nous étions quelques années après la loi Veil. Affirmer, comme responsable politique, que la vie devait être respectée dès la conception était une chose complètement ahurissante ! Elle l’est encore aujourd’hui.
Nous venons d’ailleurs d’apprendre une très mauvaise nouvelle, puisqu’aujourd’hui même à l’Assemblée Nationale vient d’être votée à la commission des Affaires sociales l’acceptation de la recherche sur l’embryon. Honte à nous !
Toutefois, tout ne va pas dans le même sens. Il y a des raisons d’espérer. Je sens très bien qu’il y a actuellement des mouvements contradictoires, des paradoxes. Tout n’est pas joué. La commission des Affaires sociales vient de décider aujourd’hui d’autoriser la recherche sur les embryons. Mais ce n’est pas encore voté par l’Assemblée. On verra ce que donnera la discussion générale à l’Assemblée et ce qui se votera par la suite, au Sénat et à l’Assemblée. Les débats au Sénat, en première lecture, ont été catastrophiques…
Mais d’un autre côté, il est possible et facile d’affirmer publiquement aujourd’hui que la vie commence dès la conception. Bien sûr, ce n’est pas encore entré dans les têtes. Ce sera peut-être chose faite dans les dix, les quinze, les vingt ans à venir. Mais, par rapport à la situation d’il y a vingt ans, on est beaucoup plus prêt à cette acceptation-là aujourd’hui, dans le monde politique. J’en suis absolument convaincue.
Autre point. Je vous ai dit les exigences de la vie politique, mais il faut voir que l’expérience de la vie politique apporte aussi aux responsables politiques un certain nombre de vertus.
Je peux en témoigner, même si, bien sûr, tout n’est pas parfait. La politique vous apprend la patience. La politique apprend l’humilité. La politique apprend le respect de l’autre. La politique apprend à aimer son adversaire, ce qui n’est pas une chose si facile.
En tout cas, pour moi, entrer en politique en portant le débat sur la Vie, c’était une posture au sens positif du terme, une affirmation exigeante sur laquelle j’ai fondé toute mon action.
Le respect de la personne humaine est fondamental à mes yeux. Nous avons tous été un embryon. Je suis convaincue qu’à partir du moment où l’on se donne le droit de toucher à l’embryon, le plus fragile d’entre nous, c’est à toute la chaîne humaine que l’on touche.
Quand aujourd’hui on peut lire dans Le Monde de l’économie que la personne humaine devient une variable d’ajustement sur le plan économique ou financier, ce fait est pour moi la conséquence très directe de ces atteintes aux plus fragiles d’entre nous que sont l’embryon ou la personne en fin de vie. Vous êtes au courant de toutes les attaques qu’il y a en ce moment, sur le thème de l’euthanasie.
Donc, il faut absolument que le responsable politique se positionne sur une exigence éthique.
Alors, que peut-il faire ?
Il faut d’abord qu’il sache qu’il ne peut pas faire grand-chose. Il faut accepter cette réalité. Et ce n’est pas simple parce que, naturellement, tout le monde s’imagine – et l’élu lui-même croit – qu’il a énormément de pouvoirs.
En réalité, dans une démocratie et surtout dans la démocratie française, tout le monde a son mot à dire. De surcroît, dans un monde relativiste comme celui dans lequel nous vivons, où toutes les options sont considérées comme équivalentes, arriver à trouver un chemin et à faire prendre une décision est excessivement difficile.
Mais la chance du politique et sa responsabilité, c’est de pouvoir dire les choses.
Évidemment, je parle du politique au plan national, même si un conseiller général peut dire des choses et faire réfléchir.
Mais le responsable national a la parole. La politique, c’est la parole ! Une parole qui n’est pas dite manque à l’ensemble de la réflexion du pays.
Même si on a l’impression que l’influence de cette parole ne progresse pas, même si on a l’impression que cette parole est à contre-courant, elle doit être dite. Si elle n’est pas dite, il y a couardise, il y a faiblesse, il y a renoncement pour ne pas dire reniement.
« A la recherche d’une éthique universelle », je voudrais maintenant illustrer mon propos en vous expliquant comment j’ai essayé récemment de faire passer un certain nombre d’idées sur la problématique de la mondialisation.
Le Président de la République m’a donné en effet, à l’issue de mon passage au gouvernement, une mission très importante – que je trouve personnellement très importante – sur la mondialisation et la justice sociale. Vous savez que la France préside le G20 jusqu’en novembre prochain. Il s’agissait – il s’agit – pour elle de faire des propositions, dans le cadre du G20, pour que la justice sociale soit partie prenante de la mondialisation.
L’aspect social de la mondialisation est un domaine qui est totalement à défricher.
J’ai consulté un très grand nombre de personnes, de droite, de gauche, qui croient en Dieu, qui n’y croient pas… Il m’est apparu qu’il était excessivement important de réfléchir – et évidemment, ici, je peux en parler plus librement – à partir de l’Encyclique de Benoît XVI Caritas in veritate et de la notion essentielle de don et de gratuité. Même si je dois convenir que dans ce temps où nous vivons, il peut paraître absolument ahurissant de penser que le don et la gratuité sont des valeurs économiques porteuses de développement.
Donc, à partir de cette lecture et de toutes ces auditions, j’ai été amenée à faire un certain nombre de propositions au Président de la République. Il y en a 17 dont je vous ferai grâce, qui se regroupent en quatre grands chapitres. Je voudrais insister sur leurs orientations fondamentales.
– Le premier grand train de mesures vise à redéfinir le « travail décent ». Je ne vais pas entrer dans les aspects juridiques et techniques de cette affaire.
– J’ai proposé d’autre part l’élargissement du G20. Aujourd’hui, le G20 rassemble des États développés ou des États émergents, mais les pays très pauvres n’y ont pas leur mot à dire. Or nous sommes dans un monde où les plus pauvres dans une société donnée, comme les plus pauvres parmi les pays, n’acceptent plus d’être laissés de côté. Quels qu’ils soient, les plus pauvres demandent la parole et ils y ont droit.
Donc, j’ai proposé l’élargissement de ce groupe du G20.
– J’ai développé aussi quelque chose qui me semble être porteur de très grandes espérances. C’est l’intégration, au cœur même de la logique des entreprises, d’une autre logique que celle du profit seul. Milton Friedman et l’école de Chicago considéraient que l’entreprise avait comme seul objectif l’enrichissement de ses actionnaires.
Eh bien, on commence à voir maintenant dans le monde un certain nombre d’entreprises qui ont compris que le profit n’était pas suffisant et qu’il fallait intégrer aussi comme objectif la responsabilité sociale de l’entreprise et la dimension environnementale.
Cette prise de conscience est encore balbutiante, et non dénuée de calcul d’intérêt pour un certain nombre d’entreprises, qui y voient l’occasion de se donner une image de marque positive. Mais peu importe. Nous savons bien qu’à côté du bon grain il y a l’ivraie.
Ce qui est important, c’est que la dimension sociale des entreprises – c’est-à-dire le capital humain – soit considéré à la fois comme une charge et comme un élément positif, comptabilisé du côté investissement du bilan.
D’où une série de propositions concernant la responsabilité de l’entreprise, dans le troisième chapitre de mon Rapport.
– Le quatrième chapitre recoupe aussi une démarche d’entreprise, celle qui a été portée par Mohammad Yunus, Prix Nobel de la Paix, à savoir le social business. J’ai organisé un colloque à l’Assemblée nationale à ce sujet. Il a eu lieu avant-hier.
Au-delà de ces quatre chapitres qui recoupent 17 propositions, il me semble que la chose la plus importante, dans ce Rapport (et pour l’instant, je ne sais absolument pas ce que le Président de la République pourra et voudra en faire), c’est l’affirmation que cette mondialisation est irréversible.
La mondialisation inquiète tout le monde, et cette inquiétude est légitime, parce qu’on ne sait pas ce qui va en sortir. Mais à moi il apparaît, après ces dix-huit mois de travaux sérieux et approfondis, qu’il est illusoire de croire qu’on arrivera à l’arrêter.
D’abord, il faut remarquer que la mondialisation existe depuis que le monde est monde. Il y a toujours eu des transferts de populations. Aujourd’hui, ce sont les populations des pays anciennement colonisés qui viennent chez nous. Et ce mouvement de la mondialisation aujourd’hui est irréversible, ce n’est pas la peine de croire et de dire l’inverse.
Là encore, il faut faire la différence entre le pédagogue et le démagogue. Faire croire qu’on pourra arrêter la mondialisation, c’est de la démagogie et ce n’est pas la vérité.
La vérité, la grande réalité d’aujourd’hui, c’est précisément la mondialisation. Le problème est de savoir ce que l’on doit faire face aux difficultés qu’entraîne le phénomène.
La mondialisation actuelle est accentuée par la technologie. Nous n’avons jamais été aussi interdépendants les uns des autres qu’aujourd’hui. Un ‘clic’ sur un clavier d’ordinateur, et vous êtes à Hong-Kong, vous êtes en Australie. Toutes les distances sont changées, dans notre rapport au temps comme dans notre rapport à l’espace.
Il en résulte un certain nombre de défis. Il y a beaucoup de choses positives dans cette situation, mais il y a aussi des défis à relever.
Dans ce monde qui est toujours en mouvement, qui suscite en nous tant d’interrogations, la vraie question qui se pose, c’est de savoir ce que nous partageons. Qui que nous soyons, Chinois, Français, Brésiliens, Canadiens, tout ce que vous voulez, qu’est-ce que nous avons en commun ? Quelles sont les valeurs qui nous rassemblent ?
J’ai proposé au Président de la République d’organiser, à la fin du G20, une réunion symbolique. Car le politique – je ne vous l’ai pas dit, mais je pense qu’il est important de le préciser – le politique joue aussi beaucoup dans l’ordre du symbole. J’ai donc proposé une réunion du G20 élargie à G25, avec la représentation de quelques pays très pauvres, afin qu’il y ait une déclaration solennelle et que tous ces chefs d’États affirment que tous partagent « une commune humanité ».
Nous ne pourrons jamais, aujourd’hui, dans l’état de développement de chacun de nos pays, de nos cultures, de nos religions, faire accepter une Déclaration des Droits de l’Homme à la Chine, par exemple. Ce n’est pas la peine de croire cela, on n’y arrivera pas.
Par contre, que les Chinois affirment : « Nous partageons une commune humanité avec les Occidentaux », voilà une chose qui est tout à fait possible.
Or, imaginez l’effet d’une telle Déclaration ! Autour de la table, tous ces chefs d’État, ensemble, affirment que nous partageons une commune humanité. Ce serait un renversement culturel total, si l’on songe à l’exploitation des enfants par exemple, ou à l’esclavage qui existe encore dans un certain nombre de pays.
Une telle Déclaration sous-entend que l’on n’accepte pas les énormes différences de richesses. Or cela aussi, c’est un défi qui est devant nous, entre les pays riches et les pays pauvres.
Nous sommes tous en train de pleurer des larmes de crocodile en considérant notre richesse face à la situation des pays pauvres ; mais en réalité, qu’est-ce que nous faisons ?
En tout cas, je peux vous dire que cette situation est inacceptable pour les pays pauvres, et que les populations de ces pays pauvres viendront chez nous. Si nous ne prenons pas l’initiative, mais véritablement, par des actes posés et non pas par des déclarations et des larmes de crocodile, si nous n’avons pas cette volonté de partage, il y aura des violences.
Aujourd’hui – pardonnez-moi de me faire un peu provocante –, un peu partout dans le monde s’exprime un grand soulagement de la mort de Ben Laden, et certains ont même prétendu que justice était faite. Je ne crois pas du tout, pour ma part, que justice soit faite. Ben Laden a fait mourir 3 000 personnes dans ces tours en 2001. Mais savez-vous que toutes les trois heures il y a autant de personnes qui meurent de la faim dans le monde ? Que faisons-nous pour ces gens-là ? Toutes les trois heures, 3 000 personnes meurent de la faim dans le monde.
Si nous pensons que nous pouvons continuer comme cela, eh bien moi, je ne le crois pas. Il faut que les politiques prennent vraiment la mesure de ce qui se passe.
Cela ne nous coûterait rien, pas un centime, de faire une déclaration solennelle comme celle-là. Mais ce serait l’affirmation d’une volonté politique. Et cela pourrait changer le monde.
Il y a une autre recommandation que j’ai faite et qui me semble très importante – je conclurai par elle. C’est qu’il est impossible aujourd’hui aux politiques de construire le monde sans tenir compte des faits religieux. Dans un pays laïc comme la France, c’est peut-être un point compliqué à admettre, mais c’est un fait. Prétendre ne pas en tenir compte est une utopie, c’est une erreur profonde. Nous n’arriverons pas à nous comprendre, dans cette mondialisation en marche, si les politiques ne prennent pas en compte les faits religieux.
Alors, que deviendra ce Rapport ?
Il ne sera pas, comme un certain nombre de rapports parlementaires, enfermé dans une cave. Je sais que non. Il va être traduit en anglais et en espagnol, il ira donc sur beaucoup de continents. Qu’en fera le Président de la République ? Je n’en sais rien. Je pourrais être désespérée à l’idée qu’il n’en fasse rien. Je ne le suis pas. Il en fera peut-être quelque chose. Il fera ce qu’il pourra, ce qu’il voudra.
Mais ce que je sais, c’est que la commune humanité, la dimension de communauté, la dimension de don et de gratuité que j’ai essayé d’impulser dans toutes les propositions qui figurent dans ce Rapport représentent un premier pas très important. Celui d’un politique qui affirme que le don et la gratuité sont des choses indispensables et incontournables dans le monde économique.
Voilà ce qu’est pour moi la responsabilité politique.
Échanges de vue
Le Président : Merci pour cet exposé dont l’intensité nous permettra des échanges d’autant plus denses que cela repose sur une expérience vécue, témoignage fondé sur des faits.
Vous avez conclu sur le fait religieux en parlant de la France et de la laïcité en France ; auparavant vous avez évoqué le fait que l’éthique ou la morale se sont affadies, que la loi devenait l’ordre moral, nous disant ainsi que finalement nous avions les hommes politiques que nous méritions, ils sont les représentants de la société, à son image.
Or nos contemporains sont de moins en moins croyants et beaucoup d’hommes politiques ne croient pas. Alors, comment faire pour que l’éthique ne s’affadisse pas alors que nous sommes dans une société qui revendique la laïcité comme valeur première, valeur de la République ? En effet, quand on parle de laïcité, c’est souvent interprété comme une espèce d’hostilité vis-à-vis du religieux. Pourrait-on faire le lien entre la conclusion et les faits ?
Christine Boutin : Il y a une réalité dont je peux témoigner, c’est qu’il y a tout de même beaucoup de signes d’espérance. Enormément.
Dans le dernier « cru » des parlementaires de 2002, vous trouvez des jeunes parlementaires qui sont beaucoup plus exigeants que ne l’étaient leurs prédécesseurs.
D’où viennent-ils ? Est-ce le fait d’une génération spontanée ? Je n’en sais rien. En tout cas, il y a des profils qui n’existaient pas auparavant. Peut-être sont-ils pour une part l’expression, le fruit des JMJ ? Ce sont des hommes et des femmes qui ont 40-45 ans aujourd’hui. Donc cela peut correspondre à la « génération JMJ ».
Je pense que ce n’est pas parce qu’on est minoritaire qu’on ne doit pas s’engager. Au contraire, c’est précisément parce qu’on est minoritaire que l’engagement est plus nécessaire.
Benoît XVI, comme Jean-Paul II avant lui, ne cesse d’encourager les croyants à s’engager !
Chacun a son charisme. Tout le monde n’est pas appelé à faire de la politique. Mais à moi, il me semble (peut-être par déformation personnelle !) que pour les chrétiens, et les catholiques en particulier, c’est indispensable ! Ce n’est même pas une question. Si on en a le charisme, il faut y aller ! C’est dur, c’est très dur, mais il faut y aller.
Quant au problème de la laïcité, là aussi je vois un cheminement.
Vous avez raison. Personnellement, je dirais qu’auparavant c’était plutôt de l’hostilité, aujourd’hui beaucoup moins. Nous nous situons davantage dans la logique de l’Article 1 de la Constitution, qui stipule que la France est une république indivisible, laïque, qui respecte toutes les croyances et toutes les religions. C’est cela, le texte de la Constitution. Ce n’est pas l’interdiction de la religion.
Il y a effectivement un courant de pensée laïciste qui veut faire croire que cela signifie l’interdiction de toute religion, mais là aussi on constate actuellement une évolution. Je dois dire d’ailleurs que la présence musulmane sur notre territoire oblige aussi, en réaction, à faire se lever des vocations chez les chrétiens !
Vous savez, en toute chose il y a un bien et un mal. En tout cas, je constate cet effet qui me semble être positif.
Je ne suis pas inquiète, car les principes sont solides et – je l’ai vraiment vu en travaillant sur la mondialisation -, si les responsables politiques, les chefs d’États ne prennent pas en considération le fait religieux, il y aura incompréhension.
En Chine, quand on parle d’héritage, on parle de la médiation des ancêtres. Nous, quand nous parlons de la médiation, nous évoquons le partage. C’est une conséquence de l’imprégnation chrétienne.
Donc vous voyez, prendre en compte le fait religieux est indispensable. Les chefs d’Etat vont se heurter à cette réalité. Même s’il y a des intelligences qui s’y opposent, les chefs d’Etat seront forcés d’en tenir compte, et du reste je constate qu’ils intègrent de plus en plus cette réalité à leur pensée et à leur action. Je crois au réel, qui s’impose malgré les contorsions des hommes.
Nicolas Aumonier : J’aimerais, Madame le Ministre, vous poser deux questions.
La première concerne le point de départ de votre engagement – « l’embryon commande tout » -, que vous reliez au fait que l’être humain est de plus en plus considéré comme une variable d’ajustement économique : le point de départ qui commande tout est-il l’embryon ou bien le fait que l’être humain est une variable d’ajustement économique ? En d’autres termes, est-ce parce que nous ne respectons pas l’embryon humain que tout le reste s’ensuit, ou bien l’irrespect de l’embryon n’est-il qu’un cas particulier du relativisme moral de notre époque ?
Ma deuxième question porte sur les récents débats qui ont agité l’UMP à propos des comportements qui iraient à l’encontre de la laïcité. Quel sens cela a-t-il de condamner le port d’un vêtement ? Ne pensez-vous pas, en revanche, que le respect d’une laïcité véritable devrait se préoccuper de rappeler aux citoyens musulmans l’interdiction de tuer quiconque se convertit de l’islam au christianisme ?
Christine Boutin : Merci beaucoup de ces deux questions importantes.
Je vous répondrai d’abord que ce qui m’intéresse, dans l’exercice de ma responsabilité politique, c’est la fragilité. Ce mot est le moteur de mon engagement. La fragilité est une chose qui me touche et je pense qu’elle est révélatrice des réalités profondes.
Donc il est bien évident que, pour moi, toucher au plus fragile, c’est toucher à l’embryon. Toucher à l’embryon, c’est fragiliser l’ensemble de la chaîne humaine. À partir du moment où l’on se donne le droit de supprimer un embryon, de manipuler un embryon, de faire de la recherche sur l’embryon, on sous-tend que cet embryon est une valeur relative. Or, à partir du moment où le plus fragile, le plus petit, le plus innocent a une valeur relative, c’est l’ensemble de la vie humaine, de la personne humaine qui devient relatif. On peut se donner le droit d’en faire un objet. L’embryon devient un objet de recherches, et non pas un sujet – avec tout ce qu’entraîne la qualité de sujet par rapport à l’objet. Mais il faut bien voir qu’à partir du moment où l’on se donne le droit de tuer un embryon en le considérant comme un objet, c’est toute la chaîne humaine qui devient un objet.
Ce changement de regard se traduit par un choix de société majeur. Nous sommes dans une société où aujourd’hui l’homme a une valeur relative.
Et donc, la grande question qui est posée au politique aujourd’hui, c’est de savoir quelle est la place de l’homme. Est-ce que l’homme est premier ou est-ce qu’il est second ? Est-ce que tout est ordonné autour de l’homme ou, au contraire, est-ce que l’homme sert d’autres intérêts ?
Quand l’embryon est donné à la recherche, il est évident que ce n’est pas l’embryon qui compte, c’est la recherche. Quand vous avez, dans une entreprise, des gens qui sont licenciés du jour au lendemain – qu’il s’agisse du patron ou des ouvriers, du reste, parce que c’est vrai pour tout le monde maintenant -, vous voyez bien qu’ils sont considérés comme des objets. Sans doute avez-vous tous à l’esprit des exemples de personnes « virées » ainsi du jour au lendemain. Valeur relative de l’homme…
Le grand enjeu aujourd’hui, c’est de rétablir et restaurer l’homme dans toute sa dimension inviolable, intouchable, inchiffrable, invendable. C’est la question qui est posée au politique aujourd’hui.
Je crois que ce que nous nous autorisons sur l’embryon est à la fois le déclencheur et l’illustration de cette valeur relative donnée à la personne humaine.
Je suis absolument convaincue, je l’ai écrit dans un de mes livres, que dans vingt ans, trente ans, un siècle – je ne connais pas l’échéance mais je suis sûre du fait -, nos descendants nous regarderont avec étonnement, comme nous considérons avec étonnement le traitement qui fut réservé dans le passé aux esclaves noirs.
Aujourd’hui, quand on pense à l’esclavage, on est scandalisé de voir ce que nous avons été capables de faire vis-à-vis d’autres hommes ! Mais je pense qu’à l’époque la conscience n’était pas suffisamment ouverte pour comprendre que ces Noirs étaient des hommes !
Eh bien, aujourd’hui, je pense que notre intelligence n’est pas suffisamment ouverte pour comprendre que l’embryon est une personne. J’espère que le regard de nos descendants sur la période que nous vivons sera plein de charité, mais je pense qu’il sera tout de même très étonné.
Comment peut-on nier cette vérité humaine ? Le fait est qu’en niant cette vérité, nous en subissons, chacun d’entre nous, les conséquences. Voilà ce que je peux vous dire. Naturellement, c’est toujours le problème de la poule et de l’œuf. Pour ma part, je crois que tout commence par l’embryon. Se donner ce droit-là, c’est ahurissant !
A propos du fait religieux, vous m’avez parlé du port du vêtement.
Il y a beaucoup de sujets sous-jacents à cette question du vêtement. Je voudrais insister sur un point. Vous savez que le port d’un vêtement nous renvoie aussi à la question de notre rapport au corps dans les sociétés occidentales. Quel regard portons-nous sur le corps ?
Que certaines cultures ou certaines religions soient choquées du traitement que l’on fait subir au corps de la femme et maintenant de l’homme (car finalement, les hommes sont logés à la même enseigne) ne me choque pas. Non, cela ne me choque pas qu’ils soient choqués ! Car nous avons une relation au corps, aujourd’hui, qui ne respecte pas la dignité de la personne.
Que certaines cultures ou religions réagissent en disant : « Nous n’acceptons pas cela », et se radicalisent ensuite par des attitudes inacceptables, je vous dirai que là aussi je ne sais pas où est la poule et où est l’œuf.
Qu’est-ce qui suscite la réaction ? Moi, je m’estime responsable. Je ne me dédouane pas de cette situation.
Cela étant, précisément en ce qui concerne le port de la burka, je dirai que pour nous Occidentaux cacher un visage n’est pas acceptable, puisque la relation de l’être, entre deux personnes, se fait de visage à visage. Cacher un visage, c’est faire disparaître toute possibilité de rencontre. Pour notre culture chrétienne, ce n’est pas possible. Donc cela n’est pas acceptable.
Mais pour ma part – peut-être me suis-je trompée, c’est possible -, lorsque le Parlement a voté la loi sur le voile à l’école, il y a quinze ans, je n’ai pas voté cette loi parce que j’estimais qu’on entrait dans une course à l’échalote qui ne réglerait rien. De fait, on en est arrivé aujourd’hui à la burka. D’un côté, nous donnons du grain à moudre aux radicaux musulmans extrémistes qui, par provocation, nous renvoient la burka, et d’un autre côté je pense honnêtement que l’application… On en parle peu, mais il me semble que l’application de cette loi est très compliquée.
Le port du vêtement nous renvoie donc à notre propre rapport au corps et à la façon dont nous le traduisons.
Quant à l’intervention de la loi, je pense, comme beaucoup de Français, que nous promulguons beaucoup trop de lois. Mais il faut bien savoir que nous sommes un pays de droit écrit et non pas un pays de droit oral et qu’en France la « demande » des citoyens, c’est la loi.
Nous pensons qu’en ayant voté une loi nous avons réglé un problème. Ce n’est pas vrai du tout. C’est absolument l’inverse qui se passe. Nous ne cessons pas de faire des lois, mais on n’y comprend plus rien. Plus personne n’est capable de comprendre la loi en France, cette situation n’est pas tenable.
Je me souviens que lors d’une de mes permanences, et je le dis sans sourire, un brave homme est venu me voir, il était pêcheur et il tenait absolument à ce qu’on vote une loi qui détermine la grosseur de l’hameçon pour pêcher la truite !
Dès qu’il y a un problème en France, on considère qu’il faut une loi. C’est notre culture, mais cela ne règle rien parce que la loi en France prend tout naturellement la place de la morale, et dès lors le premier objectif des Français consiste à essayer de la détourner. La loi n’est pas du tout une garantie ! Et nous participons tous à cet état d’esprit.
Alors, l’interdiction de tuer par la loi, c’est exactement la même chose. Vous ne pouvez pas interdire à quelqu’un de tuer quelqu’un d’autre par le simple fait de la loi. Ce n’est pas possible. L’interdiction de tuer existe. Mais vous n’interdirez pas, vous n’empêcherez pas le fait ! Si un musulman veut tuer un autre musulman qui s’est converti au christianisme, ce n’est pas la loi qui l’en empêchera. Il le fera. Penser le contraire est un leurre.
Père Jean-Christophe Chauvin : Je voudrais poser une question plus générale qui nous rapproche du thème de notre année.
Vous avez évoqué dans votre intervention la différence qu’il y a entre la morale chrétienne et ce qu’on pourrait appeler “la morale du monde” : au niveau du statut bioéthique ou plus récemment avec le pass-contraception ; on pourrait parler du mariage…
L’un des rôles du politique est d’arriver à faire vivre les gens ensemble. La déclaration solennelle des chefs d’État s’affirmant d’une même humanité va dans ce sens et rejoint la recherche d’une éthique universelle.
Vous avez récemment auditionné beaucoup de gens d’horizon très varié. Est-ce que vous sentez des courants de convergence sur un certain nombre de choses qui puissent être le témoignage d’une éthique universelle ?
Christine Boutin : Nous n’y sommes pas. Nous sommes en chemin, mais nous n’y sommes pas, parce que nos cultures sont très différentes.
Je vous parlais de la Chine. Confucius, ce n’est pas nous ! Ce n’est pas du tout notre vision du monde. C’est une question très compliquée.
D’ailleurs, vous savez, sans parler de la Chine, il suffit de regarder autour de soi. En trente ans d’expérience de vie politique, j’ai pu constater qu’avant qu’une idée entre vraiment dans les esprits, soit vraiment assimilée, avant qu’une réforme soit assimilée et entre dans les comportements de l’ensemble des acteurs de cette réforme, il faut beaucoup de temps. C’est en ce sens que, je vous l’ai dit, la politique apprend la patience.
Dans les champs du monde, où coexistent tellement de cultures différentes, une histoire tellement différente pour chaque pays… On n’y est pas du tout. Certes, toutes les relations internationales, les organisations internationales participent à ce cheminement. Mais il faut encore plus de temps au plan international qu’au plan national pour faire avancer les choses.
Pourtant, nous sommes en chemin. Et j’ai confiance. Car le chemin ne date pas de 2011. Il vient de plus loin.
Jean-Paul Guitton : Je voulais vous taquiner sur la mondialisation.
Je crois que le terme “mondialisation” c’est le terme utilisé par les Français.
D’autres parlent plutôt de globalisation. Toujours-est-il que vous vous montrez plutôt rassurante en disant : la mondialisation a toujours existé.
Sinon, je suis un peu inquiet car je me demande s’il ne faut pas voir dans cette mondialisation ou globalisation une espèce de babélisation. Or Babel, que l’on sache, ça n’a pas marché : c’est même Dieu qui a puni les hommes de vouloir une langue unique, c’est-à-dire une « globalisation ».
Et puis j’avais une autre question et c’est l’actualité qui m’y ramène puisque nous apprenons que vous venez de publier un livre avec René Frydman sur la famille. Ce n’est pas un politique mais quand même vous avez débattu de sujets hautement politiques.
Vous, vous nous dites que la vie commence dès la conception, Frydman dit probablement la même chose mais il ajoute : « J’ai une notion de constitution progressive de la personne ». Avez-vous parlé de la personne avec lui ?
Christine Boutin : Oui bien sûr, en France, nous parlons de mondialisation, alors que dans les termes anglais et américains, il s’agit surtout de globalisation.
Il faut aller plus loin. Il faut aller à la notion d’universel. Le titre de mon rapport, c’est : Passer de la globalisation à l’universalisation pour davantage de justice sociale.
La globalisation, c’est l’uniformisation, tandis que l’universel, c’est le respect des différences.
A votre remarque sur Babel, je répondrai rapidement ceci : il y aurait un risque de Babel s’il y avait un gouvernement mondial, ce que je ne recommande pas, évidemment, dans les préconisations de mon Rapport.
Je propose une gouvernance mondiale, ce qui est naturellement différent.
La gouvernance mondiale, cela consiste en ce que tous les chefs d’État, représentant chacun l’économie, la culture, les faits religieux, etc de leur peuple – c’est-à-dire toutes les différences dont ils vivent – se mettent d’accord pour mener ensemble un certain nombre d’actions.
Or, je le dis : la première action à accomplir, c’est une déclaration commune indiquant que nous partageons une « commune humanité ». Cette déclaration ne sera pas celle d’un gouvernement mondial. Il ne s’agit pas de créer un gouvernement mondial. Il s’agit d’une gouvernance mondiale.
La distinction peut paraître subtile, mais elle est fondamentale. Ce n’est pas du tout, du tout, la même chose. Et donc ce n’est pas Babel.
Vous évoquez le livre d’entretiens avec M. Friedman qui vient de sortir en librairie. Je n’ai pas vu l’article de La Croix. Pour ce livre, des questions nous avaient été posées, nous étions réunis pour y répondre, cela s’est du reste bien passé.
Il faut savoir que j’ai combattu Friedman, comme politique naturellement, parce qu’il était favorable à toutes les transgressions bioéthiques auxquelles je me suis opposée.
Je ne pense pas que ce soit un livre exceptionnel. Vous me direz ce que vous en pensez. Je pense qu’il y en a eu de meilleurs. Bien sûr, j’ai réaffirmé un certain nombre de choses, face à un homme qui en tient pour la personne « évolutive ». Nous ne pouvons pas nous entendre. La personne, pour moi, existe dès la conception.
Vous verrez dans ce petit livre qu’il a évidemment été question aussi des couples homosexuels, des procréations médicalement assistées… On parle des « nouvelles familles ». Mais en fait, c’est surtout de la bioéthique, des principes bioéthiques qu’il s’agit.
Louis Lucas : Je voudrais vous poser une question sur le thème de la mondialisation que vous avez évoqué. Si la question est trop précise, vous me le direz.
Vous nous avez dit qu’on ne pouvait pas arrêter les flux migratoires et, d’autre part, qu’il fallait pousser le développement, deux choses pour lesquelles je suis d’accord bien entendu.
Mais, comment assurer l’équilibre entre les deux ? Comment pratiquement gérer à la fois les flux migratoires d’une part et le développement d’autre part ?
Vous nous avez justement dit aussi combien il fallait être attentif à la fragilité, lui prêter attention. Le migrant est fragile ; l’économie des pays développés est fragile.
Qu’est-ce qui est premier ? Comment équilibrer tout cela ? Quoi proposer ? Comment le faire accepter ?
Christine Boutin : Cher Monsieur, votre question est au cœur de l’enthousiasme qui me fait agir en politique. Cet enthousiasme qui vous pousse à essayer de faire se rapprocher ce qui est, au départ, tellement contradictoire ou paradoxal.
Vous êtes vraiment au cœur de ce qui me passionne en politique !
Comment faire ? On ne peut pas accepter des flux migratoires déraisonnables. On ne peut pas tout accepter. D’un autre côté, la fragilité des migrants est une réalité, de même que la fragilité des pays complètement pauvres par rapport à nous… Comment concilier tout cela ?
C’est une question essentielle.
Je ne sais pas si ma réponse va vous satisfaire, mais c’est un début de chemin, me semble-t-il.
Si nous revenons à la France et aux inquiétudes sur les flux migratoires tels qu’ils existent aujourd’hui, je pense d’abord que la construction européenne est aujourd’hui incontournable. Certainement pas sur les bases sur lesquelles nous sommes aujourd’hui. Mais dans le cadre de la mondialisation aucun pays européen ne pourra tenir s’il n’y a pas une construction européenne, une organisation qui les protège.
Cela ne veut pas dire que nous devons nous situer dans la perspective d’un gouvernement européen, mais bien davantage dans celle d’une gouvernance européenne, qui respecte l’identité de chacun des pays qui composent l’accord.
Donc, cette Europe est nécessaire. Elle est incontournable parce que la mondialisation est incontournable et qu’un seul pays n’est pas de taille à se défendre dans ce cadre.
Par rapport aux flux migratoires, je voudrais souligner autre chose : je crois qu’il est indispensable, pour construire l’avenir, d’être fier de son passé et de son histoire. J’en suis absolument convaincue et ce sera l’un de mes combats les plus importants des mois à venir. Il s’agit de faire en sorte que l’Europe rétablisse son histoire dans le préambule de son traité, qu’elle dise d’où elle vient et affirme ses racines judéo-chrétiennes. Il faut que dans le traité soient réinscrites les racines judéo-chrétiennes de l’Europe.
La France a refusé, a renié cette inscription. La France doit relever le gant et faire réinscrire cette référence. Nous en avons la possibilité juridique, même si c’est très compliqué. Il y a une porte ouverte. Et nous allons y entrer.
Pourquoi cette affaire est-elle importante par rapport aux flux migratoires ?
Parce qu’il est évident que le fait de n’avoir pas dit d’où nous venions, qui nous étions, a pu laisser penser à d’autres que ce territoire européen, et en particulier notre pays la France, était une terre à conquérir, qu’elle était ouverte. Voilà pour ceux qui sont tentés de venir conquérir et prendre notre territoire.
Mais pour ceux qui habitent ce territoire, il y a aussi l’impression que n’ayant pas assumé son identité, ses origines et son histoire, il a laissé lui-même la porte totalement ouverte à la conquête.
Donc je pense qu’il est majeur, avant toute chose, de réhabiliter notre histoire, notre territoire, de dire ce que nous sommes et d’où nous venons. Dans la mesure où nous avons abandonné, nous avons renié, nous avons renoncé, nous ne pouvons pas en vouloir à d’autres qui, cherchant des territoires, entendent bien s’installer sur un territoire qui s’estime lui-même en jachère.
Je pense cela très profondément.
Mgr Philippe Brizard : Je partage tout à fait, Madame, votre souhait de déclaration sur la commune humanité. J’ai rencontré plusieurs occasions qui m’en font saisir la nécessité dans le contexte arabe. En débattant récemment à la radio avec un opposant syrien sur les chrétiens de Syrie dans la révolution anti Bashar El Hassad qui gagne le pays, alors que mon interlocuteur appelait de ses vœux l’avènement de la démocratie, je me suis aperçu qu’il entendait se battre d’abord pour obtenir la liberté démocratique. Selon lui, cette liberté démocratique garantirait la liberté des religions en Syrie. Je me suis permis de lui faire observer qu’à la base de toute démocratie, de toute idée de liberté, il y a la liberté de croire et de penser ce que l’on veut. La liberté religieuse est absolument indispensable et à la base de toutes les autres libertés. J’en veux pour preuve ce qui s’est passé dans le cadre des C.S.C.E. avec l’Union soviétique dans les années 1980.
Cela m’amène à réfléchir à nouveau sur la laïcité qui, en dépit d’une certaine lecture de l’Histoire, a été inventée par les chrétiens même si ce point de vue n’est pas encore partagé par tous les chrétiens. Je les comprends d’ailleurs en constatant qu’il existe aussi des intégristes de la laïcité qui en font une religion. J’en parle parce que, à la dernière assemblée synodale sur les Églises orientales qui s’est tenue à Rome à l’automne 2010, les Pères des Églises arabes ont réclamé ce qu’ils ont appelé la constitution d’un État civique. Ils misent donc sur un bon niveau politique tel que vous en avez parlé tout à l’heure. Selon eux, un État civique est un État qui ne fait pas de discrimination entre les citoyens ; c’est un État qui ne connaît qu’une seule nationalité ou citoyenneté, ce qui n’est le cas d’aucun État arabe jusqu’à présent. Cependant ces États du Moyen Orient sont toujours multiculturels.
La question que je me pose et qui n’est pas claire pour moi a trait au substrat religieux de la culture. Il y a toujours du religieux à la source de toute culture. Comment articuler culture et enjeu religieux avec ce souhait que je porte en moi, chrétiennement parlant, de l’universel. Autrement dit : comment exprimer une commune humanité à travers des cultures très différentes, souvent sous-tendues par des substrats religieux très différents ?
Christine Boutin : Je ne sais pas, Monseigneur, si je vais vous éclairer, c’est une grande ambition. Je ne sais pas si je vais y arriver.
Votre question est pour moi très difficile, car à mes yeux la réponse est évidente. L’évidence est toujours très difficile à expliquer.
Je pense profondément que Dieu aime tous les hommes. Et donc s’il aime tous les hommes et que nous sommes tous très différents, cela signifie qu’il aime la différence et que la différence n’est pas contradictoire avec l’idée d’un « commun ». Nous sommes différents mais nous sommes communs, c’est-à-dire que nous avons les mêmes caractéristiques.
On peut même aller plus loin, en relevant que Dieu a créé la différence entre l’homme et la femme – différence tellement mise à mal aujourd’hui -, mais qu’il ont en commun la même humanité. Donc je crois qu’il n’y a pas du tout de contradiction à accepter la différence en étant attaché à l’universel. C’est précisément la différence qui permet l’universel.
S’il n’y avait pas de différences, nous serions dans du clonage et nous serions dans l’unique. Nous serions dans ce qui est fondu.
Et donc, qu’il y ait des cultures et des religions différentes ne me pose personnellement aucun problème. Cela me pose d’autant moins de problèmes que je suis armée, comme chrétienne, pour savoir que le Christ est le chemin, la vérité et la vie.
Pour moi, la question n’est pas compliquée. Soit je crois cela, soit je ne le crois pas. Si je choisis de le croire, il n’y a pas trente-six chemins ! Il suffit d’attendre que les autres arrivent à cette certitude que le Christ est le chemin, la vérité et la vie.
Mgr Philippe Brizard : Je partage tout à fait votre point de vue. Seulement, dans la déclaration que vous appelez de vos vœux,face à toutes ces différences, il y a la commune humanité. Si on ne dit pas de quelque manière que l’on s’engage à l’acculturation de cette commune humanité, je crains fort que cette déclaration passe par-dessus les réalités concrètes. Il faudrait arriver à ce que cette déclaration s’incarne dans chaque culture
Christine Boutin : Monseigneur, vous êtes très ambitieux.
Vous avez raison ! Mais c’est le début du chemin. Si cette déclaration n’est pas faite, on ne pourra pas descendre dans la réalité. C’est l’existence de la déclaration qui peut permettre, ensuite, de descendre dans la réalité.
Père Gérard Guitton : Je voudrai revenir sur le sens de la commune humanité. En espérant ne pas jeter de l’huile sur le feu, je voudrai revenir à la question de la loi sur l’avortement.
Il se trouve que j’ai beaucoup étudié le problème et que j’ai étudié, à la fin de mes études à l’université catholique en théologie morale, au moment où la loi était en discussion, elle n’était pas encore votée.
Ce qui m’aurait préoccupé parce que je ne raisonne pas en homme juridique, je raisonne sur ce que je sais, c’était le nombre total des avortements.
Et je me disais, la loi qui va être votée elle ne sera jamais bonne mais elle pourrait être justifiée dans la mesure où elle fera diminuer le nombre total d’avortements parce que ce qui m’intéresse ce n’est pas de savoir si un avortement est ou n’est pas permis par la loi, d’ailleurs je rejoins ce que vous disiez : on fait beaucoup de lois. L’important c’est de savoir si le nombre des avortements avait vraiment diminué.
Sans doute j’étais pas mal naïf parce que le résultat c’est que le nombre d’avortements, il faut compter les avortements clandestins qui sur le nombre total n’a pas diminué.
C’est là où je dis : la loi n’était pas justifiée.
Je me souviens à ce moment-là avoir eu une controverse passionnée avec un membre éminent de cette Académie qui était un ami de mon père et qui m’avait reproché d’être ouvertement favorable à l’avortement.
Étant ancien médecin en plus prêtre, religieux c’était un peu gros à soutenir.
Ce que je me demande c’est comment arriver, que ce soit une loi ou pas une loi, à faire vraiment diminuer parce qu’on n’arrivera jamais à zéro le nombre total d’avortements qu’ils soient permis ou qu’ils soient clandestins ?
Philippe Scelles : Je voudrais revenir un instant sur la redistribution des richesses dans le monde. C’est un problème primordial qui me touche beaucoup.
Prenons un exemple : l’Afrique est pauvre. Les experts estiment qu’il faudrait une trentaine de millions d’euros par an pour éviter que des millions de personnes ne sombrent dans la misère.
La France et quelques autres pays ont proposé, il y a quelques années, une petite taxe sur les billets d’avion qui a rapporté à ce jour 300 millions de dollars.
Par la suite, ces mêmes pays ont proposé la mise en œuvre d’une taxe extrêmement modeste de 0,50 pour mille des transactions financières, taxe qui rapporterait 23 milliards d’euros chaque année. Le moins que l’on puisse dire et qu’elle ne mettrai pas l’économie mondiale en péril ! Elle permettrait notamment à des centaines de milliers de travailleurs de ne pas devoir émigrer dans des pays plus riches. Or les milieux financiers, notamment anglais et américains ont refusé ce projet. Ce problème est le même pour des sujets dont je m’occupe et qui touchent à l’exploitation par la prostitution de 20 millions de personnes dans le monde qui « rapportent » chaque année 100 milliards d’euros aux milieux du proxénétisme, sommes transférées dans les paradis fiscaux.
Ma question est : comment amener les États riches à aider les pays pauvres ?
Éric Huret : La question que je vous pose, Madame le ministre, est relative à l’entreprise et au lien social.
L’entreprise était traditionnellement un lieu où se créait du lien social.
Avec le pouvoir pris depuis dix à quinze ans, par la Finance, l’entreprise est devenue un lieu où l’on détruit plutôt le lien social parce qu’au lieu d’être au service de l’homme, l’entreprise est maintenant d’abord au service des financiers.
Et je m’interroge et je vous interroge sur la place du politique, français notamment, par rapport à ce gouvernement des financiers qui impose sa loi au monde entier.
Que pouvons-nous faire ?
Christine Boutin : Je vais répondre aussi complètement que possible.
Pour le Père Guitton. En ce qui concerne l’avortement il est évident que si l’objectif était de diminuer le nombre d’avortements, c’est un échec absolu puisqu’il y a autant et peut-être plus d’avortements qu’en 1975. Donc il est manifeste que la loi sur l’avortement n’a pas empêché le nombre d’avortements. Mais comment empêcher l’avortement ? Ce drame fait partie d’un ensemble.
Je vous ai parlé du rapport au corps, à la femme, à la consommation, au désir de plaisir qu’il faut satisfaire à tout prix.
J’ai aussi une théorie que vous jugerez peut-être excessive. Mais moi, je suis absolument convaincue que la loi sur l’avortement n’a pas été faite pour les femmes, mais qu’elle a été faite afin d’avoir du matériau (l’embryon) pour pouvoir réaliser des expériences.
Je pense qu’on a utilisé les femmes en leur disant : vous allez avoir la liberté de votre corps, etc. En réalité, elles ont été complètement instrumentalisées. Certaines s’en rendent compte. Quand sont arrivées les lois de bioéthique, j’ai été très surprise, au moment des débats, de voir que les féministes étaient avec moi ! Elles disaient : on a instrumentalisé mon ventre !
Donc je suis absolument convaincue – même si je n’ai aucune preuve – que philosophiquement, idéologiquement, derrière la loi sur l’avortement il y avait en fait la nécessité d’avoir une maîtrise du corps humain, du matériau humain.
Pour diminuer le nombre d’avortements, c’est une révolution culturelle qu’il convient de faire. Il s’agit de réhabiliter la valeur du corps, le respect de l’autre, l’amour, la relation entre un homme et une femme, qui n’est pas simplement de même nature que de prendre un café ensemble sur une terrasse. Il s’agit d’une réhabilitation totale.
Je pense qu’on peut diminuer le nombre d’avortements, mais on n’est pas encore sur la voie. Cela viendra parce qu’on ne pourra pas y échapper.
Madame Veil, je l’ai rencontrée toute ma vie. Et madame Veil, depuis trois, quatre ans me dit : « Christine, vous savez, j’aime beaucoup ce que vous faites ». Si bien que je me pose la question de savoir si elle-même ne se pose pas de questions par rapport à ce qu’elle a fait voter en 1975.
Il faut avoir la charité, il faut accompagner les gens, il ne faut pas les juger.
Mais, je le redis, je pense que la légalisation de l’avortement n’a pas été faite pour les femmes. On a habillé cela comme on a pu, mais on voulait du matériau humain. Je l’affirme assez brutalement, mais c’est ma conviction.
Pour la question sur les taxes : naturellement, vous avez mille fois raison.
Mais c’est parce qu’il manque une volonté politique. Il suffirait qu’il y ait une volonté politique.
Le politique a aussi, depuis un certain nombre d’années, abandonné sa responsabilité. Je vous l’ai dit, le monde politique est un milieu de pouvoir, d’argent et de séduction. Il n’y a pas eu la volonté politique, forte, de prendre de telles décisions.
Pour ma part, j’ai préconisé qu’il y ait des taxes proportionnelles à la durée des échanges, parce que certains échanges se font en quelques fractions de seconde. C’est inadmissible ! Donc, la taxe devrait être très lourde quand l’échange se fait en une fraction de seconde.
Ce n’est pas compliqué à réaliser. Il suffit d’une volonté politique ! Au G20, les chefs d’Etat pourraient très bien le décider s’ils en avaient la volonté. Peut-être ne peuvent-ils pas le faire parce que l’opinion n’est pas encore mûre. Mais s’il y avait une volonté, on pourrait faire avancer les choses.
Le politique a la possibilité de faire avancer les choses. Ce n’est pas toujours facile parce qu’il faut être plutôt pédagogue que démagogue, mais il y a aussi la dimension de charité.
Quand vous avez une conviction forte, une idée forte à défendre il faut aussi tenir compte de la capacité qu’a l’opinion de comprendre la décision que vous allez prendre. Car si vous n’avez pas l’adhésion de l’opinion, la décision ne marche pas. Elle n’est pas prise en considération. Prenons la comparaison avec une mère de famille qui a trois enfants, un de quinze ans, un de dix ans, un de cinq ans. Elle pourra leur parler des mêmes sujets, mais elle ne prendra pas les mêmes mots pour l’enfant de 5 ans, pour celui de 10 ans et pour l’adolescent de 15 ans, parce qu’ils ne peuvent pas comprendre de la même façon.
De même, si le politique n’a pas l’intelligence de son corps social et de ses concitoyens, il y aura un tel décalage entre eux que l’on aboutira à l’incompréhension.
Mais je pense que l’on pourrait faire avancer les choses.
Quand il y a eu les taxes sur les avions, c’est le président Chirac qui en avait pris l’initiative. Je ne pense pas que cette mesure était mauvaise ! M. Chirac a refusé à l’Europe la référence à ses racines chrétiennes, et c’est détestable, mais il a réussi à imposer cette taxe sur les avions qui est une bonne chose.
Je peux vous dire (car j’étais à l’Assemblée à ce moment-là), que même dans son groupe politique tout le monde était contre ! Moi je portais depuis longtemps cette idée de taxe sur les avions. Chirac, lui, l’a voulue. La majorité s’est inclinée et le texte a été voté.
Mais ce que vous proposez, c’est tout à fait possible
En ce qui concerne la prostitution, vous avez tout à fait raison.
Sur ce thème, j’ai bien réfléchi et j’ai du reste un peu changé ma position de départ, j’ose vous le dire parce qu‘on peut reconnaître qu’on s’est trompé.
C’est aussi le risque du politique. Je tiens à dire ici la conclusion à laquelle je suis arrivée. C’est important parce que la prostitution est une chose innommable. En fait, c’est de l’esclavage, il n’y a pas d’autre mot. Or, personnellement, j’ai fait partie des gens qui pensaient qu’il fallait pénaliser le client, que c’était la réponse. Beaucoup de gens le pensent !
Mais je me suis rendu compte, grâce à un certain nombre de travaux d’associations, et sans doute grâce à vous aussi Monsieur, que ce n’était pas du tout la bonne voie et que ceux qu’il fallait poursuivre, c’étaient les proxénètes. Ce sont eux qu’il faut poursuivre, parce qu’ils réduisent véritablement les femmes en esclavage.
Maintenant, l’entreprise et le lien social, et la place du politique par rapport à tout cela.
Vous savez, cher Monsieur, si l’entreprise était au départ créatrice de lien social et si aujourd’hui elle a abandonné cette mission, je ne pense pas que ce soit de bon cœur. Cela s’est fait petit à petit, au profit de la finance. Et si ce glissement s’est produit – pardonnez-moi, vous allez croire que je suis obsédée, mais réfléchissez-y bien -, c’est parce qu’on se donne le droit de toucher à l’embryon.
Que peut faire le politique par rapport à cela ? La finance… Le travail que j’ai mené sur la mondialisation m’a permis de constater le démarrage d’un certain nombre d’entreprises dans la prise en compte de la dimension sociale, de la responsabilité sociale de l’entreprise – ce qui n’existait pas il y a dix ans ou quasiment pas. L’entreprise, malgré la puissance financière qui l’influence, s’aperçoit que le profit n’est plus un argument de la compétitivité, que ce n’est plus suffisant. N’est-ce pas une raison d’espérer ?
Dans l’objectif de compétitivité de l’entreprise, la dimension humaine commence à entrer.
C’est encore très embryonnaire, mais vous allez voir, cela va se développer ! Dans les vingt ans à venir il n’y a pas une seule entreprise, CAC40 ou PME, qui ne prendra pas en compte cette responsabilité sociale, c’est-à-dire le capital humain.
Nous sommes au début d’une mutation du monde, qui nous effraie parce qu’on ne sait pas ce qui va se passer, tout est en mouvement.
Moi, je trouve cela magnifique ! Je voudrais avoir quarante ans de moins pour pouvoir vivre cette situation.
Ça va être extraordinaire. Ça va être douloureux. Il y aura de multiples remises en cause. Nous allons être secoués. Nous allons peut-être même être martyrisés, je ne sais pas, mais le chemin sera plus visible qu’il ne l’était il y a cinquante ans.
Le Président : Je vous remercie au nom de tous ; ce que je retiens de votre témoignage, c’est que malgré toutes les difficultés que vous avez rencontrées, malgré toute la difficulté des sujets que vous abordez, il ressort de votre expérience, un optimisme dont je suis admiratif.
Séance du 12 mai 2011