Par Mgr Roland Minnerath, Archevêque de Dijon

Mgr Roland Minnerath : La réponse donnée à cette question conditionne la possibilité d’une éthique humaine universelle. Par humanum, on entend la qualité inhérente à tout être humain, indépendamment de son statut social, de sa culture, de sa nationalité, de sa religion, qui fait qu’il est reconnu comme homme par la communauté des hommes. La notion d’humanum est indissociable de celle d’égalité fondamentale de tous les êtres humains en raison de leur commune humanité. La négation de cette égale dignité humaine met en cause l’universalité de l’humanum. On entendra par « universel » ce qu’Aristote désignait par « katholou », ce qui par nature peut être le prédicat de plusieurs sujets, par opposition au singulier. L’universel ne peut être perçu par les sens, seulement par l’intelligence, à partir de la répétition d’expériences singulières.

Nous ne doutons pas un instant de l’existence d’un humanum universel.
Mais nous sommes bien conscients que nous abordons ce sujet à partir de la culture occidentale et que notre démarche peut ne susciter qu’un faible intérêt dans d’autres contextes culturels. Nous aurons donc à nous demander si les grands courants religieux et philosophiques véhiculent ou non l’idée d’un humanum universel.

Lire l'article complet

I. Un long processus

Que les hommes pressentent qu’ils partagent une condition commune me semble exprimé poétiquement par un sage chinois du VIIIe siècle av. J.C. Il observe qu’un homme se précipite pour sauver un enfant qui est tombé dans un puits. Pourquoi a-t-il fait cela, alors que cet enfant lui était inconnu ? La réponse est : « Il a porté secours à cet enfant, parce qu’il est un homme ». Les êtres humains se caractérisent par leur capacité d’éprouver de la compassion pour les autres êtres humains.

Cette conscience de partager une même destinée est exprimée par la règle d’or qui est énoncée dans la Bible, Ancien et Nouveau Testament, dans l’islam, dans le confucianisme, le jaïnisme, l’hindouisme, le bouddhisme.

On sait que les cultures restent imprégnées par les archétypes qui leur ont donné naissance. Les récits mythiques sur l’origine du monde et des hommes racontent l’origine du monde et du peuple déterminé qui les produit, les autres peuples étant généralement repoussés à la périphérie de l’humain. L’attitude de l’Antiquité gréco-romaine nous est plus familière.
Selon Thucydide, andres gar polis. La cité ce sont des hommes ou encore les hommes sont les êtres qui vivent dans des cités. L’homme comme zoon politikon est une définition politique et culturelle. Hors de l’oikoumenè il y avait les peuples dits « barbares », et au-delà des hordes sauvages d’être imaginés fantastiques. On les appelait volontiers les Scythes, auxquels étaient associées toutes sortes d’horreurs.

L’histoire atteste combien a été longue la lutte pour la reconnaissance d’une commune humanité partagée par tous les hommes. On se souvient que les philosophes grecs considéraient les esclaves non comme des personnes, mais comme des choses dont l’homme libre pouvait disposer. Seulement avec les stoïciens de l’époque romaine, leurs conceptions se sont humanisées. Le De officiis de Cicéron peut même être considéré comme l’expression la plus achevée d’une conception universaliste de « la nature commune » à tous les hommes, que distingue l’usage de la raison et de la parole, et qui s’harmonise avec la nature ou le caractère propre à chaque être. Mais au XVIe siècle encore, la colonisation européenne en Afrique du Sud puis espagnole en Amérique latine a hésité à considérer les indigènes comme des hommes. La traite des noirs et l’esclavage n’ont été abolis qu’au XIXe siècle

Il n’est pas sans intérêt de rappeler le débat qui eut lieu au début du XVIe siècle, alors qu’il s’agissait de trancher si les Indiens d’Amérique étaient des hommes. En décembre 1511, à Santo Domingo, le dominicain Antonio de Montesinos dénonce la réduction des Indiens d’Amérique à la servitude par le système de l’encomienda imposé par les colons espagnols : « Ne sont-ils pas des hommes ? N’ont-ils pas une raison et une âme ? N’êtes-vous pas tenus de les aimer comme vous- mêmes ? » . Une controverse eut lieu entre le franciscain Zumarraga, évêque de Mexico, antiesclavagiste et le dominicain Betanzos qui mettait en doute l’humanité des Indiens. C’est alors que la Pape Paul III intervint, par dessus la tête et au mécontentement de Charles Quint, avec la bulle Veritas ipsa (2 juin 1537) qui condamne l’esclavage des Indiens et affirme leur droit, en tant qu’êtres humains, à la liberté et à la propriété .

Il ne semble pas qu’il reste aujourd’hui dans le monde des résidus d’idéologies excluant certains groupes humains de la commune humanité. Les échanges de toute nature dans un monde globalisé permettent un brassage quotidien des populations, tant géographiquement que virtuellement. Il y a trente ans seulement que l’apartheid était aboli en Afrique du sud, une ségrégation raciale basée sur des préjugés religieux, où une partie de la population était déclassée en humanité de seconde zone.
Elle nous rappelle la catégorie des sous-hommes qu’avait créée le régime nazi, il y a encore soixante dix ans, auxquels était dénié le droit d’exister. Les guerres d’extermination de groupes ethniques ou sociaux tout entiers ont rempli le XXe siècle, depuis les Arméniens de l’empire ottoman, la shoah, les Khmers rouges du Cambodge, suivies de différentes tentatives de « nettoyage ethnique ».

La permanence de pratiques discriminatoires heurte à juste titre la sensibilité contemporaine. Grâce à la diffusion de la culture des droits de l’homme depuis soixante ans, nous voyons grandir, avec une intensité diverse selon les cultures, la conscience d’une égalité fondamentale de tous les êtres humains.

II. Les sagesses de l’humanité

Si l’humanité dans son ensemble semble admettre en pratique que tous les humains dans leur diversité ont une humanité fondamentale en commun, la conscience réflexive de cette commune humanité est plus difficile à cerner dans les grandes religions et philosophies et dans les systèmes de droit. La question que nous devons poser à leurs textes fondateurs est de savoir si l’autre, c’est-à-dire l’homme qui n’est pas de ma tribu, de ma nation ou de ma religion a un statut reconnu en matière d’humanité. Car s’il ne fait pas de doute que les membres d’une même tribu, cité ou empire peuvent considérer qu’ils ont un destin et une humanité commune, il n’en va pas de même de ceux qui sont à l’extérieur du périmètre culturel auquel ils appartiennent. On s’apercevra rapidement que l’attitude vis-à-vis de l’étranger met en jeu des cosmogonies et d’immenses métaphysiques, selon qu’elles sont cosmocentriques, centrés sur la cité ou centrés sur l’individu.

A. Inde, Chine, Islam, Afrique

Les grandes mythologies de l’Inde ne s’intéressent d’ailleurs pas principalement à l’humanité, mais au phénomène général de la vie en ses processus de transmigration d’une forme de vie à l’autre à travers des cycles cosmiques. La seule réalité subsistante, c’est la parcelle spirituelle en chaque individu (l’atman, âme), qui est émanation de l’être divin unique et qu’il s’agit de libérer. Les hommes se caractérisent par la parcelle d’esprit cosmique qui est en eux, mais qui ne les définit pas dans leur individualité. Le dharma ou loi immuable de l’univers gouverne toutes choses, les vies individuelles comme le cosmos. Le dharma est inscrit dans les êtres ; il est la source de la vie morale, dont les modèles sont fournis par la caste supérieure des brahmanes.

Nul ne peut échapper au cycle des réincarnations ou karman, à la prison perpétuelle du sâmsara, à moins de choisir le renoncement total au monde et à toute vie sociale pour atteindre l’au-delà de la religion elle-même, le brahman ou l’absolu au-delà des dieux, avec lequel l’âtman ou âme de l’homme se confond. A ce stade, l’initié saisit que toute existence est pure illusion non substantielle. Le but ultime de l’existence est d’en être affranchi. Les êtres et les choses n’ont pas de nature propre et sont dénuées de substance.

Avec le rite, l’ascétisme et la connaissance aident l’homme à rejoindre le brahman universel. Tout ce qui existe est une dégradation de la divinité. Les dieux, les religions sont des déterminations historiques et culturelles de cet être unique. C’est le monisme total. La préoccupation de reconduire la multiplicité à l’unité ne fonde pas vraiment une morale pratique.

L’évasion est aussi possible en restant dans le monde, dit l’hindouisme des sectes, en implorant la grâce de la divinité suprême, le brahman personnifié, et en pratiquant des actes de piété. Appartenir à une secte, c’est rompre avec sa caste, rejeter le Véda, les rites familiaux. L’appartenance à la secte est volontaire, elle ne tient aucun compte de la caste. Mais la catégorie des dalits, des hors caste, même si elle est ignorée de la constitution de l’Inde, est toujours présente dans les mentalités et les comportements.

Au VIe siècle av. J.C. apparaissent les grands réformateurs religieux : le Bouddha en Inde, le fondateur du jaïnisme, Mahâvîra, Zarathoustra en Iran, Lao-Tseu et Confucius en Chine. Entre le ritualisme et le renoncement total, le Bouddha enseigne une voie moyenne de délivrance du sâmsara. Il enseigne que les dieux, qui ne peuvent accorder de faveurs que pour ce monde, sont impuissants à procurer le salut, tout comme les rites. L’ « illumination » consiste à s’affranchir du temps cyclique des renaissances, à rejoindre le non-être ou nirvâna, celui de l’extinction de toute passion. Il faut couper tous les liens qui relient à ce monde des renaissances en un mot éteindre toute espèce de désir, recevoir l’illumination, pour rejoindre le non-être par l’extinction des désirs. La cause de la souffrance est le désir. La source du désir c’est l’ignorance qui fait prendre pour réel ce monde illusoire (maya). Il ne faut pas se fier à la connaissance procurée par les sens.
L’illumination arrache à toute croyance relative au monde phénoménal.
Déjà délivré sur terre, l’illuminé ne renaîtra nulle part, mais ira se fondre dans la divinité cosmique ou brahman. C’est notre attachement aux choses du monde qui fait que nous restons enfermés dans le cycle des renaissances en ce monde. Pour Bouddha, il n’y a pas à espérer un retour au sein du brahmane, car pour lui il n’existe pas de monde divin. On peut se libérer des réincarnations par ses œuvres personnelles, mais pas par les rites. Il faut sortir de ce monde de l’illusion en cherchant le nirvana, le non-être, le ne plus être. En effet, il n’y a rien d’immuable dans l’ordre des phénomènes, ni âme individuelle, ni substance. Pour atteindre la délivrance, il faut mener une vie ascétique de moine loin du monde. Dans le bouddhisme l’humain se confond avec l’aspiration à ne plus exister.

La Chine a connu le confucianisme et le taoïsme de Laozi ou Lao-Tseu, au VIe siècle av. J.C. Selon Lao-Tseu, le principe immanent à tout l’univers, la Voie ou Tao éternel, est un principe de changement. Le taoïsme de Lao-Tseu (fin -Ve siècle) est aussi une doctrine de sortie du monde, du non-agir et de la passivité. Le monde n’est pas à transformer. Le tao éternel est le principe immanent à l’univers, principe de changement qui se réalise par l’action de deux pôles contraires : le yin et le yang. Il n’y a pas de cycle. Le taoïsme cherche le salut et la vie éternelle. Toute chose reviendra à son point de départ. Les individus tendent vers le tao, leur dimension « céleste », et en même temps y résistent : c’est l’humain en eux (ce que la civilisation, les apparences ont fait de lui). Le bon gouvernement consiste donc à ne pas agir. A l’homme d’épouser ce processus de transformation sous l’action de deux pôles contraires et complémentaires, le yin et le yang.
Il faut rechercher l’harmonie avec la nature, participer à la vie sociale sans s’y investir. Il n’y a pas de dualité esprit-matière, esprit-corps.

En ce temps de crise paraît aussi Confucius, qui redonne toute sa signification au culte des ancêtres. Il faut revenir à l’ordre par le rite et le respect de la piété filiale. Le respect des coutumes et les rites familiaux cimentent la société. Les relations sociales prennent modèle sur les relations familiales. La divinité suprême joue un rôle de régulation entre l’ordre cosmique et l’ordre socio-humain. L’harmonie est obtenue lorsque l’autre est reconnu. Les vertus de responsabilité, de compassion et de réciprocité sont encouragées, conformément à la règle d’or. La pensée chinoise n’est pas encline aux abstractions ni aux théories, mais plutôt à la orale pratique.
Le confucianisme a livré à la Chine et à une grande partie de l’Asie les fondements d’une éthique humaniste, détachée des croyances proprement religieuses, et adaptable aux circonstances. Il s’agit d’une éthique de la juste mesure, où la relation ritualisée (le li), non les personnes, est la mesure de toutes choses. L’idéal à atteindre est le ren, un sentiment de bienveillance qui tire son origine des relations familiales et qui est extensible à toutes les relations humaines. Confucius offre une morale non religieuse plus relativiste qu’universelle. Les pays influencées par le confucianisme ont tour-à-tour privilégié l’une ou l’autre vertu sociale comme vertu suprême : la bienveillance en Chine, la loyauté au Japon, le courage en Corée

L’Asie a développé des métaphysiques qui privilégient le cosmique ou le social pour y insérer l’individu qui n’existe que comme composante d’un groupe ou manifestation impersonnelle de la vie. L’englobant est le cosmos ou la cité. Le temps est cyclique. La vie est transmigration de corps en corps. Il n’y a pas d’individu unique. La pensée est ouverture au flux incessant de la nature. L’humain serait un flux qui traverse diverses existences ou encore un élément du jeu social ritualisé. Or, la notion de personne n’est pensable que si elle est unique, lorsque le temps est linéaire et orienté vers un but, lorsque l’action humaine est inscrite dans un temps irréversible et qu’elle engage la responsabilité.

L’islam est à la fois une religion universelle et ce que nous appellerions une religion civique, qui se déploie dans les institutions et les lois de la cité. La notion de séparation du religieux et du politique n’y a aucun sens. En créant Adam Dieu en a fait son lieutenant (= calife) sur la terre (s. 2,30), totalement soumis à Dieu, impuissant à se suffire à lui-même (s. 35, 15). L’allégeance absolue de l’homme à Dieu est la condition de tout être humain.

L’islam est le rappel de ce pacte d’allégeance primordial (mîthâk), la religion naturelle que Dieu a donnée à l’humanité, qui se serait corrompue ensuite. L’islam fut la religion d’Adam, rappelée par les envoyés de Dieu successifs : Abraham, Moïse, Jésus. Mahomet est le dernier envoyé. Il révèle le Coran éternel préexistant à l’humanité, révélé comme parole incréée et immuable.
De la sorte, tout homme naît naturellement musulman, disent les théoriciens de l’Islam à partir du XIe siècle, ce sont ses parents qui en font un juif, un chrétien ou pire encore, un idolâtre. L’histoire sainte antérieure à Mahomet est une histoire islamique que le Coran relate à sa façon.
L’humain universel est donc caractérisé par la soumission à Dieu.
La terre entière est confiée aux musulmans à charge pour eux de la soumettre à Dieu. Trois fois le prophète reçoit l’ordre de « faire prévaloir » l’islam sur toute religion. Dieu donne à l’umma la mission universelle (la da’wa) de lui soumettre tous les hommes à la soumission. Cette mission doit se faire d’abord par l’exhortation. Si elle se heurte à une opposition, la guerre peut devenir légitime (2,217.191). Sourate IX, 29 : « Faites la guerre à ceux qui ne croient pas en Dieu… et à ceux d’entre les hommes des Ecritures qui ne professent pas la vraie religion. Faites-leur la guerre jusqu’à ce qu’ils paient tribut de leurs propres mains et qu’ils soient soumis ». Il y a donc dès l’origine dans l’islam la racine d’une inégalité fondamentale entre les hommes selon qu’ils sont musulmans, gens du livre – dhimmis- ou idolâtres. Ces derniers perdent toute qualification humaine, puisqu’il est permis de les massacrer.

En Afrique sub-saharienne, la culture traditionnelle imprègne encore les coutumes et les mentalités. Elle repose sur une vision mythique de l’univers, qui associe dans une même communauté de destin les ancêtres, les vivants et les générations à venir, solidaires du grand ancêtre commun, auquel se rattachent les familles de la tribu. Les tribus sont liées à leur territoire. Celui-ci appartient au lignage. Les vivants en sont les gérants temporaires. L’ordre social est réglé en détail par les coutumes qui invitent à vivre comme les ancêtres. L’ancêtre suprême et une multitude d’êtres invisibles veillent sur les vivants. Il faut se concilier leurs faveurs avec des rites et des sacrifices, surtout dans les moments d’épreuve. La nature est comme animée ; elle peut être imprévisible. Il faut donc reconstituer l’ordre de la nature dans lequel les hommes sont insérés. L’individu s’efface dans le groupe. Il doit connaître son statut avec ses droits et ses obligations. L’idée de droits subjectifs universels de l’individu est incompréhensible. Le mariage est une alliance entre deux familles. Les litiges sont composés par la discussion sous la responsabilité du sage, qui rappelle les interdits à ne pas transgresser. Ce qui est juste, c’est la mesure qui restaure la cohésion du groupe et la concorde. La religion pénètre tous les comportements personnels et sociaux. Elle cimente dans le consensus l’idée de la continuité des générations, de la vie permanente de la nature, sans éprouver le besoin d’un salut personnel, ni s’inquiéter du sort du reste de l’humanité.

Ce rapide parcours nous montre déjà que la recherche empirique d’un humanum universel ne permet pas de dégager un consensus, car les systèmes de pensée réflexive sur la condition humaine partent de présupposés différents, voire opposés. Si l’être humain n’est rien d’autre qu’un flux vital dans le brahman, puissance primordiale divine à l’arrière-plan de tous les phénomènes de la nature, s’il a été créé sans liberté de se déterminer par lui-même, s’il est seulement partie d’un grand tout cosmique ou social, il n’est pas possible de lui assigner un profil commun ni de lui reconnaître une consistance universelle.

B. Une éthique planétaire ?

Du moins, les grandes cultures ont-elles, dans leurs conceptions divergentes de l’homme, abouti à quelques vues communes en matière d’éthique humaine ? C’est la recherche à laquelle s’est lancé le Prof. Hans Küng dans Weltethos christlich verstanden, traduit Projet d’éthique planétaire. La paix mondiale par la paix entre les religions, Paris, Seuil 1991, et Wozu Weltethos ? Il a pu établir des principes éthiques qui sont communs à toutes les religions. Chercher une convergence dans le domaine de l’éthique n’est pas une démarche syncrétiste, les religions et les philosophies restant ce qu’elles sont.

Dans son analyse, Hans Küng aboutit à la conclusion suivante : Toutes les grandes traditions ont en commun la règle d’or et la conviction que tout être humain doit toujours être traité humainement. « Ce que la Déclaration de 1948 a proclamé au niveau de droit, nous voulons le confirmer et l’approfondir au niveau de l’éthique » Les grandes traditions religieuses ont en commun quatre groupes de prescriptions que l’on peut mettre en relation avec les commandements suivants : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas commettre d’adultère. Cet inventaire est intéressant. La constatation qu’il existe un dénominateur commun éthique aux grandes religions et cultures dit certainement quelque chose quant à l’existence d’un humanum commun à tous les hommes.

III. La pensée chrétienne et l’héritage occidental

Si nous parcourons la révélation biblique, nous y distinguons trois étapes :

a) Les onze premiers chapitres de la Genèse contiennent une parole de Dieu adressée indistinctement à tout le genre humain. Adam c’est l’homme, tout homme créé. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il a été créé libre, doué d’intelligence, de sensibilité, de volonté. Sa liberté le rend capable de se tourner volontairement vers Dieu ou de s’en détourner. La rupture est symbolisée par l’épisode de la tour de Babel et la dispersion des hommes sur toute la surface de la terre. Les hommes ont voulu s’unir contre Dieu. Dieu brouille leur langue et dit « Qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres » (Gn 11, 7).

b) Avec l’appel d’Abraham, Dieu prend l’initiative d’établir une alliance avec un peuple particulier. C’est à ce peuple qu’il révèle son nom. A ce peuple il donne les tables de la loi morale valable pour tous les hommes. C’est ce peuple qui consignera l’alliance dans les Ecritures.

c) Avec le Christ, Parole créatrice devenue homme, l’alliance est accomplie et élargie à toute l’humanité. C’est lui qui résorbe les inimités passées, qui abat le mur de séparation entre élus et réprouvés (cf. Ep 2, 14), qui fait entrer les païens dans l’héritage de l’alliance. « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni l’homme et la femme ? Tous ne sont qu’un en Jésus-Christ » (Ga 3, 28). L’humanité se redécouvre une dans le Christ. L’homme universel, c’est le Christ. « Hidou anthropos ; ecce homo » (Jean 19, 5) dit Pilate en présentant Jésus à ceux qui le condamnent. La grâce du Christ révèle la nature créée dans toutes ses potentialités. L’Esprit donné à la Pentecôte est désormais le lien qui fait d’une humanité diverse par ses langues et ses coutumes un seul corps.
L’Eglise est appelée à manifester cette unité dans la diversité.
La pensée biblique fournit les bases d’une anthropologie et d’une cosmologie sans rapport avec les cultures environnantes. En peu de mots : Dieu n’est pas le monde. Il crée le monde par amour. La création est l’œuvre d’une intelligence, à laquelle les êtres humains ont part. Le monde est intelligible.
L’homme est créature de Dieu, libre. Sa dignité réside dans sa liberté. Il n’est pas programmé comme un automate. Dieu a inscrit en lui sa loi morale. L’homme peut se détourner de Dieu. Il cherche alors à se donner des absolus de substitution : il idolâtre le pouvoir, la science, le corps, tout ce qui tourne autour de l’homme coupé de Dieu.

La Bible a désacralisé le cosmos désormais livré à l’exploration de l’intelligence humaine. Elle a désacralisé le pouvoir humain toujours soumis au critère de la souveraineté de Dieu. Dieu est le Dieu de ceux qui l’adorent comme de ceux qui l’ignorent. Enfin, l’humain universel consiste en ce que l’homme a été créé libre à l’image de Dieu. Le fait que Dieu instaure en Jésus-Christ une alliance nouvelle avec l’humanité qui reconnaît en son Fils le nouvel Adam est l’archétype de la pensée chrétienne.

La pensée chrétienne du moyen âge a reçu et relu Aristote dans la perspective de l’anthropologie de la création. Les concepts des Anciens servent à donner forme rationnelle à la vision chrétienne de l’homme. Le rapport à la philosophie grecque n’est jamais servile. L’approche de la pensée chrétienne n’est pas sociologique, mais ontologique. Il existe un universel humain fondé dans l’être. Dès lors l’Eglise propose une approche de l’humain de type métaphysique, universel, sans exclusion. Le christianisme pense l’homme universel. Pour Saint Thomas d’Aquin, comme pour Aristote et les stoïciens, l’homme partage avec les animaux l’inclination naturelle à la conservation de soi et à la reproduction de l’espèce. Il s’en distingue cependant par le fait qu’il est un animal social, qui ne peut vivre qu’en société avec d’autres, et surtout parce qu’il est doué de raison et qu’il cherche à connaître toujours plus profondément comment le monde fonctionne et pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.

L’approche chrétienne est métaphysique. La pensée thomiste est inductive. Elle épouse la dynamique de tout être qui est devenir, mais qui réalise une finalité inscrite en lui. L’humanum se résume dans le concept de personne. « La personne, dit Boèce est « naturae rationabilis individua substantia (ou subsistentia) ». La définition, parfaite, doit tout à la théologie de la Trinité. Chaque être humain est unique et partage avec tous les autres une même nature. Cette nature est créée. Elle est donnée. Elle est indisponible. Elle n’est pas détruite par l’ignorance et le péché de l’homme.

L’humanum en tout être humain est sa qualité de personne et de substance irréductible à toute autre. Cette approche ontologique se coule dans une culture qui n’est pas exportable sous d’autres cieux. Elle exprime la révélation biblique en termes rationnels. Toute la doctrine sociale de l’Eglise sera construite sur une vision de l’homme comme personne, être social par nature, se réalisant par son appartenance à différents cercles de vie en société, au service de laquelle sont organisés les pouvoirs de la cité. La personne est l’horizon de transcendance de toute la vie sociale, indépendamment de ses croyances, de sa culture, de sa nationalité.

Le discours de la doctrine sociale chrétienne sur la nature est accueilli avec retenue par les philosophies du soupçon. Celles-ci considèrent que le concept de nature est vide, et que c’est par la culture que l’homme s’humanise. La pensée chrétienne conçoit la nature humaine dans toutes ses dimensions : physique, intellectuelle, sociale, spirituelle. L’humanité de l’homme n’est réductible à aucune de ces composantes. Tout homme est à la fois substance individuelle, être de raison, être social, capable de connaître et d’aimer. En fait, chaque personne réalise d’une manière singulière l’unique nature humaine.

C. La pensée occidentale issue des Lumières ne se comprend que sur l’arrière-plan plan du christianisme dont elle sécularise les valeurs de personne et de liberté, tout en les coupant de leur racine. L’individu est maintenant placé au centre du dispositif. La modernité conserve le souci de l’universalisme. Avec le nominalisme déjà, la pensée renonce à connaître le réel et se penche sur ses propres processus de connaissance. L’humain n’est plus un donné à découvrir et à explorer, mais ce que l’individu en assemblée, décide. La recherche de la vérité fait place à l’exercice de la volonté, ce que Hobbes résume par la formule : « Voluntas, non veritas facit legem ». A l’universalisme de la vision chrétienne de l’homme créé par Dieu vient se substituer, sans le contredire, l’universalisme visé par les premières Déclarations des droits de l’homme.

La Déclaration française de 1789 concerne explicitement les droits de l’homme et du citoyen. Elle affiche l’ambition de l’universalité. « Tous les hommes naissent égaux en droit… », sans que de cette égalité en humanité soient tirées toutes les conséquences en direction des femmes, des étrangers. L’assemblée reconnaît et déclare souverainement des droits des citoyens français, dont le premier est la liberté, suivi de la propriété, de la sûreté et de la résistance à l’oppression.

La Déclaration des Nations Unies de 1948 est la seule à ce jour qui porte et mérite le qualificatif d’universelle. Elle a un souffle inégalé dans ce type de document. Elle affirme d’emblée « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine ». Cette dignité n’est pas fondée ; elle est seulement déclarée. On ne peut pas ne pas y voir un horizon de transcendance antérieur au droit positif. La dignité est affirmée comme l’empreinte des années précédentes au cours desquelles cette dignité a été bafouée, provoquant la révolte « de la conscience de l’humanité ». L’expérience tragique de l’inhumanité a permis de délimiter les contours de l’humanité de l’homme. Les droits énumérés découlent de « la dignité et de la valeur de la personne humaine ». Ces expressions ouvrent l’horizon de l’universel. L’art. 1, parfaitement ciselé, contient un énoncé de type anthropologique. A la question qu’est-ce qui définit l’être humain, l’art. 1 répond : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

Ce qui détermine l’humanité par rapport aux autres êtres vivants est la raison réflexive et la conscience morale. On reconnaîtra sans peine combien cette vision est proche de la pensée catholique. Les droits proclamés sont universels, ils s’appliquent à toute personne indépendamment de sa race, sa couleur, son sexe, sa langue, sa religion, et quel que soit le statut politique du pays ou du territoire sur lequel elle vit ». Cet art. 2 abolit toute distinction entre les hommes.

Jean-Paul II, dans son Message à la XXIVe session des Nations Unies, le 2 octobre 1979, avait qualifié la Déclaration de « pierre milliaire sur le chemin de l’humanité », et une autre fois comme « une des expressions les plus hautes de la conscience humaine de notre temps » (Message du 5 octobre 1995).

Dans le même contexte du relèvement de l’après-guerre, la notion de « crime contre l’humanité » est entrée dans le droit international. Elle fait son apparition à l’art. 6 du statut du Tribunal de Nuremberg en 1945. Ce crime est sanctionné par la Cour Pénale Internationale depuis 2002. Malgré les incertitudes qui persistent quant à une acceptation commune de la notion de « crime contre l’humanité », l’idée d’une norme non écrite qu’aucun droit positif ne peut contredire s’impose à la conscience internationale
On se souvient à quelles conditions la Déclaration de 1948 a été souscrite par certains Etats. Six Etats communistes, l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud s’étaient abstenus. Le délégué chinois avait dit qu’il considérait le contenu de la Déclaration comme acceptable pour des raisons pratiques, mais qu’il ne fallait pas lui demander sur quelle conception de l’homme elle était fondée. Le fait de respecter tout homme dans sa dignité est plus largement répandu que la justification philosophique de cette dignité. Kofi Annan, l’ancien secrétaire général de l’ONU, disait : « Il n’est pas nécessaire d’expliquer ce que signifient les droits de l’homme à une mère asiatique ou à un père africain dont les enfants ont été violés, torturés ou assassinés. Ils le savent malheureusement beaucoup mieux que nous » (cité par R. Badinter, Le Monde, 27.11.2009, p. 11).

Notre rapide parcours nous a placés en face de trois manières d’aborder la question de l’universalité de l’humain :

- soit par l’affirmation de la nature humaine, c’est l’approche ontologique,

- soit par le droit international qui postule l’humanum comme une évidence,
- 
soit par la recherche d’un consensus horizontal, obtenu à un moment donné, comme dans l’Ethique planétaire de Hans Küng.

IV. Menaces sur la conscience d’un humanum universel.

La Déclaration de 1948 a été critiquée et souvent rejetée comme libérale et occidentale par des groupes de pays et de cultures qui n’avaient pas l’habitude de penser l’universel. Des critiques virulentes ont été proférées, comme celle de Joseph Yacoub, qui se propose de « Réécrire la DUDH » (DDB, 1998). En effet, l’anthropologie et les distinctions sur lesquelles repose la philosophie de la Déclaration se comprennent dans la tradition de la pensée occidentale. Ailleurs, dit-il, « le temporel et l’éternel, le visible et l’invisible, le divin et le profane sont inséparables ».

Nous avons assisté à des redéploiements régionaux de l’universalisme de la Déclaration de 1948. Alors que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950 et la Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969 se situent dans la même perspective universaliste que la DHDH, une série d’instruments ultérieurs comportent des accents différents.

Les Déclarations africaine, asiatique, islamique et orthodoxe ont toutes en commun de se démarquer de celle universelle de 1948 en jugeant qu’elle reflète une conception libérale occidentale des droits.

- La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée par les Etats membres de l’OUA en 1981, rappelle que l’individu est toujours membre d’un groupe et que la communauté lui donne son identité. L’ethnie, le parti, le village ont prééminence sur l’individu. Le pouvoir de l’Etat n’est pas limité par des droits inhérents à la personne. La Charte est l’expression d’une universalité contextualisée, qui protège notamment « les valeurs traditionnelles reconnues par la communauté » (art. 18,2). Qui n’appartient pas à la tradition africaine n’est donc pas concerné.

- Une Déclaration des devoirs fondamentaux des peuples et des Etats asiatiques a été souscrite en 1983 par l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande. Elle reproche à la DUDH de négliger les devoirs. Cette déclaration insiste plus sur les droits sociaux que les droits politiques, conformément aux principes confucéens qui font prévaloir l’harmonie de l’organisation sociale sur l’attention aux plus faibles.

- Par ailleurs, il existe une Charte asiatique des droits de l’homme rédigée en 1998 par une commission d’experts après consultation de 200 ONG. Elle appelle les gouvernements asiatiques à s’engager dans l’adoption d’une telle Charte continentale, en réagissant contre ceux qui présentent les droits de l’homme comme étrangers aux cultures asiatiques. Cette Charte endosse les Déclarations universelles des Droits de l’homme, tout en mettant l’accent sur les droits sociaux. On lit au par. 2,2 : « Nous croyons que les droits sont universels, toute personne pouvant s’en réclamant en vertu de son humanité. Les traditions culturelles affectent la manière dont une société organise les relations entre ses membres, mais elles ne dérogent pas à l’universalité des droits… qui sont inhérents à la dignité des personnes et des groupes ».

- Pour la Déclaration des droits de l’homme en islam, adoptée au Caire en 1990, l’engobant est la religion coranique et son expression juridique dans la charria. Tous les êtes humains sans distinction sont créés par Dieu et soumis à lui (art. 1). Ce Dieu est celui de l’islam, religion innée à tout être humain (art. 10). La soumission à Dieu et l’appartenance virtuelle de tout homme à l’islam ne sont pas le fruit de choix libres des personnes, mais sont donnés avec la vie. La soumission à Dieu se concrétise par la soumission à la charria. Aussi toute la Déclaration est-elle à comprendre comme « soumise aux dispositions de la charria » (art. 24). La Déclaration propose bien une anthropologie et un humanum universel, mais c’est une vision islamique dans laquelle le non musulman n’est que provisoirement toléré. Les Etats islamiques ont réussi à éliminer le droit de changer de religion des conventions des droits de l’homme de 1966 et 1981. L’art. 10 de la Déclaration ne garantit que le droit de rester ou de devenir musulman, pas celui de se convertir à une autre religion. La sharia menace toujours l’apostat de la peine de mort et interdit à une musulmane d’épouser un non musulman.

- La déclaration orthodoxe est explicitement antioccidentale et régionale. Elle a été adoptée par le concile mondial du peuple russe en 2006 sous l’inspiration de l’Eglise orthodoxe russe. Elle met au-dessus des droits de l’homme les valeurs de la foi, de la moralité, du sacré et de la patrie. La Déclaration réagit contre le subjectivisme et l’amoralisme supposé de la Déclaration de 1948. Elle contient un développement d’anthropologie chrétienne intéressant introduisant d’une part « la loi morale immuable » et d’autre part les ravages du péché. Elle introduit une distinction pour nous inhabituelle entre valeur humaine et dignité humaine. Tout homme a une valeur comme être humain créé par Dieu, dont il ne peut être dépossédé. Mais il acquiert sa dignité en faisant le bien. L’homme détruit sa dignité en choisissant le mal. Les droits de l’homme sont des droits qui aident les hommes à progresser vers le bien. L’universalité est ancrée dans la tradition russe orthodoxe. Quelle place pour le non croyant et le non russe ?

L’islam et l’orthodoxie reviennent instinctivement à une architecture dans laquelle la vision religieuse de l’un et de l’autre devient l’élément englobant et la référence ultime. Pour le catholicisme, l’englobant ne doit pas être l’option confessionnel qui exclut, mais l’ordre naturel qui postule la liberté de religion des personnes et le devoir des sociétés de la respecter. Dans les deux exemples évoqués, qui n’est pas de tradition musulmane ou orthodoxe ne jouit pas de la plénitude des droits. Ces droits cessent d’être universels.
La préoccupation de ces deux groupes humains est de se donner une charte qui les conforte dans leur identité, mais en exclut les autres.

Nous disons que la religion ne doit pas être l’élément englobant créant le lien social, mais que ce rôle revient à la liberté de religion, c’est-à-dire à la liberté de la conscience et à la liberté d’adhésion à une communauté de foi.
La reconnaissance effective d’une telle liberté par toutes les nations serait un tel progrès pour l’humanité, qu’elle se découvrait une dans ses aspirations les plus profondes. L’humanum universel est dans la liberté, non dans l’uniformité. Liberté en vue de la vérité, s’entend, non pas chute dans l’arbitraire et l’indifférence. Le catholicisme propose une vision de la distinction des sphères temporelle et spirituelle. Le temporel doit développer une vision intégrative des différences qui procède de la nature commune de tous les hommes. Ils ont en commun non les mêmes convictions, mais le besoin de pouvoir en vivre et en témoigner dans la liberté. Ce qui suppose qu’ils s’acceptent différents et ne cherchent pas à imposer leurs convictions les uns aux autres par le moyen de l’Etat, mais qu’ils exigent de l’Etat qu’il les protège tous.

La postmodernité qui s’impose depuis une vingtaine d’année, avec la globalisation, la fin des grands récits, le rejet de l’idée de vérité, fait courir à la conscience de l’universalité de l’humanum de nouveaux risques.

La dérive des droits de l’homme, utilisés par les groupes de pression pour faire accepter des revendications sectorielles, est le signe de l’absence d’une vision anthropologique commune. L’individualisme l’a emporté dans l’espace occidental. Le régionalisme, le nationalisme, le repli identitaire religieux et culturel l’ont emporté ailleurs. Il n’y a plus d’horizon de vérité. L’idée même de vérité est combattue au nom de la démocratie qui, pour prospérer n’admettrait que le relativisme des valeurs et des opinions. Ce point de vue est autodestructeur, puisque l’absence de vérité est imposée comme une nouvelle vérité. La vérité n’est plus liée à la réalité que l’on découvre, mais à la puissance médiatique dont on dispose pour l’asséner. L’exercice de la liberté n’est plus objectivement situé dans les limites du réel, mais s’invente en permanence.

L’humain n’est plus saisi dans sa totalité âme, corps et esprit, mais dans ses composantes organiques. La neurologie réduit l’homme au cerveau, lui-même aux éléments chimiques qui le composent.

Dans les débats autour de la bioéthique émerge une autre menace contre l’humanum universel. Si l’être humain peut être fabriqué comme un objet, pour satisfaire les désirs de ceux qui le produisent, si les cellules embryonnaires sont traitées comme du matériel biologique, la substance de l’humain se délite entre les mains qui le manipulent. Ceux qui voudraient légaliser l’euthanasie considèrent que l’on peut disposer de la vie d’une personne qui aurait perdu sa dignité inaliénable, alors qu’il s’agit de soulager sa souffrance et de l’entourer d’affection. Si l’humain n’est pas une barrière élevée contre toutes les idéologies eugénistes et euthanasistes, il ne reste plus que l’arbitraire du désir individuel. La mentalité scientifique et techniciste réduit l’humain au biologique, au social et au culturel, à la corporéité pure, sans finalité. Mais le propre de l’humain est d’échapper à tout réductionnisme.

Les nouvelles idéologies de la deep ecology n’appréhendent plus l’homme comme le sommet de la création, mais comme une manifestation de la vie parmi d’autres. Elle prône la réduction de la présence et des activités humaines sur la terre, pour permettre le déploiement d’autres formes de vie ayant même valeur et dignité que l’être humain. La nature, déifiée sous la forme de Gaïa, est placée au-dessus de l’homme. Ce nouvel antihumanisme n’a pu prospérer que sur le constat objectif des errements de l’exploitation et de la destruction des ressources naturelles par un système économique sans contrôle et mû par le profit à court terme. Il n’en résulte pas moins un effondrement de la conscience que l’humain définit précisément sa spécificité face aux autres êtres vivants et face à sa responsabilité propre dans la gestion des ressources naturelles.

Symptomatique est le rejet par l’écologie radicale de ce qu’elle entend par judéo-christianisme. Ce courant idéologique accuse le judéo-christianisme d’être la cause de l’exploitation de la nature. Il comprend le « croissez, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la » de Gn 1,28 comme une invitation à exploiter et à dévaster la nature dans une vision anthropocentriste de l’univers.

Conclusion

Nous sommes partis de la constatation que les hommes pressentent qu’ils partagent une même condition humaine, au-delà des catégories par lesquelles les grands systèmes de pensée appréhendent l’humanité de l’homme. Or, pour que l’humain universel existe, il faut qu’il ait une consistance propre, qu’il s’impose objectivement à nous et qu’il soit l’attribut de tout homme et femme sans distinction aucune. Ces trois conditions nous sont devenues familière par la Bible qui a inspiré l’anthropologie chrétienne et la doctrine sociale de l’Eglise. La vision chrétienne est certes repérable en version sécularisée dans la Déclaration universelle de 1948. Mais celle-ci, parce qu’elle ne fonde pas la dignité humaine dans l’être –une humanité sans transcendance- n’est plus reçue comme une expression de l’humanum universel, alors même que la postmodernité relativiste est incapable de proposer mieux. L’humanum ne s’imposera à la conscience universelle que s’il perçu comme irréductible aux jeux des pouvoirs et des désirs, comme un donné à découvrir et à protéger.

ÉCHANGE DE VUES

Gérard Donnadieu : Je suis professeur de théologie fondamentale au Collège des Bernardins et président de l’Association Teilhard de Chardin. C’est dire que je me situe un peu en connaisseur du sujet traité et à ce titre je tiens à exprimer à Mgr. Minnerath combien j’ai trouvé exceptionnelle sa conférence. Nous faire en une heure d’horloge un panorama aussi complet, aussi fin, aussi percutant de cette question de l’existence ou pas d’un Humanum universel constitue véritablement un tour de force. Son texte mérite d’être très largement diffusé.

Le constat auquel on arrive au final est assez désolant et peut nourrir la désespérance quant à la capacité des hommes d’arriver à un consensus sur ce qui est pourtant pour eux essentiel, à savoir ce qui les fait hommes. Le conflit des anthropologies découle de celui des visions religieuses et métaphysiques comme nous l’avons vu à propos de la pluralité des déclarations des droits de l’homme. Qu’est-ce qui alors va permettre d’arbitrer entre ces différentes conceptions ? N’est-ce pas les résultats en matière de qualité de vie, de bonheur, de liberté intérieure auxquels, sur la longue durée, vont conduire chacune de ces anthropologies ? La sélection ne se fera-t-elle pas, au final, sur un plan beaucoup plus pratique que spéculatif ? Et la réponse chrétienne n’est pas sans moyen pour faire valoir sa pertinence.

Mgr Roland Minnerath : Merci pour votre question.
Je pense aussi que l’humanité peut connaître un sursaut, comme ce fut le cas après 1945. Nous avons alors assisté à une prise de conscience tel, à l’échelle internationale, qu’un retour aux errements antérieurs n’était plus concevable. Des pays qui se sont fait la guerre pendant des siècles ont réussi à se lancer dans un avenir commun de coopération et même d’intégration. Maintenant, il n’a plus de projets communs. Il n’y a plus de vision partagée de l’avenir.

Aujourd’hui je ne suis pas sûr que les Nations Unies soient capables de produire un texte de la qualité de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.

Dans la pluralité des cultures fortement affirmée, il est très difficile de dégager des consensus, parce que les visions du monde sont très différentes et il n’y a pas de conceptualité commune.

Historiquement, on constate que les hommes et les nations se rapprochent lorsqu’ils ont à faire face aux mêmes menaces. Il est clair que les menaces climatiques, par exemple, et l’interconnexion des économies sont telles qu’une catastrophe à un endroit entraîne des conséquences inévitables partout ailleurs.

En raison de cette interdépendance dans la fragilité extrême, on peut penser que les hommes et les cultures soient capables de mobiliser leurs ressources morales pour surmonter des défis communs.

Teilhard de Chardin, je crois, disait : « Maintenant la question n’est plus de savoir si on peut vivre mieux, mais si on peut survivre ».

Il vaudrait quand même mieux survivre dans de bonnes conditions. Et donc je verrai cette question de cette manière :

La réponse chrétienne se situe non sur le terrain de la foi proprement dite mais de la raison illuminée par la foi. Elle fait appel à une vision de l’homme et de la société que tout homme peut ratifier. Nous invitons les personnes et les cultures à découvrir dans la nature humaine universelle les critères de ce qui est juste et bon pour l’homme, pour tous les hommes. La première tendance inscrite dans notre nature est la conservation de soi, l’instinct de survie. Si les sociétés sentent qu’elles sont menacées dans leur existence même, elles peuvent libérer des énergies insoupçonnées pour réorienter leurs choix.

Mais qui aura l’autorité pour faire évoluer la société d’une manière paisible et harmonieuse ? L’autorité est une question morale. Elle doit persuader du bien fondé des sacrifices que nous devrons éventuellement consentir, dans le domaine énergétique, par exemple. Les hommes accepteront de changer leurs comportements s’ils intériorisent la nécessité d’envisager l’avenir autrement.

Philippe Laburthe : Récemment, j’étais à l’école d’anthropologie fondée par Broca, qui était matérialiste, en présence de deux professeurs du Muséum d’histoire naturelle. L’un était totalement matérialiste. Il ne voyait dans l’apparition de l’homme rien d’autre que le développement du singe, du gorille, etc. Et par conséquent, dans la situation actuelle, il était tout à fait rangé du côté des écologistes : il faut empêcher l’homme de continuer à se considérer comme exceptionnel, etc. L’autre, beaucoup plus simple, était beaucoup plus profond me semble-t-il. Il disait : « Il n’y a pas d’homme sans culture ».Sans culture, c’est-à-dire sans langage. Cela me fait penser à je ne sais quelle autorité ecclésiastique qui disait, lorsqu’il y avit discussion sur l’âme des sauvages : »Parle, et je te baptise. »

Chaque homme devient homme quand il crée un vrai langage social, fait culturel qui se présente comme la fondation de toute culture.
C’est très intéressant parce que nous voyons l’homme, brusquement ,tout inventer… Ce qui est très frappant,
c’est par exemple, du premier coup, la perfection de l’art préhistorique. La grotte Chauvet est d’une beauté bouleversante, ainsi que les fresques du Sahara, 6 à 10.000 ans avant l’ère chrétienne…Mais les silex taillés ont aussi leur perfection. Même si une évolution apparaissait, actuellement, la double articulation du langage reste un fait exceptionnel, qui permet à l’homme de dépasser tous les systèmes de signes et de voix qui caractérisent le langage animal

Et à ce moment-là, surgit la découverte de techniques et de rituels… Je ne sais pas si vous avez entendu parler des découvertes d’Atapuerca en Espagne (étudiées par les paléontologues de l’Université de Salamanque, exposition au Musée de l’Homme à Paris en 2009). Ces découvertes font remonter à des Néanderthaliens d’il y a cinq cent mille ans l’apparition de la transmission du feu, et celle des rituels funéraires. Les deux phénomènes supposent le langage, sa double articulation, une vie en société. On ne peut pas avoir les uns sans les autres.

Donc, là, il y a une base scientifique pour fonder très loin derrière nous la validation d’une humanité première.

Mgr Roland Minnerath : Pour reconnaître ce qu’est un être humain, il faut sans doute aller au-delà de la recherche empirique sur les origines de l’homo sapiens. Sans doute la recherche paléontologique permet-elle de dégager des seuils successifs d’humanisation : à partir de tel seuil commence l’usage de la parole ; à partir de tel autre seuil, on observe l’usage de rites funéraires et donc l’interrogation autour de la vie après la mort.

Déjà Cicéron disait que l’humain se distingue par la ratio et l’oratio, la raison et le langage. Ce sont des considérations classiques déjà dan l’Antiquité. La raison, la vie organisée dans une cité distinguent les humains des autres êtres vivants.

Mais il y a un autre critère, me semble-t-il, qui échappe à la mentalité scientifique actuelle, c’est celui de la dignité intrinsèque de tout être humain, parce qu’il est homme, dignité qui n’est pas diminuée par la dégradation de ses capacités physique ou mentales. Ce critère est celui de l’irréductibilité de l’homme à ses conditionnements physiques ou sociaux. Le grand progrès moral de l’humanité est dans la reconnaissance de cette irréductibilité. Elle est au fondement des droits de l’homme et de toute la vie sociale.

Hélas, ce point de vue n’est plus partagé ! Il y a des courants de pensée qui disent qu’une personne qui perd son autonomie perd sa dignité.

Catherine Berdonneau : Est-ce qu’il vous semble qu’une idéologie du genre est susceptible d’amener une avancée ou plutôt un recul ?

Mgr Roland Minnerath : C’est un effondrement. On peut retracer l’itinéraire de cette idéologie. Elle vient du monde anglo-saxon, américain notamment. Elle a été promue chez nous par Simone de Beauvoir. Cette étrange manipulation des concepts n’est possible que dans une philosophie qui nie la notion de réalité objective et qui pousse à l’extrême la subjectivité, où c’est mon désir qui crée la réalité, où je ne suis pas inscrit dans une réalité que je reçois.

Personne n’a demandé à exister. L’existence et l’être nous sont donnés.
C’est une loi de la nature. On se reçoit comme homme ou femme.

Si la société devait ratifier l’idéologie du genre, il n’y aurait plus d’anthropologie fondée sur ce qui est. Il n’y aurait plus que des conflits entre des désirs contradictoires, et les plus forts –médiatiquement- imposeraient leurs vues à tous. Et nous perdrions toute base rationnelle sur laquelle construire une éthique sociale. On n’est plus capable dans une enceinte nationale ou internationale de défendre ce point de vue.

Les lobbies qui défendent l’idéologie du genre ont la faveur des médias, comme tout ce qui va dans le sens de la déconstruction de notre humanité – je pense au « mariage » homosexuel- car on confond liberté et satisfaction de tous les désirs individuels.

Jean-Luc Bour : Au tout début vous avez dit que la caractérisation de l’être humain, c’est la raison et le langage.

Je vous ai entendu quand vous dîtes que la raison disparaît avec l’arrivée du désir.

Est-ce que le langage ne disparaît pas aussi ?

Mgr Roland Minnerath : Vous avez raison d’attirer l’attention sur le langage si on entend par là la capacité de communiquer et de déchiffrer ensemble la réalité dans laquelle nous sommes insérés. Raison et langage vont ensemble. Si la raison est disqualifiée, le langage permettra peut-être de communiquer par la poésie, le mythos, le symbolique comme approches également valables du réel. En fait l’excès de confiance dans la connaissance scientifique a disqualifié les autres approches propres au langage humain.

La science a avancé parce qu’elle a exploré un réel qui est objectivement devant elle. Mais les sciences physiques ont reconnu que dans l’infiniment petit, on ne peut pas vraiment connaître le réel tel qu’il est, mais seulement la représentation que nous en avons. Bref, le réel ne se laisse pas entièrement observer. Il y a toujours un au-delà de nos connaissances empiriques.

Vous connaissez peut-être le livre de Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens ? (2007) où l’auteur montre justement, mais il n’est pas le seul, que l’aventure de la science a remis la science à sa vraie place. Celle-ci ne se situe pas sur le registre du « pourquoi ? » ni du sens ultime. Elle n’est pas une religion universelle. Elle n’est pas en mesure de donner des réponses à tout.

Le langage tend à transformer la science en verdict de toute vérité sur l’homme. Mais c’est un abus de langage dont raffolent les médias. On utilise des éléments du savoir scientifique pour justifier tel ou tel choix éthique arbitraire. Alors que l’homme est un tout : biologique, social, culturel, spirituel. Le spirituel est dénoncé comme impropre à l’approche scientifique et donc réductible à ce qu’il n’est pas. Le langage est fondamentalement piégé. On observe un glissement sémantique sur les thèmes de l’humain, de la dignité, du genre, du mariage, de la famille. Le langage médiatique, véritable pouvoir dans notre société, façonne des comportements et des jugements à l’emporte pièce, sans permettre le recul. Il entretient la confusion. Sous la pression de ce qui est présenté comme une évidence, les politiques ne peuvent que céder. Et des pans entiers de notre culture fondée sur la raison –et la raison illuminée par la foi- s’écroulent.

Pendant des siècles, la culture, la païdea, était considérée comme le moyen d’humaniser l’homme. Elle transmettait une anthropologie et une vision du monde, comme un modèle à reproduire et un idéal à atteindre. Or, les échanges planétaires sur Internet ou Face book créent un nouveau langage virtuel qui valide toutes les opinions et les place toutes au même niveau. Si le langage n’est plus l’expression de la structure recherchée du réel, il ne rassemble plus, mais il brouille les pistes. Nos prodigieux moyens de communication nous auront ramenés à la case « tour de Babel ». Il nous faut une nouvelle Pentecôte.

Séance du 9 juin 2011