Par Yvonne Flour, Professeur à l’université Paris I, Panthéon-Sorbonne
Dans la seconde moitié du 20e siècle, le droit de la famille a fait l’objet d’une refondation presque totale pour l’adapter à l’évolution de la société. Pensé avec beaucoup de profondeur comme une œuvre d’équilibre, l’édifice n’a pas résisté au temps. Trente après, il est pris à nouveau dans un vent de réforme qui donnent parfois l’impression d’être guidées par des préoccupations politiques immédiates plutôt que par une véritable réflexion sur ce qu’est une famille. Ce nouveau mouvement engendre ainsi un sentiment de désordre et d’instabilité. En outre, le droit de la famille n’est pas seulement transformé par l’oeuvre du législateur. Il est aussi profondément infléchi par l’action de la jurisprudence, en particulier à travers la notion de droits fondamentaux, tels qu’ils sont affirmés d’abord par la Cour européenne des droits de l’homme et, dans une moindre mesure jusqu’à présent, par le Conseil constitutionnel.
Ces influences plurielles concourent à l’épanouissement des droits de l’individu dans la famille au risque de déstabiliser le droit de la famille dans sa dimension institutionnelle et collective.
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Jean-Marie Schmitz : C’est avec joie que j’ai consacré un peu de temps à réfléchir à ce que je pourrais vous dire pour vous présenter le professeur Yvonne Flour.
Avec joie parce que voilà plus de quarante ans que nous nous sommes rencontrés à l’occasion des événements de mai 68 qui ébranlèrent notre université, notre société et dont l’onde de choc est toujours présente aujourd’hui.
Comme dans toutes les périodes troublées les caractères se révélèrent.
Certains professeurs, confirmant la haute opinion que nous avions d’eux, se sont affirmés avec courage comme des défenseurs résolus de ce qu’il y avait dans la vie de l’université et d’autres, par faiblesse ou idéologie, s’abaissèrent à la démagogie jeuniste en vigueur à ce moment-là et, sans s’attirer autre chose que le mépris y compris de ceux qu’ils voulaient flatter ou amadouer, d’autres encore disparurent prudemment.
Quant à nous, ayant appris quelques petites choses des mécanismes marxistes-léninistes, nous nous efforcions de déciller les yeux de nos condisciples sur la mécanique révolutionnaire, sur les assemblées générales renouvelées jusqu’à ce que qu’une assistance devenue squelettique vote enfin une motion voulue par le noyau dirigeant et essayer de dire ce qu’il fallait faire pour éviter de contribuer, même si c’était malgré soi, au fonctionnement de cette mécanique décervelée.
Un de nos documents d’ailleurs Le marxisme dans l’université connut un retentissement inattendu puisque, ayant rencontré des anciens de la 2e DB, on a découvert qu’il avait été diffusé et tiré à des milliers d’exemplaires.
De ces événements, vécus en commun, naquit une amitié que les années ont approfondie, élargie à la famille d’Yvonne Flour. Les hasards de la vie d’ailleurs voulurent que, parti entre temps faire mon service miliaire, je rencontre à Verdun un jeune capitaine Flour qui était le frère aîné d’Yvonne.
Grâce à cette amitié, j’ai eu l’occasion de connaître ses parents, en particulier son père, le professeur Jacques Flour dont le nom était familier à tous les étudiants en droit, surtout en droit privé, mais dont l’éloquence et l’humour délicieux étaient réservés à ceux qui avaient la chance de pouvoir l’approcher.
Je vais vous faire une petite citation qui n’est pas de moi : « Monsieur Jaques Flour était un professeur exceptionnel, d’abord avec la conscience scrupuleuse avec laquelle il donnait son enseignement, ensuite par l’ampleur de ses connaissances et l’acuité de son jugement qui faisait de lui un héritier accompli des grands civilistes français. Enfin et surtout par le respect qu’il portait à la liberté d’esprit qu’il portait à ses étudiants, il avait des convictions mais ne les professait point comme des vérités. Son souci était d’allier la clarté, la pondération et l’équité. »
L’auteur de ces lignes qui est Raymond Barre, qui avait été son collaborateur à l’Institut des Hautes Études de Tunis concluait ainsi ce témoignage de respect et de gratitude : « Je voudrais y joindre, dit-il, l’hommage du Premier ministre au service autant qu’en France autant qu’à l’étranger, Monsieur Jacques Flour a rendu à notre Université et à notre pays ».
Bon sang ne sachant mentir et la route était tracée pour Yvonne : devenir, elle aussi, une grande civiliste. Je ne sais pas si elle sera parmi les plus grands civilistes de l’Histoire de France, mais elle est une grande civiliste.
Vingt et un an après être née à Dijon, Yvonne Flour, a déjà, une maîtrise de droit en poche, de la faculté de droit de Paris. Suivent en 1970 et 1971 un DES de droit privé, le certificat d’aptitude à la profession d’avocat et un DES d‘histoire du droit. En 1977, elle obtient le Premier Prix de thèse de Paris II et l’année suivante, à 30 ans, elle devient une de plus jeunes agrégées de droit en droit privé et sciences criminelles.
Assistante à Paris, ses activités d’enseignement vont ensuite la conduire à Reims, à Clermont-Ferrand et puis pendant douze ans à Rouen où ses collègues, conscients de ses qualités éminentes, la choisissent comme doyen, vocable pour lequel elle n’a pas tout à fait l’âge pour accéder à cette charge.
En 1993, elle revient à Paris comme professeur à l’université Paris I, Panthéon-Sorbonne, dont elle deviendra membre scientifique.
Par rapport au sujet qui, cette année, occupe notre Académie, j’ajoute que parmi les nombreuses autres responsabilités collectives qu’elle exerce ou a exercées figure celle de Membre de la Réforme du Comité du Droit de la Famille, en 1998 et 1999.
C’est donc avec beaucoup d’intérêt et d’attention que nous allons l’écouter même si ce qu’elle a à nous dire n’est vraisemblablement pas de nature à ouvrir des perspectives réjouissantes pour la famille telle que nous l’avons connue et telle qu’elle nous a faits ce que nous sommes.
Yvonne Flour : Dresser le bilan d’une évolution, cela commence nécessairement par une histoire. Cette histoire, nous la ferons remonter au Code civil, et pas au-delà. Pour les juristes, le Code joue un peu le rôle du big bang pour les astrophysiciens : tout part de là, c’est la source à laquelle on est toujours ramené. Mais il se présente aussi comme une sorte de miroir, d’écran, qui nous masque l’histoire antérieure. Pour le franchir il faudrait d’autres compétences. Sans entrer ici dans le débat interminable de savoir si le Code civil s’inscrit dans une continuité ou dans la rupture, on ne peut nier qu’il constitue une véritable refondation du droit dans notre histoire.
Or, comment la famille se présente-t-elle dans le Code civil ? Cette question nous renvoie immédiatement à une célèbre citation d’Ernest Renan, pour qui le Code « semble avoir été fait pour un citoyen idéal naissant enfant trouvé et mourant célibataire et sans descendance » . C’est dire, à s’en tenir à ce propos passablement polémique, que la famille n’y tient pas une bien grande place.
Ce point de vue quelque peu désabusé pourrait sans doute trouver un appui dans le vocabulaire de la loi. C’est en effet une remarque usuelle encore aujourd’hui que le mot même de famille ne se rencontre pas dans le Code civil, ou bien peu. À telle enseigne que, si on voulait aujourd’hui rechercher une définition légale de la famille, c’est plutôt dans le droit des étrangers que l’on pourrait en trouver l’esquisse, à travers le droit au regroupement familial. Mais la perspective est probablement biaisée par le particularisme de l’approche. Toutefois, conclure que la famille est ignorée du Code parce que le mot n’y figure pas, c’est faire du nominalisme. D’abord, parce qu’on sait qu’il n’est pas du rôle de la loi de fournir des définitions. Au demeurant, la famille n’est pas un groupement créé par le droit, comme l’est une association déclarée ou une société commerciale. Elle est une réalité sociale dont il ne dépend pas de la loi de la définir ou de dire ce qu’elle est. Mais surtout parce que, dans le Code civil, on rencontre le mari, la femme, l’enfant, les père et mère, les frères et sœurs, les ascendants, les collatéraux… Toute la famille s’y trouve. Le Code civil ne l’appréhende pas dans sa globalité comme ensemble, mais à travers les liens entre les personnes qui la composent et la structurent.
Cela étant, lorsqu’on relit le Code Napoléon avec le regard d’aujourd’hui, on est plutôt surpris de l’appréciation de Renan. Avec le recul de deux siècles, nous avons plutôt le sentiment que la famille y est très fortement affirmée et structurée. Elle se fonde sur le mariage, exclusivement : hors le mariage, il peut y avoir des liens entre des personnes, par exemple entre un enfant et sa mère ou entre l’enfant et son père, mais il n’y a pas de famille constituée comme un groupe, une organisation collective. Cette famille fondée sur le mariage s’appuie sur deux piliers : la puissance paternelle et la puissance maritale. Et donc la famille s’organise autour de son chef, qui est le mari et le père. À travers sa personne, elle parle d’une seule voix.
Il n’est pas besoin d’un long exposé pour voir que la famille d’aujourd’hui ne ressemble plus guère à ce modèle. Le trait le plus saillant, c’est évidemment le déclin du mariage. Celui-ci est en quelque sorte attaqué par ses deux extrémités : on se marie de moins en moins, on divorce de plus en plus.
Mais en outre, il est désormais directement concurrencé par d’autres figures juridiques qui servent à organiser la vie de couple. Au demeurant, lorsqu’il intervient, il n’est plus que rarement situé au point de départ de la vie conjugale. En d’autres termes, il ne constitue plus ni l’acte fondateur ni le pilier central de la famille.
Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, tandis que le droit du couple se diversifie à partir de cette idée qu’il existe une diversité des modèles de la conjugalité, le droit de l’enfant s’est complètement unifié. Le point d’orgue de cette évolution réside dans l’ordonnance du 4 juillet 2005 portant réforme du droit de la filiation, qui a supprimé purement et simplement la distinction des filiations légitime et naturelle. De telle sorte qu’aujourd’hui le statut de l’enfant ne dépend en aucune manière de celui de ses parents. De ce point de vue, là non plus, le mariage n’apparaît plus comme l’institution qui fait la famille. Aux yeux de beaucoup de juristes, c’est seulement avec l’enfant que surgit la famille dans l’espace social. Mais, à la réflexion, c’est un peu étrange. En toute logique, le couple précède l’enfant. L’enfant est issu d’un couple, non le couple de l’enfant. Il y a donc une curieuse inversion de la nature des choses à dire que c’est la survenance de l’enfant qui donne naissance à la famille.
Cette distorsion entre le droit du couple et celui de l’enfant, on pourrait aussi la lire comme une sorte de déplacement de l’ordre public. Aux yeux du législateur, la vie du couple est devenue une affaire qui relève de l’intimité de la vie privée, que l’on peut laisser les personnes organiser à leur convenance sans que la société y ait son mot à dire. À l’inverse, nul jusqu’à présent ne songe à soutenir que la filiation n’intéresse pas la société tout entière ou que le lien qui unit l’enfant à ses parents pourrait être abandonné aux volontés individuelles. Pour plagier Victor Hugo, lorsque l’enfant paraît, l’ordre public apparaît avec lui. Pour autant, il n’est pas sûr que cette opposition entre un champ abandonné à la libre volonté et un autre soumis à l’ordre public ait une réelle consistance. Le droit de la filiation lui-même, comme l’ensemble du droit de la famille, est aujourd’hui envahi par la revendication des droits individuels. De sorte que l’ordre public a bien du mal à y conserver ses positions.
Quoiqu’il en soit, cette évolution parallèle mais inverse du droit du couple et du droit de l’enfant aboutit à une véritable déliaison entre des questions qui sont pourtant fondamentalement reliées entre elles. Et cette déliaison transforme complètement la signification même du mariage. Dans un remarquable article publié dans la revue Esprit en 1996, Mme Catherine Labrusse avait montré que la fonction du mariage dans la société est d’articuler entre eux les trois liens qui structurent et organisent la famille : le lien conjugal, le lien de filiation et le lien fraternel. Le mariage est spécifiquement l’institution qui articule entre eux ces liens, qui font qu’au sein de la famille chacun a une place qui lui est propre et qui n’est interchangeable avec aucune autre.
Laissons de côté le lien fraternel, qui paraît second par rapport aux deux premiers, puisqu’au fond il en découle. Dans tous les systèmes juridiques, la fonction propre du mariage est bien d’instituer la filiation, de rattacher l’enfant au couple dont il est issu. C’est l’institution qui prépare l’accueil et l’éducation de l’enfant, et qui par là conditionne la persistance de la société dans son être. Cette signification est d’ailleurs fortement exprimée par le Code civil lui-même dans un très beau texte qui a survécu à l’évolution ci-dessus décrite. C’est l’article 203 qui énonce : « Les époux contractent ensemble, dans le mariage, l’obligation d’entretenir et d’éduquer leurs enfants ». On ne saurait dire plus fortement la solidarité de l’engagement conjugal avec les devoirs dont les parents sont tenus envers les enfants qu’ils ont mis au monde. Hors l’article 203 cependant, la liaison entre droit du mariage et droit de la filiation est bien peu présente dans les textes.
Certes, on en trouve trace encore dans la présomption de paternité, énoncée à l’article 312 C. civ. : « L’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari ». Ce texte, pivot de tout le droit de la famille, l’ordonnance du 4 juillet 2005 n’a pas voulu l’abroger, précisément en raison de sa force symbolique, mais il n’a plus guère qu’un rôle marginal. Le mariage aujourd’hui apparaît non plus comme l’institution qui donne forme à la famille, mais comme un simple contrat de communauté de vie, un statut proposé, parmi d’autres, à ceux qui souhaitent donner un cadre juridique à leur vie de couple.
Et si, sortant du droit du mariage, on tourne le regard vers son concurrent direct : le pacte civil de solidarité, cette déliaison entre le couple et l’enfant est plus visible encore. Le PACS est aussi un contrat de communauté de vie.
Dans tout le chapitre au demeurant assez bref que lui consacre le Code civil, il n’est jamais question de l’enfant. Comme si la communauté de vie, dés lors que délibérément le PACS n’a pas été réservé aux couples de même sexe, n’avait pas pour conséquence naturelle, en tout cas possible, la naissance de l’enfant. Même constat encore dans le droit du divorce. Il est frappant que le chapitre qui réglait les conséquences du divorce pour les enfants ait été purement et simplement abrogé. L’ensemble des règles qui visent à organiser les conséquences de la rupture du couple parental – l’exercice de l’autorité, la résidence de l’enfant – ont été en effet déplacées dans un chapitre général qui s’applique à tous les enfants quel que soit le statut de leurs parents. Aux yeux de la loi, le seul critère pertinent est celui de la communauté de vie ou de la séparation. L’autorité parentale s’exerce différemment selon que les parents vivent ensemble ou séparément. Pour tenir compte de la diversité du statut des couples, cette question a donc été entièrement dissociée du droit du divorce. Bref, de quelque côté que l’on se tourne, la rupture entre droit du couple et droit de l’enfant est entièrement consommée.
Il faut alors se demander comment on est arrivé à ce point qui représente un renversement radical par rapport à la figure de la famille dans le Code civil. Deux sources de cette évolution peuvent, me semble-t-il, être distinguées.
En premier lieu, le droit de la famille n’avait fait l’objet que de réformes ponctuelles au cours du IXXe et dans la première partie du XXe siècle. Pendant une période d’une dizaine d’années qui s’étend entre 1964 et 1975, il a été entièrement repensé, et ce train de réformes, très cohérentes, est l’œuvre d’un homme : Jean Carbonnier, qui fut le maître d’un grand nombre de juristes contemporains. A vrai dire, il faut immédiatement nuancer quelque peu ce propos, car on observe à cette époque dans toute l’Europe des réformes à peu près semblables. Ce qui montre que le législateur ne choisit pas absolument ce qu’il décide, mais qu’il est conduit par des évolutions sociales qui sont à peu près les mêmes dans tous les pays de développement égal et de culture proche. Pour autant, dans l’œuvre de Jean Carbonnier, s’exprime une pensée directrice.
Cette pensée directrice, il l’a lui-même développée dans un article intitulé : « A chacun sa famille, à chacun son droit » .
La première idée est celle de la pluralité des modèles. La France est un pays divisé de croyances et de religions, divisé par les cultures qui s’inscrivent dans ces croyances, divisé aussi par les idéologies et les traditions. Un seul modèle par conséquent ne peut suffire à tous, et le rôle du législateur n’est pas de privilégier un schéma familial de préférence à un autre, mais d’ouvrir la porte à la diversité en mettant en place une sorte de législation à la carte dans laquelle chacun trouvera ce qui correspond à sa propre conception de la vie familiale. D’où le titre : à chacun sa famille, à chacun son droit.
La seconde idée directrice que souligne Carbonnier, c’est la force de l’idéologie. Le propos est très fort. « C’est l’idéologie qui emporte les digues », écrit-il. L’idéologie qui pénètre le droit de la famille au milieu du 20ème siècle, poursuit-il, « se récapitule en deux mots : liberté, égalité ». Et il conclut, un peu ironiquement d’ailleurs : « C’est la devise de la République qui pénètre à l’intérieur de la famille ». Mais la famille est-elle, peut-elle être, une société démocratique ? On peut en douter. Parce qu’elle est une communauté de personnes organisée par des liens articulés entre eux, les relations n’y sont ni égalitaires ni réversibles. Le père n’est pas la mère, l’enfant n’est pas ses parents… C’est pourquoi les principes de la démocratie, qui présupposent une certaine indifférenciation des citoyens, s’y implantent malaisément. On verra dans un instant que l’application uniforme d’un principe général d’égalité de chacun avec tous dans une société comme la famille aboutit à une sorte d’aplatissement. On ne perçoit plus la famille comme une collectivité justifiée par un intérêt commun qui dépasse celui de chacun de ses membres, mais on la voit plutôt comme un cumul d’intérêts individuels.
En second lieu, un autre facteur d’évolution, plus récent, est la pénétration du droit de la famille par la doctrine des droits fondamentaux. Le droit de la famille est en effet aujourd’hui dominé par des sources qui lui sont supérieures, j’allais dire : des métas sources. Ce sont les conventions internationales et la Constitution. Les conventions internationales, c’est pour l’essentiel la Convention européenne des droits de l’homme , précisée et complétée par la jurisprudence extrêmement dynamique de la Cour du même nom, qui pénètre, en raison de la supériorité des traités sur la loi interne, à l’intérieur du droit de la famille. Derrière, viennent la Constitution et son préambule : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. » . Bien des conséquences, parfois inattendues, peuvent se déduire d’une formule aussi générale. En France, les juridictions suprêmes, le Conseil d’état d’abord puis la Cour de cassation après quelques tentatives de résistance demeurées sans suite, ont admis très vite l’applicabilité directe dans le droit national du droit européen et de la Convention européenne des droits de l’homme. En tout cas, les juridictions françaises s’alignent systématiquement sur la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Le Conseil constitutionnel a un comportement différent. Il n’a jamais admis, formellement, la supériorité de la Convention sur la Constitution. Mais il est d’autant plus préoccupé d’éviter toute contradiction avec elle. S’il ne se réfère jamais à la jurisprudence de la Cour, il s’emploie aussi à ne jamais se mettre en retard sur elle et s’empresse d’en reprendre à son compte toutes les solutions.
Quels sont donc les droits fondamentaux qui concernent la famille ? A dire vrai, il n’est pas si aisé de dire ce qu’est un droit fondamental, ou à l’inverse quels sont les droits qui ne le seraient pas. Ecartons ce débat, pour constater qu’en droit positif, deux principes tirés de la Convention européenne des droits de l’homme pénètrent de plus en plus avant dans le droit de la famille. C’est d’abord le principe de non-discrimination , dont l’effet le plus clair est d’interdire de favoriser un modèle familial plutôt qu’un autre. C’est ensuite le droit à une vie familiale normale, que consacre l’article 8 de la Convention. Or, cette notion de vie familiale « normale » est assez déconcertante, puisque la pluralité des modèles signifie justement qu’il n’y pas de norme. La référence à une vie normale ne renvoie donc, contrairement à ce qu’un esprit simple pourrait croire, à aucune normalité. La norme, c’est ce que chacun décide pour lui-même, et c’est le droit de voir protéger par la loi le mode de vie que l’on a choisi. La vie familiale normale ressemble ainsi à une auberge espagnole où chacun apporte la manière dont il entend vivre sa vie de couple ou de famille. Elle signifie en réalité qu’il appartient au législateur de reconnaître, organiser, protéger, les modes de vie que les individus choisissent dans la libre détermination de leur identité.
Cette nouvelle approche a des conséquences importantes. Les droits fondamentaux sont par nature des droits individuels. Seuls les individus ont des droits fondamentaux. Et donc aujourd’hui, la famille ne se présente plus comme un groupe doté d’un intérêt commun qui surpasserait l’intérêt propre de chacun de ses membres. Elle se présente plutôt comme le lieu où s’épanouissent les droits individuels, jusqu’au moment où elle n’apparaît plus comme un lieu d’épanouissement mais comme un lieu de contrainte. Alors, il faut pouvoir en sortir.
Voilà ce que je voudrais démontrer. Je le ferai en reprenant successivement l’évolution du droit du couple, puis celle du droit de la filiation, puisque ces deux institutions traditionnellement liées sont désormais séparées.
I – Le droit du couple.
Le droit du couple demeure pour l’essentiel celui du mariage. D’abord parce que le droit du mariage est évidemment le plus construit. Ensuite parce que si le mariage a perdu sa suprématie comme institution, il continue de fonctionner assez bien comme modèle. Le PACS, le concubinage lui-même, s’ils s’en démarquent, s’en inspirent au fond pour l’essentiel. C’est donc le droit du mariage dont il faut commencer par scruter l’histoire. Celle-ci illustre de façon spectaculaire le propos ci-dessus rappelé de Carbonnier.
Deux mots la résument en effet : liberté, égalité. Je commencerai par l’égalité parce que c’est elle qui apparaît comme le moteur principal de l’évolution. Tout se passe en effet comme si l’idée d’égalité était dotée d’un dynamisme propre qui lui confère une sorte d’aptitude naturelle à conquérir toujours de nouveaux domaines.
A / L’égalité.
Appliquée au mariage, l’égalité a deux points d’application. A l’intérieur, elle commande l’égalité des époux, qui n’est d’ailleurs qu’un aspect particulier de la question plus générale de l’égalité de l’homme et de la femme dans la société. A l’extérieur, elle induit un mouvement d’égalisation du statut des couples, mariés ou non.
1°) Dans le mariage : l’égalité des époux.
L’égalité dans le mariage se présente aujourd’hui un combat largement dépassé, tant elle a été poussée dans son ultime perfection. A telle enseigne que la loi ne connaît plus ni le mari ni la femme, mais seulement les époux : chaque époux, l’un des époux … ce qui donne un caractère aimablement abstrait au droit du mariage. Ce serait pourtant en donner une lecture tout à fait anachronique que d’imaginer que, en gommant la différenciation des sexes dans les années soixante-dix et quatre-vingt, on a cherché à préparer la voie au mariage homosexuel. Reste que, si demain on veut ouvrir l’union conjugale aux couples de même sexe, il n’y aura rien à réécrire des textes qui la régissent.
La situation présente est l’aboutissement d’une suite de réformes successives qui s’étalent depuis le début du 20ème siècle jusqu’à aujourd’hui. Il n’est pas question de retracer ici toutes les étapes de cette progression, trop techniques. L’histoire pourtant en est instructive : elle illustre ce dynamisme propre au concept d’égalité, souligné ci-dessus. Ce qui frappe le plus en effet, c’est le caractère récurrent de ces réformes : comme si, une fois engagé sur ce chemin laborieux, il n’était d’autre choix que de remettre cent fois le métier sur l’ouvrage pour faire la chasse aux séquelles, toujours renaissantes, de la discrimination. Je me contenterai de donner quelques signes de cette évolution.
Le plus caractéristique se trouve dans les versions successives de l’article 213 C. civ. En 1804 il s’énonçait ainsi : « La femme doit obéissance à son mari, le mari doit à sa femme sa protection ». Les devoirs des époux sont réciproques. Mais le contenu de ces devoirs est extrêmement différent parce que les rôles de chacun sont clairement identifiés et ne peuvent être confondus. Aujourd’hui – après diverses variations sur le thème – le même article 213 s’exprime d’une manière que l’on peut d’ailleurs juger plus sympathique : « Les époux assurent ensemble la direction matérielle et morale de la famille », ce qui veut dire qu’ils sont désormais placés sur un pied d’égalité, et assument un rôle identique dans cette direction qu’ils assurent conjointement ou chacun à leur tour selon les cas.
L’un des principaux points d’application de ce principe d’égalité concerne la gestion des biens du ménage. Question d’intendance sans doute, mais qui dans la cadre de la vie commune revêt une importance particulière compte tenu de ses applications très concrètes. Initialement, le régime de la communauté légale laissait au mari la gestion de tous les biens du couple. Après plusieurs réformes successives et depuis une loi du 23 décembre 1985 – symboliquement intitulée loi sur l’égalité des époux dans les régimes matrimoniaux – ils exercent l’un et l’autre des pouvoirs strictement identiques dans l’administration et la disposition de leur patrimoine.
Naturellement, l’aspiration à l’égalité ne se limite pas à ces aspects patrimoniaux. Elle a une autre manifestation, non moins centrale et encore plus significative : c’est la suppression de la puissance paternelle, remplacée par l’autorité parentale par une loi du 4 juin 1970. Les mots ici parlent d’eux-mêmes. L’autorité – et par voie de conséquence la responsabilité de l’éducation car l’autorité parentale comporte plus de devoirs que de droits – n’appartient plus au seul père. Citons à titre d’exemple l’article 371-1 C. civ. : « L’autorité parentale appartient aux père et mère », et plus loin : « les père et mère exercent en commun l’autorité parentale » (article 372).
Titularité et exercice coïncident dans une parfaite égalité. L’autorité sur les enfants est désormais partagée entre les parents, de même que la direction matérielle et morale de la famille l’est entre les époux. Ce sont au fond les deux faces d’une même réalité, à ceci près, comme on le précisera plus loin, que le partage de l’autorité parentale n’est pas cantonné aux familles fondées sur le mariage.
Pour aller au bout du propos, il faut signaler deux points qui, plus récemment, sont venus parachever cette longue marche vers l’égalité conjugale. Le premier concerne la transformation du nom de famille. C’est une loi du 4 mars 2002 qui abolit la transmission patrilinéaire du nom. Et d’ailleurs, le terme même de nom patronymique a du même coup disparu de la langue juridique, remplacé par le nom de naissance, c’est-à-dire celui qui a été attribué à l’enfant le jour de sa naissance. Les parents disposent aujourd’hui d’une totale liberté pour décider du nom qui sera transmis : celui de l’un d’entre eux ou des deux, dans un sens ou dans un autre, à leur choix. Ce système aboutit d’ailleurs à un résultat invraisemblablement compliqué. On a pu décompter jusqu’à 17 combinaisons possibles. Où l’on voit que l’égalité n’a pas de prix… Le second concerne l’âge du mariage. Tout le monde sait en effet que le Code civil différenciait nettement les hommes et les femmes sous ce rapport : selon l’article 144 dans sa version d’origine, les hommes étaient autorisés à se marier à partir de 18 ans, les femmes à partir de 15 ans. Cette différence a fini par être ressentie à son tour comme discriminatoire, et une loi du 6 août 2006 est venue uniformiser la règle. Désormais l’âge nubile est fixé à dix-huit ans pour les femmes comme pour les hommes.
Cette dernière réforme mérite entièrement d’être approuvée. Elle est loin d’être anecdotique. Elle signifie qu’aujourd’hui les jeunes filles comme les jeunes gens se marient à un âge où elles sont majeures et par conséquent n’ont plus besoin de l’autorisation de leurs parents. C’est un excellent moyen de prévenir les unions trop précoces et les mariages forcés. Cela étant, la nouvelle rédaction de l’article 144 mérite que l’on s’y attarde un instant : « L’homme et la femme ne peuvent contracter mariage avant dix-huit ans révolus ». A partir du moment où la règle était unifiée, une formulation plus directe pouvait venir naturellement à l’esprit (par exemple, on ne peut contracter mariage …). La double référence – l’homme et la femme – est donc délibérée. En droit positif, l’article 144 est la seule disposition qui fait allusion à la différence des sexes dans le mariage. Au moment où le débat sur « le mariage gay » commençait de s’imposer dans l’espace public, conserver dans les textes un énoncé explicite de la condition de différence des sexes a semblé en 2006 indispensable.
2°) Hors mariage : l’égalité des couples mariés et non mariés.
Un des axes principaux de la politique familiale depuis une quarantaine d’année réside en ceci que le législateur n’a pas de « modèle » familial à proposer ou favoriser et n’entend pas en avoir. A vrai dire, avant de pénétrer le droit civil, cette idée s’est d’abord imposée en droit social. Le droit social en effet a pour fonction de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. Il s’attache par conséquent aux situations de fait et à la réalité des besoins économiques, plus qu’à leur expression juridique. Par exemple, il s’attachera à la communauté de vie, à la présence d’enfants, pour attribuer des allocations familiales ou des aides au logement. C’est ainsi que la politique familiale, lorsqu’elle a été inventée, s’est d’abord adressée aux familles fondées sur le mariage, parce qu’à cette époque la notion même de famille hors mariage se présentait comme une véritable contradiction dans les termes. Bientôt pourtant, le constat s’est imposé que ce sont d’abord les femmes élevant seules leurs enfants qui ont le plus besoin d’assistance et de soutien. Et l’aide aux familles a cessé d’être conditionnée au mariage de ses bénéficiaires. De même c’est la loi portant généralisation de la sécurité sociale qui, en 1978, a permis à la concubine d’être assurée comme ayant droit de son compagnon.
Le droit civil, parce qu’il considère les institutions, a été plus long à entrer dans cette logique d’assimilation des couples mariés et non mariés au regard des droits dont ils peuvent se prévaloir. Mais il l’a fait lui aussi à partir de situations concrètes qui appelaient une protection. C’est particulièrement net dans le droit du bail d’habitation : lorsque le locataire décède, ou tout simplement lorsqu’il quitte le local loué, le bail se poursuit d’abord au profit du conjoint si celui-ci y avait sa résidence, mais également au profit du concubin (qualifié de notoire pour éviter toute incertitude sur la preuve de la relation de concubinage), et maintenant du partenaire pacsé .
Plus significative du mouvement de la législation est la loi du 29 juillet 1994 (révisée en 2004) qui énonce les conditions dans lesquelles est autorisé le recours à la procréation médicalement assistée. Celle-ci a pour but de répondre à la « demande parentale » d’un couple. Ce couple doit être formé d’un homme et d’une femme, tous deux vivants et vivant ensemble depuis deux ans au moins . Peu importe qu’ils soient ou non mariés. On constate ici l’assimilation totale de l’union libre et du mariage pour caractériser le couple parental. La durée de la vie commune est perçue comme une garantie suffisante de la stabilité de ce couple et du sérieux de son projet.
C’est aussi la première fois que l’on voit émerger le couple, en tant que tel, comme sujet de droits. Quel que soit son statut, il forme en soi une réalité juridique à qui il est possible d’attribuer des droits.
À cet égard, la loi du 4 novembre 1999 modifie de façon substantielle cet aspect de la question. D’un côté, elle apporte une consécration juridique au concubinage : il y est défini comme une situation de fait caractérisée par la communauté de vie, sans que d’ailleurs on se préoccupe d’en préciser les effets. D’un autre, elle donne naissance au pacte civil de solidarité (PACS), lui-même défini comme un contrat ayant pour objet d’organiser la vie commune entre les partenaires. L’un et l’autre sont pareillement ouverts à tous les couples, qu’ils soient de même sexe ou de sexe différent. Malgré cela, le PACS se révèle en réalité plus proche du mariage que du concubinage, puisque c’est une vie de couple juridiquement organisée. Créé en 1999, il a été réformé en 2006 et la loi nouvelle a considérablement renforcé ces ressemblances. Conçu à son origine comme une organisation patrimoniale dont les effets étaient pour l’essentiel cantonnés aux biens des partenaires, il déploie aujourd’hui aussi ses effets dans leurs rapports personnels et crée entre eux des devoirs réciproques, largement calqués sur ceux qui existent entre époux. Les époux se doivent fidélité, secours, assistance. Les pacsés se doivent aide matérielle et assistance réciproque.
Ce n’est pas très éloigné. Seule la fidélité manque au tableau. Au demeurant, selon les statistiques de l’INED, le Pacs est pratiqué par des couples traditionnels bien plus que par les homosexuels, et la majorité des PACS prend fin par … le mariage des partenaires ! Le PACS est devenu en réalité une organisation juridique des fiançailles.
Corrélativement se développe l’idée qu’à ces couples vivant selon des statuts différents, la loi doit une égalité de traitement. Significative est à cet égard la jurisprudence du Conseil d’état qui énonce simultanément deux propositions dont l’équilibre est subtil. D’un côté, il n’est pas par principe discriminatoire de refuser aux partenaires d’un PACS un avantage que la loi confère aux époux : les engagements contractés par les uns et par les autres ne sont pas les mêmes ; ils ne sont donc pas placés dans des situations identiques. De l’autre, pour donner à la loi toute sa portée, ces différences de traitement doivent être corrigées dés que possible. Ainsi progresse l’idée que l’égalité entre les couples au-delà de la diversité de leur statut fait elle-même l’objet d’un droit. Ce n’est pourtant pas une évidence. S’il doit y avoir une pluralité des modèles conjugaux de manière à ce que chaque couple y trouve celui qui lui convient, pourquoi devraient-ils tous produire les mêmes effets ? Ou s’ils produisent les mêmes effets, pourquoi une diversité de statuts ? A telle enseigne que récemment les Pays-bas se sont interrogés sur l’utilité de maintenir l’institution du mariage dés lors qu’il existe en droit civil néerlandais un partenariat enregistré, à quelque chose près semblable à notre PACS.
B/ La liberté.
Le mariage a toujours été perçu comme une institution, soumise à un statut légal impératif. La liberté des époux s’exprime lors de la célébration de leur union, elle ne s’étend pas à la possibilité d’en organiser les effets : on entre en mariage, on n’en règle pas soi-même les conséquences. Il en est ainsi parce que la finalité du mariage dépasse la personne des époux pour intéresser la société toute entière. A l’inverse, les lois contemporaines sont d’inspiration individualiste et libérale. L’union conjugale est là pour assurer l’épanouissement de chacun, pour lui permettre de réaliser son aspiration au bonheur. Cet esprit de liberté s’exprime de deux façons différentes : par le recul de l’ordre public matrimonial qui ouvre un nouvel espace à la liberté des époux à l’intérieur de leur union, et surtout par l’avènement d’un véritable droit au divorce.
1°) Le contractualisme conjugal.
Le recul de l’ordre public matrimonial a pour corollaire direct une place plus large faite à la liberté contractuelle pour aménager les rapports entre époux. Ceux-ci sont désormais perçus comme des contractants comme les autres, qui ne subissent plus aucune contrainte particulière, et ne bénéficient d’ailleurs non plus d’aucune protection particulière. Au fond, le mariage ne se présente plus comme un statut impératif mais plutôt comme un cadre finalement assez souple à l’intérieur duquel les époux disposent d’une grande liberté pour aménager plus ou moins à leur guise leur vie conjugale.
À cette liberté nouvelle s’ajoute l’affaiblissement des devoirs du mariage que nous avons énoncés tout à l’heure. Si on peut leur reconnaître une portée morale, l’idée qu’ils pourraient être juridiquement sanctionnés devient tout à fait incongrue. Pour ne citer qu’un exemple, la Cour de cassation a jugé, il y a déjà quelques années, que le fait pour un homme marié de consentir une libéralité à sa maîtresse ne peut être jugé ni immoral ni illicite .
Autrement dit, le devoir de fidélité n’a plus aucune portée positive. Plus généralement, c’est cet affaiblissement de la notion même de devoirs entre époux qui explique le discrédit du divorce pour faute, auquel on reproche d’exacerber les conflits au lieu de pacifier les esprits.
2°) L’apparition d’un droit au divorce.
Le divorce a fait l’objet de deux réformes successives : par une loi du 11 juillet 1975 d’abord et plus récemment par une autre du 26 mai 2004. L’innovation majeure de la loi de 1975 fut la consécration du divorce par consentement mutuel, jusque là perçu comme inacceptable parce que représentant une sorte de privatisation du lien conjugal, qui serait ainsi laissé à la disposition des époux. La loi de 1975 renverse la perspective. Le divorce par consentement mutuel devient un modèle qui doit être favorisé parce qu’il permet de pacifier le divorce. Lorsque les époux sont d’accord, ils n’ont pas à faire connaître la cause de leur divorce. Celui-ci devient alors un droit pour eux. Il est vrai qu’ils subissent une contrepartie qui peut s’avérer plutôt lourde. Ils doivent alors régler eux-mêmes par convention l’ensemble des conséquences de la rupture du lien : la résidence des enfants et l’exercice de l’autorité parentale, les incidences financières, le partage des biens… Le juge contrôle l’équilibre de cette convention mais ne peut prendre aucune décision qui s’imposerait aux « divorçants ». Il faut donc parvenir à un accord global ce qui est souvent un obstacle difficile à franchir. Néanmoins, le divorce par consentement mutuel est aujourd’hui la voie la plus usitée : plus de 50% des divorces passent par cette procédure. La loi du 26 mai 2004 l’a grandement facilité. L’intervention du juge y est réduite à sa plus simple expression, puisqu’il n’y a plus qu’une seule comparution devant le juge.
Initialement la loi prévoyait deux comparutions successives, séparées par un intervalle de six mois, dans le double but de vérifier la persistance de la volonté de divorcer chez chacun des deux époux, et si nécessaire de préciser et corriger la convention. Aujourd’hui, le juge prononce le divorce immédiatement pourvu que la convention lui paraisse garantir suffisamment les intérêts de chacun. Il y a là tout à la fois une certaine illusion sur la qualité que présente fréquemment le consentement au divorce et un grand risque de voir réapparaître par la suite des conflits qui ne se seront pas exprimés et n’auront pas été traités en leur temps. Le juge, il est vrai, peut ordonner une seconde parution si cela lui paraît nécessaire. Mais on sait à quel point la justice est surchargée et il est permis de penser que les magistrats feront un usage parcimonieux de cette faculté.
Dés lors réapparaît la question largement débattue lors de la préparation de la loi de 2004. Peut-on concevoir un divorce sans juge ? Le rôle des tribunaux est de trancher les litiges. Si les époux sont d’accord dans leur volonté de mettre fin à leur union, il n’y a pas de litige à trancher. Pourquoi ne pas permettre un divorce par simple déclaration devant l’officier d’état-civil ? Une telle mesure aurait l’incontestable avantage de libérer la justice d’une tâche probablement peu gratifiante. Mais elle contribuerait singulièrement à la dévalorisation du lien conjugal, ramené à un simple lien de nature contractuelle laissé à la discrétion des époux.
La seconde innovation significative, apportée par la loi du 26 mai 2004, est la création d’un divorce pour altération définitive du lien conjugal. Celui des époux qui veut sortir du mariage, alors même qu’il n’a aucun grief à formuler contre son conjoint et que celui-ci lui refuse son consentement, peut reprendre sa liberté. La seule condition que la loi lui impose, destinée à faire la preuve de l’altération du lien et de son caractère définitif, c’est que les époux vivent déjà séparés de fait depuis deux ans au moins. C’est en réalité une durée très courte qui, le plus souvent, sera absorbée par la procédure. Ainsi un époux a-t-il un moyen très simple d’imposer le divorce à l’autre en dehors de tout grief. Même si le mot suscite un certain malaise, on a bien le sentiment qu’on n’est pas très loin d’une répudiation.
Du même coup, la loi de 2006, si elle maintient en apparence le vieux divorce pour faute, le ramène à un rôle purement résiduel. En effet, la répartition des torts n’a plus aucune incidence sur les conséquences du divorce, notamment financières. Ainsi celui à qui incombe la totalité des torts peut malgré cela réclamer à l’autre une prestation compensatoire si l’inégalité économique entre les anciens époux le justifie. Le divorce pour altération définitive du lien conjugal parvient de façon plus simple et plus directe à un résultat qui n’est pas moins favorable. Il retire ainsi tout intérêt au divorce pour faute.
C’est donc bien un divorce unilatéral, et plus précisément un droit individuel au divorce que consacre la loi de 2004. On retrouve au fond les propos de Jean Carbonnier : la famille est justifiée dans son existence lorsqu’elle sert à l’épanouissement de ses membres. Dés lors qu’elle ne permet plus cet épanouissement, on doit avoir le droit d’en sortir. Cette vision nouvelle a sa projection sur le terrain du droit international privé. Jusqu’à la loi du 11 juillet 1975, les législations plus libérales étaient souvent jugées contraires à l’ordre public international et leur application refusée devant les tribunaux français. C’était notamment le cas de toutes celles qui connaissaient le divorce par consentement mutuel. L’idée qu’il y a un droit au divorce a conduit à un renversement complet cette position : ce sont les législations plus restrictives qui sont désormais écartées au nom de l’ordre public. Nul ne peut être contraint de demeurer dans les liens d’une union dont il ne veut plus.
Ainsi, à travers cette diversification des statuts conjugaux, se fait jour cette idée que le lien matrimonial ne dépend que de la volonté des personnes qui y sont engagées. Il ne peut en être de même du lien de filiation.
II – Le droit de la filiation.
On peut certes admettre que les relations qui s’établissent entre deux personnes dans un couple ne relève que de leur vie privée ; il n’en est évidemment pas de même des devoirs qu’ils assument envers leurs enfants, qui intéressent la société tout entière. C’est donc à partir de l’enfant et autour de lui que la loi appréhende aujourd’hui la famille. Or, le droit de la filiation a été récemment bouleversé sous l’emprise de deux phénomènes. Le premier est juridique et évoque directement les forces que nous avons déjà vues à l’œuvre dans le droit du couple : c’est encore une fois l’aspiration à l’égalité. Le second est scientifique : ce sont les progrès spectaculaires des connaissances biologiques et génétiques.
A / L’égalité des filiations.
Le Code civil, rappelons-le, reposait sur une séparation très forte entre la filiation légitime qui s’inscrit dans la famille, et la filiation naturelle qui lui reste extérieure. L’enfant légitime est né dans le mariage. L’enfant naturel est celui qui naît hors mariage. En 1804, seul l’enfant légitime jouit de la plénitude des droits attachés au lien de filiation. L’enfant naturel a des droits mais ils sont incomplets : par exemple, il hérite de ses père et mère mais avec des droits moins étendus. Et surtout, il n’entre pas dans une famille. Pour les rédacteurs du Code civil, nous l’avons déjà vu, la famille ne peut exister en dehors du mariage. Sous la condition que la filiation soit juridiquement établie, l’enfant naturel peut être relié à sa mère d’un côté, à son père de l’autre. Il n’a pas de lien avec la famille de ses parents.
C’est une loi du 3 janvier 1972 qui a complètement modifié son statut. Elle l’a fait dans un texte à forte portée symbolique : « L’enfant naturel a les mêmes droits qu’un enfant légitime. Il entre dans la famille de son auteur ». Le renversement est total. La loi consacre désormais l’existence d’une véritable famille naturelle. Pour se relier à ce que nous avons vu en première partie, on voit bien que ce principe d’égalité des droits entre enfants quelles que soient les conditions de leur naissance contribue de façon décisive à gommer la frontière qui sépare le mariage du non-mariage.
C’est un puissant facteur d’égalisation du statut des couples.
Le principe une fois posé révèle le même dynamisme propre que nous avons déjà vérifié dans le couple. Il développe ses conséquences et conquiert de nouveaux terrains. Après 1972, il a progressé dans trois directions.
1°) L’égalité successorale des enfants adultérins
La loi de 1972 avait laissé subsister des inégalités de traitement au détriment des enfants adultérins. Cette infériorité se faisait principalement sentir sur le terrain successoral. Lorsque l’enfant se trouvait en concours dans la succession de son auteur avec le conjoint, ou avec des enfants issus du mariage, il avait des droits moindres. L’idée de la loi était de protéger la foi due au mariage et surtout les personnes à qui cette foi était due. Or, ces dispositions ont été condamnées par la Cour européenne des droits de l’homme dans un arrêt du 1er février 2000 . Elles constituent une discrimination non justifiée et portent atteinte au droit de l’enfant qui en est victime au respect de ses biens. Par la suite, la France a donc été amenée à corriger son droit successoral pour le mettre en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme, ce qu’elle a fait dans une loi du 3 décembre 2001. A vrai dire, cette question aurait sans doute mérité un vrai débat : est-il juste, est-il opportun, est-il admissible de défendre le mariage et la famille légitime au prix d’une inégalité successorale qui sanctionne un enfant qui n’y est pour rien ? Trancher cette question n’est pas simple. Mais, justement, ce qui frappe dans cette histoire, c’est que ce débat n’a jamais été ouvert. La question a été perçue exclusivement sous l’angle de la hiérarchie des normes : la convention est supérieure à la loi ; la loi doit être corrigée dans toute la mesure où elle lui est contraire. Il n’y a rien d’autre à considérer. Approche révélatrice de la manière dont aujourd’hui fonctionne le droit.
2°) De l’égalité de droits à l’identité de statut.
En 1972, l’égalité de droits n’est pas une identité de statuts. C’est là une perspective réaliste. L’enfant légitime est né dans un cadre familial stable. Ce n’est pas toujours le cas – ce n’est souvent pas le cas – de l’enfant naturel. De cette différence de contexte il résulte que les relations entre l’enfant et ses parents s’organisent sur des bases elles aussi bien différentes. Ainsi par exemple, les modes de preuve de la filiation ne sont-ils pas les mêmes. L’établissement de la filiation légitime découle en réalité du mariage lui-même. Dans le mariage, les époux ont accepté à l’avance les enfants à naître de leur union. Ainsi la seule indication du nom de la mère dans l’acte de naissance, auquel s’adosse la présomption de paternité, suffit-elle à relier l’enfant au couple que forment ses parents. Au contraire, la filiation naturelle n’a pas d’appui dans une relation juridique préexistante entre les parents. C’est pourquoi le lien entre l’enfant et ses père et mère s’établit distinctement à l’égard de chacun d’eux, et présuppose de leur part une manifestation de volonté spécifique. De même, l’autorité parentale, instituée comme on l’a vu par la loi du 4 juin 1970, n’était exercée en commun qu’autant que les parents étaient mariés. Sur l’enfant naturel, l’autorité était confiée à la mère à partir de cette idée tout à a fait réaliste que, lorsque les parents ne sont pas mariés, l’enfant est le plus souvent élevé par sa mère. Pour la même raison, l’autorité parentale était très généralement attribuée à la mère après divorce.
Or, progressivement, l’idée s’est développée que l’égalité de droits ne suffit pas, qu’elle doit être prolongée par l’égalité des statuts. Ce qui signifie que toutes les règles doivent être identiques, sous peine de paraître discriminatoires. C’est ainsi qu’au fil de réformes successives, les modes de preuve ont été rapprochés. L’autorité parentale conjointe a été étendue à toutes les situations familiales : aux couples mariés comme à ceux qui ne le sont pas, à ceux qui vivent ensemble comme à ceux qui vivent séparés. La loi pousse très loin cette volonté de généralisation, puisqu’elle n’hésite pas à écrire que « la séparation des parents n’a aucune incidence sur les règles de dévolution de l’exercice de l’autorité parentale (article 373-2 C. civ.). Ce n’est que s’il est saisi d’un conflit entre les parents que le juge peut être amené à en organiser les modalités. Tout cet édifice légal repose sur cette idée que le couple parental survit au couple conjugal parce que les parents sont égaux dans la responsabilité qu’ils assument envers leurs enfants, et le demeurent quelles que soient les vicissitudes de leur vie sentimentale. C’est cet objectif qui conduit aussi aujourd’hui à généraliser la résidence alternée dans le but de préserver les liens de l’enfant avec ses deux parents, même après leur séparation. C’est une très belle idée qui a le mérite de rappeler la pérennité du lien de filiation et des devoirs qu’il entraîne, dont on peut craindre toutefois qu’elle n’apparaisse souvent comme un vœu pieux et se révèle en tout cas bien difficile à mettre en œuvre dans la pratique.
3°) L’unité de la filiation.
Tirant les conséquences de cette évolution, une ordonnance du 4 juillet 2005 – ratifiée depuis par une loi du 16 juillet 2009 – abroge la distinction des filiations naturelle et légitime, consommant ainsi la déliaison entre le droit de la filiation et celui du mariage. Comme le statut des enfants était déjà largement unifié, cette réforme a en réalité pour principal objet d’uniformiser les modes de preuve. Puisque le mariage n’est plus une référence, le lien de filiation ne relie plus l’enfant à un couple, mais de façon distincte à son père et à sa mère, et selon des modalités qui par conséquent ne dépendent plus, sauf exception, du statut de ce couple. Pour ne donner qu’un exemple, l’indication du nom de la mère dans l’acte de naissance fait désormais toujours preuve de la filiation maternelle, parce qu’il s’agit d’un simple fait qu’il s’agit seulement de constater. L’unification cependant n’est pas totale. La loi nouvelle maintient en effet la présomption de paternité, qui établit le lien entre l’enfant et le mari de sa mère lorsque celle-ci est mariée. Cette règle a paru en effet trop essentielle à la signification du mariage pour être effacée. Mais il faut reconnaître qu’elle est considérablement fragilisée. Elle n’est plus la pierre d’angle du droit de la famille qu’elle était antérieurement et fait plutôt figure de survivance.
Mais à partir du moment où la filiation est désinstituée, où elle ne trouve plus son fondement juridique dans l’institution du mariage, le seul fondement qui apparaisse incontestable est de nature biologique. C’est le lien qui rattache l’enfant à ses géniteurs.
B/ La place du facteur biologique dans le droit de la filiation.
L’impact des progrès de la génétique sur le droit de la filiation est évidemment considérable. C’est un véritable raz de marée qui ébranle tout l’édifice. La position de notre droit n’en est pas moins paradoxale car elle lui attache une portée tout à fait différente selon que la filiation en question est d’origine naturelle – comprenons selon la nature, ou résulte d’une procréation médicalement assistée.
1°) La filiation selon la nature.
Longtemps, le droit de la filiation a fait preuve d’une indifférence presque totale envers la composante biologique de la filiation. D’abord, parce qu’on ne savait pas l’identifier. A cet égard, les filiations paternelle et maternelle ne sont évidemment pas égales. Si la maternité résulte tout naturellement de l’accouchement, la paternité se présentait en soi comme un phénomène inconnaissable. Dans le Code civil, le père n’est connu que par l’intermédiaire de la mère. C’est cette médiation qu’exprime justement la présomption de paternité : le père est celui que désigne le mariage de la mère. En outre, tant que les droits des enfants ne sont pas égaux, la préoccupation principale du législateur est de faire entrer le plus grand nombre d’enfants sous le manteau protecteur de la légitimité. A cette faveur à la légitimité la présomption contribue aussi. Peu importe au fond qu’elle corresponde ou non à la réalité.
Il n’en est évidemment plus ainsi aujourd’hui. D’un côté, les progrès de la génétique permettent d’affirmer avec une certitude quasi absolue que tel homme est le père de tel enfant. D’un autre, l’avènement de l’égalité entre enfants rend superflue la faveur à la légitimité. Dés lors s’impose l’idée qu’il existe une vérité scientifique de la filiation à laquelle la biologie permet d’accéder, et que la fonction du droit est de permettre à cette vérité de s’affirmer. Par son objectivité apparente, cette vérité scientifique exerce sur les esprits, y compris sur l’esprit des juges, une sorte de fascination. Tant que la preuve biologique ne peut être qu’incertaine, la paix des familles l’emporte sur la volonté de savoir. Quand la vérité biologique devient accessible, il devient très difficile de la refouler. Elle s’impose envers et contre tout.
A l’époque de loi du 3 janvier 1972, ce phénomène n’est pas encore très perceptible parce que les preuves biologiques sont encore balbutiantes. Elles apparaissent seulement comme un facteur à prendre en compte parmi d’autres. Mais le développement des connaissances dans ce domaine crée un certain emballement du droit. La jurisprudence a ouvert de très nombreuses actions permettant de remettre en cause la filiation paternelle en démontrant que le père « légal », celui que désigne la présomption de paternité ou parfois une fausse reconnaissance, n’est pas le vrai père. La filiation paternelle en sort considérablement fragilisée. Par ailleurs, les lois récentes ont très largement ouvert l’action en recherche de paternité qui n’était autrefois admise que dans des situations précises limitées par la loi. Elle est désormais possible directement, sur la base d’une expertise génétique. La preuve scientifique sert ainsi directement à désigner le père. Et la jurisprudence de la Cour de cassation a posé en principe qu’en matière de filiation l’expertise génétique est de droit. Ici aussi se fait jour l’idée qu’il existe un droit à voir la « vraie » filiation déclarée et reconnue juridiquement. Quelques affaires spectaculaires et fortement médiatisées, telles que l’affaire Montand, l’ont illustré. Mais la biologie constitue-t-elle vraiment la vérité ultime en matière de filiation ? Cette question renvoie au célèbre dialogue de Marius et Panisse : le père est-ce celui qui donne la vie, est-ce celui qui aime ? Comment choisir ? En réalité la filiation est un lien complexe qui associe un élément biologique avec des éléments affectifs et sociaux. N’en considérer que la composante biologique en ignorant sa dimension affective et sa dimension sociale, c’est en retenir une conception singulièrement réductrice. En dépit de son apparence objective, la vérité qualifiée de scientifique se laisse facilement instrumentaliser. Elle contribue à faire de l’enfant l’objet du conflit des adultes. Le désamour qui s’installe entre les parents devient prétexte à remise en cause de la filiation de l’enfant. Cette situation est malsaine. L’enfant n’est pas un objet que l’on transporte avec soi et qui devrait changer de père toutes les fois que sa mère change de compagnon. Il n’est pas admissible qu’à l’occasion d’un tel conflit, par exemple dans le cadre d’un divorce et pour ne pas avoir à assumer une pension alimentaire, la filiation de l’enfant puisse être déniée sans précaution et sans qu’on s’interroge d’abord sur les conséquences de cette remise en cause sur la situation de cet enfant.
Le législateur a d’ailleurs pris conscience des risques d’une domination non tempérée de la vérité biologique. La loi du 16 juillet 2009 s’efforce de limiter les actions en contestation de filiation. Pour cela elle les enferme dans des délais, de façon à interdire de détruire une situation juridique installée de puis longtemps. Par exemple, une filiation juridique qui est corroborée par la possession d’état – c’est-à-dire par une situation de fait conforme au droit – ne peut être contestée au-delà de cinq ans. Ce qui signifie que, lorsque l’enfant vit dans sa famille, entre ses parents, sa filiation est définitivement à l’abri après cinq ans. Et surtout l’article 16-11 du Code civil interdit le recours à l’expertise génétique en dehors d’une procédure judiciaire tendant à l’établissement ou la contestation d’un lien de filiation. L’expertise n‘est donc pas laissée à la disposition des particuliers. Elle est entre les mains du juge parce que le sort de l’enfant ne peut pas dépendre de l’humeur de son entourage. Cette position est sage. Rien n’est pire en effet que la connaissance d’une réalité biologique dont on ne peut tirer aucune conséquence juridique parce qu’aucune action n’est ouverte. Cela dit, toutes ces dispositions limitent les effets potentiellement destructeurs du contentieux de la filiation, sans que le remède emporte pleinement la conviction. D’un côté, il est en réalité très facile de se procurer à l’étranger, voire sur internet, un test de paternité que l’on n’aura pas pu se procurer en France. D’un autre, la Cour européenne des droits de l’homme, déjà citée, semble considérer qu’au nom du droit à la vie familiale, la filiation « vraie » doit toujours pouvoir être juridiquement proclamée.
L’équilibre est difficile à trouver. L’instabilité des couples fragilisent le lien de filiation. En sens inverse, la stabilité de la famille ne survivra pas au soupçon sur la filiation. Et naturellement, c’est au premier chef la filiation paternelle qui est menacée dans ces différents scenarios. Ainsi cette fascination pour le tout biologique contribue-t-elle à ébranler la figure du père.
2°) La procréation médicalement assistée.
Les progrès de la science, en même temps qu’ils facilitent la preuve, ont permis le développement des techniques d’assistance médicale à la procréation. Celle ci- a été en même temps légalisée et réglementée par deux lois du 29 juillet 1994, qui ont été ensuite révisées par une loi du 6 août 2004. Or ces textes énoncent que, lorsqu’un couple décide d’un commun accord de recourir à la procréation médicalement assistée avec intervention d’un tiers donneur, le consentement qu’ils expriment fait ensuite obstacle à toute contestation de la filiation de l’enfant. Certes, on peut comprendre que le mari qui a consenti à ce que sa femme bénéficie d’une insémination artificielle à l’aide des gamètes d’un tiers s’interdise par là-même de contester à l’avenir sa propre paternité. Son consentement l’engage. Mais l’interdiction va au-delà. Elle s’applique pareillement à l’enfant lui-même, ainsi qu’au tiers donneur. Elle est à mettre en relation avec l’anonymat du donneur qui interdit à l’enfant d’accéder à l’identité de son géniteur. Et l’on sait qu’aujourd’hui nombre d’enfants issus de l’assistance médicale à la procréation, devenus adultes, contestent avec force l’impossibilité où ils sont ainsi placés de connaître leur « vrai » père. L’indifférence ici manifestée à la vérité biologique contraste singulièrement avec l’importance qu’on lui reconnaît en droit commun. Ainsi voit-on se construire un double droit de la filiation qui repose sur des principes radicalement opposés. La filiation charnelle obéit sans nuance au primat de la vérité de la filiation, entendue comme vérité biologique. Dans le cadre de la procréation médicalement assistée, apparaît une filiation purement juridique qui ne repose que sur la volonté des parents. Certes, la PMA demeure marginale. On reste cependant étonné d’un tel dualisme.
L’assistance médicale à la procréation est en l’état du droit positif est très fortement encadrée par la loi. Celle-ci y voit un instrument thérapeutique. Elle est licite lorsqu’elle a pour but de remédier à une infertilité médicalement constatée, ou encore quand elle cherche à éviter la transmission de maladies graves. En d’autres termes, le droit français se refuse jusqu’à présent à la considérer comme une technique de convenance qui serait si l’on peut dire une libre alternative à la procréation naturelle.
Beaucoup de pays en ont une vision plus libérale. D’une part, parce que ce qui est techniquement possible n’a pas de raison d’être interdit. Si faible que puisse paraître cet argument, il est souvent opposé, en particulier par les scientifiques et les médecins. La légitimité même de la loi à borner la technique est contestée. D’autre part, parce que la question est vue, en particulier dans les pays anglo-saxons, comme relevant simplement de la liberté contractuelle. Dés lors qu’un accord est conclu entre les personnes concernées (le donneur, le couple receveur), il doit être respecté. Or, on sait bien qu’il existe une tendance à s’aligner sur les législations les plus permissives à partir de ce constat qu’il est délicat d’interdire dans un pays ce qui est licite à l’étranger. Cette situation engendre en effet des inégalités entre ceux qui ont les moyens de se rendre dans un pays voisin pour y obtenir ce qui leur est refusé en France et ceux qui ne le peuvent pas. L’argument est à vrai dire lui aussi assez faible. Généralisé, il conduirait à aller toujours vers le « moins disant ». Il ne vient fort heureusement à l’idée de personne de recourir à cette méthode en droit fiscal ou en droit social. Appliqué à la bioéthique, l’argument prospère néanmoins. Précisément les lois dites bioéthiques étant périodiquement révisables, il est difficile de prédire l’avenir des exigences posées par le droit français. Un assouplissement du cadre légal de l’assistance médicale à la procréation et une ouverture plus large de l’accès à ces techniques n’est certainement pas à exclure dans l’avenir. Ici encore, l’idée d’une égalité à assurer entre les couples qui peuvent avoir des enfants par les voies naturelles et ceux qui ne le peuvent pas, ou plus radicalement l’idée qu’il existerait un véritable droit à l’enfant, poussent dans cette direction.
Je voudrais conclure ces propos en venant au débat ouvert sur le mariage homosexuel.
Dans l’état actuel du droit, les juridictions qui ont été amenées à se prononcer sur la licéité d’une telle union ont opposé un barrage plus ou moins net. A la suite du célèbre mariage de Bègles, la Cour de cassation (arrêt du 13 mars 2007) a rappelé solennellement que « selon la loi française, le mariage est l’union d’un homme et d’une femme ». En termes plus prudents, le Conseil constitutionnel (décision du 28 janvier 2011) s’est contenté de constater « que la différence de situation entre les couples de même sexe et les couples composés d’un homme et d’une femme peut justifier une différence de traitement quant aux règles du droit de la famille ». Quant à la CEDH, elle reconnaît que le mariage a « des connotations » sociales et culturelles qui diffèrent largement d’une société à l’autre, et renvoie aux lois nationales la question de savoir s’il doit être ouvert aux couples de même sexe (affaire Schalk et Kopf c. Autriche du 24 juin 2010). Tel est le droit positif, mais rien ne permet de dire qu’il n’est pas destiné à évoluer très rapidement. Un seul argument, mais un argument définitif, plaide en effet à l’encontre de cette ouverture du mariage : c’est la liaison que le mariage institue entre lien conjugal et lien de filiation et qui exprime l’essence même de l’institution. C’est parce que la finalité du mariage n’est pas principalement d’assurer aux époux un statut protecteur qu’aucun principe d’égalité n’impose de l’étendre à tous les couples. C’est parce que la finalité sociale du mariage, celle qui lui donne son sens, est de préparer l’accueil de l’enfant que la différenciation des sexes en est la condition nécessaire. Dans cette perspective, le mariage entre deux personnes de même sexe est un non-sens et réalise une véritable dénaturation de l’union conjugale.
Mais précisément l’argument vaut-il encore ? Au terme de l’évolution que nous venons de parcourir ensemble, le lien qui rattachait le droit de la filiation au droit du mariage est aujourd’hui dénoué. La déliaison est consommée. Or, si le mariage n’est qu’un contrat de couple, s’il a seulement pour fonction d’organiser les rapports réciproques des époux entre eux et demeure sans incidence sur les relations des parents avec leurs enfants, pourquoi ne pas l’ouvrir à tous les couples ? Que vient faire la différence des sexes ? Comment justifier que la protection qu’assure l’union conjugale ne soit pas étendue à tous ceux qui souhaitent simplement s’engager l’un envers l’autre dans les liens d’un engagement plus intense que le pacte civil de solidarité ?
Cela étant, les projets annoncés vont bien au-delà.de ce seul constat. Derrière l’ouverture du mariage en effet, se profile immédiatement la revendication d’un droit à la parentalité : aujourd’hui par l’adoption, demain peut-être par le recours à l’assistance médicale à la procréation. La conjonction de ces deux revendications suscite le malaise. Elle témoigne d’une aptitude certaine à assumer la contradiction. On a finalement le sentiment que prenant d’abord appui sur la déliaison entre mariage et filiation pour réclamer le droit de se marier, on s’empresse de réintroduire aussitôt le lien traditionnel qui subsiste dans toutes les mémoires pour en déduire un véritable droit à l’enfant, présenté comme le prolongement naturel du droit au mariage. En bref, on récuse d’abord le lien qui rattache la filiation à l’institution conjugale pour ensuite le récupérer.
Arrivé au terme de ce parcours, on est tenté de poser une question à peine provocatrice : le droit de la famille existe-t-il encore ? A cette question, il faut hardiment répondre par la négative. Non, le droit de la famille n’existe plus tant il a été recouvert par l’accumulation des droits individuels.
Entendons qu’il n’existe plus comme droit d’un groupe, d’une communauté de personnes instituée et protégée comme telle par la loi. Ce qui nous reste est un droit des individus dans la famille et parfois contre la famille.
Échange de vues
Le Président : Merci d’avoir relevé le défi parce que, étant donné l’ampleur du sujet que nous vous avons demandé de traiter, il l’a été de façon précise et claire,
Ma question est : est-ce qu’on peut retricoter ce qui a été détricoté ? C’est un peu la question que, je pense, tout le monde a en tête. Ce qui a été défait, comment peut-on le refaire ?
Pierre de Lauzun : Ce qui vient d’être dit pourrait être la première question. Mais ma question est une question remarque.
On voit effectivement qu’on détricote des principes posés a priori.
Maintenant ce qu’il me paraît, c’est qu’on s’arrête en cours de route. Je prends un exemple : le concubinage ou le pacs ne supposent plus de sexes différents. Mais on interdit toujours l’union entre des parents proches. Et n’a-t-on pas de concubinage à 4 ou 5 ? On a supprimé le lien des relations sexuelles mais ce sont encore des relations sexuelles supposées qui empêchent par exemple un pacs entre son père et sa fille, entre son frère et sa sœur.
Mais on pourrait imaginer que, s’il s’agit de faire vivre ensemble, ce système devrait aller jusqu’à admettre en gros que cela peut s’appliquer à n’importe quelles personnes, qu’elles aient des relations sexuelles ou pas, si elles vivent ensemble, elles peuvent profiter des droits sociaux existants. Donc, il y a encore des évolutions possibles, il me semble. Dans son idéologie folle, le système s’arrête encore en cours de route.
Yvonne Flour : Qu’il y ait encore des évolutions possibles, j’en suis persuadée. Je serais néanmoins un peu plus nuancée que vous à ce propos. Je vais prendre votre question à l’envers.
Certes il pourrait y avoir des communautés de vie sans connotation sexuelle : une simple cohabitation au sens premier du terme, bénéficiant cependant d’une reconnaissance juridique. Sans refaire l’histoire, je me souviens qu’au moment des premiers débats sur le PACS, ou sur le projet de contrat d’union civile, Jean Hauser avait proposé cela : une protection juridique de toutes les formes de vie commune.
Mais, dans le droit tel qu’il est, quand on parle de contrat de vie commune, on entend vie commune au sens où les époux se doivent communauté de vie. C’est-à-dire qu’elle inclut la dimension charnelle de la communauté de vie, ce qu’on appelle aussi, d’une formule un peu désuète, le devoir conjugal. Par conséquent, un contrat de couple, ce n’est pas seulement un contrat de cohabitation comme des colocataires occupent le même appartement. C’est bel et bien l’idée d’une vie commune comportant des relations sexuelles.
Il est vrai que cela ne répond pas complètement à votre observation parce que, après tout, lorsqu’on dit que chacun fait ce qu’il veut dans le mariage ou dans la communauté de vie, on pourrait imaginer qu’on abandonne la prohibition de l’inceste ou le principe monogamique. Si l’on prend pour point de départ cette idée que le mariage doit être ouvert à tous ceux qui s’aiment, comment le refuser au motif que ceux qui s’aiment sont déjà unis par un lien de parenté même proche, pour quoi ne pas admettre que l’on puisse aimer plusieurs femmes ou plusieurs hommes ? C’est, si je l’ai bien compris, le sens des propos récents de Mgr Barbarin.
Sur ce point, il me semble que l’on peut ajouter deux éléments.
Premièrement, il y a un arrêt très récent de la Cour européenne des Droits de l’Homme qui est passablement déconcertant ! C’est un arrêt qui est rendu contre l’Angleterre. Il s’agit d’un homme qui veut épouser sa belle-fille. La belle-fille a un enfant. Ces deux personnes vivent ensemble, et élèvent l’enfant ensemble. Donc l’enfant est le fils de cette femme et le petit-fils de cet homme. Le problème est que la loi anglaise interdit un mariage entre le beau-père et sa belle-fille. Selon la Cour cette interdiction constitue une atteinte au droit de se marier, une atteinte qui n’a pas de justification objective et raisonnable.
Si l’on doit aller dans ce sens, on voit bien que les prohibitions du mariage liées à la parenté ou l’alliance vont s’effacer. Elles subsisteront entre les parents les plus proches, en ligne directe, entre frères et sœurs, mais il n’est pas impossible que la prohibition de l’inceste se trouve réduite à sa dimension minimale.
En ce qui concerne le principe monogamique, j’hésite à prédire son avenir dans notre société. Cela devient une question directement politique. Si on admettait le mariage homosexuel, qui pour nos compatriotes musulmans n’a aucun sens, peut-être s’attendront-ils à ce que le mariage du droit musulman soit reconnu par la loi française. Au fond ce serait une démarche que je trouverais assez logique.
Pour le moment, dans la littérature juridique, ce qui protège le mieux la loi monogamique, c’est l’idée de l’égalité de l’homme et de la femme.
La polygamie est incontestablement contraire à l’égalité des sexes. Dans les systèmes juridiques qui connaissent la polygamie, l’homme peut épouser plusieurs femmes. Des systèmes où en sens inverse ce sont les femmes qui peuvent avoir plusieurs maris ne sont pas très répandus : cela a existé, je crois, dans le droit traditionnel de certaines tribus d’Afrique. Ce n’est en tout cas pas la position du droit musulman.
Bernard Lacan : J’aimerais vous demander si vous pouvez nous en dire un peu plus sur la manière dont se constitue le corps de pensée de la Cour européenne des Droits de l’homme ? Quels sont les modes de nomination des juges et comment les différents lobbys parviennent à s’y affronter ? Interrogation importante puisque en cette institution semble résider une autorité suprême sur laquelle les juridictions nationales viennent s’aligner tôt ou tard ?
Jean-Marie Schmitz : Est-ce que je pourrais simplement me permettre d’ajouter : comment ces juges sont-ils désignés et par qui ?
Yvonne Flour : Vous me prenez un peu de court parce que le droit européen, ce n’est pas du tout ma spécialité. Je m’investis quand il faut, mais j’évite d’y aller.
Comment les juges sont-ils nommés ? Selon la convention, il y a autant de juges que de parties contractantes à la convention. Donc tout pays qui a ratifié la convention dispose d’un siège à la cour. Il y en a actuellement 47. Chaque pays présente trois candidats et le choix entre eux est fait par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Ils sont élus pour neuf ans, et non renouvelables. La convention précise qu’ils siègent à titre individuel et non pas en représentation de l’État auquel ils appartiennent.
Cette règle a pour but, précisément, d’assurer leur indépendance. Mais bien évidemment, ils sont tributaires de leur culture propre et de leur tradition juridique.
Comment se constitue le corps de pensée ? Vraiment je ne le sais pas. Ce que je crois c’est que ils sont en quelque sorte « conditionnés » par plusieurs éléments.
D’abord la procédure qui s’applique devant la Cour européenne des Droits de l’Homme est une procédure qui est biaisée. Lorsque on se trouve devant un juge en droit interne, le juge tranche un litige. Il ne se contente pas de dire le droit abstraitement, il tranche un conflit entre des personnes, ayant des intérêts opposés. Il a ainsi devant lui des plaideurs qui soutiennent chacun une thèse. Et le juge va arbitrer entre ces thèses. Mais au moins, il a entendu les thèses opposées.
Lorsqu’on est devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, il n’y a pas deux plaideurs qui soutiennent chacun leur intérêt. Il y a d’un côté quelqu’un qui invoque son droit en disant : la loi française, l’article 760 du Code civil par exemple, porte atteinte à mes droits, dans l’exemple à mes droits successoraux. En face qui trouve-t-on ? Le gouvernement français, qui défend la position du droit français.Il n’y pas en face du requérant une personne, ayant des intérêts opposés et soutenant ses propres intérêts. Il y a le gouvernement français qui soutient le droit français et souvent le défend très mollement.
Je pense ainsi que la logique des droits de l’homme, et la logique procédurale de la Cour, conduit à ne voir les choses que sous l’angle de l’individu et à occulter complètement les intérêts collectifs et l’intérêt social.
En outre, je me souviens que mon maître, Henri Batiffol disait que, dans la règle de droit, il y a deux aspects. Il y a l’aspect rationnel : la règle énonce une vérité, quelque chose qui paraît juste ; et puis il y a l’aspect de commandement, d’imperium. C’est l’autorité de la loi, qui s’appuie sur la puissance étatique.
Ce qu’on voit, c’est que devant la Cour européenne des Droits de l’homme, dépouillée de l’imperium, la loi est nue. Et quand la loi est nue, elle est tout à coup bien vulnérable. On n’est là qu’à prétendre juger ce que dit la loi.
À mon avis la Cour européenne des Droits de l’Homme joue un rôle très utile s’il s’agit de protéger les citoyens contre l’arbitraire de l’Etat. Quand il s’agit à chaque instant d’invoquer les droits de l’individu contre la loi elle-même, je trouve que cela devient extrêmement pervers.
Je pense qu’il y a une logique qui porte ainsi à aller toujours plus loin dans l’explosion des droits subjectifs et à complètement occulter la dimension d’intérêt social qui s’exprime à travers la loi.
Quand j’aborde ces questions avec mes étudiants, il m’arrive de leur dire, avec quelque hésitation je dois l’avouer, que la Convention européenne joue dans notre système juridique le rôle de la charia ou du Coran dans le droit musulman.
Qu’est-ce en effet que le Coran ? C’est une loi divine, une loi donnée par Dieu lui-même. Et puisqu’elle est révélée par Dieu, on ne peut pas y toucher. Tout ce qu’on peut faire, c’est l’interpréter.
Eh bien ! La Convention européenne des droits de l’homme, c’est exactement la même chose. Imaginez-vous un gouvernement dénoncer la Convention européenne des Droits de l’homme. Impossible. Nous l’avons ratifiée en 1950. Je crois que, quand on l’a ratifiée, on n’avait aucune idée de ce à quoi elle nous engageait. Au demeurant, nous étions tout à fait convaincus que notre droit est parfaitement respectueux des droits de l’homme et qu’il n’y avait donc aucun risque à prendre cet engagement.
Aujourd’hui, on s’aperçoit que la France est un des pays qui subit le plus souvent les foudres de la Cour européenne ! C’est maintenant le juge qui est seul habilité à interpréter la convention. Il lui fait dire tout ce qu’il veut et il n’y a aucun contrôle politique possible là-dessus.
Et nous sommes soumis à la Convention européenne des Droits de l’Homme exactement de la même manière que le droit musulman est soumis à la parole divine.
Jean-Dominique Callies : Je voulais vous poser des questions qui ont en fait des niveaux très différents.
En droit fiscal, le couple reste très présent. Mais, autre point, l’entropie du monde irait-elle jusqu’à la famille selon Jean Carbonnier, donc jusqu’à l’individualisme forcené en fait. Et qu’en est-il par rapport au gender ?
Si on pousse le concept plus loin on irait même jusqu’à l’unicité. On l’a déjà en droit des sociétés puisqu’on va jusqu’à une personne morale unipersonnelle. Est-ce qu’on pourrait aller jusqu’à une famille « unipersonnelle » ?
Pour reprendre une question posée, à la limite pourquoi n’irait-on pas jusqu’à un droit qui mettrait contractuellement ensemble des personnes physiques ou des communautés, pas uniquement des personnes physiques ?
Yvonne Flour : Je crois que, si l’objectif était de reconstruire, on est parti pour continuer à détricoter.
Cela m’ennuie de vous dire cela, mais je ne suis pas fiscaliste et donc je ne peux vous dire jusqu’où peut aller le droit fiscal. J’ai peur qu’il soit plus porté à réduire les avantages fiscaux des familles qu’à les étendre. En tout cas pour l’IRPP les époux sont imposés ensemble et pas les concubins. Quant aux partenaires, je pense qu’ils sont imposés ensemble aussi, mais je n’en suis pas sûre.
S’agissant des droits successoraux, il y a une grande différence entre le mariage et tous les autres statuts de couple. Paradoxalement c’est dans la mort que la différence est la plus forte. C’est-à-dire que le conjoint marié hérite de son époux prédécédé, alors que dans le pacs il n’y a pas de droits successoraux. En revanche, si un partenaire fait un legs au profit de son co-pacsé, la fiscalité est alignée sur celle des époux. Il y a une tendance en droit fiscal à aligner le pacs sur le mariage, ce qui n’est pas le cas du concubinage. Voilà un premier élément de réponse.
Le mariage unipersonnel ? Je ne vois pas très bien quelles conclusions on pourrait en tirer. Ce que je peux dire, c’est que depuis longtemps les comptes de la nation font apparaître le ménage comme unité de compte. Et dans les comptes de la nation il y a des ménages d’une personne. Une célibataire, c’est un ménage. En préparant cette conférence, je suis allée chercher, comme je le fais souvent, les dernières statistiques de la population publiées par l’INED. Et l’INED montre que le nombre d’adultes qui ne se marient pas, qui ne vivent pas en couple mais vivent seuls, ne fait que croître. D’année en année, il y a de plus en plus de gens qui vivent seuls.
Ce n’est pas vraiment une réponse à votre question. C’est un ocnstat révélateur de la société dans la quelle nous vivons. Dans cette perspective, on pourrait évidemment penser que la mariage unipersonnel exprimerait une réalité, sauf que si je dis que je suis mariée avec moi-même, je ne sais pas très bien quel intérêt juridique je pourrais y trouver.
Quant à l’idée qu’il pourrait y avoir des communautés s’associant par le mariage … Dans un article très intéressant, intitulé La notion de mariage civil, qui justement réfléchit sur la déliaison entre mariage et filiation que j’ai soulignée et sur ses conséquences induites, mon collègue Rémy Libchaber, professeur comme moi-même à Paris, évoque cette hypothèse. Après tout dit-il, si on ouvre le mariage aux homosexuels, pourquoi ne pas l’ouvrir aux personnes morales ? Ça va exactement dans votre sens. Parce qu’en effet, il n’est nulle part écrit dans la loi qu’il faut être une personne physique pour se marier.
Le gender : connaissant Carbonnier et connaissant ce qu’il écrit, cette idée lui était tout à fait étrangère. Je ne voudrais pas me livrer à des procès d’intention, mais je crois tout de même qu’une part importante de l’œuvre de Jean Carbonnier, qui fut un juriste remarquable, s’explique parce qu’il est protestant et d’un protestantisme profondément anti-catholique. Une grande partie du travail qu’il a réalisé entre 1972 et 1975 a été de lutter contre l’influence de l’Église dans la société française, qui lui paraissait très fortement véhiculée par le mariage, parce que le mariage est copié sur le droit canonique, ainsi que par l’influence de l’Église sur les familles.
Je ne crois pas du tout que le gender entre dans cette logique-là. À l’époque d’ailleurs on n’en parlait pas. Aujourd’hui, les revendications s’expriment à travers des associations, des associations homosexuelles qui parlent au nom des homosexuels, lesquels souvent ne demandent rien, mais enfin il y a toutes sortes d’associations qui parlent en leur nom. Il me semble qu’elles s’appuient sur la théorie du gender, pour expliquer que de le sexe n’est qu’une construction sociale et que par conséquent tout cela est interchangeable.
Cela ne nourrit pas la législation du milieu du XXe siècle, mais l’évolution actuelle du droit de façon très forte.
Il faudrait dire un mot du lobbyisme, qui s’exerce fortement auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, mais également dans la société française où son influence sur l’évolution de la loi est considérable !
Mgr Philippe Brizard : Ma question est paradoxale. Elle est du genre : poussons le système jusqu’au bout et jusqu’à l’absurde. Le droit civil français fait obligation aux catholiques de se marier civilement avant de se marier religieusement. Il existe donc une discrimination à l’endroit des catholiques (comme des protestants ou des juifs) qui, pour avoir une vie de couple selon leurs voeux doivent obligatoirement se marier civilement alors qu’il existe désormais quantité de statuts en faveur de la vie de couples.
Mgr Lustiger, que j’ai servi autrefois, disait à l’emporte-pièce : il n’y a que les catholiques qui doivent se marier ; demandons au législateur de faire en sorte que le mariage à l’Église soit une possibilité supplémentaire parmi la variété de vie en couples.
Je reconnais en sens inverse que le droit canonique est marqué par l’évolution des moeurs. Il n’y a plus de différences en droit canonique entre enfant naturel et enfant légitime ; par exemple, le fait d’être un enfant naturel ne constitue plus un empêchement pour accéder aux ordres sacrés, etc.
Yvonne Flour : C’est une vraie question.
Une précision préalable. Vous dites que c’est une discrimination des catholiques dans notre droit, je ne crois pas. Au moins dans les textes, cela s’applique à tous les mariages célébrés religieusement.Tous les ministres du culte, à quelque religion qu’ils appartiennent, sont tenus de vérifier que les époux sont mariés civilement avant de célébrer une union religieuse. Certains disent, il est vrai, que les catholiques sont très soucieux de respecter cette règle, les autres cultes peut-être moins. Je n’en sais rien. Pour le coup, il faudrait aller voir.
Quoiqu’il en soit, le propos de Mgr Lustiger avait un sens tant que le mariage civil restait conforme à la nature du mariage.
Personnellement – c’est une opinion personnelle même si je crois qu’elle commence à se répandre dans beaucoup d’esprits – il me semble que le jour où la loi consacrera le mariage homosexuel, la dénaturation du mariage par rapport à la conception qui est la nôtre sera complète. Et, dans ce cas, la réponse logique serait de dire : puisque c’est devenu une auberge espagnole où chacun apporte ce qu’il veut, supprimons l’obligation du mariage civil avant le mariage religieux et reconnaissons un effet civil au mariage religieux, ce qui d’ailleurs existe dans beaucoup de pays. Ce qui permettra de dire : le mariage des catholiques est reconnu par la loi civile, mais il a le contenu que lui donne la conception chrétienne du mariage.
Politiquement, cela me paraît une bonne stratégie. À tous égards cela me paraît fondé.
Je ne suis pas sûre que ce sera politiquement si facile à obtenir parce que si les catholiques obtenaient cela, le mariage civil n’existerait plus.
Nicolas Aumonier : En quoi, du point de vue du droit, l’insémination artificielle avec donneur extra conjugal, diffère-t-elle de l’adoption ?
Yvonne Flour : Elle diffère, oui. Ce n’est pas une adoption. La filiation maternelle va résulter de l’acte de naissance, comme toute filiation maternelle et l’établissement de la filiation paternelle va résulter du consentement que le mari a donné.
Nicolas Aumonier : Cela veut dire en fait dans les deux cas, on fait comme si ?
Yvonne Flour : On peut avoir cette impression, mais je pense que juridiquement ce n’est pas du tout la même chose. Dans l’adoption, on ne fait pas comme si… On sait très bien qu’on a créé un lien juridique qui n’a aucun support biologique. Alors que dans l’insémination artificielle, on est à mi-chemin. On fait effectivement comme si l’enfant était celui du couple qui l’accueille.
Jean-Paul Guitton : Il me semble avoir retenu que l’adoption, c’est donner une famille à un enfant alors que la PMA c’est donner un enfant à une famille.
Est-ce qu’on ne pourrait pas exiger la parité dans le mariage ? On nous bassine avec la parité dans les Conseils d’administration, il faut autant d’hommes que de femmes… ; est-ce que dans le mariage on ne pourrait exiger la parité ?
Je voudrais évoquer également l’inscription toute récente des familles homoparentales au programme de terminale sous la pression des associations monoparentales. Vous avez vu cela. Et l’on apprend que la notion d’homoparentalité est traitée comme telle dans les facultés de droit. Est-ce bien vrai ?
Yvonne Flour : Moi, je n’en parle pas.
Le Président : À Paris I peut-être mais pas à Paris II ! Il faudrait une autre séance pour retricoter tout cela avec vous…
Séance du 3 novembre 2011