Par le Père Jacques de Longeaux, Prêtre du diocèse de Paris, docteur en théologie
La théologie a beaucoup à dire sur la famille. Il ne s’agit pas seulement de théologie morale, mais d’un regard porté, à la lumière de la Parole de Dieu écrite et transmise, sur la nature des liens familiaux et les valeurs qui lui sont propres. La famille est le lieu humain par excellence, le berceau de l’homme, le paradigme des relations éthiques (responsabilité des parents vis-à-vis de l’enfant ; devoir des enfants vis-à-vis des parents), l’expérience première et indépassable, parce qu’enracinée dans les corps, du lien humain. Le lien social n’est pas réductible au lien familial (la société n’est pas une grande famille), et celui-ci, à son tour, est original par rapport au lien social (la famille est davantage qu’une « société domestique »). Original parce qu’originaire et « originant ». Pour comprendre en quoi la famille peut être un « atout pour la société », nous puiserons dans le trésor de la tradition chrétienne, principalement saint Augustin, le docteur du mariage, et le concile Vatican II qui définit le mariage comme « communauté intime de vie et d’amour ». Le tour nettement théologique et personnaliste de la pensée Jean-Paul II centre notre attention sur la personne. La famille est un atout pour la société de multiples manières, mais d’abord parce que le citoyen est une personne, et que la personne s’épanouit en étant aimée et en aimant, en étant reconnue et en se donnant.
Lire l'article complet
Inès Mortreuil : Père Jacques de Longeaux, vous êtes prêtre. Vous avez eu une première formation scientifique à l’école des Mines de Paris, puis une formation philosophique et théologique pendant vos années de séminaire. Vous avez été ordonné prêtre du diocèse de Paris en 1990 et avez été vicaire de paroisse pendant douze ans ce qui vous a donné l’occasion d’accompagner de nombreux couples dans la préparation de leur mariage. Depuis dix ans, vous avez eu un ministère dans la formation des prêtres, auprès des séminaristes français à Bruxelles tout d’abord, puis comme supérieur de la Maison saint Augustin, à Paris, depuis 2006.
Vous enseignez depuis 1993 au Studium du séminaire de Paris, devenu Faculté Notre-Dame. Vous enseignez notamment sur le mariage et la famille. Depuis l’ouverture du collège des Bernardins, vous co-dirigez, avec Jacques Arènes, le département « sociétés humaines et responsabilité éducative » – le département de recherche sur la transmission et l’éducation.
Votre thèse de doctorat en théologie a porté sur le clonage humain et vous avez également publié Amour, mariage et sexualité d’après la Bible (coll. Cahiers de l’Ecole Cathédrale, Paris, éditions Mame-Cerp, 1996).
Père Jacques de Longeaux : La théologie a beaucoup à dire sur la famille. Il ne s’agit pas seulement de théologie morale, mais d’un regard porté, à la lumière de la Parole de Dieu écrite et transmise, sur la nature des liens familiaux et les valeurs qui lui sont propres. La famille est le lieu humain par excellence, le berceau de l’homme, le paradigme des relations éthiques (responsabilité des parents vis-à-vis de l’enfant ; devoir des enfants vis-à-vis des parents), l’expérience première et indépassable, parce qu’enracinée dans les corps, du lien humain. Le lien social n’est pas réductible au lien familial (la société n’est pas une grande famille), et celui-ci, à son tour, est original par rapport au lien social (la famille est davantage qu’une « société domestique »). Original parce qu’originaire et « originant ». Pour comprendre en quoi la famille peut être un « atout pour la société », nous puiserons dans le trésor de la tradition chrétienne, principalement saint Augustin, le docteur du mariage, et le concile Vatican II qui définit le mariage comme « communauté intime de vie et d’amour ». Le tour nettement théologique et personnaliste de la pensée Jean-Paul II centre notre attention sur la personne. La famille est un atout pour la société de multiples manières, mais d’abord parce que le citoyen est une personne, et que la personne s’épanouit en étant aimée et en aimant, en étant reconnue et en se donnant.
On sait l’importance que l’Eglise catholique attache à la famille. L’Eglise catholique – avec d’autres – défend la famille, la famille dite « traditionnelle », au sens que les sociologues donnent à ce terme.
Il convient cependant de la distinguer d’un « ordre familial » – bien souvent seulement de façade – garant d’un « ordre social », comme celui que le Code Napoléon voulait assurer. Le point de vue de l’Eglise sur la famille n’est pas seulement institutionnel et juridique. Certes, l’Eglise sait l’importance de l’institution et elle s’attache à la défendre. Mais elle s’attache également à montrer le sens de cette institution, en découvrant ce qui la fonde, ce qui l’anime, ce qui l’oriente, à savoir : l’amour véritable, fondé dans l’être de l’homme et de la femme créés à l’image de Dieu, manifesté et accompli dans la personne du Christ. En défendant le mariage unique, fidèle, pour la vie, d’un homme et d’une femme, ayant le projet de fonder une famille, l’Eglise catholique n’est pas arc-boutée à une conception conservatrice, passéiste, « réactionnaire », destinée tôt ou tard à céder devant l’évolution des mœurs. Ce « modèle » n’est pas un parmi d’autres. A condition d’être compris et vécu comme l’expression d’un amour véritable, il correspond au bien authentique des personnes. Par « bien authentique » je n’entends pas seulement un bien individuel, mais un bien commun de la famille et de la société.
Je m’inscris dans la ligne de la pensée de Jean-Paul II. L’importante contribution du pape de l’an 2000 à la théologie du corps et de la famille a permis un véritable développement doctrinal . Jean-Paul II puise à la source de l’Ecriture, il se met à l’école de saint Thomas d’Aquin, et il s’inspire de la phénoménologie contemporaine. A la suite de Vatican II, il explore et approfondit le point de vue personnaliste sur le mariage et la famille. Sa recherche et son enseignement portent sur le fondement anthropologique et théologique de la doctrine morale de l’Eglise. La définition conciliaire du mariage comme « communauté intime de vie et d’amour conjugal » (GS 48) est au cœur de sa réflexion. Il en déploie la portée théologique, trinitaire et christologique. Perçue en vérité, la famille apparaît comme un lieu hautement personnaliste, c’est-à-dire comme le lieu privilégié où l’être humain est considéré et doit être considéré pour ce qu’il est : une personne qui s’accomplit dans le don et la communion.
D’où le point essentiel de mon exposé, que je formule dès cette introduction : la famille est un atout pour la société, d’une part parce qu’elle est le lieu où l’être humain est mis au monde et éduqué (transmission de la vie), mais aussi parce qu’elle est le lieu princeps (premier et principal) où sont vécues les valeurs propres à la personne : valeurs de reconnaissance, de gratuité, de don et de communion. D’entrée de jeu, je suppose que ces valeurs ne sont pas réservées à l’intimité domestique (aux relations courtes, avec les proches), alors que les relations sociales seraient régies par la règle anonyme, l’instrumentalisation réciproque et la lutte de tous contre tous. Sinon, la famille ne serait pas un atout pour la société, mais un refuge contre elle. Sans confondre le lien familial et le lien social, il ne faut pas les opposer. Que l’amour (au sens théologique plutôt qu’affectif du terme) ne soit pas cantonné à la sphère privée, Benoît XVI l’affirme dans son encyclique sociale, Caritas in Veritate : « l’amour (…) est le principe non seulement des microrelations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macrorelations : rapports sociaux, économiques, politiques. »
Le contexte, nous le connaissons bien. L’évolution à laquelle nous assistons va dans le sens d’une conception contractuelle, privée, du mariage, au détriment de l’institution. Les règles sont de plus en plus souples, de plus en plus larges. Le législateur tend à faire droit autant que possible aux désirs subjectifs et aux projets individuels. Beaucoup de familles sont éclatées ; de nouvelles configurations familiales apparaissent, plus variées, plus complexes. Cependant la famille ne disparaît pas. Au contraire, la valeur « famille » semble plébiscitée. Il est loin le temps du « famille, je vous hais » d’André Gide (Les nourritures terrestres). Aujourd’hui, la famille n’est généralement plus perçue comme un carcan étouffant, mais comme l’espace privé, où chacun doit pouvoir jouir d’une certaine indépendance, tout en recevant l’affection et l’attention dont il a besoin.
Cependant, la vie familiale n’est pas entièrement privatisée. Avec la sociologue Martine Ségalen, il faut dire que nous n’assistons pas véritablement à une « désinstitutionnalisation » de la famille . Sans doute, assistons-nous à une relative « désinstitutionnalisation » de la vie à deux. Mais l’Etat ne se désengage pas vis-à-vis de la famille. Il semble, au contraire, qu’il intervienne de plus en plus en faveur des enfants. De leur côté, les couples « informels » demandent à être reconnus afin de bénéficier d’avantages équivalents aux couples mariés. Ils sont en quête d’une « institutionnalisation » qui ne porte pas atteinte à leur liberté. Le lien entre famille, Etat et société, est loin d’être rompu, mais il s’est complexifié !
Quelle est la nature du lien familial, et son rapport avec le lien social, est une question ancienne devenue d’une grande actualité. Je ne prétends pas y apporter de réponse en quelques minutes, mais, je vous propose d’aller puiser quelques lumières dans la tradition chrétienne : saint Augustin tout d’abord (le « docteur du mariage »), puis le Concile Vatican II et enfin, à sa suite, le magistère de Jean-Paul II.
Saint Augustin
Aujourd’hui, le mariage d’amour a triomphé, du moins dans le domaine culturel occidental. Et, par amour, l’on entend le sentiment amoureux. Les valeurs affectives sont passées au premier plan. Or, celles-ci relèvent avant tout de l’intimité, de la sphère privée. La décision de se marier, ou de ne pas se marier, ou de durer dans le mariage, est suspendue à l’impératif de la « réalisation de soi », qui conjugue trois facteurs : l’autonomie professionnelle, une vie amoureuse gratifiante, des enfants, mais dans les limites imposées par les deux premiers impératifs.
La perspective de saint Augustin est bien différente. Pour l’évêque d’Hippone, le mariage est, avant tout, l’expression fondamentale et la première réalisation de la nature sociale de l’être humain. Il le dit en introduction de son traité sur « le bien du mariage » (traité dans lequel il prend position dans la polémique entre saint Jérôme et le prêtre Jovinien). Je vous cite cette page :
« Du fait que chaque homme est un élément du genre humain et, de sa nature, un être social, il en résulte un grand bien naturel qui se double d’un puissant instinct (vim) d’amitié. Dieu a voulu tirer tous les hommes d’un seul pour qu’ils fussent maintenus en société non seulement par la ressemblance de leur race (similitudine genereris), mais encore par le lien de la parenté (cognationis vinculo). La première alliance scellée par la nature dans la société humaine est donc l’union de l’homme et de la femme. Dieu ne les a pas créés séparément, ni unis l’un à l’autre comme des étrangers, mais il a tiré la femme de l’homme, marquant même la force (vim) de leur union par la côte qu’il a extraite de l’un pour former l’autre (Gn 2, 21). En effet, ils sont unis côte-à-côte ceux qui marchent de pair, les yeux fixés sur le même but. Il suit de là que la continuité de la société se fait par les enfants, seul fruit honnête, non de l’union du mari et de la femme (conjunctionis), mais de leur commerce charnel (concubitus) »
Je souligne trois points :
Chez la créature humaine, la vie en société est un bien naturel. On ne doit pas y voir un état de fait contingent, qui se serait imposé à un moment de l’histoire, pour répondre à des nécessités économiques, ou pour sortir de la violence meurtrière de tous contre tous. L’être humain tend de soi, naturellement, vers une existence sociale. Les formes de vie sociale et d’organisation politique sont variées, elles sont relatives aux temps et aux lieux, mais le fait social est universel.
Le lien social a la force d’une amitié. Il n’est pas fondé, comme chez les animaux, sur la ressemblance d’espèce, mais sur l’ascendance commune. Le lien social ne se laisse pas réduire à des rapports de dominant à dominés. Sa nature profonde est l’amitié qui naît des liens de parenté – la fraternité. Les êtres humains se reconnaissent mutuellement comme les membres d’une même famille humaine.
La première réalisation de la société humaine est l’union de l’homme et de la femme. La société humaine ne fut pas d’abord un groupement indistinct d’hommes, de femmes, d’enfants, d’où auraient émergé, à une certaine époque, ce que nous appelons le mariage et la famille. De plus, l’union de l’homme et de la femme possède une valeur en soi : elle n’a pas pour unique finalité, ni pour seule raison d’être, la procréation et l’éducation des enfants. Le mariage est un bien « non seulement à cause des enfants, mais en raison de la société naturelle qu’il établit entre les sexes » (de bono conjugali, III, 3).
Saint Augustin tire sa doctrine des deux premiers chapitres de la Genèse. Dans Gn 1 (le récit sacerdotal de la création) l’être humain – l’adam – est créé homme et femme, et non pas « selon son espèce », comme c’est le cas pour les plantes et les animaux. La bénédiction de la fécondité est adressée au couple originel (Gn 1, 28). Dans le récit « yahviste », nous lisons qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2,18). Ce que nous interprétons : il appartient à l’humanité de l’homme d’exister en relation avec un autre semblable à lui. C’est pourquoi la femme est « bâtie » à partir du côté de l’adam (Gn 2, 22). La création de l’homme (être humain) est achevée lorsqu’il est créé homme et femme, en vis-à-vis, ou, mieux, côte-à-côte. Enfin, de l’un et l’autre récit, saint Augustin tire que tous les êtres humains descendent du même couple originel : nous sommes donc tous apparentés.
Avant d’être un « atout pour la société », l’union de l’homme et de la femme est la première société. Elle est l’expression originelle de la nature sociale de l’être humain. « Originel », « premier », entendus, non pas dans un sens chronologique, mais ontologique. Le Concile Vatican II le rappelle : « Mais Dieu n’a pas créé l’homme seul : car dès l’origine « Il les créa homme et femme » (Gn 1, 27), et leur union constitue la première forme de la communion des personnes. En effet, l’homme, par sa nature profonde, est un être social, et, sans relation avec les autres, il ne peut ni vivre ni épanouir ses qualités » (GS 12). Ainsi, l’union de l’homme et de la femme n’est pas une forme parmi d’autres de lien interpersonnel. Il est insuffisant d’y voir l’expression d’une nécessité naturelle que nous serions aujourd’hui parvenue à dépasser, grâce aux merveilles de la science. Le sens de l’union de l’homme et de la femme dépasse le domaine biologique : elle concerne l’être personnel par la médiation des corps. Ce qui se joue est l’intégration de l’altérité et de l’alliance dans notre conception de la société et notre manière de vivre ensemble.
Vatican II
Dans la citation que j’ai faite plus haut de GS 12, j’attire votre attention sur l’expression « communion des personnes ». J’ai déjà cité la définition conciliaire du mariage : « une communauté intime de vie et d’amour conjugal » (GS 48). Au numéro 47, on lit que : « La santé de la personne et de la société aussi bien humaine que chrétienne est étroitement liée à l’état de prospérité de la communauté conjugale et familiale » (GS 47), affirmation qui touche directement notre sujet.
Ce vocabulaire de la communion et de la communauté a une tournure nettement personnaliste. Jean-Paul II interprétera et développera dans ce sens l’enseignement du Concile – j’y reviendrai dans un instant. Ces termes ont fait leur apparition dans l’enseignement du Magistère au Concile Vatican II et dans les encycliques de Jean XXIII . Ils servent à caractériser le mariage et la famille, mais aussi à dire la nature profonde de la société.
Beaucoup de commentateurs du Concile soulignent l’intégration d’une approche personnaliste à la doctrine catholique sur le mariage et la famille. La vision chrétienne de l’homme comme personne, créée à l’image de Dieu, une de corps et d’âme, destinée à s’accomplir en reproduisant l’image du Christ, occupe une place centrale dans Gaudium et Spes.
Cependant, il ne faut pas opposer artificiellement une perspective institutionnelle à une perspective personnaliste. Au contraire, tout l’effort du Magistère est de sortir de l’opposition entre individu et société, entre liberté et morale et, au sujet du mariage, entre les requêtes de l’amour et les règles de l’institution (unité, indissolubilité). Il ne s’agit pas de nier les tensions dans les existences concrètes entre les unes et autres, mais de remonter à leur source commune : la vocation de la personne à l’amour. D’une part, l’institution n’est pas en danger parce qu’on prend en considération le point de vue de la personne et que l’on se soucie de son bien. En effet, le bien dont il s’agit est le bien véritable et intégral de la personne, voulu par Dieu. D’autre part, la personne n’est pas aliénée, et sa liberté n’est pas réprimée, par les règles de l’institution matrimoniale. En effet, celles-ci sont l’expression des conditions et des exigences d’un amour véritable.
Or, si du point de vue juridique le mariage est une institution et la famille une société (la « société domestique » dont parle Pie XI dans Casti Connubii), l’essence du mariage et de la famille est d’être une communion de personnes unies par l’amour : l’amour conjugal, parental, filial, fraternel, qui est assumé, purifié, élevé dans la charité théologale.
Jean-Paul II
Dans Familiaris Consortio et la Lettre aux familles, Jean-Paul II développe abondamment le thème du mariage communion de personnes et de la famille communauté de personnes. Il se place à la racine anthropologique du lien familial.
Qu’est-ce que l’homme ? L’homme est une personne, c’est-à-dire une totalité unifiée, corps et âme spirituelle. Il est créé à l’image de Dieu. Dieu est Amour. Dieu est Trinité de Personnes. A l’image des personnes divines – mais au niveau propre de créature – la personne humaine existe en relation et s’accomplit dans le don. Seules les personnes peuvent exister en communion. L’animal peut vivre en troupeau, en bande, en harde, en ruche ou en fourmilière. Seule la personne humaine peut vivre en communion, c’est-à-dire une forme d’union fondée sur l’amour et le don mutuels, où chacun devient pleinement soi en vivant avec et pour autrui.
Jean-Paul II aime citer ce paragraphe de Gaudium et Spes 24 : « Bien plus : quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que » tous soient un…, comme nous nous sommes un » (Jn 17, 21-22), il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison humaine et il suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des Personnes divines et l’union des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour. Cette ressemblance montre bien que l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même » (GS 24, §3).
« Cette formulation, particulièrement riche de sens – écrit-il dans la Lettre aux familles – confirme avant tout ce qui détermine l’identité profonde de tout homme et de toute femme. Cette identité consiste dans la capacité de vivre dans la vérité et dans l’amour ; plus encore, elle consiste dans le besoin de vérité et d’amour, dimension constitutive de la personne. Ce besoin de vérité et d’amour ouvre l’homme à Dieu ainsi qu’aux autres créatures : il l’ouvre aux autres personnes, à la vie « en communion », et spécialement au mariage et à la famille » (Lettre aux familles 8 §2).
La première tâche de la famille chrétienne, selon Jean-Paul II, dans Familiaris Consortio, est de former une communauté de personnes : « La famille, fondée par amour et vivifiée par lui, est une communauté de personnes : les époux, homme et femme, les parents et les enfants, la parenté. Son premier devoir est de vivre fidèlement la réalité de la communion dans un effort constant pour promouvoir une authentique communion de personnes » (FC 18). Le pape poursuit : « le principe interne, la force permanente et le but ultime d’un tel devoir [la formation d’une communauté de personnes], c’est l’amour : de même que sans amour la famille n’est pas une communauté de personnes, ainsi, sans amour, la famille ne peut vivre, grandir et se perfectionner en tant que communauté de personnes » (Ibid., souligné dans le texte).
Vous me permettrez une dernière citation, un peu longue. Dans ce texte, Jean-Paul II remonte à Dieu Trinité et Créateur pour exposer la vocation fondamentale de la créature humaine : « Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance : en l’appelant à l’existence par amour, il l’a appelé en même temps à l’amour. Dieu est amour et il vit en lui-même un mystère de communion personnelle d’amour. En créant l’humanité de l’homme et de la femme à son image et en la conservant continuellement dans l’être, Dieu inscrit en elle la vocation, et donc la capacité et la responsabilité correspondantes, à l’amour et à la communion. L’amour est donc la vocation fondamentale et innée de tout être humain » (FC 11, souligné dans le texte).
Seul l’amour permet de percer l’énigme de la condition humaine. La « communion dans l’amour » est la forme propre de l’existence humaine. Plutôt qu’une donnée, un acquis, elle est une vocation et une tâche à accomplir, avec l’aide de la grâce (la communication de l’amour divin, la charité surnaturelle). L’union de l’homme et de la femme dans le mariage est la réalisation typique de cette vocation, elle en est le symbole réel pour ce temps-ci. A son tour, la famille fondée sur le sacrement de mariage reçoit la grâce et la mission, de constituer une « communauté de personnes ».
« Former une communauté de personnes » : telle est l’essence commune de la famille et de la société. Mais c’est prioritairement dans la famille que cette essence apparaît, et qu’elle est réalisée, bien que toujours imparfaitement. C’est à ce niveau fondamental que la famille représente un atout pour la société, ou, comme l’écrit Jean-Paul II, qu’elle est un « apport » pour la société : « l’expérience même de communion et de participation qui doit caractériser la vie quotidienne de la famille constitue son apport essentiel et fondamental à la société » (FC 43). Le premier apport de la famille à la société, ce sont les enfants, qui assurent sa pérennité, Jean-Paul II l’a rappelé précédemment (FC 42). Mais la famille n’est pas seulement chargée de fournir des citoyens à l’Etat, des forces vives à la Nation ou des soldats à la Patrie. Plus fondamentalement, elle est le lieu où doit se vivre et s’apprendre une qualité de lien social qui correspond à la nature profonde de la personne humaine ; un lieu où l’être humain est véritablement considéré et traité comme une personne : « Les relations entre les membres de la communauté familiale se développent sous l’inspiration et la conduite de la loi de la « gratuité » qui, en respectant et en cultivant en tous et en chacun le sens de la dignité personnelle comme source unique de valeur, se transforme en accueil chaleureux, rencontre et dialogue, disponibilité généreuse, service désintéressé, profonde solidarité » (FC 43).
Gratuité, accueil, dialogue, service, solidarité : ces valeurs ne sont pas réservées au domaine privé. Elles découlent de la dignité personnelle de l’être humain. Elles doivent donc s’étendre au domaine public, inspirer et orienter les relations sociales. Elles sont d’abord vécues et promues au sein de la famille, pour se diffuser ensuite à l’ensemble de la société : « Ainsi, la promotion d’une authentique communion de personnes responsables dans la famille devient un apprentissage fondamental et irremplaçable de vie sociale, un exemple et un encouragement pour des relations communautaires élargies, caractérisées par le respect, la justice le sens du dialogue, l’amour » (FC 43).
En résumé : Jean-Paul II renouvelle l’analogie classique entre la famille et la société, en adoptant un point de vue qui est moins paternaliste et hiérarchique que personnaliste et « communionnel » : « la famille constitue le berceau et le moyen le plus efficace pour humaniser et personnaliser la société » (FC 43). Dans la doctrine traditionnelle de l’Eglise, le rôle de l’autorité, sur le modèle du père, est d’assurer la cohésion sociale et de permettre à la société d’atteindre sa fin (le bien commun). Jean-Paul II remonte au fondement théologique du lien social. Celui-ci relie des personnes, créées à l’image de Dieu Trinité, qui, par leur nature profonde, sont appelées à la communion dans l’amour. La famille est la réalité humaine qui permet d’approcher au plus près cette vérité. Telle est sa tâche, jamais achevée, dans la société : l’humaniser et la personnaliser.
Objections
La notion de famille « communauté de personnes » se heurte à plusieurs objections. Les envisager nous permettra de préciser la signification et le contenu de cette notion.
1- La communion des personnes, n’est-elle pas une illusion romantique ? Même au sein de l’union conjugale la plus harmonieuse et la plus durablement amoureuse, les époux ne font-ils pas l’expérience d’une insurmontable solitude ? Est-il vrai, comme l’écrit Albert Cohen, en tête de ce livre magnifique et désespéré, « Le livre de ma mère », que « chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte » ? Selon Claude Bruaire, dans L’être et l’esprit, s’il est vrai que « l’esprit porte l’exigence de communion déjouant les distances », cependant « la vie communionnelle est un mythe superficiel qui ne dissimule pas l’incapacité d’aimer ». Toute relation authentique est une difficile conquête sur l’inclination à vivre replié sur soi : « Il n’est aucun mouvement positif de l’âme, pas même dans la réciprocité du cœur à cœur, qui ne soit le négatif surmonté et, cependant, entretenu, du repli et du retrait ». Même dans l’union amoureuse la plus profonde, demeure une distance infranchissable entre les êtres, un fond de solitude, une fermeture sur soi irréductible : « Nos relations avec les autres-semblables, si intimes ou communionnelles soient-elles, si indispensables et durables soient-elles, sont grevées de la contingence des rencontres, des rapports familiaux ou sociaux, contingence qui atteste la solitude au plus fort de l’union, la fermeture au plus vif de la volonté disponible, la distance infranchissable en la proximité la plus proche. C’est pourquoi, aussi, l’autre ne s’exprime qu’en gardant son secret : la relation personnelle ne se tente qu’entre masques » (dans le terme « masque » nous reconnaissons une allusion au sens premier du terme grec prosôpon, « personne »).
Mais Claude Bruaire vise ici l’idée d’une abnégation totale, d’un complet oubli de soi. A ses yeux, c’est une mauvaise interprétation du thème philosophique et théologique du don que d’opposer le « pour soi » et le « pour autrui ». L’amour du prochain suppose le juste amour de soi. Il faut être pour se donner. L’ouverture vers autrui ne va pas sans le mouvement inverse de recueillement en soi. Nous savons bien que la communion de deux êtres n’est pas leur fusion, et que la vraie communication est tout autre chose que la parfaite transparence. Il faut savoir assumer la solitude pour être capable de faire alliance et de mener une vie commune. Il faut exister par soi-même pour pouvoir vivre avec et pour autrui.
Dans ses catéchèses sur la théologie du corps, Jean-Paul II s’est interrogé sur la signification ontologique de la solitude originelle de l’être humain, que mentionne le second récit de la création (Gn 2, 18), et il en a proposé une interprétation qui va dans le sens de ce que nous venons de dire : avant de s’attacher à sa femme, et de n’être qu’une seule chair avec elle, c’est-à-dire avant vivre en communion, et pour pouvoir vivre en communion (« avant » ne doit pas être compris dans le sens d’une antériorité temporelle, mais d’une priorité ontologique), l’homme (et la femme) doit prendre conscience de ce qu’il est : une personne, qui existe originellement en relation avec le Créateur, un sujet qui se connait et se détermine librement.
En présentant la famille comme une « communion de personnes dans l’amour », Jean-Paul II ne prétend nullement faire une description empirique des vies conjugales et familiales. Il n’est ni sociologue, ni romancier, ni cinéaste. Il n’ignore évidemment pas les blessures, les déchirures, les séparations, les abus de pouvoir, les violences, les conflits, l’amour qui se renverse en haine. Mais il expose la nature de la famille, telle qu’elle apparaît à la lumière du dessein de Dieu, telle qu’elle est appelée à être, conformément à la dignité des personnes qui la composent.
2- En quel sens la famille est-elle une « communion de personnes », alors que les enfants sont appelés à « quitter » leur père et leur mère ?
La communauté de personnes ne doit pas être comprise sur le modèle de la « famille bastion » décrite par les sociologues : « les groupes Bastion sont caractérisés par une cohésion de type fusionnel et une régulation à allure normative ; ils sont, sur la variable intégration, identifiables le plus souvent par le repli sur eux-mêmes . » La famille communion n’est pas un groupe clos sur lui-même, enfermant pour ses membres, qui se protège du monde extérieur. La communion chrétienne est ouverte.
En particulier, l’objet de l’éducation est de permettre à l’enfant de devenir un adulte capable de construire sa vie, de fonder sa famille, d’assumer ses responsabilités, d’affronter les difficultés de l’existence. Quitter ses parents, c’est dépasser une relation infantile, archaïque, « enfermante », à l’origine. Mais en même temps le fils ou la fille, devenu(e) adulte doit « honorer son père et sa mère ». Il n’y a pas rupture des liens, mais la reconnaissance de ce que l’on doit à ceux qui nous ont transmis la vie. Cette reconnaissance implique des devoirs.
3- La notion de « famille, cellule de base de la société » n’est-elle pas plus opératoire que celle de « communion de personnes » pour analyser la relation entre famille et société ?
En effet, la notion classique qui caractérise la relation entre la famille et la société est celle de « cellule de base de la société ». Dans Pacem in Terris, Jean XXIII rappelle que « la famille, fondée sur le mariage librement contracté un et indissoluble, est et doit être tenue pour la cellule première et naturelle de la société » (§ 17). La formule est reprise par le Concile Vatican II, mais une fois seulement, dans le décret sur l’apostolat des laïcs . Jean-Paul II ne le rejette pas. Il cite Apostolicam Actuositatem 11 à plusieurs reprises dans Familiaris Consortio, précisément dans la partie consacrée à la participation de la famille au développement de la société. « La famille, écrit-il, qui selon le dessein de Dieu est la cellule de base de la société, sujet de droits et de devoirs antérieurs à ceux de l’Etat et de n’importe quelle autre communauté (…) » (FC 46).
Il ne faut pas comprendre la métaphore biologique de la « cellule » comme si la société était un assemblage de familles organiquement liées les unes aux autres. Si c’était le cas, les individus n’existeraient pas par eux-mêmes, mais seulement en tant que membres d’une famille. Ils n’auraient pas d’autre identité que celle d’être fils ou fille de…, épouse ou époux de…, père ou mère de…
Telle n’est pas la vision chrétienne de l’homme. Chaque être humain, personnellement créé à l’image de Dieu, possède une identité propre et il est une fin en soi.
Mais, d’un autre côté, la pensée chrétienne se démarque d’une conception individualiste. La personne existe en relation, elle s’accomplit dans la communion. Paradoxe de la personne. La société n’est pas une collection d’individus sans appartenance, ni racines. C’est en ce sens que la famille est une cellule de base de la société : comme première réalisation de l’existence de la personne en relation.
4- Une notion réactionnaire ?
La pensée critique contemporaine dénonce volontiers dans la promotion des valeurs de la famille dite « traditionnelle » (au sens sociologique) une volonté politique de maintenir un ordre social hiérarchique et autoritaire – fut-il paternaliste – contraire à l’égalité et à la liberté démocratique. En effet, selon ces critiques, la famille maintiendrait des relations sociales asymétriques, elle serait un foyer de résistance à l’idéal démocratique : soumission de la femme à son mari, autorité du père sur ses enfants.
D’où une double volonté : d’une part, « émanciper » les femmes du mariage et les enfants de la famille ; d’autre part, démocratiser des relations familiales : parfaite égalité de statut et interchangeabilité des rôles entre mari et femme (toute référence à une différence entre homme et femme est perçu comme un ferment d’inégalité) ; affirmation des droits de l’enfant ; exercice de l’autorité parentale qui passe par une négociation permanente ; respect de la liberté de choix de l’enfant et promotion de son autonomie dès que celui-ci est en mesure d’exprimer une opinion personnelle.
En considérant la famille comme « communion de personnes », l’Eglise catholique assume ce qu’il y a de juste dans l’affirmation de l’égalité entre les membres de la famille. A partir de Vatican II (mais cette évolution est déjà préparée par Casti Connubii, de Pie XI, en 1930), on constate une différence d’accent indéniable dans l’enseignement du magistère : la famille est moins (sinon plus du tout) présentée comme une société hiérarchisée, placée sous l’autorité du père (autorité bienveillante et désintéressée au service du bien commun de la famille), que comme une communion de personnes dans l’amour. Tous les membres de la famille, depuis l’enfant dès sa conception jusqu’aux parents et aux aïeux, ont en commun d’être des personnes humaines. Du plus grand au plus petit, garçons ou filles, tous partagent la même dignité. De cette dignité personnelle, dérive la norme éthique de l’amour. L’exhortation apostolique Familiaris Consortio détaille les droits et les devoirs qui en découlent : ceux de la femme (n° 22-24), de l’homme (n° 25), de l’enfant (n° 26), de la personne âgée (n°27).
Cependant, l’égalité propre à la « communion des personnes » n’implique pas l’indifférenciation. L’individu de l’idée démocratique d’égalité est bien souvent un individu abstrait. Le citoyen est sans corps ; sa liberté est détachée de son substrat corporel et de son enracinement culturel. L’égalité s’impose en ignorant la différence. Or, l’être humain concret a un corps : il ne se donne pas la vie à lui-même ; il naît ; il grandit ; il se construit dans la relation ; il est l’héritier d’une histoire ; il est façonné par sa langue maternelle (ou ses langues maternelles) ; il est sexué, homme ou femme.
La communion des personnes dans la famille intègre ces différences : l’homme n’est pas la femme, la femme n’est pas l’homme ; l’enfant n’est pas l’adulte, l’adulte n’est pas l’enfant.
La communion conjugale est autre chose que l’association de deux individus égaux et autonomes. Elle est l’alliance d’un homme et d’une femme qui accueillent et conjoignent la différence inscrite dans leurs corps – différence inscrite dans les corps qui leur promet la joie de l’union et la possibilité de transmettre la vie.
L’enfant est un être humain en croissance. Vulnérable, il a besoin d’être protégé, soutenu ; en croissance, il a le droit de recevoir une éducation, d’être placé sous une autorité qui le fasse grandir.
Il faut veiller à ce que les différences de sexe et de génération ne deviennent pas l’occasion d’abus de pouvoir. Mais elles ne sont pas en elles-mêmes une injustice. Sans doute sont-elles toujours socialement élaborées, mais elles sont d’abord fondées dans les corps. La communion familiale est une communion différenciée. On ne peut pas prendre appui sur ces différences pour assigner à l’homme, à la femme, aux enfants, une répartition des rôles fixée une fois pour toutes. Mais en tant que différences, elles sont indépassables, elles appartiennent au roc de la réalité.
Conclusion
En quoi la famille est-elle un « atout pour la société » ?
La famille est un atout pour la société, tout d’abord, parce qu’elle est le foyer où les membres à venir de la société naissent et grandissent. Les enfants naissent dans une famille et constituent la famille en naissant. C’est dans la famille qu’ils reçoivent l’éducation à laquelle ils ont droit. La famille est le premier lieu de transmission de la culture. Ce rôle est irremplaçable : l’être humain nait et grandit au sein d’une famille ; il construit son identité en étant situé au sein d’un réseau de liens de parenté. Nous avons la conviction (même si cette évidence est difficile à démontrer) qu’un monde sans famille, où les enfants seraient engendrés dans des machines (ectogenèse), sans parents, pour être ensuite élevés collectivement, ferait gravement violence à l’humanité de l’homme.
La famille est un atout pour la société parce qu’elle offre le socle affectif sur lequel une personnalité peut se construire. Il faut être aimé, encouragé, afin d’accéder à la confiance en soi suffisante pour prendre en main son existence, pour devenir un sujet actif, participatif de la vie en société. Au principe de notre vie, nous avons besoin de bienveillance. C’est ainsi que nous acquérons la force intérieure nécessaire pour vivre, pour construire, pour résister aux épreuves, pour surmonter les obstacles, pour mener à bien des projets.
La famille est un atout pour la société parce que lien familial est la première expérience du lien social. Certes, il faut distinguer famille et société. Elles ne sont pas réductibles l’une à l’autre. Par rapport à toute autre espèce de lien, le lien familial est premier, singulier, indépassable et irremplaçable. La société n’a pas vocation à devenir une grande famille, ni la famille à se dissoudre dans la société. Mais distinguer ne veut pas dire opposer. C’est dans la famille que se fait le premier apprentissage de la vie en société. La société de son côté soutient les familles. Il ne faudrait pas que se creuse la fracture entre des relations sociales (professionnelles, notamment) dures, où la personne n’est pas considérée pour elle-même, et des relations familiales seulement affectives. D’une part, nous devons œuvrer pour que les relations sociales progressent dans le sens de la fraternité, de la reconnaissance mutuelle des personnes, du respect de leur dignité. D’autre part, nous devons veiller à ce que nos familles soient ouvertes à l’autre et au monde, et qu’elles orientent les enfants, hors d’elles-mêmes, vers l’avenir.
La famille est un atout pour la société en raison des solidarités familiales. Nous savons le rôle important que joue la famille en cas de difficulté de travail ou de santé, ou encore pour venir en aide aux parents qui ont chacun leur activité professionnelle, ou pour entourer les personnes entrées dans le grand âge (la société française tient bon grâce à la génération des « jeunes grands-parents » qui ont souvent en charge à la fois leurs parents et leurs petits-enfants).
Finalement – et c’est ce point que nous avons développé – la famille est un atout pour la société parce qu’elle est un atout pour l’être humain. Elle est le berceau de l’homme, le lieu où il est aimé pour lui-même, gratuitement, en dehors de toute utilité, où il est reconnu dans sa singularité et son unicité. Elle est le domaine privilégié de la gratuité et du don, de l’alliance et de la communion, qui sont les valeurs propres de la personne. Une famille où ces valeurs sont vécues, au moins approchées, s’engage activement dans la société et contribue à l’humaniser, à l’orienter vers son accomplissement voulu par Dieu : réunir tous les hommes dans l’unité, en un seul corps.
Bien entendu, cela ne va pas de soi. Aucune famille n’est parfaite. Il n’y pas d’éducation qui ne présente des failles et qui ne laisse de blessures. Un amour qui entoure, sans loi qui sépare, peut générer des personnalités désemparées face aux défis de l’existence ; la plus grande intimité peut être l’occasion des plus grandes violences. Mais ces manques n’infirment pas l’idée principale : la famille est une réalité humaine originelle qui est essentielle au bien de la personne, comme au bien commun de la société.
Échange de vues
Jean-Marie Andrès : J’ai deux questions qui ne sont pas faciles à formuler.
La première : de quelle nature est donc l’être humain défini dans la Genèse ? Et, en particulier, quel est le lien entre celui-ci et cette mission qui y est définie et, à mon sens, qui est essentielle à l’être humain qui nomme les choses. Ce qui correspond aussi au catéchisme : nous avons été créés pour aimer et connaître Dieu.
C’est assez important parce qu’on comprend mieux le problème de la solitude, on comprend mieux en quoi c’est utile et plus qu’utile d’être deux.
Deuxième question : finalement, qu’est-ce que c’est qu’être aimé ?
Vous avez défini fort joliment le socle affectif. Quel est la spécificité de l’amour familial ? Je dirai l’amour conjugal et familial, donc ces deux niveaux.
En quoi est-ce spécifique et en quoi est-ce indispensable ?
Père Jacques de Longeaux : Ces questions sont vastes et riches.
Je répondrai sur la solitude, tout d’abord. On lit dans la Genèse qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18). La solitude est-elle seulement mauvaise ? Elle est plutôt une réalité paradoxale. On peut la comprendre d’une manière positive ou d’une manière négative.
Je vais me référer de nouveau à l’enseignement de Jean-Paul II et à la série des catéchèses sur la théologie du corps qu’il a données pendant les premières années de son pontificat. Jean-Paul II a commenté la signification de la solitude originelle de l’homme dans le premier cycle de ces catéchèses.
Il l’a commentée tout d’abord dans un sens positif. Il interprète la solitude originelle comme la prise de conscience par l’homme de sa singularité dans la Création. L’homme qui accède à la conscience de soi prend conscience qu’il est distinct des animaux. Donc qu’il est seul.
La question de la différence de l’homme et de l’animal est une question vive aujourd’hui.
Dans le second récit de la Création (Gn 2, 4b-25), l’homme assiste au modelage des animaux – alors qu’il n’assiste pas à la formation de la femme – et il découvre qu’aucun d’entre eux n’est une aide qui lui corresponde. Autrement dit, il prend conscience de sa singularité.
Jean-Paul II commente en disant (je résume) que l’homme prend conscience de ce qu’il est une personne. Il réalise qu’il est un sujet capable de s’auto-déterminer et qui a conscience de soi.
L’homme reçoit la mission de dominer les animaux (Gn 1, 28), éventuellement de les utiliser dans le respect, mais il ne trouve chez aucun d’eux « une aide qui lui soit assortie ».
Une leçon que nous pouvons tirer de ces réflexions (je l’ai dit, mais peut-être trop rapidement) est la suivante : pour pouvoir entrer en relation, pour réussir à vivre en communauté ou en communion, il faut d’abord être capable de s’assumer, c’est-à-dire d’assumer une certaine solitude.
Cela se vérifie pour le mariage. On ne se marie pas parce qu’on est angoissé à l’idée d’être seul(e). Pour vivre à deux, il faut être capable d’être autonome. On sait combien il est difficile pour un époux ou une épouse d’avoir un conjoint incapable de s’assumer. La vérité de la relation d’alliance suppose que les deux sachent assumer leur propre existence. A cette condition, ils pourront entrer en relation et se donner l’un à l’autre en vérité.
La même remarque peut être faite à propos des communautés religieuses. Parmi les critères de discernement, pour un jeune qui souhaite entrer dans une communauté, il y a celui-là : est-ce que ce jeune est capable de s’assumer ? Est-il suffisamment autonome ?
Ce premier point correspond à ce que j’ai appelé l’aspect positif de la solitude.
Mais il est écrit qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul ».
La solitude de celui ou de celle qui ne connaît personne et n’est connu(e) de personne, qui est sans relation, est un malheur.
L’être humain, créé à l’image de Dieu, est un être de relation. Nous sommes faits pour vivre avec et pour autrui.
L’union de l’homme et de la femme est la première réalisation – la réalisation typique – de la nature relationnelle de la personne humaine. Je l’appelle “typique” pour dire qu’elle n’est pas exclusive, mais qu’elle est significative du mode proprement humain d’exister : l’existence en alliance.
Il y a d’autres modes de relation que l’union de l’homme et de la femme. Le célibat consacré, par exemple, est une manière autre que le mariage de vivre en alliance.
L’un des problèmes de notre société est qu’elle génère beaucoup de solitude.
J’avais été frappé par le témoignage d’une femme, ancienne SDF, vu dans un reportage réalisé pour l’association « Aux captifs, la libération ». Cette femme disait à peu près ceci : ce n’est pas vivre dans la rue qui est le plus dur, mais c’est n’être connue par personne. J’aurais pu mourir – disait-elle – tout le monde s’en serait foutu (c’était son expression). Ça n’aurait rien changé pour personne que je meure.
Cette expérience de la solitude est la plus difficile à vivre. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’est venue l’idée de créer des liens avec les personnes dans la rue, en allant à leur rencontre, en s’intéressant à elles.
Sur le plan théologique, nous touchons ici la nature du péché : alors que l’homme est fait pour l’existence en communion avec l’autre que soi, le péché replie sur soi, isole, oppose, divise, abîme et détruit la relation. On le voit à l’œuvre dès qu’on essaie d’entrer en relation. Tout projet d’existence en communion, ou en communauté, doit surmonter ces forces contraires de division.
Toujours dans votre question, vous avez évoqué le nom, le fait de nommer. Je veux dire un mot à ce sujet
On engendre un enfant, non seulement en lui transmettant la vie biologique, mais aussi en lui donnant un nom. Nommer est une manière de reconnaître l’unicité de la personne. L’être personnel est distinct, singulier, il possède une personnalité propre. Il n’est pas un élément anonyme et substituable dans une série d’éléments semblables. Priver quelqu’un de son nom pour le remplacer par un numéro, comme l’ont fait les nazis dans les camps de concentration, est le début d’une entreprise de déshumanisation.
Nous avons un nom propre que nos parents, pour qui nous sommes vraiment uniques, nous ont donné et par lequel ils nous appellent.
Nous avons également un nom propre, prononcé par Dieu, que chacun découvrira dans la vie éternelle.
J’en viens à votre deuxième question : Qu’est-ce qu’être aimé ? C’est, évidemment, une question très vaste à laquelle je ne prétends pas apporter une réponse complète.
Par notre expérience humaine, nous avons tous quelque chose à dire sur l’amour.
La définition théologique de l’amour est : « vouloir le bien de l’autre ». Dans cette expression, il ne faut pas comprendre le verbe “vouloir” dans le sens volontariste qu’il a pris dans notre langue. Le « vouloir » est un “appétit rationnel”, disait saint Thomas d’Aquin, un attrait, une tendance raisonnée vers le bien de l’autre.
L’amour conjugal comprend une dimension affective, bien entendu, mais qui peut être ambiguë : on peut aimer l’autre seulement pour ce que l’amour produit en soi. Dans ce cas, au fond, on aime davantage l’état amoureux que celui ou celle que l’on dit aimer.
J’aime l’autre lorsque je lui fais en vérité de la place dans ma vie, lorsque je lui ouvre l’espace de mon existence pour qu’il puisse être lui-même, lorsque je m’oublie un peu moi-même pour lui être vraiment présent.
Cela peut être tout à fait concret. Quand un homme et une femme se marient, ils emménagent dans un appartement. Parfois, il s’agit de l’appartement qu’il ou elle occupait précédemment. Faire de la place à l’autre pour qu’il puisse être lui-même, signifie alors, bien matériellement, lui faire de la place dans l’appartement pour qu’il puisse s’installer et se sentir chez soi !
Plus profondément, aimer l’autre, c’est lui prêter attention, être disposé à l’écouter, le laisser être ce qu’il est. Ce qui suppose de ne pas être entièrement et exclusivement préoccupé par soi. Cela se vit dans la relation conjugale comme dans la relation avec les enfants, bien que ces deux sortes d’amours soient de nature différente. Entre autres différences, l’exigence de symétrie, de réciprocité, n’est pas la même. L’amour est un désir qui nous porte vers l’autre pour rechercher son bien, parce que son bien est aussi notre bonheur.
Ce n’est qu’un visage de l’amour. Je ne fais qu’esquisser une réponse. Mais ce visage me paraît très important.
Jean-Paul Guitton : Ma question tend à rapprocher famille et Trinité.
Dimanche dernier, dans son homélie de la messe de la Trinité à Milan, le Pape Benoît XVI a eu cette belle expression : « La famille est appelée à être l’image de Dieu en trois personnes ». Cela rejoint et répond peut-être en partie à la question que je voulais vous poser : ne peut-on pas dire que Dieu a créé l’homme en trois personnes, c’est-à-dire qu’il a créé l’homme famille ?
Je rapproche Genèse 3,27 : « Homme et femme, il les créa », qui se prolonge en 3,28 ; « Soyez féconds », de Genèse 2,24 « C’est pourquoi l’homme s’attache à sa femme, ils deviennent une seule chair, et Jésus nous précise en Matthieu 19,6 que ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer.
Une seule chair qu’il ne faut pas séparer c’est évidemment pour transmettre la vie, ce que l’on trouve pour la première fois en Genèse 4,1 : « L’homme connut Ève, sa femme. elle conçut et elle enfanta Caïn ». Et elle dit : « J’ai conçu de par Yahvé ». C’est tout le mystère de la procréation.
Le résumé de tout cela, finalement, ne serait-il pas que Dieu a créé l’homme, homme, femme et enfant(s) ? Est-ce que l’homme famille n’est pas trinité, à l’image de Dieu ?
Père Jacques de Longeaux : Y a-t-il un modèle trinitaire de la famille ? la tradition théologique a répondu négativement à cette question, mais il faut dire pourquoi et dans quel sens. La recherche théologique contemporaine apporte une réponse positive, mais là aussi, il faut préciser en quel sens.
Saint Augustin aborde cette question dans le De Trinitate. Il rejette l’idée qu’on puisse identifier le père de famille à Dieu le Père, le fils à Dieu le Fils et la mère à l’Esprit-Saint. Il écarte tout à fait cette interprétation. L’image de Dieu se trouve dans chaque être humain, pris individuellement et non dans la famille. Il explore longuement toutes les triades qu’il découvre dans l’être humain. Finalement, il s’arrête à la fameuse triade de l’esprit humain : mémoire, intelligence, volonté.
Dans la Somme théologique, saint Thomas d’Aquin consacre une question à l’interprétation de l’homme image de Dieu (Ia Q. 93). A la suite de saint Augustin, il écarte également l’interprétation familiale, ne serait-ce que parce que l’épouse ne procède pas du père et de l’enfant, comme l’Esprit-Saint procède du Père et du Fils !
C’est Jean-Paul II qui, d’une certaine manière, va réintroduire le thème du modèle trinitaire de la famille. Non pas en faisant du père de famille l’analogue du Père, de l’enfant l’analogue du Fils et de l’épouse l’analogue de l’Esprit-Saint, mais en soulignant que la famille est et doit être une communion de personnes.
Dans sa nature profonde, le lien qui unit les membres de la famille est une communion d’amour. La communion des personnes dans la famille a pour source et pour modèle Dieu qui est en lui-même une communion de personnes.
Si j’avais du temps, cela m’intéresserait de mener une recherche pour savoir si la Trinité a été comprise et présentée comme une communion de personnes dans la tradition théologique. Et si oui, par quels auteurs ?
En théologie trinitaire, le Père est le seul inengendré ; le propre du Fils, c’est qu’il est engendré ; le propre de l’Esprit-Saint, c’est qu’il procède du Père et du Fils. En dehors de ces différences de relations : inengendré, engendré, qui procède… tout est commun aux trois personnes de la Trinité.
L’union des personnes dans la famille n’est pas de même nature. Chacun des membres de la famille, mère, père, enfant, est personnellement à l’image de Dieu – de Dieu Trinité. C’est pourquoi ils sont appelés à constituer ensemble une communion de personnes. C’est le propre de la personne de vivre en communion d’amour. La famille en est la première réalisation.
Vous avez cité dans votre question plusieurs des passages bibliques les plus importants sur l’homme et la femme.
D’après la Genèse, Dieu a créé dès l’origine l’homme, homme et femme, “ish et isha”.
Dans le premier récit de la Création, il est écrit que « Dieu créa l’Adam masculin et féminin ». Dans le second récit de la Création, Dieu plonge l’Adam dans un profond sommeil – tardemah en hébreux, extasis en grec – et forme la femme à partir de sa côte (ou de son côté). Lorsqu’il émerge de ce sommeil mystérieux, il en émerge comme ish et isha. La création de l’homme est achevée lorsqu’il est homme et femme.
Il ne faut pas comprendre le récit biblique comme si « monsieur » avait été créé le premier, puis « madame » dans un second temps, pour être sa servante ! Ce que dit le récit, à travers les étapes de la narration, c’est la création de l’être humain, “homme et femme”, dès l’origine.
Vous avez bien fait de citer le verset qui conclut le récit : « C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Gn 2, 24). La traduction littérale de la fin du verset est : « ils deviennent une chair une ». La phrase se termine sur le mot “un”, en hébreu, “ehad” : “basar ehad”, « une chair une ». On peut faire le rapprochement avec la prière du Shema Israël (« Ecoute Israël »). On retrouve ce même mot “ehad”, dans la même position, en fin de phrase, mais appliqué à Dieu : « le Seigneur notre Dieu est le Seigneur UN » (Dt 6, 4).
Ce rapprochement montre la force de l’unité de l’homme et de la femme. Dieu en est le modèle. A la lumière de la Révélation trinitaire, nous comprenons cette unité comme celle d’une communion de personnes.
J’ajoute que selon une tradition d’interprétation, celle de Rachi par exemple, la « chair une » que deviennent l’homme et la femme, c’est l’enfant. L’enfant est la figure concrète de l’union de ses parents.
Laurent Mortreuil : Ce que je retiens de saint Augustin c’est que l’on doit fidélité aux sacrements et ce que vous indiquiez c’est que ce n’est pas une forme parmi d’autres du bien personnel ni une nécessité biologique.
On pouvait lire, la semaine dernière dans Le Monde un article d’un sociologue, qui se disait catholique, sur le mariage homosexuel afin qu’il soit libéré des conditions accidentelles et, il se servait de saint Augustin sans le nommer, avec une vision particulière qui s’appuyait sur le potentiel de la technique qui ouvrait à cette notion vertigineuse de socio-parentalité.
Alors, quelle réponse à cette conception de la famille qui serait liée à un idéal de l’amour entre deux personnes et de socio-parentalité ?
Père Jacques de Longeaux : Je n’ai pas lu l’article de ce sociologue.
Mais, si je comprends bien ce que vous m’en dites, l’idée sous-jacente c’est que la procréation par l’union corporelle de l’homme et de la femme est une simple donnée biologique. On explique ensuite que le propre de l’homme est de maîtriser et de dépasser l’ordre « naturel » des choses, identifié à l’ordre biologique. Il appartiendrait à la dignité de l’homme de dépasser les conditions biologiques de son existence, pour se construire lui-même.
La « nature » et le « corps » sont identifiés au « biologique », lui-même produit de l’évolution. Cet ordre “biologique” n’aurait aucun caractère normatif. Il ne saurait en aucun cas s’imposer aux libertés individuelles.
Ce qui fait que le mariage de deux personnes de même sexe, qui auraient des enfants par procréation artificielle, est considéré – dans cette perspective – comme un progrès de la liberté individuelle de choix, un affranchissement supplémentaire des conditions biologiques de l’existence.
Le nœud de la question, me semble-t-il, est notre vision du corps. Dans la conception que je viens de rappeler le corps est identifié à l’organisme biologique. On perçoit une forme de pensée dualiste avec le corps biologique, d’une part et la liberté subjective d’autre part. Une liberté, qui se veut absolue, se tient face au corps, identifié à l’organisme biologique, et prétend pouvoir le manipuler en fonction de ses projets.
Cette vision du corps et de la liberté ne me semble pas juste.
La liberté humaine n’est pas une liberté absolue (sans lien), mais une liberté ancrée, enracinée. J’ai parlé un moment du corps comme du roc de la réalité. La liberté humaine est une liberté reliée (à son origine, aux autres). Or, le lien entre les personnes passe toujours, d’une manière ou d’une autre, par une médiation corporelle.
Ce que nous préparent ces discours, c’est une société atomisée dans laquelle les individus s’associent et se dissocient en fonction de leurs intérêts individuels. Le mariage est entraîné dans cette évolution.
Or, pour l’Eglise, l’union de l’homme et de la femme est une alliance, dans laquelle les deux ne font plus qu’un (cf. Mt 19,6). Cette unité de leurs deux personnes est signifiée dans l’union des corps.
Je crois que l’enfant mérite d’être le fruit de cette alliance de l’homme et de la femme qui se noue dans leurs corps.
L’enjeu du mariage entre personnes de même sexe est un enjeu anthropologique majeur, qui engage notre vision du corps, de la différence des sexes, de la place de l’enfant et du lien social.
Jean-Marie Schmitz : Je souhaiterais vous demander de prolonger deux réflexions dont vous nous avez fait part et qui m’ont paru très riches :
le mariage est l’institution permettant à un homme et une femme d’accomplir leur amour, source de leur épanouissement personnel, individuel, mais aussi de leur bien commun.
pour combattre les relations hiérarchiques que maintient la famille, il faut disent ceux qu’animent l’égalité et l’idéal démocratique, outre assurer la stricte égalité entre l’homme et la femme, rendre l’enfant autonome dès que possible ; de fait, on entend aujourd’hui des voix s’élever pour que les enfants soient soustraits le plus tôt possible au milieu familial afin d’éviter à la fois cet apprentissage de la relation hiérarchique et la perpétuation des inégalités sociales.
Père Jacques de Longeaux : Je répondrai d’abord sur le bien commun, puis sur la transmission.
La notion de bien commun est essentielle puisque l’être humain étant, en tant que personne, un être de relation, il s’accomplit toujours dans une existence avec d’autres et pour autrui.
Il n’y a donc pas de bien purement individuel. Quelqu’un qui poursuit simplement un bien individuel ne l’atteint pas. Il n’y a pas d’autre bien pour l’homme qu’un bien qui est aussi un bien commun, d’abord de la famille puis de la société.
La position de l’Église suit une ligne de crête. D’une part, nous concevons l’homme comme un être singulier, une personne qui est une fin en soi.
Nous n’adhérons pas à la vision selon laquelle l’individu n’aurait pas d’autre existence que sociale, qu’il ne trouverait son identité que par sa place dans sa famille ou au sein la société, que sa vie serait entièrement au service de la puissance du groupe auquel il appartient.
Mais l’Eglise rejette également la conception opposée, purement individualiste, de la personne à la recherche d’un bien privé, qui estime que la société est au service de la réalisation de ses désirs.
La notion de bien commun est définie de façon précise par le Concile Vatican II : « l’ensemble des conditions sociales qui permettent tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (Gaudium et Spes 26). Cette définition suppose que l’existence a un sens et qu’elle tend vers une perfection, qui n’est pas seulement un bonheur individuel.
Le grand livre du père Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme est tout entier consacré à mettre en évidence la dimension communautaire des différents aspects de la doctrine chrétienne. Benoît XVI cite cet ouvrage dans son encyclique de 2007, Spe Salvi (n° 13 et 14).
L’espérance chrétienne concerne chacun personnellement, mais elle n’est pas individualiste. Le salut en Jésus-Christ n’est certes pas un salut collectif. Mais il a une dimension communautaire, ecclésiale.
Je rappellerai ici le dogme de la communion des saints. Tout bien individuel est toujours en même temps un bien commun.
Il est important de le rappeler dans le contexte individualiste actuel, sans tomber dans l’erreur inverse, la négation du sujet, du « soi ».
Dans le mariage, on doit considérer le bien commun du couple et de la famille, et pas seulement les intérêts individuels de chacun des membres de la famille. Il ne s’agit pas de sacrifier l’épanouissement individuel de l’un des époux (celui de la femme, par exemple) sur l’autel de la famille, mais de comprendre que le véritable bonheur humain n’est jamais individuel, parce que nous sommes des êtres de relation, et que le chemin du don est celui de l’authentique épanouissement. Je reconnais que c’est un chemin paradoxal à première vue. C’est celui que le Christ nous a tracé.
J’en viens à l’autre aspect de votre question, sur la transmission.
Pour moi il est clair que la famille est le premier lieu de la transmission et de l’éducation. C’est sa responsabilité propre, dont on ne doit pas la priver en soustrayant dès que possible les enfants à l’influence de leurs parents. C’est dans la famille qu’est transmis à l’enfant le langage, une manière de vivre, une culture. Un enfant n’apprend pas seulement par ce qu’on lui enseigne, mais aussi et d’abord par la vie quotidienne avec ses parents, ses frères et sœurs. Il apprend comment être un homme, comment vivre, comment se situer dans le monde.
Les parents doivent avoir le souci de l’éducation qu’ils donnent à leur enfant, mais que cette éducation soit ouverte aux autres, qu’elle n’enferme pas l’enfant dans un univers clos, complètement fermé au monde qui l’entoure.
Ensuite, en application du principe de subsidiarité, il doit y avoir des écoles où des professeurs formés enseignent aux enfants, de façon méthodique et pédagogique, les savoirs et les savoir-faire fondamentaux, puis spécialisés.
Mais avant cela, il y a une éducation de base, une structuration de la personnalité, qui se fait dans la famille. C’est dans la famille, en premier, que se transmet un ethos, comme disait Jean-Paul II, c’est-à-dire une manière d’habiter le monde.
Solange Marchal : Je voulais m’excuser parce que j’ai à vous dire est un peu rébarbative. Mais je pense à ma fille aînée et à l’observation de la vie de tous les jours, de ce qu’on voit, de ce qu’on entend.
J’ai 90 ans, j’ai vu un changement de société étonnant.
Mais, j’ai quand même toujours vu que les enfants étaient plus heureux dans une famille unie et organisée que quand ils étaient mis à l’orphelinat ou, au contraire, confiés à des parents qui ne s’occupaient pas d’eux. Cela, c’est un aspect.
Et je trouve que les difficultés que rencontrent les parents dans leur famille sont dues aux imperfections des personnes qui peuvent être des chrétiens excellents mais pas tout à fait toujours suffisants sur le plan humain.
Et d’ailleurs si nous savions que nous sommes tous issus de la loi divine ce serait plus facile dans des ménages qui marchent…
Je voudrais dire simplement qu’on peut faire des familles homosexuelles. Si j’ai envie de me « marier » avec quelqu’un du même sexe que moi, ce serait regrettable mais pas généralisable.
Les cas personnels ne doivent pas être généralisables.
J’ai été élue pendant vingt-deux ans donc j’ai reçu énormément de gens très différents de milieu, d’âge, de conditions, de nationalité, etc.
On a l’impression que tous recherchent le bonheur. Qu’ils soient chrétiens ou pas, ils recherchent le bonheur et généralement ils le trouvent dans des vies équilibrées de manière tout à fait banale : un mari, une femme et des enfants.
Cela ne marche pas tout le temps, mais il faut espérer que cela durera, malgré tout, très longtemps.
Bernard Lacan : Ma question est un peu la même.
Au fond dans votre exposé remarquable et passionnant, il y a un moment où vous avez dit « on ne peut pas convaincre ».
C’est une grande question dans une société aujourd’hui qui ne considère pas la famille comme un bien et comme un atout.
Pour la société, s’agit-il simplement d’un exemple que la famille chrétienne doit donner au-delà des imperfections humaines ?
S’agit-il de chercher aussi à convaincre dans le discours, dans une pensée plus synthétique, plus ramassée pour avoir un raisonnement qui tient en deux minutes, comme ce doit être la règle à la télévision à la télévision ?.
Les chrétiens me paraissent aujourd’hui en manque de présence, en manque de capacité à convaincre sur ce à quoi ils croient. Nous ne souhaitons pas que la famille soit perçue comme un bastion mais qu’elle soit utile humainement à la société.
Père Jacques de Langeaux : Vos deux interventions se rejoignent.
On ne peut pas convaincre ? Oui et non. Je pense qu’il ne faut pas baisser les bras a priori sur les grands sujets de société qui seront soumis à discussion. Il faut lutter contre la tentation du rejet du monde tel qu’il va, et du repli sur soi. Il faut entrer dans le débat avec intelligence en développant un argumentaire rationnel.
La position de l’Eglise catholique est attendue sur les sujets de société, à défaut d’être toujours entendue. J’en fais l’expérience à la commission nationale consultative des droits de l’homme, où il m’arrive de débattre de ces questions avec des personnes qui appartiennent à des familles philosophiques très différentes de la mienne. Pour prendre un autre exemple, le travail qui a été fait par l’épiscopat à l’occasion de la dernière révision des lois de bioéthique est exemplaire de la volonté de dialogue exigeante de l’Eglise . Je suis d’accord avec vous qu’il faut savoir condenser l’essentiel de l’argumentation dans quelques phrases pour faire passer un message à la télévision. Seulement, tout le monde ne sait pas le faire. Les sujets sont complexes et les talents sont variés.
Il ne faut pas baisser les bras ! Comme le disait madame Marchal, les gens ont du bon sens. Ils savent qu’il est meilleur pour un enfant de grandir dans une famille unie, fondée sur un mariage stable, et d’avoir un père et une mère. La défaite n’est pas assurée. Quoi qu’il advienne, nous aurons combattu, nous aurons joué le jeu démocratique. L’Eglise catholique ne cherche pas à imposer à la société des règles de vie religieuses, mais à défendre et à promouvoir le bien commun de la personne et de la société.
Nous touchons ici la limite du discours. A tout argument, on peut opposer un argument contraire. En fin de compte, c’est l’exemple des couples et des familles qui est, et restera, le meilleur argument en faveur du bon sens. Bien entendu, rien n’est automatique : un enfant élevé dans le contexte d’une famille dite « traditionnelle » peut aller mal, tandis qu’un autre élevé dans l’une des « nouvelles » formes de famille peut se construire très bien.
Mais il ne suffit pas de dire : la seule chose qui compte est que l’enfant soit aimé. La double origine masculine et féminine, paternelle et maternelle, est un bien constitutif de l’humain. Les enfants feront la différence. Conçus par procréation artificielle, élevés par deux femmes ou par deux hommes, ils sauront qu’ils n’ont pas eu, comme les autres, un père et une mère. N’est-ce pas introduire une nouvelle forme de discrimination ?
Séance du 14 juin 2012