Par Christian de Cacqueray, Directeur du Service Catholique des Funérailles
Faisant le constat de l’appauvrissement en temps, en lieux et en accompagnement des sépultures modernes, le responsable d’une entreprise parapublique de pompes funèbres élaborait récemment une théorie selon laquelle l’allongement de la durée de la vie et la multiplication des pathologies dégénératives qui l’accompagnent, entraineraient inévitablement la désaffection des vivants à l’égard des rites funéraires. Cet acteur de l’offre rituelle contemporaine, conceptualisait par-là, non sans cynisme, une dé-ritualisation des obsèques comme une fatalité des temps modernes.
Or ce constat pose plusieurs questions auxquelles il nous faut répondre :
La ritualisation des obsèques est-elle nécessairement corrélée à l’implication de ceux qui l’accompagnent ou bien la dignité de tout être humain nous dicte-t-elle un devoir de ritualité minimum ?
Dans quelle mesure les acteurs du secteur funéraire ne contribuent-ils pas à accentuer le phénomène de dé ritualisation des obsèques dont ils ont la charge ?
La révolution en cours des pratiques funéraires qu’a décrite Philippe Ariès et qui ne cesse sous nos yeux de s’accentuer, pérennisera-t-elle chez les générations à venir des comportements rituels dénués d’espérance et tournés vers le passé ?
Comment l’Eglise catholique relèvera-t-elle le défi de la re-christianisation des sépultures ?
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Père Jean-Christophe Chauvin : Christian de Cacqueray est directeur du Service Catholique des Funérailles, qu’il a fondé en 2000 à la demande du cardinal Jean-Marie Lustiger. Marié et père de quatre enfants qui ont aujourd’hui entre 22 et 14 ans, il est titulaire d’une maîtrise de Droit public et diplômé de l’Institut d’études Politique de Paris.
Après avoir commencé sa carrière professionnelle dans le conseil auprès des entreprises concernant leurs relations avec les pouvoirs publics, il a rejoint à l’âge de 30 ans (en 1992) le groupe des Pompes Funèbres Générales en tant que directeur de la communication. Dans le livre qu’il a écrit en 2002, La mort confisquée, il raconte dans un chapitre intitulé Ne dites pas à ma mère que je suis croque-mort, elle me croit dans la communication :
« Je suis entré aux pompes funèbres un 2 novembre, jour des morts. Je ne l’ai pas fait exprès, mais je ne suis pas prêt de l’oublier. En arrivant ce matin-là, j’ai remarqué tout ce que je n’avais pas vu lors de ma visite de pré-embauche : le marbre du bureau d’accueil en tout semblable à celui d’une pierre tombale, les costumes noirs et les mines déférentes qui vous saluent avec respect et surtout le silence. Un silence inhabituel dans une entreprise. Un silence de mort.
Ce jour-là, je suis resté cloîtré dans mon bureau.
Ce 2 novembre s’acheva pour moi par la visite impromptue d’un petit bout de femme brune qui poussa ma porte pour me dire avec un large sourire : « Un directeur de la communication qui reste la porte fermée, c’est pas bon signe. » J’étais prévenu, je n’avais plus le choix, il fallait plonger. »
La découverte de ce métier et de son rôle social a fini par vous convaincre que l’Église ne devait pas en être gardée étrangère comme une loi de 1904 l’y obligeait jusque là. Aussi, grâce à l’appel du cardinal Jean-Marie Lustiger, vous fondez le Service Catholique des Funérailles qui est la seule structure de pompes funèbres organisée comme une association à but non lucratif.
Vous écrivez à ce sujet, toujours dans votre livre La mort confisquée :
« J’entrevis la possibilité d’exercer le métier de pompes funèbres, non plus en faisant de l’enrichissement d’actionnaires l’objectif premier, mais en redécouvrant, au nom de l’Evangile, toutes les richesses du service des personnes endeuillées. En plus de l’immense travail d’accompagnement assumé par les paroisses et dans les hôpitaux, nous pourrions assurer, dès l’annonce du décès, le service de l’organisation des obsèques.
En décidant de quitter l’entreprise de pompes funèbres pour laquelle je travaillais pour créer le Service Catholique des Funérailles (SCF), (…) pas une seconde je n’ai pensé, en agissant ainsi, trahir une profession dont j’admire le sens du dévouement et du service. Au contraire, je vis cette démarche dans un esprit de fidélité à un idéal qui s’est forgé au milieu des hommes et des femmes qui la composent. Notre action au sein du SCF n’est pas opposée à la leur. Elle entend contribuer à retrouver les chemins d’une ritualisation de la mort qui apporte la paix à l’homme d’aujourd’hui. »
Ajoutons pour compléter ce portrait, que vous êtes aussi animateur d’émissions sur KTO depuis sa création. Vous avez notamment animé pendant quatre ans Les mardis des Bernardins, débats hebdomadaires diffusés depuis le grand amphithéâtre du centre culturel du diocèse de Parsi. Enfin, vous faites partie depuis plus de quinze ans de la Communauté Vie Chrétienne (CVX) de spiritualité ignacienne.
Vous paraissez donc tout particulièrement compétent pour guider notre réflexion sur le culte et le respect dû au mort.
Christian de Cacqueray : Je vois dans l’invitation que vous me faites à m’exprimer devant votre académie un signe. Comment aurait-on pu imaginer, il y a seulement quelques années, qu’un représentant des pompes funèbres ait quelque chose à dire, autrement que devant un groupe d’investisseurs financiers ou de fabricants de cercueils ?
La profession que je représente devant vous ne bénéficie pas d’une image en accord avec son utilité sociale ? Réputée mercantile et trompeuse, ma corporation est sensée abuser de la douleur des personnes en deuil. Et j’ai moi-même, en son temps, du dépasser quelques préventions personnelles avant d’endosser le joli nom de « croque mort ».
Du coup me confiant, dans le cadre de votre programme sur « la mort, un temps à vivre », le soin de développer « culte et respect dû au mort », je ressens l’honneur qui m’est fait, et à travers moi à toute ma profession. Car quoi que l’on pense des pratiques de ma profession, la société nous confie bien le soin des morts, ce qui n’est pas anodin, vous en conviendrez. Il en découle que notre travail, les conseils que nous prodiguons ou les établissements que nous gérons, contribuent à façonner le culte de nos morts.
Ceci étant posé, lorsqu’un de mes confrères, faisant le constat de l’appauvrissement en temps, en lieux et en accompagnement des sépultures modernes, élabore récemment une théorie selon laquelle l’allongement de la durée de la vie et la multiplication des pathologies neurodégénératives qui l’accompagnent, entraineraient inévitablement la désaffection des vivants à l’égard des rites funéraires, je me sens hautement concerné. En effet, cet acteur de l’offre rituelle contemporaine, conceptualise par-là, non sans un certain cynisme, une dé ritualisation des obsèques comme une fatalité des temps modernes.
Il est indéniable que les phénomènes cités par mon confrère contribuent à la multiplication de cas de pré-deuils, lesquels ne sont pas propices à l’investissement de l’entourage dans l’organisation des obsèques. Mais ce qui me semble important dans ce constat, pour introduire mon propos, c’est qu’il attesterait le fait que nous sommes entrés dans l’ère de pratiques rituelles autonomes et personnelles qui répondent moins à un devoir d’humanité qu’à une implication émotionnelle.
Dès lors, on peut se demander si le culte et le respect dû au mort ne sont pas en train de devenir une réalité aléatoire ?
L’implication des proches est-elle en train de devenir une condition du rite ?
Comment les rites peuvent-ils survivre au nécessaire et difficile processus d’élaboration et de négociation avec les célébrants ?
Je vais donc tenter, à partir de mon expérience d’opérateur funéraire de terrain, riche de vingt ans d’action et d’observation, d’analyser :
ce qu’il faut retenir des évolutions récentes du point de vue du culte des morts dans la société française contemporaine.
Puis de préciser le rôle que jouent les entreprises de pompes funèbres dans ces évolutions.
Et enfin de mettre mes observations en perspective afin de discerner ce qui vient dans ce domaine.
1 – En quoi l’évolution contemporaine du rapport à la mort influe-t-il sur le culte des morts ?
Les rites funéraires sont le propre de l’homme. Ils le distinguent du règne animal. Cette formule est trop banale pour nous permettre de poser combien la matière que nous évoquons fonde notre humanité. Alors permettez-moi un détour pour contempler ensemble la force d’humanité des rites funéraires. Je vous propose pour cela la Passion du Christ.
Imaginons un instant que ce récit s’achève par le dernier souffle de Jésus et qu’après le déchaînement de violence de sa mise à mort, son corps, atrocement supplicié, reste cloué à son gibet. A l’horreur du récit s’ajouterait la désespérance d’une humanité totalement absente. Au contraire, la fin du récit, qui ne concerne que le devenir de la dépouille, est marquée par les premiers signes d’une humanité renaissante à travers les soins rituels qu’on lui apporte. Deux hommes (Joseph d’Arimathie et Nicodème) prirent le corps de Jésus et « l’enveloppèrent d’un linceul, en employant des aromates selon la manière juive d’ensevelir les morts ».
L’étude des rites funéraire révèle de façon très précise l’état d’une société. On peut même appliquer la formule : « dites-moi comment vous enterrez vos morts, et je vous dirai dans quelle société vous vivez, quelle en est l’âme en quelque sorte ».
Des études historiques, comme celle de Philippe Ariès, se sont intéressées à l’évolution des comportements face à la mort. Or cet historien, après avoir analysé plus de dix siècles de civilisation occidentale, caractérisés par une relative permanence des comportements, utilise le terme de « révolution » pour décrire ce qui se joue à compter de l’après Seconde Guerre mondiale.
De cette révolution, aux origines multiples, je retiendrai la manifestation la plus massive et la plus visible à la fois, à savoir la personnalisation dans un contexte de professionnalisation des services funéraires. Jamais sans doute les comportements autour des morts n’ont été aussi atomisés qu’aujourd’hui, jamais les cérémonies n’ont été aussi marquées par l’évocation de la relation personnelle que les intervenants ont eu avec le mort.
La personnalisation est le signe que l’individuel est plus fort que le collectif. Elle fait de l’émotion la substance de l’hommage. Les proches se souviennent et évoquent les liens personnels qu’ils ont tissés avec le défunt.
Et cela suppose qu’ils négocient leur place dans le rituel, tant vis-à-vis des ministres des cultes qu’au sein même des cellules familiales, ce qui n’est pas toujours facile.
Dans ce nouveau modèle de célébration d’obsèques qui s’organise de plus en plus souvent dans des lieux de célébration alternatifs aux lieux de culte, la question, inhérente à toute ritualité funéraire, à savoir celle du devenir du mort, est souvent recouverte par un regard arrière sur les souvenirs communs. Ainsi, par exemple, les salles de cérémonie des crématoriums s’équipent d’écrans géants sur lesquels on propose aux familles de visionner des films de famille sur lesquels on voit le défunt.
Il nous faut donc nous interroger sur les conséquences de la personnalisation et de la professionnalisation sur ce qui fonde le culte des morts, à savoir le traitement de la dépouille mortelle, le parcours funéraire qui lui est organisé et la nature de sa sépulture.
Là où est le mort, est la ritualité. Les obsèques s’organisent autour du corps mort et du parcours qu’il suit du lieu du trépas au lieu de sa dernière demeure. A contrario, son absence du fait par exemple de sa disparition, crée un tel manque que l’on en vient à lui substituer parfois un objet symbolique de remplacement (une croix dans la tradition de la « Proela » pour les marins disparus en mer de l’île d’Ouessant ; croix que l’on mène en procession au cimetière, comme on le fait pour une dépouille).
Dans notre société, du fait de la professionnalisation de la prise en charge du mort, la dépouille passe entre les mains de professionnels (soignants, personnel de chambres mortuaires, thanatopracteurs, porteurs). Ils agissent pour le compte de familles qu’ils ne rencontrent pas toujours, dans des lieux de concentration de la mort. Le respect qu’ils doivent aux morts qu’ils manipulent ne s’impose pas à eux du fait de la présence des proches, généralement absents lors des gestes dits techniques, mais à un devoir professionnel sans véritable contrôle et par là fragile. On est loin de comportements comme ceux narrés dans le film japonais de Yojiro takita intitulé : « Departure », où des professionnels du funéraire agissant en présence des familles, font de la toilette mortuaire un rite d’hommage à la personne défunte. La réalité quotidienne est plutôt que le désinvestissement des proches au profit de techniciens socialement mal considérés aboutit à des comportements dénués de sens, voir parfois de respect.
On peut même s’interroger, du point de vue du respect dû au corps mort, sur la nature même des soins de thanatopraxie. Consistant en une éviscération, suivie de l’injection de litres de formol, cette technique est une violence faite au corps que les proches, s’ils y assistaient, ne supporteraient pas.
Le parcours funéraire qu’emprunte la dépouille a connu ces dernières décennies un phénomène d’éclatement. Au parcours traditionnel allant de la chambre du défunt au cimetière de la commune en passant par l’église, font place des parcours variés, allant pour la plupart vers une diminution du nombre des étapes, de la richesse symbolique des lieux qu’ils traversent et de leur temps opératoire.
Sur ce dernier point l’enjeu est de taille. En effet, tout en apprivoisant la mort, les rites aident les vivants à prendre conscience de la réalité de la perte et par là, à se confronter à leur propre finitude. Cette œuvre d’humanisation qui consiste à laisser la mort interpeler toute vie sur son sens, suppose qu’on lui donne du temps, ce qui est de moins en moins vrai.
Par ailleurs, les stations dans des lieux de forte concentration de la mort (funérariums, chambres mortuaires des hôpitaux, crématoriums ou cimetières) n’ont pas les mêmes vertus de proximité, propices au rassemblement, que les lieux de culte, ni la même valeur symbolique et transcendante. Au contraire, les lieux alternatifs aux lieux de culte sont de nature privative et donc peu propice à la nécessaire dimension sociale des obsèques.
Enfin, concernant la sépulture, l’évolution la plus marquante est la multiplication d’obsèques sans sépulture, donc sans trace. En effet, les personnes incinérées dont les cendres sont dispersées (soit près du quart de l’ensemble des défunts actuellement sur une année), ne laisseront aucune trace physique de leur passage sur terre. Ce phénomène est une évolution considérable, qui révolutionne notre culture de la tombe des ancêtres, au profit d’une maîtrise du devenir post-mortem dans laquelle s’épanouissent des sentiments d’autonomie et d’individualisme.
On voit donc, sans esprit passéiste, que la révolution en cours de comportements face à la mort passe par un appauvrissement indéniable du culte des morts. Les normes rituelles qui imposaient des temps, des lieux et des comportements collectifs particuliers, s’affaiblissent au profit d’élaborations individuelles plus pauvres et plus fragiles. Les obsèques révèlent une société atomisée, individualisée, consumériste mais aussi assoiffée de sens.
2 – Dans quelle mesure les acteurs du secteur funéraire ne contribuent-ils pas à accentuer le phénomène de dé ritualisation des obsèques dont ils ont la charge ?
L’analyse du rôle des services de pompes funèbres sur l’évolution des comportements funéraires passe par deux constats préliminaires :
Dans une société qui occulte aussi fortement la mort que la nôtre, les personnes qui travaillent dans ce secteur ne bénéficient pas d’un regard positif de la société sur leur activité. Il en résulte que le secteur funéraire ne porte ni ne vit la noblesse de sa mission. Acteur de sa propre paupérisation, il avance sans la boussole du sens qui lui est souvent étrangère.
Le secteur funéraire est un marché sans demande, dans lequel c’est l’offre qui guide les choix des familles. Confrontées à l’ignorance face à la mort et aux peurs qui en découlent, celles-ci n’ont d’autre secours que les professionnels du funéraire. Ces derniers, conscients de leur rôle et de leur influence, ont progressivement appréhendé la dimension liturgique et rituelle pour en faire une part intrinsèque de leur offre et par là, pour la valoriser.
La personnalisation des cérémonies d’obsèques est devenue un argument de vente pour les entreprises de pompes funèbres. Pour pallier le manque d’autonomie des familles dans l’élaboration de cérémonies, les professionnels du funéraire, à l’instar de leurs modèles nord-américain, sont devenus producteurs de cérémonies.
Cependant, l’offre en question s’inscrit dans une logique de prestation marchande, qui est souvent dénuée de la dimension du sens, qui elle s’inscrit dans le cadre d’une relation d’accompagnement. L’anonymat des services funéraires ne peut prétendre servir la célébration des obsèques autrement qu’à travers des services marchands standardisés qui n’ont pas et n’auront jamais les caractéristiques de rites funéraires. Tout au plus viennent-ils combler un vide, mais pas un manque.
Les lois du marché et la quête de profit qui en découle, font du temps une variable déterminante. Plus le nombre des étapes du parcours des obsèques et la distance entre elles seront grands, plus la rentabilité est limitée. L’industrie funéraire produit donc, depuis des décennies maintenant, une tension subtile en faveur de parcours courts qui enjambent le passage par le lieu de culte.
La crémation en donne un exemple. Alors qu’il y a vingt ans, le crématorium était avant tout le lieu où l’on brûle des corps, il est devenu le lieu de la célébration des obsèques, au détriment des paroisses. Les opérateurs funéraires y proposent des cérémonies clef en main sur catalogue.
À tout cela s’ajoute un contexte réglementaire qui enferme les comportements dans une logique du « permis défendu », sur lequel s’enracine une pratique autoritaire qui aboutit à servir les intérêts des entreprises funéraires avant ceux des familles en deuil.
3 – Quel culte des morts pour le XXIe siècle ?
Dans le contexte délabré que je viens de décrire, plusieurs facteurs laissent penser que le lent appauvrissement auquel nous assistons pourrait connaître d’autres retournements.
Le premier de ces facteurs est l’étonnante persistance de la référence des français au religieux lors des obsèques. Dans une France dont la sécularisation n’est plus à démontrer, où la pratique religieuse ne concerne plus qu’une infime portion de la population, ce sont plus de 70% des convois funéraires qui ont, à une étape au moins du parcours qu’ils empruntent, une dimension religieuse. Cette référence est plus culturelle que le signe d’une adhésion aux dogmes religieux. Elle reste forte car ses alternatives sont pauvres. Depuis la formule testamentaire de François Mitterrand : « une messe est possible », la tendance au recours à la religion de son enfance pour le dernier adieu plutôt que « d’être enterré comme un chien » reste solide.
Par ailleurs, la frontière entre les célébrations civiles et religieuses est plus poreuse qu’il n’y parait. En effet, la structure des cérémonies civiles est étonnamment comparable à celle des cérémonies religieuses, les textes profanes prolifèrent dans les célébrations religieuses, tandis que la musique sacrée s’épanouit dans le civil. Partout les proches négocient entre eux et avec le célébrant, religieux ou profane, leur place et le contenu de leurs prises de parole. Le métissage est à l’œuvre au cœur de la personnalisation. L’Église n’est pas étrangère à ces phénomènes en ayant fait le choix incontournable d’être présente dans ces lieux de frontières, si chères au Pape François.
Grâce à la présence de l’Église dans les lieux où le métissage liturgique est à l’œuvre, le combat pour que soit évoqué le devenir post mortem du défunt reste et restera mené. Or c’est la question de l’existence de Dieu qui est ici posée. Les souvenirs des bons moments partagés avec le défunt ne suffisent pas à tarir la soif de réponse à cette interrogation de toujours face à la mort.
Quant à la question très humaine de la nature de la relation que les vivants entretiennent avec leurs morts, elle interroge les églises, obligées pour y répondre de renouveler leur parole sur les fins dernières afin de la rendre audible pour l’homme contemporain. À titre d’exemple, les prises de position de Monseigneur Aupetit, qui m’a précédé devant vous, sur les « Near death experience », témoignent que l’Église n’est absente d’aucun des débats où l’au-delà est intérrogé.
La mort est le moment de l’interpellation sur le sens de l’existence, tant pour celui qui part que pour ceux qui restent. Or notre société contemporaine est le cadre d’une conspiration sourde qui, sous prétexte d’adoucir l’effroi de l’homme face à la mort, réduit la force de l’interpellation qu’elle représente pour lui.
Dans ce contexte, il me semble que le devoir des cultes est aussi de valoriser des rites qui épanouissent cette interpellation en lui donnant le temps de se vivre. C’est la mission qu’a reçu le Service Catholique des Funérailles que je dirige. Nous y observons un allongement constant du temps opératoire des obsèques que nous accompagnons. Car contrairement à ce que les évolutions actuelles voudraient instituer, la séparation de nos morts prend du temps, à l’image de ce qu’est le chemin du deuil. Faire entendre à nos contemporains la parole que la mort a à leur dire, est au cœur de notre belle mission.
Échange de vues
Jean-Luc Bour : Vous avez parlé d’un parcours allant de la maison, à l’église et au cimetière.
Il me semble qu’il manque une quatrième étape à ce parcours qui est le repas familial après. Au cours de ce repas on parle avec joie du défunt et cela aide le deuil. Donc je pense que dans le cadre du parcours cela fait partie d’une offre qui pourrait être proposée.
Une seconde question concerne l’équilibre entre les témoignages.
Vous nous dites qu’il y a de plus en plus de témoignages mais aussi l’aspiration et l’ouverture vers l’Au-Delà.
Il y a trois semaines j’ai vécu des obsèques qui étaient dans un environnement absolument pas chrétien mais il y avait une messe. Seulement 10% de l’assemblée connaissaient les chants et les réponses.
Les obsèques ne sont-elles pas aussi pour les prêtres une occasion de mission. Donc est-ce qu’en tant que service des funérailles, une messe ne fait-elle pas nécessairement partie de votre proposition initiale ?
Est-ce que quelquefois des familles qui sont catholiques, chrétiennes et qui savent qu’il y a un environnement qui l’est moins vous posent la question de dire : « comment peut-on amener à faire réfléchir à cette transcendance ? Comment peut-on amener cette parole de mission à cette occasion ? »
Christian de Cacqueray : Merci d’avoir complété mon parcours de référence parce que vous avez complètement raison, ce repas est très important.
Je l’évoquerai par un effet induit à nos comportements vis-à-vis des familles.
Dans le cas de la crémation nous avons pris l’habitude de poser la question toute simple qu’ils n’entendent pas ailleurs : « Avez-vous l’intention d’aller au crématorium ? » Et les gens répondent : « Pourquoi ? C’est absolument nécessaire ? ». Et on leur révèle que cela ne l’est pas. Il n’y a pas d’obligation à ce qu’on aille au crématorium.
Et du coup, beaucoup de gens n’y vont plus et se trouvent de ce fait un peu désœuvrés à la sortie de la célébration religieuse, on voit se développer des locations de salles de paroisse pour réunir les gens. Je trouve que c’est un beau fruit.
D’une manière générale il est évident que ce temps est très important. Ce n’est pas notre rôle de l’organiser de façon systématique mais là n’est pas la question.
Je relève simplement qu’il y a une déshinibition, une compensation dans ces moments-là qui me parlent et cela mérite d’être dans les étapes du parcours des funérailles, en quelque sorte les étapes du deuil.
C’est-dire que les gens les plus affligés vont pouvoir rire à ce moment-là, vont pouvoir vivre une chaleur, une communion très particulière.
Il y a des gens qui se retrouvent, des liens qui se renouent, des pardons qui se vivent autour des célébrations d’obsèques.
Éviter ce quatrième temps est dommage car c’est celui, pour moi, où l’on recueille les fruits d’humanité les plus forts, les plus évidents dans l’ordre de ce parcours funéraire.
Les obsèques “lieu d’évangélisation”, c’est le sujet évident qui agite beaucoup tous les gens qui ont la responsabilité de ces questions, notamment dans l’Église.
Je vous dirais, à notre niveau, que d’abord nous rencontrons des familles qui, si elles demandent des obsèques catholiques en référence à la personne défunte, sont d’une diversité que vous pouvez imaginer. On ne peut plus parler de famille catholique. Il y a dans toute famille des diversités de forme de vie et de croyance.
Le Président : À ce sujet, pourquoi les personnes s’adressent-elles à vous plutôt qu’à d’autres ?
Christian de Cacqueray : C’est le bouche à oreille qui fait que des gens très variés nous contactent…
Alors comme toute institution née de l’Église nous intéressons d’abord ceux qui en sont proches. Les médias chrétiens sont regardés en majorité par des gens qui sont du sérail.
Évidemment on s’adresse à nous en priorité car on a une certaine référence chrétienne mais le temps faisant et le bouche à oreille agissant, on est choisi par des gens très variés. Et c’est bien clair qu’ils nous choisissent pour organiser des obsèques. Tout le monde a compris ce que nous faisions au Service catholique des funérailles. Notre métier est celui de l’organisation des obsèques.
Et, étant l’organisateur de ce parcours, il se trouve un peu par défaut mais aussi du fait de la qualité des relations que nous nouons bien souvent avec les familles que nous accompagnons, que celles-ci nous demandent de les aider à prier dans des étapes qui ne sont plus valorisées de la même manière, j’entends celle de la levée du corps et celle de l’inhumation.
Et on ne le vit absolument pas comme la fameuse prestation rituelle que je dénonçais tout à l’heure mais plutôt comme un moment important où, étant chargés d’actes techniques, nous sommes là assez naturellement pour restituer à ce qui est faussement vu comme des actes techniques, leur valeur symbolique et leur valeur de sens.
L’adieu au visage, c’est un moment considérable pour tout le monde.
Je parlais de cette parole que la mort a à nous dire. Cela passe par les sens, le regard, le toucher et cela, il faut l’accompagner. C’est l’objet de ces temps de prière que nous avons avec des gens dont les situations de foi sont très diverses.
D’ailleurs je précise puisque je parle de la mise en bière que bien souvent, lorsqu’on donne la parole aux proches, c’est un moment où très naturellement l’évocation de souvenirs très personnels trouve sa place.
J’en fais l’expérience : après un temps de prière, une invocation, je demande si certains veulent dire quelque chose, évoquer un souvenir. Et là, c’est immédiat, cela coule. Et tout le monde veut parler et c’est bien normal. On est dans une situation de grande intimité.
Je ne sais pas si je réponds bien à votre question mais voilà ce qu’elle m’évoque.
Je suis très touché aussi parce que je vois beaucoup de personnes vieillissantes qui viennent me voir et disent : « Mes enfants ne croient absolument plus, c’est une catastrophe, c’est un échec abominable ! Alors écoutez, il me reste une chose c’est, à travers vous, la célébration de mes obsèques ». Et je leur réponds : « Cela ne va pas suffire parce que c’est une sorte de lâcher prise. Vous ne serez pas là, par définition. Et donc vous aurez beau tout écrire de A à Z cela ne servira à rien. Cela sera même plutôt nocif si vous en faites trop dans ce sens-là ».
C’est terriblement touchant ce que je vous décris, c’est même sublime d’une certaine manière. Mais voilà, c’est en Dieu, personne ne peut le maîtriser. Simplement on peut être des passeurs. Et on l’est. Quand on transmet aux familles le témoignage que nous avons reçu lors de ces entretiens d’organisation, c’est souvent très beau.
Jean-Luc Bour : Vous avez juste abordé la question que je souhaitais vous poser, celle du développement commercial et économique pour des questions fiscales, de préparation et de paiement des obsèques par le futur défunt.
Et je comprends dans ce que vous avez dit précédement que cela empêchait quand même un certain passage pour ceux qui auraient dû organiser ces obsèques, c’est-à-dire la génération d’après, puisqu’en fait c’est le défunt lui-même qui les organise.
Est-ce que vous conseillerez, quand le défunt décide de l’organiser, qu’il le fasse avec ses enfants, qu’il vienne vous voir avec ses enfants ?
Christian de Cacqueray : Oui, c’est une très bonne remarque. Je vois cette question avec beaucoup de pragmatisme.
Il m’arrive de rencontrer des familles qui enterrent des parents centenaires et où rien n’a été prévu. On ne sait pas où on va l’enterrer, on ne sait rien.
Je suis très désolé, consterné même, quand en plus cela intervient dans des situations économiques complexes, et cela peut être le cas dans tous les milieux sociaux.
Je pense donc pouvoir dire qu’il est assez sain que la démarche d’anticipation devienne chemin faisant une sorte de norme sociale dans notre pays.
Il y a des gens qui poussent des cris d’orfraie en disant « c’est épouvantable ! Il n’y a plus de solidarité dans notre société, regardez les gens doivent s’enterrer eux-mêmes ». C’est vrai. Par exemple sur le règlement d’une facture des pompes funèbres, j’ai aujourd’hui 20 % des gens vivants qui vont payer, 80% c’est le mort entre les prélèvements sur le compte, les contrats obsèques et les notaires, les gens s’exonèrent complètement de cette charge. C’est vraiment cela l’évolution.
Mais vraiment je voudrais que vous reteniez qu’il me semble simple et bon que des gens prennent des dispositions minimum, ce que j’appelle “une feuille de route” qui dit le lieu de la sépulture, le mode de la sépulture, cela aide énormément. C’est généralement accompagné d’un petit pécule dont l’arrivée est bienvenue.
Vous savez, les circonstances de l’organisation d’obsèques sont quand même très particulières et je trouve qu’on n’en rend pas suffisamment compte du côté des pompes funèbres parce que, en réalité, c’est un enjeu de fratrie très fort.
Les fratries aujourd’hui, à part quelques belles exceptions, ont un peu perdu de cette capacité à produire quelque chose ensemble. Et là, il faut le faire, c’est un enjeu symbolique. Et si cela doit se vivre dans un contexte où interfèrent des questions d’argent, des incertitudes absolues sur le lieu et le mode de sépulture, je crois que ce n’est pas rendre service aux gens.
Alors, je crois vraiment que nous vieillirons tous en ayant le soin, d’une manière ou d’une autre, d’anticiper quelque chose de nos obsèques.
Pas le tout des obsèques parce que c’est manipulatoire : « toi, tu te lèveras, tu diras tel texte. Toi, tu iras t’asseoir » et j’ai même vu cela « tu n’entreras pas dans l’église ». Et j’ai entendu : « il faudra faire le tri à l’entrée ». C’est effroyable ! C’est un mort qui ne veut pas mourir ! C’est vraiment quelqu’un qui croit pouvoir exister, de façon nocive en l’occurrence, après sa mort.
Je ne caricaturerai pas les contrats obsèques, je trouve que c’est globalement plutôt une démarche saine.
Père Jean-Christophe Chauvin : Depuis quelques années, on note un immense accroissement des demandes de crémation.
Est-ce que vous pourriez nous en parler un petit peu, nous dire pourquoi cet attrait pour la crémation ? Et les problèmes que cela pose ?
Vous disiez que le crématorium était le problème et je le conçois bien. Vous acceptez quelquefois quand même d’accompagner des cérémonies en crématorium ? Vous le faites beaucoup ? Comment essayez-vous de le faire ?
Christian de Cacqueray : Je réagis juste sur le mot “accepter” parce qu’il me fait bondir. On n’est pas dans l’ordre du permis-défendu. On n’est pas dans l’ordre de l’acceptation.
On aide, on conseille eton accompagne. Toute forme de rejet dans ces moments-là est abominable ! Je vois parfois des comportements dans certaines paroisses qui ont pour fruit de braquer des familles pour au moins une génération si ce n’est deux.
La crémation est une pratique funéraire absolument en phase avec la société dans laquelle nous vivons.
Elle correspond à une vision personnelle de son devenir post-mortem, une forme de maîtrise. C’est le rejet des sépultures et des problèmes de coût de ces sépultures. Mais il y a d’autres problèmes. La sépulture c’est une inscription dans la filiation : la terre de nos ancêtres, le caveau de famille. Or pour ceux dont la situation de famille s’est complexifiée, le caveau de famille n’est plus une réalité simple à gérer.
Je ne suis pas entrain de justifier le recours à la crémation, je dis simplement qu’il est absolument en phase avec la mentalité présente dans la société dans laquelle nous vivons.
Comme en plus la ritualité qui ne se reconnaît pas dans les lieux de culte, n’a pas de lieu et ce qui n’a pas de lieu n’a pas lieu d’être, la crémation devient évidemment une solution puisqu’il y a des salles dans les crématoriums.
Ce n’est pas étonnant que le crématorium devienne un lieu et bientôt Le grand lieu de la célébration des obsèques dans notre pays.
Où aller s’il n’y a pas les salons des crématoriums ? Il y a également cette question-là qui est posée.
Et j’ajouterai que le commerce funéraire a surcompensé le manque à gagner lié au choix de la crémation.
C’est étonnant parce qu’il y avait les cercueils d’inhumation, les cercueils de crémation. Je vous précise qu’aujourd’hui on brûle allègrement les gens dans des cercueils d’inhumation. Les PFG n’ont plus qu’une gamme. C’est-à-dire que de ce point de vue-là, cela marche bien.
J’ai beaucoup évoqué tout à l’heure l’enjeu de ce lieu qu’est le crématorium donc je ne voudrais pas y revenir. Simplement, avec beaucoup d’ironie, je m’inquiète du suréquipement du territoire français.
Monsieur Montebourg, ministre du redressement productrif, devrait s’alarmer de la santé de cette industrie crématriste parce qu’il y aura des retours de flamme (sans jeu de mot). Il y a trop de crématoires ! On est entrain de suréquiper la France !
Surtout, ce qui m’inquiète beaucoup c’est que ces “gens des frontières” que désigne le Pape François avec raison, se laissent, en cas de crémation, convaincre que le lieu par destination de la célébration, c’est le crématorium. Cela me désole parce qu’ils vont beaucoup y perdre en temps opératoire, en symbole des lieux aussi en accompagnement même si on y fait de belles choses.
Mais je ne suis pas convaincu que ce mouvement soit irrémédiable.
En tout cas, je travaille quotidiennement et pratiquement à faire en sorte que les paroisses ne se vivent plus comme des guichets mais comme des lieux qui doivent être attrayants, attractifs spécifiquement au moment des obsèques.
C’est-à-dire que si, dans les paroisses, on attend que les gens des pompes funèbres vous appellent pour organiser des obsèques on voit bien que cela dégringole. Mais si on se soucie déjà d’être accessible (je suis très concret mais on est dans l’organisation), de répondre en temps et en heure, de ne pas envoyer les gens promener pour de mauvaises raisons etc. Si on y organise des temps de célébrations à la mémoire des défunts, si on y fait des groupes de parole pour les endeuillés, si on y accueille des cercueils la veille d’obsèques pour les veillées, …
Simplement pour cela il faut se reconvertir ensemble en Église à l’importance de ce temps des obsèques.
Mgr Philippe Brizard : Justement, vous répondez un peu à ma question. La voici : vous n’avez rien dit ni de vos relations avec l’Eglise ni de l’évolution liturgique et pastorale en matière de funérailles.
Personnelemnt, je vois une grande différence entre Paris , la banlieue et la vaste campagne qui tient pour bonne partie à l’idéologie pastorale.
L’idéologie pastorale ne tient pas au fait qu’il y ait des équipes d’accueil des personnes en deuil. Elle se voit quand on demande à l’équipe pastorale en question le moindre changement par rapport au schéma défini. Ainsi ai-je assisté à des funérailles où je n’ai pas eu le droit de célébrer. Ce n’était pas prévu qu’il y eût un prêtre.
D’autre part, en tant que curé j’ai eu bien souvent l’occasion de voir comment les curés des paroisses se refilent les morts parce qu’ils ne veulent pas faire d’enterrement. En général, le clergé ne parle pas bien des morts et ne parlent pas bien des célébrations. Sans doute, cela vient-il de la remise en question que suscite la pastorale de la mort et des familles en deuil. Il n’est pas plus innocent d’enterrer que de confesser. Les prêtres n’aiment pas plus faire l’un que l’autre à cause de cette remise en question d’eux-mêmes. J’avais réfléchi à cela avec le cardinal Lustiger. Il avait aussi été sensible à l’effet de surcharge parce que ce sont toujours les mêmes prêtres qui font les enterrements. Certains allant jusqu’à dire qu’ils ne se sont pas faits prêtres pour s’occuper des morts mais des vivants. En certains coins de banlieue et surtout en province, le clergé très soixante-huitard refuse systématiquelent de célébrer des obsèques.
L’attitude du clergé est d’autant plus regrettable que le rituel des funérailles offre bien des possibilités qui devraient retenir l’attention du clergé par définition assez ritualiste. On en fait un emploi a minima. Ce rituel pourrait être utile pour les prières à la maison, la levée du corps qui peuvent se faire sans prêtre. Vous avez évoqué ce qui se passait au cimetière…
Avant la création du Service que vous présidez, le cardinal Lustiger avait songé à répartir équitablement les services funèbres entre les prêtres : chaque prêtre du diocèse aurait dû célébrer 10 enterrements par an afin d’éviter l’effet de surcharge chez certains prêtres, parce que, dans les paroisses, ce sont toujours les mêmes qui font les enterrements.
Récemment, me rendant par amitié à un enterrement dans une paroisse parisienne avec l’intention de concélébrer, j’ai constaté que le prêtre de service d’une équipe sacerdotale encore nombreuse était un étranger qui parlait mal le français…
Christian de Cacqueray : L’attribution d’obsèques à des prêtres me paraît contradictoire avec la valorisation des relations.
On voit comment les gens font des contorsions dans l’organisation pour avoir tel prêtre qu’ils aiment. C’est très beau, je trouve, cette référence à un prêtre.
J’ai bien compris ce que vous vouliez dire avec cet aspect d’idéologie et j’y souscris évidemment.
Cela mérite qu’on s’y arrête deux secondes. Cette idée qu’il faut dans ces circonstances-là particulièrement appliquer une règle qui serait l’égalité de traitement. C’est-à-dire qu’on ne doit pas enterrer différemment le personnel de maison et le grand bourgeois qui les employait.
Cela part d’une très bonne intention mais c’est assez idéologique. Tel que je viens de le présenter, on ne peut pas totalement le contredire pourtant il me semble que c’est un moment où il faut laisser aussi s’épanouir la dimension spécifique, les circonstances, les besoins qu’expriment les gens.
Donc exclure qu’un prêtre puisse célébrer cela me paraît sûrement très négatif.
Et sur la question de la surcharge que vous évoquez et Dieu sait qu’elle est importante, je voudrais m’arrêter un instant.
C’est un métier d’urgentiste ce que nous faisons. C’est d’ailleurs très paradoxal parce que quand les gens sont morts…
Mais on est pratiquement les derniers urgentistes. Les médecins sont sur répondeur du vendredi soir au lundi matin, nous on est, au Service catholique des funérailles, accessible 365 jours et 24h/24. Et on nous appelle la nuit, on nous appelle le dimanche. On ne fait pas que nous appeler, on nous sollicite.
J’ajoute à cela que cette fichue mortalité est prodigieusement erratique. Cela a intéressé les Français en 2003 avec l’histoire de la canicule, plus du tout depuis, pourtant on a de fortes variations tous les dix-huit mois. Il y a des mois de janvier où il y a une surmortalité considérable ! Regarder les statistiques de l’INSEE.
Et c’est très compliqué à gérer parce que toutes les familles sur terre sont seules dans leur deuil et veulent être reçues personnellement. Elles s’intéressent à elles dans leur identité et leur spécificité et c’est extrêmement difficile de le faire.
Cette année, cela a été la semaine de Noël qui a été particulièrement meurtrière dans l’indifférence généralisée. Et c’est abominable de travailler dans ces conditions-là, parce qu’on a beaucoup de mal à faire notre travail dans de bonnes conditions. Et puis surtout, on a beaucoup de mal à dire aux gens : il y a beaucoup de morts, on n’y arrive pas. Cela vous dit un peu la complexité du sujet.
Jean-Paul Guitton : Je vais d’abord réagir sur ce que vous venez de dire. Je trouve relativement paradoxal que les services funéraires aient à fonctionner 24 heures sur 24, alors qu’il y a aujourd’hui, me semble-t-il, un délai de plus en plus long entre la mort et la cérémonie des obsèques. C’est facilement quatre, cinq jours voire huit jours. Alors que dans la société traditionnelle – vous me direz qu’on conservait moins bien les corps – on enterrait les corps dans les 24 ou 48 heures. En tout cas ce n’est pas neutre dans l’esprit des gens à l’égard de la manière dont ils considèrent la mort et les morts.
Alors dans cette relation avec les morts il y a quelque chose qui me touche, c’était dans votre titre : le respect dû au mort.
Le respect du mort, le respect du cadavre, du corps, de la dépouille est quelque chose sur laquelle la société a beaucoup évolué. J’en veux pour preuve ce que vous avez vous-même cité comme des choses horribles mais qui se font, et que des caméras cachées permettent de savoir.
Je rapproche cela de ce que nous avait dit Mgr Aupetit quand nous l’avons vu. Il ne l’avait pas dit en séance c’est pour cela que je me permets de le rappeler. Monseigneur Aupetit a été médecin. À propos du don des corps à la science, il nous a dit : « Ne donnez jamais votre corps à la science. C’est épouvantable la manière dont les étudiants en médecine traitent les corps, c’est absolument épouvantable ! » Et cela ne sert à rien. On n’en a pas de besoin. Il y en a trop.
Mais lorsque l’on donne son corps à la science, on fait une économie ! On ne fait pas d’obsèques.
Je ne sais pas ce que vous faites dans ces cas-là ?
Christian de Cacqueray : On n’a rien à faire. On est en chômage technique.
Il peut y avoir une célébration pour accompagner les gens mais il n’y a pas de prestation funéraire.
Jean-Paul Guitton : J’en reviens à la crémation et au respect dû aux corps. Vous nous avez dit qu’il y avait énormément de dispersions de cendres. Je croyais que, après avoir effectivement autorisé la dispersion des cendres, le législateur était revenu sur ces dispositions et que les cendres devaient être déposées dans un cimetière. N’est-ce pas la dernière loi ?
Christian de Cacqueray : La loi interdit qu’on les garde chez soi.
Ceci dit, je n’ai pas encore vu la maréchaussée venir chercher des cendres dans un domicile. Mais c’est l’objet de la loi donc la dispersion prolifère.
Jean-Paul Guitton : Cela montre bien qu’il y a eu évolution dans la façon de respecter les restes des morts.
Christian de Cacqueray : Est-ce que les cendres sont un reste mortuaire ?
Je trouve que l’humanité est très attachée dans ces circonstances-là à la réalité. Les gens se penchent pour voir ce qu’il y a dans les caveaux.
Alors les cendres, c’est la matière la plus inerte qui soit et les porter comme le Saint Sacrement, je ne trouve pas ça très naturel.
Jean-Paul Guitton : Cela rejoint le problème du deuil, on en parlera peut-être la prochaine fois.
S’il n’y a pas inhumation, c’est une partie du deuil qui ne va pas se faire.
Et pour l’évolution de la disparition, en partie, du respect à l’égard du corps je fais le rapprochement avec les enfants morts-nés pour lesquels il a fallu reprendre une disposition il y a quelques années pour qu’ils soient inscrits à l’état-civil, parce que depuis les années 80 ils n’étaient plus inscrits à l’état-civil. Pourquoi ? La loi Veil !
Christian de Cacqueray : Je voudrais juste ajouter quelque chose sur la dimension de l’urgence.
J’y vois deux facteurs importants pour les gens qui ont à gérer le défunt parce qu’il est à domicile où là il y a la dimension de l’hygiène qui est très présente dans l’esprit des gens et qui crée des réflexes de peur qui justifient le besoin que nous les secourions rapidement.
Et puis, d’une manière générale, je dirai que dans cet état de sidération qui caractérise bien des personnes en deuil dès lors qu’elles ont appris la réalité de la perte, je suis frappé de voir que les gens ont besoin de nous rencontrer parce qu’entre le moment où ils entrent dans notre bureau et le moment ils en sortent eh bien ce chaos, psychologique, relationnel, qui est en eux, s’est déjà ordonné. Et on le voit physiquement. Les gens ne sont plus les mêmes.
Les comportements se sont apaisés parce qu’à ce chaos a répondu un parcours : « 10h à l’hôpital. 11h à l’église et ensuite… »
Le fait que ce parcours se dessine fait tomber quelque chose, structure quelque chose et cela dit déjà en germe la force du rite. Vraiment les gens sortent différents de cet entretien d’organisation du fait qu’il aboutit à la structuration du parcours qu’ils vont avoir à vivre.
Henri Lafont : Pendant la crémation, que fait la famille ? Elle se rassemble dans un salon ou dans une église. Et quand le crématorium est loin de l’église, qui apporte les cendres et à qui les remet-on ?
Enfin, ce qu’à dit Jean-Paul Guitton au sujet du respect du corps avait motivé la demande que nous vous avions adressée parce que il est vrai que le culte des morts était très attaché à celui du cadavre, le cercueil, la terre, la tombe.
Face à cela, la crémation me semble quelque chose d’assez révolutionnaire mais vous avez semblé plutôt nous rassurer même si c’est bien la conséquence de l’évolution actuelle de la vie de notre société.
Est-ce que sur le plan religieux on ne s’enfonce pas, on recule même, à travers ces nouveaux rites ? Vous avez montré qu’ils s’accompagnent d’une certaine sécularisation.
Autrefois, il y a cent mille ans, on a commencé à enterrer les morts. Et cent deux mille ans plus tard on n’enterre plus les morts.
La crémation va bientôt atteindre 50 % des obsèques.
Je pense que l’on est en droit de s’interroger sur la paupérisation du sens de la vie et de la mort du fait de la crémation.
Christian de Cacqueray : Bien sûr, on recule. Je crois que je l’ai dit suffisamment dans mon intervention. On recule mais on ne perd pas la demande de sens. Vous direz peut-être que j’essaie de nous rassurer.
Mais enfin, je le répète, des gens qui s’exonèrent du mariage me semblent partis pour s’en exonérer toujours et leurs enfants et leurs arrière petits-enfants etc. Idem pour le baptême.
Je ne vois pas le même phénomène avec la mort ou alors je m’illusionne.
Bien sûr que la façon de répondre à la demande suppose des adaptations, des réflexions. Il ne faut pas faire n’importe quoi, aller partout de la même manière en disant que tout est équivalent.
C’est complexe, mais je trouve déjà très beau que notre église puisse être à la fois présente dans les paroisses, dans les aumôneries et les hôpitaux, au crématorium s’il le faut à travers un service comme le nôtre.
Regardez l’inventivité dont notre Église fait preuve aujourd’hui pour, justement, avoir un dispositif pluriel pour répondre à une situation d’une société profondément plurielle mais ô combien assoiffée de sens !
On ne s’exonérera pas dans notre pays de sitôt voire jamais des cultes pour enterrer les morts, cela je n’y crois pas.
Ceux qui me disent regardez les courbes, c’est la chute libre. Il y a d’ailleurs toujours mon prestataire funéraire qui pérore dans les médias en disant que 70 % des célébrations d’obsèques à Paris sont non religieuses. Il a tort ! Il ment ! Moi je dis que ceux qui passent par chez moi, il y en a 100 % qui sont religieuses. On pourrait faire une moyenne.
Mais c’est étonnant ce qu’il peut y avoir d’idéologie là-dedans, ce qu’il y a d’intoxication simplement parce que lui veut faire tourner son beau crématorium, ses fumées sortent à plein des cheminées.
Je le dis franchement. Il y a là des enjeux qui sont très forts d’influence sur les familles.
Mais les familles ne sont pas si influencées que cela et leur besoin d’accompagnement n’est pas mort et leur besoin de sens n’est pas mort, il est appauvri, il est faible, il est ce petit rien, ce petit reste mais je le crois capable de voir germer d’autres belles choses à l’avenir.
Que font les familles pendant la crémation ? Elles ne restent plus autant qu’autrefois au crématorium. Elles s’en vont.
Qui leur remet les cendres ? Bien souvent c’est nous, les services funéraires qui allons chercher l’urne et la remettons à la famille dans un cadre qui n’est pas le crématorium. On le fait très régulièrement. Sinon les gens reviennent au crématorium soit le lendemain, soit un mois plus tard, ce qui fait que les crématoriums ont l’obligation d’une consigne, de garder les cendres jusqu’à deux ans, ce qui est considérable.
Je pense qu’il faut travailler au réinvestissement des familles. Quand j’avais écris ce petit livre, que vous avez gentiment cité au début, le titre n’était pas de moi. L’éditeur l’avait intitulé La mort confisquée j’ai trouvé que c’était un petit peu violent. Puis avec le temps, je l’assume assez bien.
C’est-à-dire que je suis frappé de ce qu’une société qui a occulté la mort, qui a perdu ses traditions et ses repères fonctionne dans la logique du permis/défendu dans laquelle les professionnels assènent des contre-vérités à longueur de journée parce qu’ils servent davantage leurs intérêts, que ceux des familles.
Le réinvestissement des familles : je me sens un peu larbin entrain de courir dans tous les sens pour porter des fleurs, pour je ne sais quoi et souvent je me demande pourquoi les gens ne participeraient-ils pas ? Pourquoi ce ne serait pas un travail collectif ? Au fond pourquoi avoir pris l’habitude de ce service comme une négation de ce qu’on n’a plus envie de faire.
Il y a des gens qui portent le cercueil dans les familles et c’est magnifique ! Porteur, c’est vraiment par défaut d’autre chose. Je me passerai très bien des porteurs professionnels ! On s’en passe d’ailleurs. On peut très bien s’en passer si les gens se mobilisent.
Mais en dehors de cela, il y a bien d’autres domaines dans lesquels les gens peuvent se réinvestir, se ré-approprier cet événement qui est entre leurs mains dont ils sont les instigateurs, les acteurs en tout cas. C’est une œuvre nécessaire.
Mais vous savez, bien souvent je me dis que je suis entrain d’écoper avec une petite cuillère, à nier certaines évidences. La force de l’évangile c’est aussi de croire que les retournements sont possibles.
Nicolas Aumonier : Vous avez laissé quelque chose dans l’ombre : au début vous avez parlé des soins de conservation et vous avez dit qu’il y avait une violence réelle. Et vous avez ajouté : « la technique l’emporte ». Est-ce que vous pourriez préciser un petit peu ? Quels sont les canons de l’arrangement d’un corps ? En effet je ne suis pas certain qu’on ne fasse pas prévaloir des canons un peu sociologiques de restitution de ceci ou cela, selon l’idée du technicien, qui l’emportent sur le visage naturel.
Christian de Cacqueray : Je vous propose, sur la première partie de votre question, une réponse très simple : est-ce que la famille pourrait y assister ?
Je parlais tout à l’heure de ce film japonais parce que cela me paraissait justement un beau critère. Est-ce que la famille pourrait y assister ? Non. Donc c’est là que je vois une certaine violence symbolique mais une fin utile.
Alors vous parlez des canons, moi, je parlerai de l’hygiène. C’est-à-dire qu’il ne faut pas violenter les gens et c’est vrai que d’une certaine manière ceux qui ont l’audace de veiller un corps dans un domicile ont besoin d’être accompagnés et que c’est vraiment une façon de les accompagner que de les tranquilliser parce qu’il y a une vraie inquiétude derrière tout cela sur le fait que cela peut se passer de bonne manière.
Vous savez, je n’étais probablement pas né à cette époque-là, mais j’ai eu beaucoup de témoignages de gens qui m’ont raconté avoir été contraints à venir voir des défunts dans un contexte de puanteur absolue.
Par accident cela m’est arrivé dans des circonstances que j’ai gérées. Je me suis dit « jamais plus ».
Jean-Paul II, on l’a veillé à Saint-Pierre de Rome pendant trois jours. Il a eu ses six litres de formol pour que cela puisse se faire. Donc voilà, c’est la fin qui justifie les moyens.
Oui c’est donc une ambivalence que je reconnais, dans ce métier. À la fois acteur d’un respect et en même temps acteur d’une forme de violence dans la manière de traiter les dépouilles. Je vous laisserai avec cela.
Et puis le canon, c’est peut-être la mise en scène qui est en jeu. C’est le maquillage, c’est tout ce qu’il y a derrière mais c’est aussi un vrai apaisement pour les proches.
Séance du 13 mars 2014