Par Mgr Jean-Pierre Batut, Evêque auxiliaire de Lyon. Membre de la Commission doctrinale de la Conférence des Évêques de France.
Dans notre monde, la mort apparaît toujours victorieuse en fin de compte, quelque moyen que l’on invente pour tenter de lui échapper. S’exclamer avec l’apôtre « mort, où est ta victoire ? », c’est donc affirmer (au moins) trois choses :
1/ une fois dans l’histoire humaine, la mort partout victorieuse a été dépossédée de sa victoire
2/ c’est sur le lieu même de sa victoire que la mort a été vaincue
3/ chacun de nous est concerné par cet événement unique, et la victoire a été remportée par un seul, c’est bien au bénéfice de tous.
Pour saisir la portée de ces affirmations, il faut revisiter les Écritures, mais aussi relire un acte précis du Christ sans lequel sa mort est inintelligible : l’acte eucharistique accompli au soir du Jeudi Saint, et les paroles « ceci est mon corps livré pour vous, ceci est mon sang versé pour vous » qui en disent le sens. À partir de là, il devient possible de dégager le spécifique de la foi chrétienne en la résurrection et ses conséquences les plus concrètes dans notre vie d’ici-bas.
Lire l'article complet
Le Président : nous avons la chance de pouvoir accueillir ce soir Monseigneur Batut bien connu de la plupart d’entre vous. Je me contenterai en conséquence de vous rappeler d’abord qu’il fut prêtre du diocèse de Paris avant d’être appelé à l’Episcopat.
Vous avez eu à Paris, Monseigneur, une action en paroisse et en formation théologique que je souhaitais tout d’abord souligner.
Vous avez en particulier été curé de Sainte-Jeanne de Chantal.
Puis vous avez été nommé évêque auxiliaire de Lyon en 2008 mais vous n’avez pas oublié vos paroissiens de Paris, je peux en témoigner…
Vous êtes membre de la Commission doctrinale de la Conférence des Évêques de France.
Vous êtes l’auteur de quelques publications et de nombreuses contributions dans des revues, dont la revue catholique internationale Communio.
C’est – si je puis dire – à cause de (je dirai plutôt grâce à…) vos contributions dans cette revue, en particulier dans le numéro intitulé :
Mourir, que nous avons souhaité bénéficier de votre expertise ; vous avez en effet largement contribué à ce numéro.
C’est dire qu’avant même que nous vous sollicitions, vous aviez réfléchi à cette question, à ce temps de la vie. Vous m’avez dit combien il était important et intéressant d’aborder la question de la fin de vie et des fins dernières – vous le direz à nouveau – ; vous m’avez fait part de vos regrets que dans notre société nous n’en parlions pas suffisamment.
Nous avions choisi ce thème après quelques hésitations et nous ne le regrettons pas, ne serait-ce que parce que cela nous vaut le plaisir de vous accueillir pour clore le cycle académique de cette année. Nous sommes impatients de vous entendre.
Mgr Jean-Pierre Batut : Dans notre monde, la mort apparaît toujours victorieuse en fin de compte, quelque moyen que l’on invente pour tenter de lui échapper. S’exclamer avec l’apôtre « mort, où est ta victoire ? », c’est donc affirmer (au moins) trois choses :
1/ une fois dans l’histoire humaine, la mort partout victorieuse a été dépossédée de sa victoire
2/ c’est sur le lieu même de sa victoire que la mort a été vaincue
3/ chacun de nous est concerné par cet événement unique, et la victoire a été remportée par un seul, c’est bien au bénéfice de tous.
Pour saisir la portée de ces affirmations, il faut revisiter les Écritures, mais aussi relire un acte précis du Christ sans lequel sa mort est inintelligible : l’acte eucharistique accompli au soir du Jeudi Saint, et les paroles « ceci est mon corps livré pour vous, ceci est mon sang versé pour vous » qui en disent le sens. À partir de là, il devient possible de dégager le spécifique de la foi chrétienne en la résurrection et ses conséquences les plus concrètes dans notre vie d’ici-bas.
Introduction : une victoire toujours contestée
La formule qui nous sert de titre prend le contrepied d’une apparente évidence de la victoire de la mort. Mais peut-être faudrait-il, en commençant cette réflexion, prendre le contrepied de cette évidence elle-même. Il n’est pas sûr, en effet, que dans l’histoire humaine la victoire de la mort soit ressentie comme incontestable. Dans la plupart des civilisations (à l’exception notable de l’Europe post-illuministe dans laquelle nous vivons), l’humanité n’a cessé de contester à la mort sa prétention. Plus précisément : elle s’est refusée à confondre la mort avec l’anéantissement total. Ce refus s’est exprimé sous des formes très diverses : assimilation de la mort à un sommeil, croyance en la transmigration des âmes, mythes du retour éternel et des renaissances successives.
• Au cœur de ces diverses croyances, nous trouvons l’idée que la dissolution de la dimension corporelle de la personne n’est pas la disparition de la personne elle-même : quelque chose d’elle continue à subsister. Le pur néant n’est pas concevable. Cela ne veut dire en aucune manière que la situation des morts est enviable : elle est perçue au contraire comme une existence à ce point ténue, à ce point diminuée, qu’on ne peut la comparer qu’à celle des ombres. Dans l’épopée de Gilgamesh, le souffle des morts se retrouve dans un monde infernal plongé dans l’obscurité et la poussière, et leur sort est pire encore lorsque personne parmi les vivants ne leur a donné de sépulture. Il en est de même chez les Grecs : « Achille préfère être mendiant en ce bas monde plutôt que roi parmi les ombres, dont la vie est la négation de la vie » ; et l’absence de sépulture condamne les morts à errer sur les bords de l’Achéron sans même pouvoir atteindre l’Hadès.
Il n’en va pas différemment dans l’Écriture : quelque chose du mort demeure et se retrouve dans le sheol – « trou béant, puits profond, lieu de silence » , et, surtout, lieu d’oubli, dans lequel la communication avec Dieu et, a fortiori, avec les autres hommes, est définitivement coupée : « qui parlera de ton amour dans la tombe, de ta fidélité au royaume de la mort ? connaît-on dans les ténèbres tes miracles, et ta justice au pays de l’oubli ? » (ps 87, 12-13). Dans l’impossibilité où il est d’invoquer le nom de Dieu, le défunt paraît condamné à ne plus jamais pouvoir quitter le séjour des morts : le voyage au pays de la mort est un aller sans retour.
Ce n’est cependant pas le dernier mot sur la mort en Israël. On pourrait caractériser la posture spirituelle de l’Ancien Testament face à l’état de mort comme une posture d’attente – attente d’une révélation que Dieu accordera quand bon lui semblera, mais qui permettra de voir un jour une issue. «
Que l’Ancien Testament en soit resté à ce niveau de croyances jusqu’à une époque tardive, c’est le signe qu’à l’encontre de la religion égyptienne et du spiritualisme grec, il a… attendu que la révélation éclaire par ses moyens propres le mystère de l’outre-mort . »
• Chez les Égyptiens, justement, on sait que s’est développée la doctrine du jugement après la mort. Nous avons tous en mémoire cette vignette du Livre des morts dans laquelle le défunt, vêtu de blanc et conduit par Anubis, le dieu à tête de chacal, patron des embaumeurs, se présente devant un tribunal présidé par Osiris qui décidera s’il est digne ou non d’entrer dans le monde divin. Le jugement s’opère par la pesée du cœur, et si le résultat est favorable, le mort peut échapper à l’anéantissement et « sortir au jour » (le véritable titre du Livre des morts est d’ailleurs Livre pour sortir au jour). Il est particulièrement intéressant de se rappeler que cet accès à une vie nouvelle dans la compagnie des dieux n’est pas dissociable pour les Égyptiens de la pratique de la conservation du corps par la momification.
1/ La question du sens de la mort et la réponse de saint Paul
• En attendant que soit révélée une possible victoire sur la mort, il semble que le point sur lequel la tradition biblique innove le plus est celui du sens de la mort. En effet, même si cette intuition est contredite par l’expérience, la mort n’est pas ressentie comme naturelle, non seulement parce qu’elle contredit notre appétit de vivre, mais plus profondément parce que Dieu est la Vie, qu’il « n’a pas fait la mort et ne prend pas plaisir à la perte des vivants » (Sg 1, 13). Dans ce passage très élaboré du Livre de la Sagesse, vient ensuite l’affirmation quasi pléonastique et appelée à une grande fortune « il a créé toutes choses pour qu’elles soient », c’est-à-dire non pour une existence précaire et limitée, mais pour une existence incorruptible à l’image de la sienne (cf. 2, 23).
Dès lors la question qui se pose n’est pas la question moderne de savoir pourquoi, contre toute évidence biologique, l’homme s’obstine à forger des mythes sans cesse récurrents sur une impossible survie après la mort , mais bien au contraire pourquoi, créé par Dieu qui est la Vie, il se retrouve malgré tout assujetti au pouvoir de la mort. Cette question est au principe de la réflexion biblique sur le lien entre la mort et le péché. Le Livre de la Sagesse déjà cité affirme ce lien sans détours, en précisant que l’homme n’est pas le premier pécheur, qu’il est précédé dans le péché par d’autres créatures spirituelles qui veulent l’entraîner dans leur chute : « Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité, il en a fait une image de sa propre nature ; c’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde ; ils en font l’expérience, ceux qui lui appartiennent » (2, 23-24). Ces affirmations tardives, nées de la confrontation avec des écoles de pensée matérialiste, constituent la reprise sapientielle du récit étiologique de Gn 3 qui présente le péché des origines comme une tentative d’usurpation, suggérée par le serpent, de la prérogative divine d’être la source de la vie et de la connaissance.
• Le même apôtre Paul qui, dans la première épître aux Corinthiens (1 Co 15, 54-55), s’enthousiasme en voyant « la mort engloutie dans la victoire » et s’exclame « ô mort, où est ta victoire ? », affirme dans l’épître aux Romains que « par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché » (Rm 5, 12). Autrement dit, il y a une solidarité universelle dans la mort qui résulte de la solidarité universelle dans le péché.
Cependant, il n’y a pas à ses yeux de commune mesure entre cet empire universel de la mort et la puissance du salut apporté par le Christ : « si en effet, par la faute d’un seul, la mort a régné du fait de ce seul homme, combien plus ceux qui reçoivent avec profusion la grâce et le don de la justice règneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ » (Rm 5, 17).
Il ressort de ces affirmations que le fait d’accepter « la grâce et le don de la justice » offerts par le Christ, arrache à la fois au péché et à la mort. Fort bien : mais chacun de nous peut objecter que, même devenu croyant et dûment baptisé, il reste cependant pécheur, et qu’au terme de sa vie il subira le même sort que tous les autres. Dès lors, pourquoi publier un tel bulletin de victoire ? Est-ce parce que quelque chose m’est promis pour l’au-delà, et que je serai rassuré de savoir que je le tiens déjà sous la forme d’une promesse ? Il y a certainement de cela ; mais il y a certainement plus encore, et c’est ce qu’il nous faut examiner maintenant. En quel sens la victoire sur la mort est-elle, d’ores et déjà, acquise ?
2/ La vie au sens biblique
• Pour avancer, il faut peut-être essayer de préciser ce qu’on entend exactement par « vie » dans la Bible. En effet, « toute existence n’est pas forcément vie » : il y a des existences qui paraissent vivantes mais ne le sont pas vraiment, non parce qu’il leur manquerait les conditions requises pour la vie biologique, mais parce qu’il leur manque une ou plusieurs dimensions qui font de la vie une vie vraiment humaine – par exemple, la dimension de la l’attachement à la vérité et l’arrachement au mensonge.
C’est ce qui fait dire à Socrate sur le point d’être exécuté qu’« une vie à laquelle l’examen [de soi devant la vérité] fait défaut ne mérite pas qu’on la vive », et que pour cette raison il considère que l’enjeu n’est pas pour lui d’échapper à la mort, mais de refuser une vie qui n’aurait plus de vie que le nom. Et de conclure : « Voilà l’heure venue de nous en aller, moi pour mourir dans quelque temps, vous pour continuer à vivre. Qui, de vous ou de moi, va vers le meilleur destin ? C’est pour tout le monde chose incertaine, sauf pour la Divinité ! » Socrate s’en remet donc au jugement des dieux. Dans le Criton, ce sont les Lois elles-mêmes qui viennent interpeller Socrate, afin de le dissuader de vouloir préserver sa vie mortelle à n’importe quel prix : « ne mets ni tes enfants, ni ta vie, ni quoi que ce soit d’autre, à plus haut prix que la justice, au-dessus d’elle, afin de pouvoir, une fois arrivé chez Hadès, dire tout cela, pour te défendre, à ceux qui là-bas ont l’autorité. »
La réflexion d’Israël se développe dans le même sens à partir de l’exemple des martyrs, qui ont placé la fidélité à l’alliance plus haut que la préservation de leur vie. Il est significatif de voir que c’est précisément dans ce contexte qu’apparaît au second livre des Maccabées (IIe siècle avant le Christ) l’affirmation la plus explicite dans l’Ancien Testament de la foi en la résurrection. Alors qu’on propose à sept frères de renier le vrai Dieu pour avoir la vie sauve, l’un d’entre eux interpelle ainsi le tyran : « Scélérat que tu es, tu nous exclus de cette vie présente, mais le Roi du monde nous ressuscitera pour une vie éternelle (litt. : « pour une revivification éternelle de vie »), nous qui mourons pour ses lois (7, 9). » Toujours au second livre des Maccabées, Judas Maccabée ordonne après la bataille d’organiser une collecte dans le but d’offrir au Temple de Jérusalem un sacrifice pour le péché, « agissant fort bien et noblement, précise l’auteur, dans la pensée de la résurrection : car s’il n’avait pas espéré que les soldats tombés dussent ressusciter, il était superflu et sot de prier pour les morts… Voilà pourquoi il fit faire ce sacrifice expiatoire pour les morts, afin qu’ils fussent délivrés de leurs péchés (12, 43.45). » On voit donc que la prière pour les morts (ou, selon la terminologie catholique, pour « les âmes du purgatoire ») se développe à partir de la foi en la résurrection.
• Un mot peut résumer la conception de la vie qui est derrière l’attitude des justes et des martyrs dans l’Ancien Testament, celui de communion. La vraie vie, pour Socrate, est communion à la vérité et à la justice ; la vraie vie, pour l’homme biblique, est communion au Dieu vivant, et elle mérite d’être préférée à la préservation de son existence empirique. C’est le sens du « choisis donc la vie » qui retentit dans le Deutéronome (30, 19) ; c’est le sens aussi de la parole du Christ : « qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 16, 25).
Que cette communion à Dieu doive déboucher sur la résurrection personnelle, cela n’est pas clair d’emblée. C’est au contraire un développement tardif de la foi d’Israël, et on se souvient qu’à l’époque de Jésus les Sadducéens, dont la théologie est très archaïque et qui ne reçoivent pas les livres les plus récents de la Bible hébraïque, refusent obstinément d’y adhérer. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, Jésus se rattache à l’école des pharisiens dont la théologie est beaucoup plus élaborée. Cependant, même pour les plus audacieux des pharisiens, il va de soi que la résurrection se produira, comme le dit Marthe à Jésus, « au dernier jour » (Jn 11, 24). La césure décisive entre l’espérance d’Israël et l’espérance chrétienne se fera sur l’affirmation que ce qui est attendu pour le « dernier jour » s’est déjà produit pour un représentant de la communauté humaine, Jésus lui-même, « prémices de ceux qui se sont endormis » comme l’affirme Paul (1 Co 15, 20).
3/ La foi au Dieu qui fait vivre et sa mise à l’épreuve
• Mais n’anticipons pas, et revenons à l’idée fondamentale que la communion avec Dieu est la source de la vie et la garantie d’échapper à la mort. Le malheur est que cette idée fondamentale achoppe sur la réalité de la mort qui demeure, aussi bien pour le juste que pour le pécheur. Certes, la sagesse biblique reprend sans cesse des affirmations optimistes, en particulier dans les psaumes qui chantent la protection de Dieu sur celui qui croit en lui. Ainsi le psaume 21 qui, en s’adressant à Dieu, parle ainsi du roi, son élu : « Tu lui destines bénédictions et bienfaits, tu mets sur sa tête une couronne d’or. La vie qu’il t’a demandée, tu la lui donnes, de longs jours des années sans fin (21, 4-5). » Mais de nombreux autres textes, dans le même livre des psaumes, prennent acte du fait que ce don de la vie n’est pas exclusif d’épreuves à traverser, et qu’au sein de ces épreuves l’ami de Dieu pourra être tenté de penser, non sans raisons, que Dieu l’a abandonné.
Cette tension entre l’espérance et l’expérience atteint son paroxysme avec le psaume 22 (« mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») et dans la double expérience de mourir et d’être tué que déroule la litanie de malheurs énumérée par le psalmiste. Expérience d’être tué, c’est-à-dire d’être mis à mort par les frères en humanité ; expérience de mourir, c’est-à-dire d’être abandonné à la mort par Dieu lui-même, en contradiction totale avec la promesse de vie qu’il formule envers ceux qui lui sont fidèles. On se souvient cependant qu’après qu’on est allé jusqu’au bout de cette expérience – c’est-à-dire jusqu’à la mort (« tu me mènes à la poussière de la mort », 22, 16), la tonalité du psaume se renverse de manière incompréhensible (« tu m’as répondu ! », 22, 22) jusqu’à déboucher sur un retournement de situation proprement inouï qui se présente, de manière significative, comme une communion retrouvée : communion avec Dieu se traduisant par la louange, communion avec les « fauves » et les « lions » (22, 13-14) devenus les frères de l’assemblée liturgique (« je proclame ton nom devant mes frères, je te loue en pleine assemblée », 22, 23). Et cette communion retrouvée est totale et définitive : « on annoncera le Seigneur aux âges à venir, on proclamera sa justice au peuple qui va naître, voilà son œuvre » (22, 31-32), proclame triomphalement la fin du psaume.
• Un passage très significatif des évangiles synoptiques montre la portée de cette mise à l’épreuve. Il s’agit de la première tentation du Christ au désert, rapportée par Matthieu et Luc. Jésus, après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, a faim – c’est-à-dire, si l’on prend le texte au sérieux, est sur le point de mourir de faim. Ce que le Tentateur lui suggère, en l’invitant à transformer les pierres en pain, c’est de se sauver lui-même de la mort, c’est-à-dire de faire usage de sa puissance pour se donner à lui-même la vie que le Père semble lui refuser. C’est cette même tentation qui se renouvellera sur la croix : « si tu es fils de Dieu, sauve-toi toi-même et descends de la croix ! » (Mt 27, 40). En d’autres termes, au moment suprême de la mort, réapparaît la tentation originelle devant laquelle l’homme a trébuché : celle de douter de la Parole de Dieu qui est promesse de vie, et de se donner à soi-même la vie au lieu de continuer à l’attendre de Dieu. On se souvient de la réponse que fait Jésus au Tentateur : « ce n’est pas de pain seulement que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). Cette réponse sera maintenue sur la croix, là où s’exténue toute espérance humaine.
4/ L’acte eucharistique du Christ
• Arrêtons-nous maintenant sur un dernier psaume : le psaume 16, qui tient une place particulière dans la prédication de l’Église sur le Christ, puisque c’est celui que cite et commente Pierre le jour de la Pentecôte dans son discours à la foule rassemblée à Jérusalem.
L’apôtre reprend les paroles du psaume : « Je garde le Seigneur devant moi sans relâche… Mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose dans l’espérance : tu ne peux abandonner mon âme au séjour des morts ni laisser ton saint voir la corruption » (16, 8.10). Et il développe à ce propos le raisonnement suivant : David étant supposé être l’auteur du psaume, il devrait donc parler ici de lui-même ; mais s’il parle de lui-même, les affirmations du psaume sont fausses puisque Dieu l’a laissé au séjour des morts et ne l’en a pas retiré (à titre de preuve, Pierre ajoute : « son tombeau est encore aujourd’hui parmi nous », Ac 2, 29). David a donc parlé de quelqu’un d’autre que lui, sur le mode prophétique (« il était prophète », Ac 2, 30) : « il a vu d’avance et annoncé la résurrection du Christ, lui qui n’a pas été abandonné à l’Hadès et dont la chair n’a pas vu la corruption » (Ac 2, 31).
De façon plus explicite que le psaume 22, le psaume 16 affirme donc non seulement que Dieu donne la vie, mais qu’il la donne jusque dans la mort à quelqu’un qui est proche de lui et qui persiste dans une certitude inébranlable, que même la mort ne vient pas remettre en question.
• Un dernier pas est franchi si nous nous tournons vers un des textes les plus fréquemment cités par l’Église des temps apostoliques, le quatrième chant du Serviteur au chapitre 53 du livre d’Isaïe. Sans nous arrêter à la description des souffrances du Serviteur, assez semblables à celles que décrit le psaume 22, tenons-nous en au verset 10 du chapitre 53, un des plus extraordinaires de toute la Bible. Ce verset est en deux parties. La première affirme jusqu’au bout et sous la forme la plus scandaleuse la décision divine d’abandonner le Serviteur : « il a plu au Seigneur de l’écraser par la souffrance ». La deuxième, au contraire, nous montre tout le plan de Dieu suspendu à la libre décision du Serviteur : « s’il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une descendance, il prolongera ses jours, et par lui la volonté du Seigneur s’accomplira ». « S’il offre sa vie en sacrifice expiatoire », littéralement : « si son âme offre un sacrifice d’expiation (asham) ». Nous avons ici le seul texte de la Bible – absolument le seul dans l’Ancien Testament ! – dans lequel un sacrifice humain est agréé par Dieu. Et pour comble, dans ce sacrifice humain le sacrificateur et le sacrifié sont la même personne. C’est pourquoi le texte précise ce qui, chez le Serviteur, est « l’offrant », le sujet de l’offrande, et ce qui chez lui est « l’offert », l’objet de l’offrande. Le sujet de l’offrande, nous dit-on, c’est son âme. Mais quel est l’objet de l’offrande ? Que peut offrir une âme, sinon son corps ? C’est ainsi que notre réflexion sur Isaïe 53, 10 nous conduit directement à l’affirmation de Hébreux 10, 10 : « nous sommes sanctifiés par l’offrande que Jésus a faite de son corps, une fois pour toutes. »
• Le thème central qui traverse l’épître aux Hébreux est celui du Christ grand Prêtre. Il est doublement grand prêtre : d’une part, il s’offre lui-même en un sacrifice définitivement efficace (à la différence des sacrifices de l’ancienne Loi). D’autre part, ce sacrifice lui ouvre, par-delà la mort, la vie incorruptible : « Aux jours de sa chair, il a présenté… des prières et des supplications à Celui qui pouvait le sauver de la mort, et il a été exaucé en raison de sa piété » (4, 7). La réaction première est d’objecter que sa prière n’a pas été exaucée, puisqu’il est mort ! Mais le propos de ce texte n’est pas de dire qu’il a échappé à la mort, mais que, par-delà la mort, il est entré dans la vie, devenant ainsi « pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel » (4, 9).
• L’offrande du Christ est l’offrande eucharistique. Instituée le jeudi saint, c’est-à-dire avant les événements qu’elle annonce, l’eucharistie est une anticipation et une promesse. Les paroles « ceci est mon Corps livré pour vous » constituent la promesse de ce qui n’a pas encore eu lieu. Mais, vue du côté de Jésus, cette promesse est une décision : et parce que cette décision est celle du Fils, en qui nul décalage n’est pensable entre la décision et son exécution, Jésus peut, dès ce moment, offrir de manière sacramentelle à ses apôtres le fruit de son sacrifice pascal.
Le fruit de ce sacrifice, c’est le don de son corps, c’est-à-dire, dans l’anthropologie biblique, de sa personne tout entière, avec son histoire humaine rassemblée en ce don. Ce corps est un corps livré, immolé, mis à mort ; mais, parce que le don que Jésus fait de son corps résulte de sa décision de se livrer, « Jésus a transformé sa mort en don de lui-même, de sorte que désormais nous pouvons rendre grâce pour cette mort », écrit Joseph Ratzinger. Il ajoute : « Et même, la mort du Rédempteur et notre mort à tous a été transformée grâce à un acte d’amour en don de la Vie. »
• Comment la mort bascule-t-elle vers la vie au moment même où elle paraît anéantir Celui qui est la Vie ? Nous l’avons dit : la mort se voit arracher sa victoire parce qu’elle n’est pas subie, mais offerte ; et aussi parce que l’acte de mourir, qui est vu jusqu’au Christ comme le lieu où s’interrompt la communication avec Dieu, est devenu chez le Crucifié le lieu de l’invocation suprême, à la fois pour ceux qui le mettent à mort (« pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font », Lc 23, 33) et à l’adresse de Dieu qui l’abandonne et auquel, cependant, il continue à adhérer de toutes les puissances de sa liberté (« Père, entre tes mains je remets mon esprit », Lc 23, 45). À telle enseigne que Joseph Ratzinger peut écrire, en une formule fulgurante : « Jésus est mort en priant, et c’est pour cela qu’il est ressuscité . »
Conclusion : morts avec le Christ, vivants pour Dieu
• « Si nous mourons avec Lui, avec Lui nous vivrons » affirme une hymne paléochrétienne reprise dans la seconde lettre à Timothée (2, 10). Le Christ a été le tout premier à faire du mourir un acte. Par Lui, il nous est donné de pouvoir, en vérité, vivre notre mort en en faisant à notre tour un acte d’offrande. Mais cette offrande n’obéit pas à une simple logique d’imitation, qui ne ferait que ratifier son échec – qui pourrait prétendre imiter le Christ par ses propres forces ? Elle obéit à une logique sacramentelle de communion. Il s’agit, par la communion à son mystère pascal dans le baptême, et par la communion à son corps dans l’eucharistie, de « ne plus faire qu’un avec lui » (Rm 6, 5) .
Nous retrouvons ainsi au terme de notre démarche la communion qui, nous l’avons dit, permet à l’homme mortel de vivre de la vie de Dieu. La communion avec le Dieu qui donne vie nous est désormais offerte dans la communion avec son envoyé Jésus-Christ. « Ce que tu cherchais si loin, l’éternité accessible à tous les sens », selon le mot de Claudel, ce n’est autre que le Corps du Christ.
• Dans la communion au Christ, nous ne sommes plus des « êtres pour la mort », mais – expression paulinienne – des « vivants revenus de la mort » (ek nekrôn zôntas, Rm 6, 13), parce que libérés du péché et capables de s’offrir à Dieu (parastèsate, litt. « disposer de soi-même pour Dieu »). Dans la communion au Christ – autre expression paulinienne – le temps « a cargué ses voiles » (1 Co 7, 29-31) :
Le temps a cargué ses voiles (ho kairos sunestalmenos estin). Que désormais ceux qui ont une femme vivent comme s’ils n’en avaient pas ; ceux qui pleurent, comme s’ils ne pleuraient pas ; ceux qui sont dans la joie, comme s’ils n’étaient pas dans la joie ; ceux qui font des achats, comme s’ils ne possédaient rien ; ceux qui usent de ce monde, comme s’ils n’en usaient pas vraiment. Car elle passe (paragei), la figure de ce monde.
« Le temps a cargué ses voiles » : l’image est celle du bateau qui a achevé sa course et dont on replie la voilure. Le temps s’est replié, s’est enroulé sur lui-même, s’est abrégé.
« Le temps a cargué ses voiles » : les chrétiens sont ceux qui le savent et qui désormais sont appelés à vivre « comme si » : comme si la figure de ce monde n’était pas définitive, comme si elle était ordonnée à son dépassement ; comme si Dieu existait ! (etsi Deus daretur – alors que tant d’entre eux vivent comme s’il n’existait pas).
D’habitude, par « elle passe », on comprend « elle est transitoire, elle est précaire », voire « elle n’est pas réelle ». Non ! « Elle passe » veut dire : sa pâque en Dieu est désormais possible. C’est pourquoi la parole « elle passe, la figure de ce monde », est une parole de jubilation ! Et le chrétien a pour mission d’amener ce monde qui passe à passer en Dieu et à y trouver son sceau d’éternité. Pour cela, il lui est demandé d’infuser aux réalités de ce monde le principe de leur passage en Dieu. Ce principe porte un nom : il s’appelle la charité, dont il nous est dit que dans un monde où tout semble voué à passer, elle, et elle seule, ne passe jamais (1 Co 13, 8-10).
Échange de vues
Père Jean-Christophe Chauvin : Vous disiez au début de votre exposé que, malgré l’évidence de la mort, toutes les civilisations avaient suscité une certaine espérance, sauf, disiez-vous, notre civilisation post-moderne.
Comment en est-on arrivé là ?
C’est quand même un paradoxe que notre société chrétienne ait engendré la civilisation post-moderne où l’on nie ce que tout le monde avait fini par espérer.
Mgr Jean-Pierre Batut : Je ne suis pas sûr d’avoir l’explication définitive pour répondre à votre question.
Ce que je trouve très impressionnant c’est que le fait de voir la mort comme l’anéantissement pur et simple n’est finalement pas naturelle à l’homme. Et que c’est le résultat d’un athéisme doctrinaire.
Cet athéisme doctrinaire s’est développé dans une culture profondément marquée par le christianisme et cela a peut-être quelque chose à voir avec cette médecine un peu cruelle qui a été administrée à l’humanité dans la tradition biblique, qui consiste à refuser de façon radicale de se représenter l’au-delà.
Un de mes maîtres en théologie biblique, le Père Thomas Kowalski, aimait à nous redire que l’Ancien Testament posait très longtemps ce qu’il appelait un « voile de silence » sur les fins dernières en général et sur la résurrection en particulier. Pourquoi cela ? Pourquoi le thème de la vie après la mort et de la résurrection, si essentiel, apparaît-il si tard dans l’Ancien Testament ?
La réponse, pour Thomas Kowalski, était la suivante : c’est pour éviter à tout prix que le travail de l’imaginaire ne donne à l’au-delà un habillage mythologique en cédant au désir de représentation qui habite l’homme. Nous ne pouvons pas naturellement, en effet, désirer ce que nous ne nous représentons pas.
Même après la venue du Christ, nous demeurons interdits de représentation sur l’au-delà. Bien sûr, cet interdit a été souvent transgressé : je pense par exemple à cette très belle fresque de Fra Angelico figurant les saints au Paradis, à ces Christ qui sortent de leur tombeau en brandissant le trophée de la Croix devant des gardes endormis… Nous avons tous en tête ces représentations artistiques, mais ce sont tout de même des trahisons de ce qui nous est demandé par la Révélation chrétienne. On est fondé à représenter les apparitions du Ressuscité, mais la résurrection elle-même n’est pas représentable, et le monde de la résurrection pas davantage. Par conséquent, si vous voulez une description du Jardin des Délices, tournez-vous vers d’autres religions que la religion chrétienne.
Du même coup, cet interdit de mythologiser fait que c’est un peu une loi du tout ou rien. Soit on adhère dans la foi, la foi biblique, à ce qui nous est promis, soit, dans une perspective prométhéenne de maîtrise, qui marque la civilisation occidentale depuis la Renaissance, on bascule très facilement vers la négation pure et simple de ce que l’on ne peut ni se représenter, ni maîtriser.
Jean-Dominique Callies : Je vous poserai volontiers la question, en matière d’espérance, de la place de Marie comme modèle d’espérance par rapport à la mort.
Et une deuxième question concernant le baptême. Pour nous chrétiens, donc mort à la vie d’ici-bas, et promesse d’espérance par le baptême.
Mgr Jean-Pierre Batut : En ce qui concerne Marie, il me semble que l’intuition catholique – je dis bien “catholique” parce que ce serait différent dans une tradition issue de la Réforme – c’est que la promesse de sainteté et de vie que le Christ est venu nous apporter, et qui est accomplie en sa personne, a déjà reçu sa pleine réalisation dans l’humanité de sa Mère.
Concrètement cela veut dire que nous pouvons, ici-bas, devenir authentiquement saints, puisque Marie est la toute sainte. Et cela veut dire aussi, que l’immaculée conception de la Vierge Marie n’est pas un dogme périphérique, mais l’attestation qu’en elle, la rédemption apportée par le Christ est allée jusqu’au bout.
Et si la rédemption apportée par le Christ est allée jusqu’au bout, de même, la promesse de résurrection est allée, elle aussi jusqu’au bout en Marie : c’est le dogme de l’Assomption.
Je voudrais citer ici les textes liturgiques de la fête de l’Assomption et de la fête de l’Immaculée Conception, mais surtout de l’Assomption. Je cite de mémoire : « Tu n’as pas voulu que le corps virginal qui avait porté Ton Fils puisse être abandonné à la corruption ». Il y a donc un lien entre la conception virginale d’Immaculée Conception et l’Assomption.
Et pour Marie comme modèle d’espérance, puisque c’était votre question, la préface de l’Assomption, qui est un texte très beau : « Parfaite image de l’Église à venir, aurore de l’Église triomphante elle guide et soutient l’espérance ton peuple encore en chemin ».
Saint Bernard a admirablement développé cela dans sa prière à Marie : « Regarde l’étoile, appelle Marie ».
Ce que le Christ est venu apporter en ce monde et qui pour nous tous est en devenir (puisque ne sont ressuscités que le Christ et sa Mère), est déjà réalisé en Marie qui est la figure de l’Église. Les saints eux-mêmes ne sont pas ressuscités, ils attendent la résurrection générale ; mais en Marie toutes les promesses de Dieu sont déjà accomplies.
En ce qui concerne le baptême, comme promesse et fondement de notre espérance : j’ai beaucoup déploré, quand j’avais la joie de célébrer des baptêmes fréquemment, quand j’étais prêtre de paroisse, qu’on ne prenne pratiquement jamais comme texte, pour la célébration du baptême, le chapitre VI de l’Épître aux Romains qui est à mon sens le plus grand texte sur le baptême. Seulement, c’est un texte qui nous oblige à fonder notre espérance relative au baptême sur la contemplation d’une mort, la mort du Christ – « c’est dans sa mort que nous avons été baptisés ». Et je comprends bien que les jeunes parents qui viennent présenter leur bébé qui vient de naître pour le baptême, renâclent quand ils lisent le mot “mort” dans un texte et qu’ils aient plutôt envie de choisir un autre texte.
C’est pourtant grand dommage parce que, du même coup, le mot “baptême” lui-même devient incompréhensible. En effet, le mot baptême signifie plongeon mais encore plus immersion, mais plus encore engloutissement. Être baptisé, c’est être englouti dans la mort : il faut donc passer par la mort pour entrer dans la vie.
Si bien qu’on pourrait donner du baptisé la définition suivante : c’est quelqu’un qui a déjà sa mort derrière lui. Il est déjà mort et c’est pour cette raison que l’affirmation chrétienne depuis toujours, c’est que la vie éternelle ne commence pas dans l’au-delà, mais qu’elle commence justement dès le moment où le nouveau baptisé sort de la piscine baptismale.
Voilà en quoi le baptême est don de la vie éternelle, mais cela suppose d’accepter de se placer devant l’évidence que cette vie ne peut être donnée qu’à travers une mort. C’est le cas pour le Christ et c’est aussi le cas pour nous.
Nicolas Aumonier : Les discours sur les Fins dernières étant assez rares, pastoralement, pourriez-vous nous repréciser, afin que nous ne mythologisions pas, ce que la foi catholique dit de l’existence du défunt après sa mort, plus précisément de cette existence qui n’existe plus par son corps, et se trouve en attente de la résurrection au Dernier jour.
Mgr Jean-Pierre Batut : Merci pour cette question qui met le doigt sur une lacune de mon exposé que j’aurais dû développer davantage sur ce point.
Vous soulignez, à combien juste titre, la carence en catéchèse de la prédication sur les Fins dernières. C’est une carence que je trouve, pour ma part, dramatique.
Je me suis trouvé, il y a deux ou trois ans à présider le pèlerinage diocésain de Lyon à Lourdes et j’ai célébré la messe dans la basilique souterraine devant 2 000 personnes. Il était convenu qu’après la messe, je ferais une catéchèse.
J’avais envisagé une catéchèse sur Bernadette. Mais pendant la messe, j’ai regardé les gens que j’avais en face de moi : il y avait évidemment beaucoup de malades, et je me suis dit que la majeure partie des gens qui étaient là étaient plus proches de leur mort que de leur naissance physiquement, biologiquement. J’ai donc décidé de laisser de côté mon exposé sur Bernadette et je me suis mis à parler des Fins dernières : Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que le Jugement ? Qu’est-ce que le Purgatoire ? Qu’est-ce que la résurrection au Dernier Jour ? J’ai même effleuré l’enfer, sans y rester…
À la suite de cette intervention, les gens sont venus me remercier en me disant : « On ne nous parle jamais de ça ». Je ne sais pas qui était “on” mais ça m’a beaucoup impressionné et ce jour-là, j’ai décidé d’en parler davantage.
Pour répondre plus directement à votre question, le premier point à aborder est celui de la définition de la mort.
Le Catéchisme de l’Église catholique reprend à son compte une définition classique : la mort, c’est la séparation de l’âme et du corps. Cette définition n’est pas scripturaire, elle n’est même pas religieuse, elle est philosophique.
Il faut un certain courage pour la reprendre, car ces dernières décennies, on l’a reprochée à la tradition catholique de manière véhémente en disant : si vous définissez la mort ainsi, vous vous inféodez à la philosophie – et en particulier à la tradition platonicienne selon laquelle le corps n’entre pas dans la définition de la personne, mais seulement l’âme.
Ce reproche a suscité tant de mauvaise conscience que, dans le missel des Défunts, on a totalement fait disparaître le mot “âme”. De même, là où on disait jadis avant de communier : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et mon âme sera guérie », on élimine maintenant le mot “âme” en disant « je serai guéri ». De même encore, le prêtre dit, avant de communier : « Que le corps du Christ me garde pour la vie éternelle », alors qu’autrefois il disait « garde mon âme pour la vie éternelle ». On pourrait donner bien d’autres exemples.
Il est incontestable que cette définition est philosophique mais le problème, c’est qu’on n’en a jamais trouvé de meilleure ! Et après tout, ce n’est pas la première fois qu’on reprend une manière de parler non biblique pour exprimer une vérité qui, elle, est biblique.
Quelle est cette vérité ? C’est que la personne humaine n’est pas réduite à néant par la mort. Si c’était le cas, s’il n’y avait en elle aucun principe de continuité entre la mort et la résurrection, la résurrection ne serait pas la résurrection du défunt, ce serait une nouvelle création d’un être totalement nouveau !
Il est donc nécessaire qu’il y ait cette continuité. Dès lors, pourquoi ne pas l’appeler « âme » ?
Mais il faut aussitôt préciser que la définition de l’âme dans la Bible est assez différente de la définition de l’âme des civilisations extra-bibliques, et chez les Grecs en particulier. En effet, l’Écriture, dès l’Ancien Testament, ne s’en tient pas à dire que l’âme existe et qu’elle survit au corps dans la mort, mais elle considère qu’il est essentiel à l’âme d’animer un corps. Et cette affirmation n’est pas celle des traditions philosophiques et en particulier de la tradition platonicienne, pour qui le corps est facilement vu comme une prison (sôma sêma).
Dans la tradition biblique, l’existence de l’âme séparée du corps est une existence amputée d’une part essentielle d’elle-même. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’âme erre au pays des ombres, dans une forme de survie qui n’a absolument rien d’enviable.
L’Écriture est donc dans une tout autre perspective que la philosophie quand elle affirme qu’après la mort la personne ne cesse pas d’exister.
Ensuite, s’il reste quelque chose de la nous après la mort, cela rend possible ce qu’on appelle le jugement particulier, c’est-à-dire la manière dont vont être scellés, ratifiés les choix fondamentaux que nous avons faits tout au long de notre vie.
Personnellement je définis le jugement de la manière suivante : c’est ce qui se produit lorsque la personne voit en vérité l’Amour de son Créateur pour elle.
L’Amour de Dieu est objet de foi sur la terre mais nous ne le percevons qu’à travers des signes. Et c’est la raison, parfois, pour laquelle nous sommes tentés d’en douter. Comme le disait quelqu’un qui venait de perdre un jeune enfant : « L’Amour de Dieu est un article de foi ». Qui ne comprendrait l’amertume de cette remarque ?
Pourtant, cet amour divin qui est article de foi devient objet de perception claire par-delà la mort. Dès lors, le décalage entre l’amour dont je suis aimé et l’amour que j’ai vécu et manifesté aux autres m’apparaît dans toute sa vérité ; et du même coup, ce décalage est source de souffrance. Cependant, si je me jette dans les bras de Dieu, la souffrance qui provient de cet immense décalage peut devenir en même temps purificatrice si elle suscite en moi un désir éperdu de correspondre enfin à cet amour. Et c’est cela le Purgatoire.
Le purgatoire n’est pas un lieu, c’est un état, et c’est la purification qu’expériment une personne humaine par-delà la mort, et qui lui permet de se laisser ajuster à l’Amour dont Dieu l’aime. Si elle ne se laissait pas ajuster à cet Amour, il est clair qu’elle ne pourrait pas partager la Vie de Dieu.
Enfin, au jugement particulier s’adjoint le jugement dernier, dans la foi chrétienne. À ce sujet, nous savons deux choses :
La première : le jugement dernier est que c’est la dimension universelle du jugement individuel. Il n’y a pas seulement un jugement individuel, il y a aussi un jugement universel, parce qu’il y a une conclusion apportée par Dieu à l’Histoire dans son ensemble et pas seulement à l’histoire des individus.
La deuxième : ce jugement coïncide avec la résurrection, car c’est pour cette pâque ultime en Dieu que le cosmos entier a été fait. Il est ordonné à sa propre transfiguration, à son propre passage en Dieu. Mais sur le comment de ce passage, nous ne pouvons rien dire, même si nous allons volontiers contempler la fresque de Michel-Ange à la chapelle Sixtine.
François de Palmaert : Je voudrais rebondir sur la question du Père Chauvin sur l’absence, dans notre société post-moderne, de la réflexion sur les Fins dernières à laquelle vous venez de donner une réponse.
Cela m’appelle à paraphraser une phrase de Jean Delumeau, il y a un an sur Radio Suisse-Romande, qui répondait à une interrogation d’une journaliste qui lui disait qu’il y avait une pratique religieuse qui disparaissait, etc.
Ma paraphrase est celle-ci : « sachez que notre petit Occident est un très mauvais belvédère pour apprécier (du dynamisme de l’Église dans le monde) » et donc de la réflexion sur les fins dernières.
Mgr Jean-Pierre Batut : Je me permets peut-être d’ajouter une petite précision à ce que je viens de dire à l’instant.
Quand je dis que nous ne savons rien sur la résurrection, j’ajoute quand même tout de suite que c’est en toute hypothèse la résurrection de la chair, la résurrection des corps ; et qu’il s’agit du corps au le sens qu’a ce terme dans le mystère eucharistique.
Dans le Corps eucharistique du Christ, c’est toute son histoire personnelle qui nous est communiquée : une histoire qui, parce qu’elle est humaine, s’est déployée dans le temps, dans la durée d’une vie humaine, et qui se trouve maintenant ressaisie, sauvegardée tout entière sans que rien s’en soit perdu, dans l’éternité de Dieu. Dans notre vie, nous allons sans cesse de perte en perte. Le passé est irrémédiablement perdu, et le présent nous file entre les doigts, si bien que nous pourrions avoir l’impression que la promesse de vie pour l’avenir est vaine, puisque notre vie appartient de plus en plus au passé. Et quand bien même on nous promettrait que le passé peut nous être rendu, nous demanderions : quel passé ? Celui d’hier ? Celui d’il y a dix ans ? Celui de notre enfance ? C’est l’aporie de notre existence temporelle, et la raison raison principale pour laquelle nous ne pouvons pas nous représenter la résurrection des corps, ni rien de ce qui a à voir avec l’éternité.
Parfois, au catéchisme, on entend des questions – légitimes d’ailleurs – : « J’aurai quel âge quand je ressusciterai ? Est-ce que je serai bébé, enfant, adulte ou personne âgée ? » C’est une question absurde mais il est important qu’elle soit posée. Les enfants la posent mais les adultes ont appris à la censurer, ce qui est une manière de refuser de se la poser en continuant de le faire. C’est une vraie question mais la seule réponse qu’on puisse donner c’est que l’éternité nous arrache à la succession temporelle et à sa caducité, mais qu’en même temps tout ce que nous avons vécu et qui est apte à passer en Dieu nous est rendu. Quel est le principe du passage du temporel en Dieu ? Saint Paul nous le dit : c’est la charité.
Mgr Philippe Brizard : Je voudrais ajouter quelque chose à ce qu’a dit Mgr Batut. Ratzinger voit dans la descente aux enfers l’expérience de la déréliction la plus absolue. Face à la mort, l’homme est seul. Jésus a éprouvé cette solitude. Joseph Ratzinger interprète ainsi la solitude de Jésus par rapport à son Père. Il lie l’agonie de Jésus à Gethsémani à cette descente aux enfers pour montrer que le Seigneur Jésus a vraiment partagé tout ce que peut connaître l’homme dans la mort. Dans le lieu de la déréliction absolue, Jésus est venu mettre l’infini de son amour.
Mgr Jean-Pierre Batut : « Par sa mort, il a détruit la mort ».
« Par sa mort », cela ne veut pas dire non pas « malgré sa mort » mais dans son acte de mourir, comme je l’ai souligné tout à l’heure.
1/ Comment a-t-il détruit la mort par sa manière de mourir ? En faisant d’elle le lieu suprême de l’amour ! J’ai utilisé le mot communion parce que le mot amour est trop vaste, trop élastique. Mais Il a persévéré, persisté dans l’Amour du Père alors que le Père ne répondait plus et persisté, persévéré dans l’amour des frères alors que les frères le mettaient à mort et étaient devenus comme les bêtes féroces dont il est question au psaume 22.
Il me semble que le centre est effectivement là et que c’est cela qui nous permet de comprendre pourquoi l’incarnation devait aller jusqu’à la mort pour porter son fruit de pardon et de rédemption. Rien, dans la vie du Christ, ne nous sauve sinon son mystère pascal. Mais à l’inverse, c’est à cause de son mystère pascal que tout, dans la vie du Christ devient pour nous source de salut.
On voit bien comment les évangiles ont été écrits. Ils ont été écrits comme des relectures de tout ce qui avait été vécu avec le Christ, à la lumière de cet acte unique.
2/ Pour ce qui concerne la descente aux Enfers – « aux Enfers » et pas « en enfer », il s’agit de la visite du séjour des morts par le Christ.
L’approfondissement de ce point a été diachronique pour l’Église primitive. Diachronique, alors que pour nous il est plutôt synchronique.
Je m’explique : les premières générations chrétiennes avaient la conviction que que le Fils de Dieu était venu à la fin des Temps (« quand vint la plénitude des Temps Dieu envoya son Fils » dit Saint Paul en Galates 4).
Cette conviction est tout à fait juste : Il est venu à la fin des Temps. Il y a peut-être encore des dizaines de milliers d’années devant nous mais qu’est-ce que cela au regard de l’existence de l’univers ? D’où la question diachronique, très aiguë à l’époque, de savoir ce qu’il est advenu de tous ceux, si nombreux, qui sont nés, ont grandi et sont morts avant l’incarnation et le mystère pascal du Christ.
Nous nous posons plutôt nous-mêmes la question d’une manière spatiale, synchronique : « Qu’advient-il de tous ces hommes et toutes ces femmes qui n’entendent pas parler du Christ dans l’immensité de l’humanité ? » Mais c’est au fond la même question.
Toute question entraîne un approfondissement de ce qui est affirmé dans la foi. Et je pense pour ma part que c’est à partir de cette question qu’a été approfondi l’agir du Christ dans sa mort.
La mort est un acte – l’acte suprême pour le Christ –, mais qu’en est-il de l’état de mort ?
Tout a un sens dans le mystère pascal et l’état de mort lui-même a un sens.
On peut formuler la question ainsi : que fait le Christ entre le Vendredi saint et la nuit de Pâques ?
La réponse de la tradition chrétienne est la suivante : il va visiter les morts.
C’est-à-dire les âmes de tous ceux qui sont morts avant Lui et qui ne peuvent accéder à la communion avec Dieu que par Lui. Ils sont depuis leur mort dans l’attente de cette visitation.
Voilà la raison pour laquelle, dans l’icône orientale dite de la Résurrection – avant tout, elle ne représente pas la Résurrection, elle représente le Samedi saint –, on voit le Christ descendre dans une grotte profonde, avec sous ses pieds les portes du séjour des morts qui sont brisées, et tendre la main à un très viel homme et à une très vieille femme. La très vieille femme a la main droite enveloppée d’un linge, car c’est la main avec laquelle elle a pris le fruit dans le jardin. Et Il leur tend la main pour les faire sortir du séjour des morts. La présence d’Adam et Ève sur l’icône signifie de toute évidence que le Christ, dans sa mort, va rechercher l’humanité jusqu’en sa racine originelle pour lui donner la possibilité d’accéder à la vie de Dieu.
Cette rencontre est commentée dans le très beau texte du Pseudo-Épiphane exhumé par le Père de Lubac et qui est lu à l’Office des lectures du Samedi saint.
Au XXe siècle, dans l’Église catholique, ce point a fait l’objet d’un développement supplémentaire. C’est ce que nous trouvons au numéro 22 de la Constitution Gaudium et Spes sur l’Église dans le monde de ce temps. Après avoir décrit en détail la condition nouvelle du baptisé, le texte de Gaudium et Spes 22 nous dit : « Cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ mais pour tous les hommes de bonne volonté dans le cœur desquels invisiblement agit la Grâce. Car – c’est là l’essentiel – puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une manière que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal ».
« Nous devons tenir » – noter la force de l’affirmation – que l’Esprit-Saint offre à tous d’une manière que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal ». Qu’est-ce qu’être associé au mystère pascal ? C’est y communier de telle sorte qu’il devienne notre bien propre, comme cela se produit dans le baptême. Tout baptisé a été très réellement plongé dans la mort avec le Christ pour renaître avec Lui à la vie éternelle.
Comment quelqu’un qui n’est pas baptisé peut-il communier au Christ et recevoir le baptême ? La tradition chrétienne nous dit, à la suite de l’évangile, que le baptême est nécessaire au salut : « celui qui croira et sera baptisé sera sauvé » (Mc 16, 16) ; « à moins de naître d’en-haut, nul ne peut voir le règne de Dieu » (Jn 3, 3). Mais qu’advient-il de quelqu’un qui, sans faute de sa part, ne sera jamais baptisé ?
La réponse que suggère ce texte, c’est que c’est dans sa mort que chaque personne humaine rencontre le Christ dans son mystère pascal et peut donc, si elle l’accepte, être sauvée par Lui et recevoir de Lui l’équivalent du baptême, qui lui permettra d’être associée au mystère pascal et à la vie de Dieu.
Le développement théologique consiste donc à dire que la possibilité est donnée à tout homme de dire oui ou non au Christ, soit dans cette vie (à travers l’évangélisation et l’appartenance à l’Église), soit au-delà de cette vie dans la grande rencontre qui advient au moment de la mort. C’est une affirmation très importante du magistère qui, bien entendu, ne retire rien à l’ordre donné par lle Christ d’évangéliser : « Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ».
Odette Arsac : Juste une question qui m’a toujours fascinée : ce bon larron, qui n’est pas un modèle de vertu apparemment, qui est aujourd’hui, tout de suite, il n’attend pas, et il est au paradis. Il n’est pas ressuscité, d’après ce que vous dites. Où est-il ? Dans quel état est-il ?
Mgr Jean-Pierre Batut : C’est une question extrêmement profonde que vous posez là. Ce n’est pas du tout une question superficielle.
Le mot paradis, si mes informations sont bonnes, vient du persan paradeisos, qui signifie “un jardin entouré d’une clôture”. C’est ce qui, dans la Bible grecque, correspond au gan Eden de la Bible hébraïque. Le jardin des origines, est donc un enclos et l’enclos symbolise la protection de Dieu, accordée par Lui à l’homme qui est dans son amitié, et à qui rien ne peut nuire – en paticulier, bien sûr, la mort.
Nous trouvons la même image au début du Livre de Job. Quand Satan vient trouver Dieu et que Dieu lui dit : « as-tu vu mon serviteur Job ? un homme intègre et droit qui se garde du mal » (Jb 1, 8), Satan lui dit : « ce n’est pas étonnant, tu l’as entouré d’une clôture ! tu l’as mis sous ta grâce, mais retire-lui ta protection et tu verras qu’il te maudira ! » (Jb 1, 10-11). C’est la même idée.
C’est aussi pour cette raison que Marie est souvent représentée dans un jardin mystique entouré d’une clôture : elle est protégée du mal par la grâce de Dieu. Voilà le sens du mot paradis.
Ce mot n’apparaît à ma connaissance, dans le Nouveau Testament, que dans ce passage de Lc 23, 43 : « aujourd’hui même, tu seras avec moi en paradis ». Le mot “aujourd’hui” est un mot quasi obsessionnel chez Luc. Par exemple pour Zachée en Lc19 : « Aujourd’hui le salut est arrivé dans cette maison » ou bien Lc 4 : « C’est aujourd’hui que cette parole s’accomplit ».
Cela signifie que la puissance de salut qui est dans le Christ est efficace ici et maintenant.
Et un autre thème cher à Luc, c’est le thème de la brebis perdue. Le Bon pasteur vient et il va chercher la dernière des brebis, celle à laquelle personne n’avait pensé. Et c’est celle-là qu’il va chercher en laissant toutes les autres.Vous connaissez ces textes.
C’est la raison pour laquelle Luc nous raconte cet épisode. Il est particulièrement attaché à nous montrer que, jusqu’au bout, le Bon pasteur vient chercher celui qu’on attendait le moins. Et que lui dit-il ? Il lui dit : « Tu seras aujourd’hui avec moi au paradis ».
« Avec moi », cela veut dire « tu seras dans la même situation que moi ».
Quelle est cette situation dans laquelle Jésus va être ? C’est l’attente de la résurrection.
Cela signifie que quelqu’un qui meurt en odeur de sainteté – comme cet homme, qui reçoit une grâce extraordinaire et qui croit contre toute apparence – se retrouve dans l’attente de la résurrection, c’est-à-dire dans l’amitié de Dieu mais une amitié de Dieu qui n’est pas encore parvenue à sa plénitude. L’amitié, si, mais la plénitude, non.
Nicolas Aumonier : Vous venez de parler de l’oeuvrve du Christ le Samedi Saint. Dans Pâques, le mystère, il me semble que le grand théologien suisse Hans Urs von Balthasar va un peu plus loin puisqu’il dit, en s’inspirant de l’iconographie byzantine, que le Christ, qui a pris sur Lui tous nos péchés, est si lourd qu’Il est comme une pierre qui tombe au point de profondeur le plus bas, à partir duquel, lorsque son Père le ressuscite, Il remonte à la surface de la vie tous ceux qui étaient dans les profondeurs sans lumière des enfers. Que pensez-vous de cette interprétation du Samedi Saint ?
Mgr Jean-Pierre Batut : Je sens que vous voulez me pousser dans mes retranchements et me faire dire que sa théologie du Samedi saint n’est pas ce que je préfère chez Balthasar !
Balthasar, qui est un très grand théologien, peut-être le plus grand du XXe siècle, a été sur ce point très influencé par Barth, le grand théologien protestant, et par cette idée – qui a son origine chez Luther – que, sur la Croix, Jésus va jusqu’à endurer la damnation elle-même, la réprobation qui est celle des damnés. Il s’ensuit très logiquement que la descente au séjour des morts est tirée vers le sens non plus d’une descente « aux enfers » mais d’une descente « en enfer ».
Chez Balthasar, le Samedi saint n’est pas une activité du Christ – c’est très cohérent avec ce que je viens de dire – comme nous le présentent les icônes orientales, mais c’est le lieu de la passivité absolue. Et dans cette passivité absolue, il éprouve quelque chose qui est l’équivalent de la souffrance des damnés et qui, d’un autre point de vue, en est aussi le contraire parce qu’Il le vit toujours dans l’obéissance totale au Père, quelque chose d’indescriptible, mais qui, j’avoue, me paraît quand même un peu brumeux.
Je n’ai pas compris jusqu’au bout, très certainement, la pensée de Balthasar sur ce point, mais j’avoue éprouver une réticence avec cette manière de voir. En effet, puisque le Christ, selon Balthasar, visite même l’état de damnation, de non rachat, il devient contradictoire qu’il puisse existe des non rachetés. Existe-t-il des damnés, je n’en sais rien, mais ce que je reproche à Balthasar c’est d’en savoir un peu trop, aux antipodes de saint Augustin. En schématisant quelque peu, pour saint Augustin, l’enfer est très peuplé, et on le sait ; pour le grand Origène, suivi en cela par Balthasar, l’enfer est vide, et on le sait. Je préfère, quant à moi, ne pas savoir.
Séance du 22 mai 2014