Par Père Jean-Philippe Chauveau, Religieux, prêtre de la Communauté Saint Jean
La pauvreté n’est pas une abstraction. C’est la personne pauvre qu’il faut essayer de connaître, de comprendre. Sujet éminemment respectable, elle fait face à sa manière à la dépendance qui résulte d’un revers de fortune ou d’une lente descente dans la misère. En sortir par la drogue ou la prostitution n’est qu’une illusion. Le remède qui nous est proposé passe d’abord par la restitution à ces personnes, de leur dignité et de l’espérance. Comment les aborder ? Quelle aide peut-on apporter ? Laissons la parole à celui qui s’est engagé dans cette voie courageuse après avoir fait l’expérience d’un début difficile dans la vie.
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Henri Lafont : Les pauvres, nous en connaissons bien sûr. Grâce à cette communication nous allons être transportés dans une situation sociale bien spéciale, celle des habitués du Bois de Boulogne qui cherchent dans la nuit le moyen de faire de l’argent avec le sexe, je veux dire de prostitués et d’homosexuels. Le Père Jean-Philippe les connaît bien, lui qui, chaque nuit, se tient dans un coin du bois avec une fourgonnette où il accueille ses amis, leur offrant un peu de chaleur, une conversation, une tasse de café, une confession.
Le Père Jean-Philippe est religieux, prêtre, de la Communauté Saint-Jean. Lui-même revient de loin, après une enfance maltraitée gâchée par un père violent, auquel il n’échappe qu’en se réfugiant dans la rue. Je n’entre pas dans les détails, il les décrit dans un livre que je vous recommande, « Que celui qui n’a jamais péché ». Après une scolarité tumultueuse, il fait l’apprentissage de la pâtisserie, puis devient tapissier chez Peugeot. Dans l’atelier où il est embauché, il a pour compagnon un catholique fervent, auprès duquel il découvre la foi. La rencontre qu’il fait un jour du Père Marie-Dominique Philippe sera décisive pour lui, l’introduisant dans le groupe de ses étudiants à Fribourg, premier noyau de la communauté des frères de st Jean.
Là, il se met courageusement à l’école de la philosophie et de la théologie, dure et si nouvelle pour lui.
Ordonné prêtre en 1982, il devient vicaire à sainte Cécile de Boulogne et aumônier de la maison d’arrêt de Nanterre.
En 2008, il fonde l’association « Magdalena » raison sociale de son action dans le Bois et de ses pèlerinages à Lourdes avec ses amis.
Retenons deux paroles qui reflètent son apostolat :
« Elle m’a regardée comme une personne ! », un mot de Bernadette Soubirous ;
et « la précarité ne prend pas de vacances ».
Père Jean-Philippe Chauveau : Je ne suis pas un conférencier à proprement parler. J’ai plutôt l’habitude de faire des témoignages, de parler de ce que je vis.
Ainsi, au moment où je m’occupais des toxico, j’ai répondu à Marc Jeanson dans un petit reportage très riche, avec des témoignages très émouvants pour moi de jeunes que je continue de suivre.
Cet été dernier encore, j’ai eu la chance de participer à l’émission Dans les yeux d’Olivier consacrée au thème « Vaincre la fatalité ». Un vraiment beau reportage, très respectueux, comme sait le faire Olivier — mais qui, malheureusement, passe un peu tard sur la 2 durant tout l’été .
Je voudrais d’abord revenir un peu en arrière pour dire un peu ce que j’ai vécu, non pas pour me mettre en avant, pour parler de moi, mais pour porter un témoignage car, malheureusement, celui-ci décrit le cas de beaucoup de personnes qui vivent des situations très difficiles — et surtout de celles dont je vais vous parler plus particulièrement, celles que je rencontre dans le Bois de Boulogne. D’une certaine manière, ce que j’ai vécu m’a préparé aux apostolats un peu spécifiques que le Seigneur m’a confiés.
Je suis d’une famille ouvrière, le troisième d’une fratrie de quatre. Mes parents ont divorcé, je me suis retrouvé en pension à cinq ans. Je n’ai pas de beaux souvenirs de mon enfance.
Il n’y a pas longtemps, tandis que j’écrivais mon livre fait dans les larmes, une amie psychologue à qui je demandai de l’aide m’a dit : « Vous allez prendre une feuille. Sur une colonne, à gauche, vous mettrez vos bons souvenirs d’enfance et les mauvais à droite ». La gauche est restée vide.
Chose étonnante, une fraternité créée sous l’impulsion d’un garçon parisien,“La maison Lazare”, qui propose de vivre en communauté à des gens de la rue, m’a invité dernièrement à venir animer un week-end à Nantes. Evidemment, j’ai accepté parce que j’admire beaucoup ce qu’ils font. Or j’ai découvert qu’ils étaient installés dans l’ancien pensionnat tenu autrefois par des bonnes sœurs, où j’étais arrivé quand j’avais cinq ans et dont je n’ai que des mauvais souvenirs !
J’ai passé quelques mois dans ce pensionnat-là. Je me rappelle très précisément ma première confession faite en cet endroit et pour laquelle je me suis re-confessé depuis : j’ai menti. C’était inéluctable ! Les bonnes sœurs nous frappent, sont méchantes, nous punissent ; les repas sont pris dans le silence, la bouffe est dégueulasse ; quand on ne veut pas sortir du lit le matin, on entend : « Tu resteras toute la journée au lit au pain et à l’eau » … alors qu’on n’a besoin que d’un câlin, que d’un peu de tendresse. C’est dans ces conditions-là qu’on nous obligeait à aller nous confesser. Que voulez-vous confesser ? Alors on « ment », on dit n’importe quoi. Je n’ai pas menti, j’ai dit n’importe quoi et je m’en souviens très bien. Je me vois encore dans la chapelle, avec le jeune prêtre qui, lui, me paraissaint gentil et n’y était pour rien.
Je pense important de rappeler cela parce que, aujourd’hui, nous sommes face à toute une génération de Chrétiens qui ont heureusement rejeté cette manière de vivre la foi mais dont certains, malheureusement, se situent complètement en dehors de l’Église alors qu’ils n’ont qu’une envie, celle d’y venir. A cet égard, je suis très admiratif de notre Pape, de sa manière de parler de la tendresse dans La Joie de l’Évangile. Il vise juste.
Un exemple tout simple pour illustrer. Le Pape nous dit qu’il faut ouvrir les églises, qu’il faut permettre aux gens d’y entrer. Nous sommes concernés au premier chef, nous qui sommes une communauté apostolique. Nous devons ouvrir la porte de notre église non pas en l’entrebâillant mais tout grand, à deux battants. Avec la lumière derrière, les gens qui passent là savent alors qu’ils peuvent entrer. Dieu les attend.
Je me rappelle, il n’y a pas longtemps je suis descendu du camping-car un petit moment. Lorsque je reviens, trois filles d’Amérique du Sud sont là. Je suis évidemment en habit. Elles me regardent avec de grands yeux et me disent : « Mais, vous êtes un Padre ! » — « Oui, je suis le père Jean-Philippe. » — « On a entendu parler de vous mais vous savez, chez nous, les prêtres, ils ne nous parlent pas. Quand ils nous voient, ils passent sur le trottoir d’en-face et on n’a pas le droit d’entrer dans les églises ».
Tout ça pour vous dire qu’il y a une réelle attente malgré ce qu’on pourrait croire. Et pour y répondre, il y a un besoin d’un témoignage vivant, chaleureux. C’est pour ça que j’aime beaucoup le terme employé par le Pape, « la tendresse », qui a un lien très étroit avec la Miséricorde.
Après avoir quitté ce pensionnat, je suis passé dans un autre, près d’Angers, tenu par une dame. Un prêtre y venait de temps en temps. J’y suis resté trois années. C’était vraiment très difficile à vivre. On avait faim tout le temps. On n’avait pas le droit de boire. On était obligé de prier en latin auquel je ne comprenais rien ; mais c’était obligatoire. Il fallait y aller.
C’est aussi la première fois où j’ai eu le désir de devenir prêtre ! … parce que le prêtre qui venait de temps en temps était gentil. Il allait à la chasse (on était à la campagne). Et moi, je me disais : j’aimerais bien aller à la chasse, quand même. Donc je vais devenir prêtre ; comme ça, je pourrai aller à la chasse. Premier appel à la vocation !
À 9 ans, je suis arrivé à Paris. Mon père s’était remarié. Je n’ai plus revu ma mère, cela faisait déjà plusieurs années que je ne l’avais pas vue — ça, c’est toujours un peu difficile
Mon père était en fait un homme très dur. Il buvait, il était alcoolique. Chez nous, on ne parlait pas d’amour, on parlait sexe. J’habitais dans une cité HLM ouvrière. La plupart des gens qui logeaient là travaillaient à la SNCF. Mon père y travaillait aussi. C’était toujours très vulgaire : beaucoup d’alcool, de fumée, de grossièreté. Bien que ce soit mon milieu, j’avais un peu de mal avec tout cela. Quand ils racontaient des histoires de sexe, comme gamins, nous rigolions sans comprendre les jeux de mots, les allusions, ce qui se disait mais quelque part — c’est très curieux, je ne sais pas pourquoi — quelque part ça me blessait. Et puis mon père n’était pas du tout un homme affectueux, bien au contraire.
Ma mère, ce n’était pas ma mère. Elle était gentille mais elle s’est progressivement mise à boire. C’est alors devenu un peu la cata ; quand ce n’était pas mon père, c’était ma mère qui me frappait. Je me mettais sur le balcon, au septième étage, pour crier et afin qu’ils arrêtent de me battre. J’étais un perturbateur un peu perturbé, avec un peu de caractère.
J’ai alors commencé à faire des fugues. J’avais entre 10 et 12 ans. Je me le rappelle, quand je sortais de l’école, je ne voulais pas rentrer à la maison.
Un gamin qui fugue ne se l’explique pas. Il fuit. Que fuit-il ? Il fuit.
Que veut un gamin de dix, douze, quatorze ans ? : de la tendresse, de l’écoute, de la compréhension. C’est important de le dire parce que ce manque-là est une pauvreté.
Je vivais dans une famille très pauvre matériellement et spirituellement. Nous ne mangions pas toujours à notre faim. Et puis, pour mon père, il n’y avait pas de Dieu, pas de spiritualité, que dalle à ce point de vue-là. Il critiquait beaucoup les prêtres, l’Église… J’ai compris plus tard pourquoi. Sa mère (ma grand-mère) était une femme particulièement sévère mais qui allait à la messe tous les dimanches. Elle faisait sa prière tous les soirs mais était froide, très dure et sèche. Elle ne renvoyait jamais l’image d’un Dieu Amour. Je ne la juge pas. Elle nous faisait peur. Elle avait un mari qui n’était jamais à la maison — d’une certaine manière, on comprend pourquoi.
C’était lui qui avait le pantalon mais ce n’était pas lui qui le portait. Comme à la maison, il fallait qu’il file droit, il se cassait tout le temps au bistrot. Lui, il avait la religion du pastis. Mais c’était un brave grand-père.
Je cherchais l’affection à l’extérieur.
À côté, il y avait une famille où le papa était très gentil. Une fois où j’avais fait une fugue, il m’avait retrouvé, m’avait d’abord emmené chez lui puis était allé voir mon père pour le calmer, pour lui dire : « Voilà, il va revenir mais il faut absolument vous calmer. Il a peur ». Puis il m’avait raccompagné chez moi. Ce jour-là, ça s’est assez bien passé.
J’ai aussi rencontré un homme qui travaillait dans la cité, derrière. J’allais le voir de temps en temps. Il était gentil, il me donnait des bonbons, je montais avec lui en voiture. Puis un jour, il m’a emmené chez lui et il m’a violé.
À l’époque, je ne réalisais pas — on ne réalise pas. Pour ça, si vous avez autour de vous des jeunes qui ont été violés, sachez qu’il est très dur d’en parler, d’abord parce qu’on ne comprend pas. De fait, je n’en ai parlé à personne, jamais. Je crois que la première fois où j’en ai parlé vraiment, j’avais 45 ans, grâce à un médecin qui m’a dit : « Vous êtes prêtre, vous avez pardonné. C’est bien mais votre corps n’a pas oublié ». Il m’a fait faire un bon gigantesque au niveau humain et une prise de conscience immense d’un silence qui m’étouffait ! Avec la prière, il m’a aidé à accepter cette pauvreté qu’on porte en soi mais qu’on n’identifie pas bien.
Ma sœur elle-même, obligée de quitter la France pour l’Espagne où elle habite à présent, m’a avoué il y a dix ans seulement que mon père la violait plusieurs fois par semaine. Elle me dit ça en pleurant : « Comment ! Tu n’étais pas au courant ! Mais tu ne te rends pas compte ! Il venait tout le temps dans ma chambre ! » — « Mais Chantal, j’étais jeune, je ne pouvais pas comprendre. Je ne pensais pas à ça, moi ! ». Par contre, je voyais bien qu’il la frappait.
Derrière cette violence, il y avait cette espèce de culpabilité, de honte et de remords. Il est mort d’un cancer ; je pense que c’est à cause de ça. Il s’est « bouffé la rate », comme on dit familièrement. Il a fait ce qu’un de nos Frères nomme « le cancer de l’os du cerveau ».
Beaucoup de gens meurent aujourd’hui parce qu’ils sont dans la culpabilité, dans la honte. Cela aussi est une grande pauvreté.
Les choses sont alors devenues assez difficiles pour moi. J’étais perturbé, violent, voleur, menteur. Dans une famille comme ça… Je volais parce que lorsque je rapportais à la maison un beau verre, un cendrier, une assiette, pas grand chose que j’avais piqué dans un magasin, mon père disait : « Oh ! C’est génial, super ce que tu as rapporté ! ». Je suis devenu voleur. pour avoir un encouragement et l’admiration de mon père.
Personne, et un enfant tout particulièrement, ne peut vivre sans admiration. Le tout est que cela ne se transforme en orgueil.
De son côté, ma mère est devenue aussi très bizarre. J’ai eu le droit à des attouchements. Cela me choquait. Je ne pouvais y mettre des mots, ce qui est naturel car cela touche une partie intime de soi
Du coup, les assistantes sociales sont venues à la maison et c’est moi qui ai été puni puisqu’on m’a envoyé en maison de correction. Lorsque les parents ne sont pas sages, ce sont les enfants qui sont punis. « Les pères mangent des raisins verts et les dents des fils en sont agacés »(Ez. 18,2).
Le séjour dans cette maison de redressement a été très dur.
Presque tous les soirs, je faisais ma prière : un « Notre Père », un « Je vous salue Marie » et une prière à mon ange gardien. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours aimé mon ange gardien.
Dans le même temps, dans cet établissement, j’étais intérieurement dans une révolte et une colère terribles, dans cette pauvreté par manque affectif, par manque d’amour, par manque d’admiration. Je n’entendais que “T’es nul, tu ne feras jamais rien” ; ce que j’appelle aujourd’hui « les paroles de malédiction » que malheureusement beaucoup de jeunes et de moins jeunes portent et qui sont aussi une pauvreté. Il y a eu alors quelque chose dans ma personne qui n’a pas pu s’épanouir parce que, dès l’enfance, on l’avait cassée, on l’avait empêchée de s’ouvrir.
Quand on ne peut pas s’épanouir, un blocage se forme.
J’ai compris cela plus tard, lors de mes études de philo à Fribourg, avec le père Marie-Dominique Philippe. Cela a été extraordinaire ! Je ne passais pas les examens dans son bureau parce que j’étais un de ses chauffeurs. J’ai fait des milliers de kilomètres avec lui et il me faisait passer ces examens pendant que je conduisais. Parce qu’il me connaissait, il savait que la perspective d’une épreuve académique me liquéfiait. Alors, il me posait des questions, puis me coinçait en me posant d’autres questions jusqu’à temps que ça sorte. Alors, il me disait : « Eh bien vous voyez que vous avez compris ». Et moi : « Yes ! » ( Excusez-moi mais c’était « Yes !!! » comme disent les jeunes d’aujourd’hui) « Yes ! je ne suis pas aussi con que j’en ai l’air ! ».
Il est assez rare de trouver des gens assez intelligents et assez pédagogues pour vous permettre de découvrir que vous avez une intelligence et que vous êtes capable de vous en servir.
Voici une autre pauvreté que développe le monde d’aujourd’hui : la privation de l’intelligence. On développe la raison, on développe le savoir, on développe la technologie, on ne développe pas l’intelligence.
Pour exemple, tout à l’heure, j’ai pris le RER pour venir ici. Incroyable ! Nous étions quinze dans le wagon, dix personnes jouaient avec leur smartphone. Le smartphone est un engin superbe, très pratique. Moi-même en ai un. C’est une invention technique géniale mais qui ne rend pourtant pas intelligent car elle appartient seulement au domaine du savoir et de l’habileté.
Cela me renvoie à une autre expérience vécue qui m’entraîne à faire une petite parenthèse.
Il y a un mois, j’étais à Los Angeles (‘la cité des anges’, un lieu prometteur pour qui aime les anges) pour répondre à l’invitation d’un ami atteint d’une maladie grave et incurable, parti là-bas travailler dans l’informatique, faute de pouvoir développer son affaire en France. De fait, cela a très bien marché. J’étais assez surpris ; je ne parle ni l’anglais ni aucune langue, je parle le français, et un français mal lissé.
En le voyant habiter ainsi au-dessus de Beverly Hill, dans une super maison, je pensai qu’il vivait le rêve américain. Il a deux grosses voitures. Il m’a trimbalé là-dedans, une Bentley. J’étais comme un pacha.
Il me dit : « Je sais, c’est un peu fou ce que je vis mais voilà, je veux en profiter parce que je vais bientôt mourir ». Qui suis-je pour lui donner des leçons de morale ? Je ne suis pas là pour ça. J’ai seulement essayé de parler un peu avec lui en glissant qu’il est peut-être d’autres manières de vivre qui rendraient encore plus heureux.
Pour la dernière soirée du séjour, il me dit : « Ecoute, il y a pas mal de Français ici. On se connaît par l’école de nos enfants et il y a un monsieur qui serait très content de te rencontrer. » Alors moi : « Pas de problème, on y va ». Je suis comme beaucoup d’entre vous, j’aime rencontrer des gens d’autres milieux.
Ce soir-là, j’ai dîné chez Bob Sinclar, connu de tous les jeunes, un DJ de 46 ans qui voyage dans le monde entier où il est invité pour animer des soirées. Je ne le connaissais pas. Je demande si je pourrai l’inviter à la paroisse et entends répondre : « Je ne crois pas que ce soit son style ».
Je pense en moi-même : « c’est extraordinaire ! Si je n’avais pas connu les galères que j’ai connues, je serais un peu coincé… Je ne sais pas comment je ferais en fait. Je suis ce que je suis. Comme je le dis sous une forme souriante : « Moi, c’est moi, toi t’es toi ».
On a passé une soirée superbe ! Il a les cheveux longs, une femme pleine de vie. « Merci Padre, c’est super de venir ! Vous savez, on vous admire. — Ah bon, merci de me le dire, c’est sympa ». On a parlé de la foi. On a parlé de la vie. Et puis il m’a dit : « Tu sais, je fais un métier… Je ne bois pas. Je ne fume pas. Je ne me drogue pas. Les petites nanas, je les mets de côté, je les empêche de m’approcher. Je fais de la gym » (il y avait d’ailleurs deux membres de l’Équipe de France de tennis qui étaient là, très sympas aussi) et puis…« J’admire beaucoup de gens d’Église, mère Teresa. J’admire ce que vous faites ».
À la fin, il m’a raccompagné jusqu’à la porte avec sa femme et ses deux enfants. J’ai trouvé ça beau ! Il aurait pu simplement dire « Ciao Padre ! ».
C’était très intéressant parce qu’on sentait à la fois un désir d’amour, d’espérance, de tendresse et de non-jugement. Il y a une ouverture chez ces gens-là ; en même temps, il y a une cassure. Ils n’iront jamais à la messe, ou bien ils viendront à l’église pour des événements.
De cette maison de correction très dure… je me rappelle très bien le soir où j’ai décidé que j’arrêtais de prier. Terminé. Ça m’a coûté. C’était très douloureux.
Après quelque épisodes sur lesquels je passe ici, je découvre la sexualité. Vous le devinez un peu, dans un pensionnat où il n’y a aucune éducation, la seule façon dont on entend parler de l’amour, c’est par le sexe, de manière vulgaire. L’amour, cela n’existait pas. L’amour, c’était uniquement le corps, et jamais la tendresse, jamais la vie affective. Et pourtant il n’y avait aucune méchanceté dans l’échange entre les garçons. Nous étions curieux, nous voulions savoir, mais il n’y avait aucun adulte, aucun référent en face de nous pour nous parler de la beauté de la sexualité, de la beauté de l’amour, de la beauté de l’amitié.
Je crois qu’il reste encore un gros travail à faire là-dessus dans l’Église.
Pour l’illustrer, je vais vous raconter ma rencontre avec des mineurs dans la prison de Nanterre, où j’ai d’abord commencé comme aumônier. Il y avait trois mineurs dans la cellule. De quoi parlaient-ils ? — De filles, évidemment. Mais là-bas, quand on parle de filles, on ne parle pas d’amour, de rêve. Non. On parle de sexe d’une manière très crue. Soudain, l’un d’entre eux se tourne vers moi et me dit : « Père, quand c’est la dernière fois que vous vous êtes masturbé, vous ? ». Heureusement, j’ai l’habitude de ce genre de situation. Je l’ai regardé dans les yeux et je lui ai dit : « Écoute, si on te le demande, tu dis que tu ne sais pas ». Je suis parti. Je suis revenu deux jours plus tard pour en parler avec eux.
Mais voyez ! Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là quand on est un homme, et prêtre de surcroît ? — On essaie de donner une réponse qui donne un sens à leurs attentes sur le corps, l’amour, l’amitié…
Après le pensionnat, je suis revenu à Paris où il a été décidé : « Tu vas être pâtissier ». Et c’est à cet âge-là que j’ai commencé à être chef de bande de La Garenne-Colombes où nous habitions. Il n’y avait aucune méchanceté dans nos cœurs, seulement des parents qui gueulent tout le temps à la maison, puis bientôt est arrivée la télé, le dieu-télé.
Avant elle, à table, on pouvait parler un petit peu quand même. Mon père était certes un homme très colérique qui tapait sur la table et qui, dès qu’il ne supportait plus ses enfants turbulents en face de lui, nous fichait rapidement des poings dans la figure. On était quatre quand même. C’était un peu « chaud » à la maison mais, au moins, je préfèrais ça car s’il y avait des disputes, si on n’était pas d’accord, c’était aussi parfois calme. Le soir, de temps en temps, il arrivait qu’on fasse des jeux de société, qu’à la radio posée sur la table on écoute quelqu’un lisant des histoires. Qu’est-ce que c’était chouette ! Il lisait bien.
Parents, prenez du temps pour lire des histoires à vos enfants ». Il n’y a rien de tel qu’entendre la voix de Papa ou la voix de Maman quand on est petit parce que c’est chargé d’affection et qu’en même temps l’histoire nous intéresse.
Quand la télé est arrivée, tout cela n’était plus possible. Il ne fallait plus parler. C’était l’époque où De Gaulle était Président. Mon père, qui travaillait à la SNCF, était de gauche, communiste. Alors, on avait trouvé le truc pour montrer qu’on existait : on le mettait en pétard. On commençait à parler de De Gaulle, de sa belle manière de s’exprimer. « Quoi ! Qu’est-ce que vous avez dit, là !!! » criait-il en colère. C’était terminé. Nous, on se cassait vite fait. Des fois il prenait un couteau et le plantait sur la table.
Je crois pouvoir dire que j’avais un bon cœur et que je n’étais pas méchant mais ce furent des années difficiles parce que je n’avais pas de sens à ma vie. Cet apprentissage de pâtissier, je l’ai fait à contre-cœur.
Et puis un jour, j’ai pris la décision importante de laisser tomber la bande de copains. Pendant trois mois je suis resté chez moi pour éviter de retourner vers eux (c’eût été trop facile !). Mais il n’y avait pas d’avenir. Les flics m’avaient ramené plusieurs fois à la maison.
Quitte à paraître m’encenser, j’ai eu du courage, mais je pleurais.
J’ai alors rencontré des copains qui allaient en boîte pour danser. Et moi qui aimais tellement danser et dont l’un des rêves était de devenir danseur, j’ai commencé à aller également en boîte, à draguer en me demandant : « Est-ce que je vais me marier ? Une femme, c’est quoi ? ».
Quand j’avais 17 ans, ma belle-mère est décédée. Mes frères et sœurs ont été placés en pension. Moi, je suis resté à la maison jusqu’au moment où mon père s’est remarié et où je me suis alors « cassé ».
Et il m’a fallu chercher un nouveau travail et c’est là que je suis tombé sur un Chrétien. Il s’appelait Fernand Marie (Marie étant son nom de famille).
Deux choses m’ont marqué chez lui : il priait tous les jours et il me disait qu’il allait à la messe. Au début je lui ai dit : « Ne me prends pas la tête avec ton Bon Dieu, j’en n’ai rien à foutre ». Je n’en voulais plus.
Dans mon cœur il y avait un rejet. En fait, ce n’était pas Dieu que je rejetais mais les Chrétiens que j’avais rencontrés et qui m’avaient trop déçu.
Une nouvelle vie commençait pourtant. J’ai découvert la prière, me suis converti, suis entré à Saint-Jean, ai été ordonné prêtre.
J’aime la Sainte Vierge vraiment, profondément. Tous les jours je fais ma consécration à Marie. Je l’aime. Je sais qu’elle aime les plus pauvres, qu’ils ont vraiment leur place dans l’Église.
Comme je suis Père et Religieux, je porte l’habit et ne vais dans aucun milieu sans lui, que ce soit dans le Bois, en prison…. Quand l’Administration pénitentiaire m’a imposé de l’ôter, j’ai mis un pantalon, une melotte avec un ceinturon et la croix ; et puis au bout d’un moment, j’ai dit aux responsables : « Ça suffit ! Grâce à l’habit j’ai des contacts avec des jeunes que je n’aurais pas autrement ».
Le père Marie-Do (Marie-Dominique Philipe) m’a envoyé m’occuper des toxico dans toute l’Europe. J’ai ainsi rencontré des terroristes de l’ETA, des Brigades Rouges, des gros trafiquants de drogue, des filles et des garçons qui s’étaient prostitués, qui s’étaient complètement démolis. J’ai accompagné des dizaines et des dizaines de jeunes qui sont morts du sida parce qu’à l’époque il n’y avait rien ! Je craignais ma manière de me situer par rapport à eux, à tous ces jeunes toxico qui étaient des bandits. On m’imposait de mettre un vêtement spécial puis, un jour, j’en ai eu ras-le-bol. Je voulais bien mettre un masque, à la rigueur, mais très vite je l’ai ôté quand j’ai su que la maladie ne se propageait pas comme ça. Ce masque m’empêchait d’être en contact avec eux. L’accompagnement des jeunes qui meurent du sida ce n’est pas banal du tout.
J’ai fait ça pendant trois ans, j’en ai bavé, j’en ai pris “plein la gueule” mais c’était nécessaire. Quand je disais au père Marie-Do « Mon Père, je n’en peux plus », il me répondait : « Allez-y ! Vous avez la grâce pour ça ». J’avais une confiance immense en lui. Sans lui, je ne l’aurais jamais fait.
Je suis également allé à la rencontre de ces garçons et ces filles qui se prostituent. Les premières tournées, je les ai faites à pied.
J’ai fondé Saint-Jean Espérance qui aujourd’hui a trois maisons. La première est à Pellevoisin, une deuxième est près d’Angers. Nos sœurs viennent d’en ouvrir une troisième, à Moebecq, pour les filles, au bord d’un étang, entre Tours et Châteauroux. Elle n’est pas encore très connue. Elle n’est pas destinée aux seuls toxico. Elle est également ouverte aux jeunes en difficulté qui ont besoin de prendre un peu l’air.
Je suis ensuite parti en Afrique pendant un an. Ça m’a beaucoup marqué. J’y ai découvert un autre visage de la pauvreté.
Deux figures de femmes aujourd’hui mortes du palud demeurent très présentes dans mon cœur.
Kadiatou avec qui je parlais tous les soirs. Elle avait trois enfants qu’elle nourrissait avec ce qu’elle avait, c’est-à-dire pas grand-chose. De mon côté, je lui donnais un petit peu — pas trop parce que les permissions deviennent des droits. Par contre, je lui demandais des services en échange desquels je lui donnais du riz. Et puis un jour, elle m’a regardé et m’a dit : « Mais vous, les Blancs, les « Fautés » ( le terme est un peu péjoratif en Guinée ), je ne vous comprends pas ». Le « Fauté mori » (‘celui qui prie’), on le respecte mais on a peur de lui parce qu’il a l’argent donc le pouvoir. Vous avez de l’argent. Vous avez de l’éducation, vous avez des vêtements, vous mangez tous les jours à votre faim, mais vous n’adorez pas Dieu et ça, c’est pas bien ». C’est vraiment resté gravé dans mon cœur parce que cela venait d’une maman. En plus, chaque fois que j’allais la voir, cette femme qui était belle mettait un bel habit. Elle était fière. Elle avait sa dignité, elle qui habitait une case de sable avec un toit tombant en ruines au-dessus d’une pièce unique ayant pour tout meuble un lit pour elle, son mari et ses enfants.
Et puis une autre, Fanta, une jeune fille dont je me suis occupé. Une fois, je lui ai demandé le service de m’accompagner à Kinya, à 80 km de là, pour faire les courses. Après quoi je lui donne un peu d’argent en lui disant : « Achète-toi de quoi manger, boire » — « Oh, merci, mon Père, c’est génial ! ». Quand je la ramène chez elle, je lui demande : « Ça va, tu es contente ? Tu as passé une bonne journée ? ». Cette belle fille intelligente de quinze ou seize ans qui ne sait ni lire ni écrire me dit : « Merci mon Père ! C’était super ! ». Et d’ajouter : « Ce soir, je vais bien dormir. » — « Oui, tu dois être fatiguée. » « Non, c’est parce que d’habitude le soir je pleure » et, baissant la tête : « Je pleure parce que j’ai faim ». Je la connaissais depuis six mois. Jamais elle n’avait dit qu’elle avait faim. Jamais elle ne s’était plainte. Je me suis pris une claque dans la figure ! : « A travers son silence, tu n’as pas pu voir qu’elle avait faim ? Mais qu’est-ce que tu as foutu ? ».
Je m’en suis voulu ! Par la suite, j’ai fait attention à elle. Je ne l’ai pas gavée. Je lui disais seulement : « Tu veux me rendre un service ?… Comme les frères sont occupés, tu voudrais bien balayer la cuisine ? ». En échange, je lui donnais un sac de riz, des trucs à manger.
Par la suite, on a réfléchi, on a prié et on a créé quelque chose pour les aider, un système à l’école de Muhammad Yunus, celui qui a écrit Vers un monde sans pauvreté et qui a reçu le prix Nobel.
À mon retour en France, je suis arrivé à Boulogne. Et là, j’ai découvert plusieurs autres pauvretés.
La première pauvreté, c’était les gens qui venaient à la messe, qui longeaient les murs. Vous connaissez Boulogne, celui que, dans mon livre, j’appelle avec humour “le Cyrillus club” : des familles bien sapées, gentilles, mais ne faisant aucune attention aux plus pauvres.
Je vous donne un exemple, celui d’un garçon que j’ai accompagné, malheureusement mort depuis d’un cancer après avoir fait trois mois de prison pour une connerie, s’en être voulu, avoir été rongé par le remords (On ne peut pas revenir en arrière…).
Je lui dis : « Tu vas te mettre au milieu de la cour ». Une annonce a été faite à la fin de la messe : « Dans la cour, en sortant, ne restez pas entre vous, prenez un peu de temps pour accueillir les nouveaux, les gens que vous ne connaissez pas pour leur dire bonjour ». Au bout d’une demi-heure, je viens le voir pour lui demander : « Alors, il y en a combien qui t’ont salué ? — Personne ».
C’est comme ça que sont nés les Dîners du Cœur devenus très vite Les Mercredis du Cœur.
Je pouvais transposer ce que dit Jean Vanier dans son livre intitulé Toute personne est une histoire sacrée dans cette réalité que je voyais, à la lumière de ce que j’avais reçu pendant les cours de philo et de métaphysique du père Marie-Do : la personne humaine, c’est quelque chose d’inaliénable. On lui doit du respect quelle que soit sa situation. Nous ne sommes peut-être pas tous appelés à vivre cela mais, pour moi, si les cours de philosophie ne m’aident pas à revenir à ce qu’il y a d’essentiel dans la réalité, ils ne servent à rien. On s’y fait du bien, peut-être, dans une sorte de masturbation intellectuelle mais on ne rejoint pas la réalité.
La réalité est ce qu’il y a devant moi : des gens qui ont un vide affectif, un vide de reconnaissance, un vide d’estomac.
J’ai dit à ces pauvres : « Tu apportes ce que tu as préparé et on mange ensemble ». Ces Mercredis du cœur rassemblent entre cent et cent-cinquante personnes chaque mercredi. Nous y faisons de notre mieux pour offrir les meilleurs repas possibles : une entrée, un plat, du pain ( des boulangers du coin nous en donnent à 20h quand ils ferment), du fromage (ça, le fromage, ils en raffollent) et puis un dessert. Quand on peut, on distribue tout ce qu’il reste dans des sacs. Une espèce de solidarité des commerçants avoisinants s’est également ainsi créée.
Oui, il faut leur donner à manger. Vous n’avez qu’à lire Mère Teresa : « La pire des maladies, ce n’est pas d’avoir la lèpre ou la tuberculose, c’est d’être rejeté, méprisé, délaissé. La plus grande pauvreté ce n’est pas d’avoir le ventre vide, c’est de n’être ni aimé ni désiré de personne ». Ça, c’est le cœur des Mercredis du Cœur.
Ensuite, j’ai fait un peu de sport dans le Bois de Boulogne. J’y ai vu des gens qui “travaillaient”. Je me suis dit : « Ce n’est pas possible, il faut que j’y aille ». Donc j’ai rencontré le père Patrick Giros, le fondateur de Aux Captifs la Libération qui m’a parlé de la rencontre avec les pauvres les mains nues.
Les tournées dans le Bois ont commencé à pied. J’ai eu un succès phénoménal — surtout auprès des clients … à cause de ma robe ( !).
Puis nous avons tourné en 4L. Nous étions trois alors. Il y avait une fille maintenant devenue éducatrice aux Apprentis d’Auteuil et une autre qui travaille aujourd’hui pour une ONG au Tibet pour essayer de sauver les enfants de la rue afin qu’ils ne soient pas embarqués dans la prostitution (Malheureusement, il y a des trafiquants qui achètent les enfants pour les envoyer dans les villes pour les faire travailler dans des bars). Ces deux jeunes-filles — après cette collaboration de deux années — sont restées des amies.
Grâce à la générosité d’une dame qui avait déjà été un grand soutien lors de la fondation de Saint-Jean Espérance, nous avons bientôt roulé en camionnette (combi Volkswagen), puis en camping-car qu’une Fondation nous a permis de remplacer bientôt ( un camping-car, c’est fragile). C’était beaucoup mieux. Parler avec eux, moi en habit, est essentiel. Le faire sur le trottoir était un peu court. Nous pouvions dorénavant passer plus de temps ensemble et offrir quelque chose de chaud plus tranquillement.
À présent, nous tournons avec celui-ci tous les soirs de la semaine de 22h30 à 1h du matin. Ce sont Les Tournées du Cœur.
Ma première découverte de prêtre (ce que je suis, et ça se voit) dans ce monde de la prostitution que je connaissais un petit peu — surtout auprès des toxico qui m’ont beaucoup appris —, c’est le caractère essentiel de la gratuité de la présence. Pour eux, le prêtre est souvent celui qui va faire la morale. Ils ne se sentent pas vraiment accueillis comme une personne.
C’est pour cela que j’ai choisi pour devise de Magdalena ce que la petite Bernadette dit de la Dame ( qu’elle ne sait pas encore être la Sainte Vierge) : « Elle m’a regardée comme une personne ».
Aussi, encore maintenant, je continue à faire des tournées, pas tous les soirs, parce que je ne tiendrais pas le coup. Des équipes et des frères s’y mettent aussi ; ça c’est vraiment la joie de mon cœur. Monseigneur Daucourt est venu plusieurs fois avec nous, jusqu’à Lourdes ! Je crois savoir que Monseigneur Aupetit, le nouvel Evêque de Nanterre, viendra aussi. Et ça, c’est une grande joie pour tous, les bénévoles comme les amis du Bois.
C’est qu’il y a une grande attente, attente d’accueil d’abord.
Pour y répondre, il faut savoir pâtir. On n’y va pas pour être utile. Je dis souvent aux bénévoles avec humour ( nous avons la chance d’avoir beaucoup de bénévoles, nous en avons toujours besoin ) : « Je ne vais pas m’occuper des pauvres pour me faire du bien. S’il n’y avait pas de pauvres, vous feriez quoi ? Donc n’oubliez pas de remercier les pauvres d’être pauvres parce que, grâce à eux, vous pouvez découvrir dans votre cœur un élan de générosité. Mais après l’élan de générosité, quand tu te trouves face à un travesti qui t’insulte, qui t’envoie chier, qui est en colère, tu fais quoi avec ta générosité ? Tu ne vas pas bien loin. Tu te casses parce que tu as peur. C’est normal ».
Donc il faut passer de la générosité au don de sa personne. Et ça, ça s’apprend parce que cela implique une vie spirituelle, une fidélité à une vie spirituelle.
Je suis très marqué de voir que Magdalena permet d’être très souple, à la fois très déterminé dans la finalité mais très souple dans l’application par ce qu’elle attire beaucoup de jeunes. Je suis surpris de voir que des jeunes redécouvrent la foi, redécouvrent la vie paroissiale par une activité impliquant le don de leur personne. Ils sont source de joie mais, en même temps, il faut les accompagner. Je sais que cela continue à se faire. De mon côté, je me débrouille pour rencontrer tous les bénévoles, pour qu’ils connaissent le Padre. J’ai pris conscience que je ne suis pas grand-chose, moi. Être prêtre, c’est être sans pouvoir. Jésus n’a pas de pouvoir, Lui. Il se donne Lui-même.
J’ai appris à me donner moi-même, en simple serviteur de Dieu et de mes frères.
Il peut y avoir des situations difficiles.
J’accompagne des couples homosexuels. Comme certains de ces amis connaissent Frigitte Barjot, je suis allé la voir. J’ai passé deux soirées merveilleuses ! Je ne suis pas d’accord avec tout mais en tant que prêtre on n’a pas le droit d’être fermé. Ce n’est pas toujours facile, surtout quand on s’occupe de gens qui sont travestis. Parmi les questions entendues : « Pourquoi l’Église ne nous aime pas ? On nous réduit à notre sexe ? »
Il y a une fille qui s’est fait tuer dans le Bois, Angy. Il n’y a pas longtemps ils m’ont demandé : « Est-ce qu’on peut célébrer une messe pour la mort d’Angy ? ». C’était les deux ans. « Bien sûr ! Évidemment ! ». Je m’attendais à ce qu’il en vienne cinq ou six, ils étaient trente. Il y en avait pour tous les goûts, c’était extraordinaire. Ce n’était pas la paroisse modèle telle qu’on peut la rêver mais c’était la paroisse modèle dans le sens où la porte est ouverte pour les plus pauvres. J’en ai un qui était même avec son petit chien ( qu’il a quand même laissé dans sa veste !). Je leur ai dit : «
Vous ne pouvez pas communier. Vous comprenez pourquoi ». Ils le savent bien mais je leur en ai quand même un peu expliqué les raisons en poursuivant par une invitation : « Avancez-vous ! Je serai tellement content de vous bénir ! … Dieu est amour. Ne transposez pas le regard des autres sur vous, il n’est pas le regard de Dieu ». Puis je suis allé au restaurant avec eux.
Parfois, je me suis trouvé dans des situations délicates mais heureusement il y a toujours la Providence qui est là, non pas pour nous préserver mais pour nous donner la bonne parole au bon moment, là où il faut.
La grande pauvreté du monde d’aujourd’hui doit nous toucher tous.
Comment peut-on être attentif aux plus pauvres d’aujourd’hui ?
En n’ayant pas peur d’aimer ; en n’ayant pas peur de se laisser aimer.
Le premier lieu où l’on apprend à aimer est dans la fidélité à l’adoration, en posant des petits actes d’adoration tous les jours.
Le deuxième lieu est la Vierge Marie. Je crois que Marie n’a jamais été autant présente qu’aujourd’hui. Soyons proches de la Vierge Marie. Je vous assure que je l’aime profondément, avec toute mon âme. Elle est la maman de Jésus. Elle est la maman que Jésus nous donne. Elle nous apprend à dépasser nos limites. Elle nous apprend à dépasser nos peurs, ou à les assumer, car il faut quelquefois les assumer.
Un autre chose importante qui est à se poser : « Est-ce que je côtoie un pauvre qui est mon ami ? », puis se mettre à son écoute. Mais il faut le savoir, ils sont « chiants » ! Il faut alors apprendre à gérer sa colère.
Personnellement, j’ai un peu de mal avec les alcooliques (vous comprenez bien pourquoi ) mais j’y parviens petit à petit, et surtout parce que Jésus nous le dit et parce que le Pape nous demande « l’option préférentielle pour les pauvres ». Deux conférences très intéressantes du Père Samuel Rouvillois sur le sujet sont visibles sur le site des Conférences de Samarie. L’une est intitulée “L’option préférentielle pour les pauvres”, l’autre « Est-ce qu’il y a une limite à la compassion ?”
Avant toutes choses, pour pouvoir accueillir les pauvretés d’aujourd’hui, il faut être soi-même un pauvre. J’ai mes richesses, tant mieux ! Mais je n’en suis pas orgueilleux. Je suis conscient que tout ce que j’ai acquis est d’abord reçu : « Merci Seigneur ! Merci de tout ce que tu m’as donné. Merci de savoir le garder dans toute sa fraîcheur ». Restons des âmes ferventes, amoureuses, alors nous aimerons les personnes que nous rencontrons parce qu’elles ont toujours quelque chose à nous dire, à nous faire découvrir.
Échange de Vues
Le Président : Ces prostituées que vous emmenez en pèlerinage à Lourdes, comment peuvent-elles en avoir le temps, comment peuvent-elles se “libérer” pour y aller ? J’imagine que certaines ne sont pas seules, qu’elles ne sont pas libres.
Comment arrivent-elles à s’extraire en quelque sorte pour aller ainsi en pèlerinage ? Je trouve cela extraordinaire.
Je ne vous demande pas de trahir des secrets ou des confidences personnelles, mais ce témoignage m’a touché et en même temps je me pose la question de la faisabilité d’un tel pélerinage.
Père Jean-Philippe Chauveau : Vous avez raison de poser cette question. Ce pèlerinage à Lourdes est vraiment beau. Il est né à la suite d’une demande d’une fille d’Argentine.
Dans le Bois de Boulogne, il n’y a pas de proxénète parce que la majorité des personnes qui se prostituent sont des garçons, homosexuels (surtout du côté de la Porte Dauphine), des travestis et des transsexuels. Les trafiquants n’y viennent pas.
Par ailleurs, la première fois où j’ai organisé ce pèlerinage à Lourdes, je leur ai fait payer plein pot. A notre retour, quelqu’un me dit : « Elles se prostituent pour aller à Lourdes ? ». Mon Dieu ! Je n’avais même pas pensé à ça ! On apprend sur le terrain. Maintenant il leur est demandé une participation de 30 à 50 € et le reste est payé par des dons.
Nous en emmenons entre quinze et dix-sept parce que nous sommes un peu limités et par les finances et par le lieu d’accueil. De plus, un groupe plus important serait moins facile à gérer.
J’en ai d’ailleurs une très belle photo avec l’une d’entre elles, Tite, venue de Thaïlande. Elle fait partie de ces petits enfants vendus par leurs parents à cause de la pauvreté. Elle a été achetée par un journaliste français qui l’a ramenée à Paris pour l’avoir chez lui. C’était son objet. Quand elle est devenue grande et parce qu’elle manifestait du caractère, il l’a mise dehors.
Cette photo la montre revenant de la Grotte, tenant une bénévole par l’épaule. C’est une photo que j’aime beaucoup parce que Magdalena, c’est ça, ce lien d’amitié ; les deux femmes pélerinent ensemble.
Le matin du premier jour, nous faisons le Chemin de Croix. L’après-midi, confessions : donc je les y prépare. Une question est récurrente :
« Père, je peux pas dire au prêtre que je me prostitue ! Il va être choqué. Il ne va pas comprendre .
Ça, c’est son problème, ce n’est pas le tien. Ce que tu veux, toi, c’est tout remettre au Bon Dieu aujourd’hui.
Oui mais dans deux jours….
Dans deux jours, c’est dans deux jours. Aujourd’hui tu acceptes, toi, de faire cette démarche et Jésus le voit dans ton cœur. »
Après, il y a la messe. Elles y vont toutes comme elles vont toutes aux piscines. J’en redoute l’eau trop froide à mon goût. « Hé, Padre, venez par ici ! ». C’est un très beau moment.
Le soir on va voir le film “Bernadette”, puis au bistrot boire un demi, papoter, rigoler. Puis retour à la Grotte où nous restons assez longtemps, et nous remontons.
Comme je vous l’ai dit, elles viennent librement. Il n’y a pas de proxénète.
Rémi Sentis : Est-ce que vous avez des prostituées qui craignent les proxénètes ?
Père Jean-Philippe : Très peu. Au Bois de Boulogne, non.
J’en ai vus dans le temps, quand j’allais du côté des boulevards où sont maintenant les Captifs. Là-bas, oui, il y avait des filles qui montaient dans le camping-car et qui restaient dix minutes, un quart d’heure. Le téléphone sonnait. Ça y était, il fallait redescendre.
Ces derniers jours, j’étais à Nantes où nous lançons un Magdalena 44. J’ai tourné avec les jeunes qui y sont. Nous avons rendu visite aux filles venant d’Afrique qui se prostituent. Là, il y a des réseaux. Mais tant que vous ne les retenez pas longtemps… Il ne faut pas rester plus de dix minutes ou un quart d’heure, sinon les proxénètes… À nous, ils ne diront rien mais c’est la fille qui va morfler. Donc là il faut être respectueux.
Mon réflexe, ce n’est pas d’abord : « Est-ce que je peux t’aider à t’en sortir ? » mais bien plutôt : « T’es qui ? Tu viens d’où ? Moi, je suis le Padre, je suis content de te rencontrer. Si tu as besoin de rien tu peux compter sur moi » (Je fais toujours un petit peu d’humour) ». Et puis on se quitte : « Est-ce que tu veux qu’on fasse une prière ensemble ? Tu es chrétienne ? » — « Oui » — « Alors, on peut dire un ‘Notre Père’, un ‘Je vous salue Marie’. Elles sont ravies.
Comme il y a une fidélité dans la durée, un lien d’amitié peut se créer. Si, par la suite, elles veulent s’en sortir, c’est à elles de le dire.
Pour leur répondre vraiment il faut être capable de leur offrir un lieu d’accueil en vue de leur réinsertion. C’est pourquoi je porte un projet dans mon cœur qui, s’il aboutit, s’appellerait La Maison Magdalena. Plusieurs personnes compétentes, indispensables pour ce genre d’entreprise, m’aident à bâtir les structures de ce que doit être cette maison de miséricorde.
Pour répondre aux besoins, il faudrait d’ailleurs ouvrir plusieurs maisons. Il en faut pour les travestis, pour les transsexuels, pour les filles. Il y a des situations tellement dingues aujourd’hui !
Quand vous avez des jeunes qui viennent pleurer dans vos bras : « Père, j’en peux plus, j’en peux plus ! C’est dégueulasse. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je ne peux pas m’en sortir », je me dis : En tant que chrétien, je ne peux pas rester indifférent ; il faut faire quelque chose.
Il faudrait pouvoir leur proposer un cadre qui leur permette de se restructurer : Il faut se lever le matin, nettoyer sa chambre, laver son linge, faire la cuisine. Il faut aussi travailler. C’est long car ils sont dans la colère, les pleurs, la violence … ! Ce sont des gens tellement déstructurés. Mais chacun d’entre eux est quelqu’un. Jésus le regarde comme une personne qu’il aime, profondément.
Je confie tout cela à votre prière.
Anne Duthilleul : Vous parliez très justement du travail sur elles-mêmes à faire avec ces personnes pour leur permettre de se restructurer lorsqu’elles décident de s’en sortir et, en amont, vous nous avez dit que vous aviez beaucoup réfléchi à l’éducation et à ses lacunes actuelles.
Sur ce plan-là, est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus ?
Père Jean-Philippe Chauveau : J’ai terminé d’écrire le projet thérapeutique, ce qui me coûte beaucoup car je n’écris pas facilement ; je me suis fait aider.
Vous avez raison de me poser cette question parce que, avant que je ne sois ordonné prêtre, j’ai travaillé avec un prêtre de Béziers, le père Gérard Philippe, de la Congrégation des Pères de Timon David, aujourd’hui Prieur général de sa petite congrégation à Marseille. Il m’a appris beaucoup de choses sur l’éducation et m’a fait découvrir la pédagogie de Dom Bosco et celle de Timon David.
Le premier point y est l’accueil. Regarder dans les yeux, serrer la main, dans un rapport à l’autre toujours personnel. C’est très, très important, surtout avec les plus pauvres pour lesquels l’accueil est primordial. Voyez ce que dit Jean Vannier à ce sujet dans son livre La communauté, le lieu du pardon et de la fête : quand on est bien accueilli quelque part, on revient. Et cet accueil qui implique le regard, la délicatesse, le non a priori impose qu’on a déjà fait un travail sur soi, sur ses peurs pour parvenir à « je n’ai pas peur de toi ».
Je me rappelle un garçon de 22 ans rencontré à la prison, abandonné par ses parents, orphelin et devenu gros trafiquant de drogue par défi lancé à soi-même. Il est tatoué des pieds à la tête. Plus une place où l’on pourrait mettre un autre tatouage. Et puis il me regarde et me dit : « Vous n’avez pas peur de moi ? ». Et moi : « Non. Pourquoi ? Je devrais ? » .
Voyez l’accueil, ça implique tout ça. Il y a un travail à faire sur soi-même. Surtout moi qui suis prêtre, je l’accueille en tant que prêtre. Pour lui, je suis le représentant d’une Église et du sacerdoce. Je n’aime pas dire “représentant” mais, à travers moi, ils voient quelque chose.
Le deuxième point essentiel est la restructuration. Il s’agit de permettre à la personne de découvrir qu’elle est aimable donc qu’elle peut être aimée.
Beaucoup de jeunes qui vivent des situations dramatiques – entendez ici la prostitution et tout ce qui va avec : la violence, le drogue, l’alcool – sont persuadés (sans pouvoir mettre le mot dessus) qu’ils ne sont pas aimables.
Il faut donc leur donner la possibilité de redécouvrir qu’ils le sont et donc qu’ils peuvent se laisser aimer. Et cela prend beaucoup de temps car n’avoir pas été aimé a cassé quelque chose en eux.
Et tout cela passe par le travail, en créant des liens d’amitié avec les autres et non pas des liens d’adversité.
Le troisième point est l’éducation au bonheur. Pour eux — comme pour moi autrefois —, le bonheur est souvent lié au seul plaisir et au côté matériel des choses ( des belles maisons, des fringues, de la bonne bouffe, tout ce qui va avec).
« Regardez, Padre, j’ai acheté le dernier IPhone ! Regardez, Padre, la montre Chanel ! » ( ce n’était pas la montre Chanel simple, mais celle avec tous les rubis autour. Elle se l’est fait voler un mois après, mais elle se l’était offerte). Je lui demande : « Est-ce que tu es heureuse ? ». Elle est surprise : « Là, je suis contente ! » Il faut savoir que, pour elle, l’argent c’est de l’argent sale.
Ce petit exemple le montre, il y a tout un côté à rééduquer, dans l’amitié. Et ça, ça prend du temps pour ceux qui s’en occupent, pour ceux qui vivent avec. Pour cela, selon moi, il faut vraiment des lieux où il y ait une vie familiale. Ce n’est pas évident parce qu’il faut trouver des gens qui acceptent d’y travailler et des bénévoles qui y viennent régulièrement. C’est un peu ce que fait l’Association Les Captifs dont je me sens proche par l’esprit et avec laquelle, fidèle à la promesse faite au père Giros, je veux garder ce lien d’amitié profond.
Il s’agit encore de permettre la redécouverte d’une dimension spirituelle qui habite chaque personne.
A Pellevoisin, auprès de Saint-Jean Espérance dont j’ai repris le projet éducatif et pédagogique, la découverte d’une dimension spirituelle au cœur même de la personne se traduit pratiquement par un temps à la chapelle tous les matins. C’est obligatoire. « Tu n’es pas obligé de prier mais tu es obligé d’y être. Tu prends un bouquin si tu veux mais tu respectes la dimension spirituelle qui est dans l’autre ».
Il importe alors d’expliquer un peu ce que vivent ces autres qu’eux afin d’éviter un phénomène de rejet automatique fondé sur des a priori, que l’on peut comprendre si les seules références religieuses ont été rigides et dures (comme celles que j’ai eues dans mon enfance). Cela m’apparaît très important car je ne pense pas (je parle ici en tant que prêtre) qu’on puisse permettre à la personne d’acquérir au moins déjà une ouverture sur la liberté intérieure tant qu’il n’y a pas cette acceptation d’une dimension spirituelle qui me constitue comme personne. « La vérité vous rendra libre », nous dit Jésus. Je le leur dis souvent : « Tu fais ce que tu veux, où tu veux, quand tu veux, mais ça, ce n’est pas la liberté. Mon chien, il fait pareil et même il ne fait pas autant que toi. »
La réinsertion est la dernière étape. La Maison devient alors le lieu de référence où ils peuvent revenir chaque fois qu’ils en sentent le besoin pour être aidés, accompagnés — dans un accompagnement analogue à celui de parents qui ne lâchent pas leurs enfants comme ça ! : « Tu peux compter sur moi ! Je serai toujours là pour t’aider. »
Michèle Vauthier : Une question simple, et peut-être naïve : Y a-t-il une manière de voir commune à tous ces jeunes qui arrivent à Pellevoisin, sachant qu’ils n’y ont pas été forcés ?
Père Jean-Philippe Chauveau : Je suis en train d’écrire un petit livret d’accueil là-dessus. Celui qui vient s’engage ! Il vient quelques jours, on l’accompagne et, au bout de ces quelques jours, nous le recevons, moi en tant que prêtre et la personne qui sera responsable du lieu pour lui dire : «
Maintenant, il faut que tu t’engages. Voilà ce qu’on te propose pour t’accompagner fraternellement (c’est à nous de trouver les mots) jusqu’au moment où tu pourras prendre un boulot, un appartement… »
Michèle Vauthier : Ce qui suppose malgré tout un chemin suivi en amont pour qu’ils en aient le désir.
Père Jean-Philippe Chauveau : S’il n’a pas le désir de s’en sortir, il ne viendra pas chez nous. En même temps « on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre ». C’est pour ça que je veux que ce soit un lieu qui soit beau, accueillant…
Nicolas Aumonier : Ma première question est toute simple : votre camping-car tourne entre 22h30 et 1h du matin, dites-vous ; que se passe-t-il après 1h du matin ?
Je reviens pour ma deuxième question sur notre thème d’année, « Le visage des pauvres ». D’une certaine façon, vous en avez parlé tout le temps, et d’une manière très prenante. Et cependant, que pouvez-vous nous dire sur ces visages, ce visage, ce visage du Christ parmi eux ? Le visage du pauvre, dans les personnes que vous rencontrez, comment le caractériseriez-vous ?
Père Jean-Philippe Chauveau : Pour moi je regarde chaque personne dans les yeux. Elle ne me regarde pas si elle ne me connaît pas. Cette première attitude, très importante, est celle de l’accueil car lorsqu’on se regarde dans les yeux, on voit dans le regard de l’autre s’il y a de la crainte, de la peur, de l’angoisse, de la fuite même. Je la demande aussi aux bénévoles.
Je raconte dans mon livre une chose qui m’avait beaucoup marqué. C’est l’attitude d’un garçon, travesti, qui pendant un ou deux ans ne m’a jamais regardé. Mais il était là toutes les semaines quand je tournais (au début on ne tournait que le mercredi). Et puis un jour, il s’est foutu en colère dans le camping-car et il a pris le plateau, il a tout envoyé en l’air. Il y avait du café et des gâteaux partout. Puis il est parti. Il est revenu cinq ou dix minutes plus tard, tout penaud, tout honteux et il m’a dit : « Je vous demande pardon, je me suis mis en colère. C‘est moi qui vais nettoyer. » C’était la première fois que je le voyais comme ça. Et à partir de ce jour-là, il m’a regardé dans les yeux. On a nettoyé avec lui. Je lui ai dit : « Écoute, tu as le droit de te mettre en colère. » (Je ne sais plus de quoi on avait parlé, qui l’avait énervé). « C’est super ! Le but de la discussion, ce n’est pas que tu restes en colère. »
Donc il y a une relation à la personne de l’autre qui permet d’accepter les limites de chacun et qui nous permet aussi d’entrer dans un lien d’amitié, de confiance, d’écoute. « Je reçois ce que tu me dis. Je ne suis pas d’accord mais je reçois ce que tu me dis ».
Alors que souvent, surtout nous Français, nous sommes cloisonnés ( tu es catho de droite, catho de gauche, t’es pas catho ceci, t’es pas catho cela…), nous cloisonnons les gens en fonction de leurs idées.
Hier soir, j’ai dîné au restaurant avec un couple. Nous en sommes venus à parler de la situation actuelle en Russie, des États-Unis, des pays de l’Est. C’était intéressant. Nous ne partagions pas le même avis mais je leur ai dit « attends, attends, je ne défends rien, je cherche où est la vérité »
L’autre jour, un garçon qui a des problèmes de sexe vient me voir. Il voulait se confesser. Il s’agit alors de le mettre à l’aise pour qu’il puisse trouver un prêtre qui soit à l’écoute, qui ne le met pas tout de suite dans une catégorie, qui ne lui dit pas : « Tu n’as pas le choix, c’est ça ou ça ». Non ! « Je t’écoute. Je ne suis pas là pour te juger ni pour te condamner ». Jésus dit : « Le Père ne juge personne, mais il a remis tout jugement au Fils »(Jn, 5,22) pour continuer « Je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus » (Jn, 8,11).
Quand je dis “souplesse” ce n’est pas “tolérance”.
Le Président : Plusieurs fois vous avez dit que « par mon habit, je représente l’Église, etc. »
N’y a-t-il pas alors un moment où ils attendent quelque chose de plus de votre part qui représentez l’Eglise ? Ne ressentez-vous pas vous même le besoin de leur dire « ici il y a le Bien, là il y a le Mal » ?
Il faut les accueillir, il faut les écouter certes ; c’est de la pédagogie élémentaire si je puis dire. Mais la mission ne s’arrête pas là.
Père Jean-Philippe Chauveau : Je ne le leur dirai que s’ils me le demandent parce que je connais leur histoire. Il y a beaucoup de viols, beaucoup de violence surtout au point de vue sexuel et c’est tellement délicat. Ils sont tellement dans une peur du jugement que je pourrais avoir sur eux.
En vous répondant, je pense à l’une d’entre elles qui m’a demandé de l’accompagner jusqu’au baptême. J’en parle avec Monseigneur Daucourt qui objecte évidemment que si elle se prostitue, elle ne peut pas être baptisée. Comment faire pour le lui dire sans qu’elle se sente rejetée ? J’organise donc une rencontre discrète dans mon bureau avec le dessein de lui parler de l’Evangile. Impossible ! Elle arrive avec un gâteau au citron (parce qu’elle sait que j’aime cela) et un Orangina. « Bonjour ! Comment vas-tu ? » Et elle commence à pleurer. Au bout d’une demi-heure, elle pleure encore ! Je lui dis : « Écoute, on se revoit la semaine prochaine. La semaine prochaine je viendrai chez toi » (en me disant qu’elle serait peut-être plus à l’aise). Elle a cheminé et je lui ai progressivement expliqué, pas d’une manière frontale, qu’elle serait prête pour être baptisée quand elle aurait décidé de ne plus se prostituer — sachant qu’elle a 43 ans, je crois, et qu’elle se prostitue depuis l’âge de 17-18 ans. On ne peut pas s’arrêter comme ça ! Il y faut un accompagnement miséricordieux de compréhension, de tendresse. Elle sait que je ne la juge pas, que je l’aime même. Je lui ai dit : « Tu sais, je t’aime beaucoup. Je prie pour toi. » Je l’ai eue hier au téléphone. Elle me dit : « Père, vous n’oubliez pas de prier pour moi et ma famille ! » Je lui ai dit : « Je te l’ai promis ! Je prie pour toi tous les jours. »
Car je suis qui, moi, pour leur dire : « Ce n’est pas bien », qui est un jugement moral ?. Nous, nous sommes à ce niveau-là, mais pas eux. Et puis, nous ne pouvons pas ramener chacun de ces cas très particuliers au seul niveau moral.
Ce que nous pouvons les aider à découvrir, c’est la beauté et la grandeur du corps, et l’espérance : « Ton corps est beau, il a quelque chose de grand. Si tu veux être aimée, ce n’est pas de cette manière-là. Peut-être que tu peux reprendre une vie chrétienne. »
Vous ne pouvez pas savoir le nombre de filles qui m’ont fait la surprise d’avoir arrêté, après le pèlerinage, parce qu’elles ont été touchées par la grâce de Lourdes ! Elles aiment beaucoup la Sainte-Vierge, en général.
Donc la distinction entre le bien et le mal ne peut être faite que d’une manière indirecte. Je ne suis pas là pour défendre des valeurs, je suis là pour défendre des personnes qui, de fait, viennent voir un prêtre. C’est déjà énorme ! Et ce qu’elles attendent du prêtre, c’est qu’il leur dise la manière dont Jésus les regarde, comme il a regardé la Samaritaine. Jésus sait la plus grande souffrance de son cœur. Il sait que celui avec qui elle est n’est pas son mari. Il sait qu’elle est énormément blessée dans son amour, et Il sait qu’il y a une blessure plus profonde, c’est qu’elle n’a pas le droit d’avoir de relation avec Dieu. Et quand elle découvre que Jésus l’aime, c’est elle qui va devenir une apôtre, elle part dans son village…
Ces milieux sont tellement cassés ! au point de vue moral, au point de vue physique. Le corps n’y est plus qu’un moyen de gagner de l’argent, alors qu’il a demandé de l’amour aussi. J’ai mis beaucoup de temps à découvrir qu’en fait elles ont tellement soif d’être aimées ! Et elles savent que je les aime. C’est important qu’elles sachent que des Chrétiens les aiment. Après on pourra leur dire : « On est prêt à t’aider ».
Ce que j’aurais aimé, mais n’ai pas pu faire, c’est ouvrir un lieu d’accueil sur la ville de Boulogne où elles pourraient venir partager un repas, discuter, prier. Elles adorent quand on prie avec elles.
Dans le Bois de Boulogne, on termine les tournées à 1h du matin parce qu’on travaille le lendemain, et il y a un moment de prière extraordinaire. C’est elles qui l’ont demandé parce qu’elles ont su que nous, les bénévoles, nous prions entre nous. On éteint toutes les lumières. Elles ont rapporté des statues de Lourdes, on met des petits lampions partout et on dit un « Notre Père », un « Je vous salue, Marie » en espagnol et puis je les bénis. Je me tiens près de la porte de sortie et je bénis chacune : « Que Jésus Tout-Puissant te bénisse et te garde et que Marie veille sur toi ».
Le Président : Est-ce qu’il arrive que des clients viennent dans le camping-car ?
Père Jean-Philippe Chauveau : Il y a quelques clients qu’on laisse monter sur la recommandation des filles, parce qu’il y a des types qui sont paumés.
J’ai retrouvé une fille que j’ai aidée à sortir de la prostitution et qui habite maintenant Montargis. Elle m’a retrouvé grâce à Face-Book. Elle venait d’un pays pauvre, avec deux enfants. À chaque fois que je la voyais, elle pleurait dans mes bras : « Père, je n’en peux plus ». Je ne lui donnais pas d’argent mais je lui donnais quantité de nourriture, des vêtements pour ses enfants.
Il est arrivé que je sollicite des amis pour l’aider à payer son loyer et que je lui dise : « Faut que tu te casses ! Faut que tu arrêtes ça ! » — « Oui, mais faire quoi ? ». Et puis là, elle a rencontré un garçon très gentil, chef d’une petite entreprise à Montargis qui venait avec les copains au Bois, un peu paumé. Puis, je ne sais pas… Ils sont tombés amoureux tous les deux et… je vais baptiser son troisième enfant bientôt. C’est merveilleux !
Séance du 9 avril 2015