Par Joseph Thouvenel, Vice-président de la Confédération Française des travailleurs Chrétiens
Le Président : Il est toujours délicat de présenter un ami de longue date. Même si nous nous rencontrons peu désormais, nous partageons suffisamment de choses pour que, chaque fois que nous nous retrouvons, nous ayons l’impression de nous être quittés la veille…
Je commencerai par dire que – car c’est aussi une partie de sa personnalité – Joseph Thouvenel a une expérience de plus de dix ans dans l’accueil de rue des sans-abri et qu’il a participé également à des missions humanitaires dans des pays en guerre. Certes, ce n’est pas pour cela que nous l’avons invité mais vous reconnaitrez qu’il y a une certaine résonnance entre ses expériences et notre souci de scruter le visage des pauvres.
L’ayant rencontré pour préparer la séance d’aujourd’hui peu de jours après que nous ayons entendu le Père Chauveau, j’ai été frappé par le fait qu’il aurait pu aussi être invité, non pas pour nous donner à l’identique le remarquable témoignage de celui-ci, mais pour proposer le sien dans un registre assez proche. C’est une belle occasion de souligner une réelle cohérence dans le choix des intervenants que nous avons sollicités pour éclairer notre réflexion.
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Nous avons invité Joseph Thouvenel, d’abord et avant tout parce qu’en tant que syndicaliste il a aussi des choses à nous dire sur la pauvreté, sur la subsidiarité et sur la politique au sens de l’action qui devrait être mise en œuvre à propos de la pauvreté.
Joseph Thouvenel est vice-président de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens. Il est plus particulièrement chargé, au sein de cette confédération, des affaires économiques, de l’Europe et de l’International.
Il a eu une longue carrière professionnelle commençant dès l’âge de 16 ans à travailler dans l’horticulture (j’ignorais cette compétence que j’ai découverte en préparant cette séance), puis non pas dans la banque mais à la Bourse de Paris où il a eu de nombreuses responsabilités, en particulier en représentant la CFTC, qu’il a rejoint en 1983, dans différentes instances.
Il est membre – c’est pour la partie internationale – du Bureau du Centre Européen des Travailleurs, du Bureau exécutif de la Confédération Syndicale Internationale, ou encore du Comité exécutif de la Confédération Européenne des Syndicats.
Il siège évidemment au Conseil Confédéral de la CFTC dont il est le vice-président depuis le Congrès de Poitiers en 2011.
Chroniqueur radio, éditorialiste dans la presse écrite, il est co-auteur d’un ouvrage : La CFTC, des valeurs en acte. Ce souci de lier ce qui relève de la Doctrine d’une part, de l’Action d’autre part est évidemment fondamental pour lui et cela rejoint bien nos préoccupations académiques. C’est pourquoi je tenais à terminer cette courte présentation en évoquant cette publication.
Vous voyez que c’est à de nombreux titres que Joseph Thouvenel peut, pour notre plus grand bénéfice, nous parler d’actions, de subsidiarité et du rôle de l’État, plus particulièrement en ce qui concerne la pauvreté.
Merci, Joseph, d’avoir accepté de nous revoir ; tu as maintenant le temps pour toi selon les règles que nous avons fixées…
Joseph Thouvenel : J’ai lu les interventions des uns et des autres, notamment de celle du Père Jean-Philippe Chauveau qui est très très intéressante et très poingnante.
Je ne suis pas un universitaire, je n’aurai donc pas de propos très académiques.
Je vais peut-être compléter un peu la présentation qui vient d’être faite comme cela vous comprendrez peut-être mieux mon cheminement intellectuel et les points sur lesquels je m’appuierai concrètement.
J’ai commencé à travailler à 16 ans ½ comme manœuvre chez un horticulteur. Ensuite j’ai effectué mon service militaire, par choix, chez les commandos parachutistes. Puis je suis rentré de l’armée. Heureusement c’était une période où il suffisait d’ouvrir Le Parisien pour avoir un emploi, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et donc j’ai rapidement trouvé un emploi dans la sécurité et ensuite dans le nettoyage. C’est une expérience très intéressante.
J’ai été agent de nettoyage pendant plus d’un an et demi. C’est-à-dire que je vidais les poubelles et que je nettoyais les toilettes. Humainement, le regard des autres est très intéressant. Vous avez plusieurs types de regard. Vous avez celui qui ne vous voit pas : je me disais “je dois être transparent, un objet, une chose” ; vous avez le regard méprisant ; vous avez le regard normal, humain et vous avez aussi le regard de celui qui a à faire à la classe ouvrière et donc qui voudrait passer la serpillère et vider les poubelles à votre place, ce qui n’est pas bon non plus.
Et ces différents regards sont parfaitement partagés quel que soit le niveau qu’on occupe dans la société. Le regard méprisant, il peut venir de quelqu’un qui, dans l’entreprise, est en bas de l’échelle, en haut de l’échelle ou au milieu de l’échelle – c’est très intéressant à observer et à vivre – ce qui est pour moi la meilleure démonstration que la pauvreté en humanité est partagée par toutes les classes sociales et la gentillesse, l’ouverture en humanité est aussi partagée au sein des différentes classes sociales.
Puis après, je me suis retrouvé par hasard à la Bourse de Paris où j’ai fait une petite carrière, j’ai notamment siégé pendant plus de dix ans à la Commission des sanctions de l’autorité des marchés financiers. Pas plus longtemps parce qu’on ne peut pas faire au-delà de deux mandats de cinq ans. J’ai donc une petite expérience en la matière. Pour ceux qui ne savent pas ce qu’est cette Commission, en schématisant, c’est 12 juges compétents en matière de délits boursiers. J’étais pendant dix ans l’un d’eux.
Sur un sujet qui est aussi important que le vôtre : Le visage des pauvres, Le rôle de l’État et des particuliers, la subsidiarité qui est également un sujet complexe, je vais sans doute être caricatural parce que le temps qui nous est imparti ne permet pas de trop longs développements et je vais, si vous le permettez, l’aborder par des chemins de traverse.
Le premier : d’où vient mon engagement syndical ? Quand je travaillais dans le nettoyage, j’étais chef d’équipe dans une usine qui s’appelle Logabax, en banlieue parisienne. Il y avait un responsable des moyens généraux qui était un homme pas très loin de la retraite, qui avait, lui, commencé à travailler à 14 ans. Il était arrivé au bout de sa carrière après avoir commencé comme petit manœuvre. C’était un homme charmant. Moi qui ne suis pas bricoleur, il m’a fait comprendre l’amour qu’il pouvait avoir pour des machines pleines de graisse, puantes et crachotantes, car il restait dans cette unsine un atelier de ces mécaniques un peu bizarres.
L’entreprise, qui fabriquait du matériel informatique, a été rachetée par une société plus importante et je n’ai plus vu le responsable des moyens généraux.
Au bout de quelques temps j’ai demandé de ses nouvelles, on m’a dit : « Tu ne sais pas ? Il est mort ». Il est mort parce qu’il a reçu sa lettre de licenciement et il en est mort.
Cet homme, sans enfant, s’était donné entièrement à sa carrière professionnelle. Il n’y a eu aucune humanité quand on l’a licencié. Il aurait suffi de lui dire en lui parlant d’ête humain à être humain : « Voilà, tu as fait une grande carrière, une belle carrière dans notre entreprise, tu n’es pas loin de la retraite, on est racheté il va y avoir des réductions d’effectifs. Plutôt que de licencier un jeune, nous pensons que tu pourrais être intégré au plan social. Merci pour l’entreprise, merci pour ce que tu as donné durant ces années. » Il aurait compris, s’il y avait eu cette dose d’humanité !
Il y a eu juste cette pauvreté du cœur : une lettre recommandée avec accusé de réception : « Cher Monsieur, à partir de telle date, vous ne faites plus partie des effectifs ».
Et là je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire. Et pour faire quelque chose il y a un outil qui s’appelle “l’outil syndical” qui est un excellent outil qui ne sert à rien si on ne s’en sert pas, qui peut faire des désastres si on s’en sert mal comme tous les outils mais qui peut faire de très bonnes choses si on s’en sert bien.
Voilà comment j’ai décidé d’avoir un engagement syndical. À la CFTC parce que les valeurs sociales chrétiennes sont les miennes et je ne concevais pas un autre engagement que celui-là.
Pour aborder le rôle de l’État et celui des particuliers, je vais me pencher sur les causes de la pauvreté. Et ce qui, à mes yeux, est sans doute la cause principale : le manque d’ambition.
Le manque d’ambition au sens de la définition du Petit Robert : « L’ambition, c’est le désir ardent de quelque réussite d’ordre supérieur ». Ou comme le disait Victor Hugo : « Les magnifiques ambitions font faire les grandes choses ».
Je considère que, dans notre pays, il existe une certaine médiocrité de l’ambition politique, économique, sociale, individuelle et que cette médiocrité (pour ne pas dire ce manque d’ambition) sont générateurs de pauvreté.
Au niveau politique, il y a une acceptation coupable de la situation, un sentiment d’une inévitable fatalité. Certainement, comme moi, vous rencontrez régulièrement des politiques, des députés, des ministres, etc. On a l’impression qu’il y a une espèce de fatalité, qu’on peut jouer à la marge sur les petites choses mais pour le reste : « que peut-on faire ? »
Au niveau du chômage, c’est un cancer qui ronge la société, qui ronge les personnes qui le subissent. « Oui, on va tenter de réduire le chômage ». On n’a pas l’ambition de l’éradiquer ! On n’ose pas employer le terme de plein-emploi qui pourtant serait une ambition qui mérite d’être portée : une société où tout le monde a un emploi. On en est, simplement, à essayer de réduire le chômage. On espère que la crise va passer et puis que cela va se réduire un peu mais ce n’est quand même pas une ambition majeure, une ambition porteuse.
Il est tout à fait différent de vouloir réduire le chômage plutôt que d’arriver au plein-emploi.
On me dira : « C’est du réalisme ». Je ne crois pas que ce soit du réalisme, c’est du renoncement surtout. Et ce renoncement, il est d’autant plus grave qu’il touche à la dignité de la personne, à la valeur “travail”.
Tout dépend de la définition que l’on donne au travail.
Pour les sociaux-chrétiens, travailler, c’est participer à l’œuvre commune. Si je considère qu’on peut laisser un nombre important, un pourcentage significatif de la société sans travail, c’est que je considère qu’on peut laisser un nombre significatif de nos concitoyens ne pas participer à l’œuvre commune, c’est-à-dire ne pas être co-auteur de la création, ne pas arriver à se réaliser par son labeur, ne pas arriver à s’assumer par soi-même, assurer ses moyens d’existence et ceux de sa famille.
C’est une atteinte à la dignité des personnes. C’est créer, fabriquer, une société d’une très grande pauvreté dont on réduit une partie, significative, à « vous ne travaillerez pas ».
Alors, comme l’on n’est pas des sauvages, on apporte un socle social, ce qui est une bonne chose.
Mais que, structurellement, une partie de la population soit sans travail, c’est vraiment dénier à certain la capacité participer à l’œuvre commune.
Je vais prendre un exemple.
Quand vous allez en Écosse ou en Irlande, dans les magasins, dans les stations-services, fréquemment, vous avez des handicapés, notamment des trisomiques qui vous servent.
Vous voyez beaucoup de trisomiques, en France, dans les magasins, les stations-services ou ailleurs ? Ils n’existent pas. Où sont-ils ? Comment se fait-il qu’ils ne puissent pas participer à l’œuvre collective ? On les cache, on en a honte, ce ne sont pas des êtres humains ? Il y a des CAT mais cela reste minoritaire et surtout quasiment invisible.
Et l’on découvre là un visage de la pauvreté : on cache un certain nombre de choses, on cache le handicap et on empêche certains d’avoir la dignité d’apporter, modestement peut-être, leur pierre à l’œuvre commune.
Et c’est sans doute pour une raison simple : la perte de sens, le sens de l’œuvre commune. D’ailleurs quelle ambition collective portons-nous aujourd’hui ? J’y reviendrai tout à l’heure.
Et puis de l’autre côté il y a un désir effréné de productivité qui devient mortel. C’est la productivité pour la productivité et on oublie que, certe la productivité est nécessaire, elle est utile mais au service de l’être humain et de l’ensemble de la nation et non la productivité pour la productivité pour la cupidité de quelques uns.
Puis l’on oublie aussi que le travail n’est pas forcément lié à la rémunération. Quand je dis : travailler, participer à l’œuvre commune, les parents qui élèvent leurs enfants, travaillent. La mère de famille qui élève ses enfants, elle travaille. Je dis “la mère de famille”, si je voulais être politiquement correct, je dirai “le père ou la mère de famille” enfin dans la vraie vie, c’est à 98 % la mère de famille. Donc je vous dis “la mère de famille” parce que c’est aussi une réalité. Et peut-être qu’il y a une autre réalité : quand les enfants sont en bas-âge, ils ont peut-être plus besoin de la présence de leur mère que de leur père. C’est la complémentarité des deux parents. Cela n’empêche pas les pères d’aimer leurs enfants. Je suis père de famille, cela ne m’empêche pas de savoir les changer, etc. Il y a, dans notre société, un certain nombre de choses et de rythmes naturels qu’on ne doit pas passer par-dessus les moulins. Les parents travaillent, même si ce n’est pas rémunéré.
Les bénévoles, ceux qui encadrent des mouvements de jeunes, comme les mouvements de scouts, ils travaillent ! Ils travaillent pour le bien commun, mais ce n’est pas rémunéré.
Nous avons cette notion de la valeur-travail qu’on doit se réapproprier et remettre dans la société.
Le travail rémunéré, c’est bien, évidemment, mais ce n’est pas tout le travail.
Quand on voit les statistiques, j’ai été frappé par une étude de l’INSEE qui donne une statistique sur les jours fériés : ce que les jours fériés nous coûtent et nous rapportent.
Vous avez peut-être entendu une polémique récemment. Le Medef a dit qu’on avait trop de jours fériés en mai, on peut en discuter. Ils ont fait un calcul : en supprimant deux jours fériés on gagne un point de croissance. L’INSEE a fait une autre étude et, en fait, on ne gagne pas un point de croissance, on gagnerait 0,03 de croissance…
Quand je dis “le Medef”’, je parle du sommet. Je ne parle pas des Medef territoriaux, des chefs d’entreprise, je parle de ceux qui n’ont généralement pas dirigé une entreprise sauf exception et qui décident de ce que doivent faire les entreprises.
Ils avaient juste oublié une chose au Medef dans leur calcul, c’est que quand il y a un jour férié, il y a des gens qui travaillent peu ou pas d’habitude qui se mettent à travailler beaucoup, comme l’hôtellerie, la restauration, les stations-services, etc. et que ceci compense en partie cela.
Et donc l’INSEE nous dit : c’est en fait 0,03 points. Alors j’ai écrit au directeur de l’INSEE en lui disant : c’est intéressant, dites-moi si j’ai bien compris votre étude ? Et comment vous chiffrez le gain, pour la société, du temps passé en famille ? à l’éducation des enfants ? à l’encadrement des jeunes ? à se reposer ? avec la productivité qu’on peut retrouver ensuite parce que quand on est bien dans sa peau, on est meilleur aussi dans l’entreprise. Le Directeur de l’INSEE m’a répondu par écrit : « Vous avez raison ! Cela existe. Mais comme on ne sait pas le mesurer, on n’en parle pas ».
Mais ce n’est pas parce qu’on ne sait pas mesurer quelque chose que cela n’existe pas !
J’en arrive à un point important, majeur pour éviter la pauvreté, c’est l’importance de la famille.
Vous avez entendu tout à l’heure, j’ai dix ans d’expérience de rue, d’accueil des sans-abri, c’est-à-dire que le soir, à partir de 20 h jusqu’à 1 h du matin nous faisions des accueils de rue, toujours au même endroit pour connaître les gens, pour avoir un lien avec eux pour qu’ils discutent.
La rue, c’est la solitude absolue. C’est la sauvagerie : ils sont quasiment tous armés. Quand je dis “armés”, ils n’ont pas des révolvers mais ils ont tous soit un couteau, soit une barre de fer aiguisée, parce que la rue, c’est la violence !
Ce qui est important c’est de créer des relations humaines parce qu’ils n’ont pas de vraies relations humaines. La rue, c’est une très très grande solitude.
Je me suis aperçu en discutant, pas en un jour mais en 10 ans, que pour la population française d’origine (je mets à part les arrivants des pays de l’Est, les immigrés, etc.), c’est à près de 90 % (peut-être 85/92%) des gens qui sont en hiver à minuit et demi dans la rue, c’est à dire de vrais sans-abri ; je me suis aperçu qu’à 90% ils n’avaient jamais eu de famille ou ils n’avaient plus de famille.
C’est un échec considérable de la DASS. Cela ne veut pas dire que tous ceux qui sont passés par la DASS se retrouvent dans la rue. Cela veut dire, quand même, qu’il y a un problème de cette institution. Ou alors ils n’ont plus de famille suite à une rupture familiale.
Et la communication du Père Jean-Philippe Chauveau pour cela est exemplaire. Il nous a décrit son enfance, ce qui montre qu’il n’y a pas de fatalité. Mais quand même, cette grande pauvreté, cette pauvreté de la rue, le rôle de la famille et du lien familial est majeur pour l’éviter.
Et quand, aujourd’hui, on est dans une société qui détruit la famille, quelle responsabilité sur le développement des pauvretés !
Il y a deux façons de détruire la famille.
Financièrement : on voit les mesures qui sont prises, qui sont une atteinte à la politique familiale. Cela se fait petit à petit. Je mélange complètement les gouvernements, qu’ils soient de droite et de gauche, il y a en gros une continuité depuis les années 1970, d’affaiblissement de la politique familiale au niveau soutien financier aux familles. Et il n’y a pas que ça !
Il y a quelques temps, j’intervenais, invité par un parti politique ( si on m’invite, j’interviens. Si j’ai la liberté de parole). Et puis est intervenu derrière moi un adjoint au maire de Paris. Très intéressant, ce qu’il a dit. Sa vision de la famille c’était : mais la famille, cela n’existe plus ! La famille de demain (je reprends son terme) « c’est la tribu », c’est-à-dire que les enfants seraient dans une espèce de collectivité – on n’est pas loin du collectivisme– livrés un peu à eux-mêmes ou sous la responsabilité collective. C’est la tribu : il n’y a plus de père, il n’y a plus de mère…
C’est un adjoint au maire ! C’est normalement quelqu’un qui a une maturation intellectuelle et qui exerce des responsabilités. Voilà où l’on nous conduit. Cet univers-là est absolument créateur de pauvreté.
Et je citerai le Père Dommergue à propos des enfants : « la famille, c’est le lieu où l’enfant apprend l’amour ou ne l’apprend pas. Il apprend le visage des autres qui se construit, dit-il. L’autre sera pour lui adversaire, tyrannie ou bienveillance selon l’expérience primordiale qu’il aura faite de ses parents. L’aptitude à aimer est fondamentalement mimétique. On sait combien les accidents qui peuvent se produire dans cette expérience première de l’amour sont difficiles à corriger par la suite. Mais qu’est-ce que l’amour parental ? D’abord la volonté que ce nouvel être humain existe, ensuite qu’il ait un parcours et une manière d’être qui lui est propre, c’est-à-dire différent de ce qu’ils ont connu eux-mêmes. L’enfant n’est pas la propriété de ses parents. Il n’est ni leur jouet ni l’équivalent d’un animal de compagnie. Sans un immense respect l’amour parental se pervertit et devient générateur de traumatismes. Il est indispensable que se conjuguent l’accueil chaleureux et le renoncement de ce qui ne va pas de soi ».
Je vous parlais de l’ambition. Les enfants qui ont été élevés dans un milieu un peu stable, (il n’y a pas de milieu stable absolu. Il n’y a pas de famille idéale non plus) ce sont des enfants qui sont dans une certaine sécurité. Ayant vécu dans une certaine sécurité, ils sont capables de prendre des risques.
Alors que, quand on vit dans l’insécurité permanente dès le plus jeune âge, on n’a plus de repères. On n’a pas de repère paternel, pas de repère maternel, etc. On est dans une telle insécurité que l’on se renferme sur soi-même. On ne devient plus un être humain social, on devient un être humain égoïste parce que l’on a tellement vécu en devant se refermer sur soi-même…
Si il n’y a pas de fatalité, je le redis, c’est quand même un gros risque et voilà comment on développe de nouvelles pauvretés et comment certaines personnes n’ont même plus l’ambition et la force personnelle de s’en sortir ou de se servir d’éléments qui peuvent leur permettre de s’en sortir parce qu’on les a enfermées dans des systèmes où elles sont tellement insécurisées que la seule chose qui reste c’est : je me renferme et je suis un très grand égoïste ou je me renferme et je ne veux plus rien faire. Je n’ai même plus assez confiance en moi-même pour essayer de m’arracher un peu à ma situation, même s’il y a des mains tendues, j’ai beaucoup de mal à les saisir.
Et pour lutter contre cela, la famille est un lieu indispensable.
Et j’en viens aux corps intermédiaires. Les corps intermédiaires, ce sont les acteurs de la subsidiarité. Le rôle de l’État, Le rôle des corps intermédiaires et en premier lieu le rôle de la famille.
Et l’enfant, celui qui est le plus petit, le plus faible, le plus pauvre, a besoin de cet équilibre, de cette sécurité donnés par un père et une mère. C’est pour cette raison d’ailleurs, qu’à mon sens, l’acceptation de l’adoption par des couples unisexe est une atteinte très grave aux droits de l’enfant, un risque majeur pour sa construction future et donc un risque majeur pour la construction de la société future.
C’est la route vers la marchandisation de l’être humain puisqu’on voit que, derrière, c’est l’achat d’enfant, c’est la location d’un corps de femme comme si c’était un objet – mais cela aussi c’est une très grande pauvreté –, et c’est l’exploitation éhontée des plus pauvres parce que je n’ai pas remarqué que c’était dans les beaux quartiers que des femmes louaient leur ventre pour faire des enfants pour les autres. Je vois que c’est là où il y a la misère, qu’on exploite cette misère de façon éhontée .
Et l’on nous présente cela maintenant de plus en plus comme une normalité ! Il y a à la fois une pauvreté du cœur et une exploitation de la pauvreté humaine qui est absolument condamnable.
Le manque d’ambition de l’État, c’est aussi le renoncement à l’idée de grandeur.
Et quand on renonce à l’idée de grandeur on s’enferme dans des labyrinthes administratifs, souvent kafkaïens.
Regardez l’exemple du compte pénibilité. Évidemment, il y a des métiers pénibles. Il faut lutter contre cette pénibilité. Dans certains cas, cela peut briser des femmes et des hommes.
Si vous faites trente ans derrière un marteau-piqueur au chaud, au froid, etc. Il y a un problème.
Donc il faut l’envisager et éviter qu’une personne passe trente ans au marteau-piqueur et si elle est prématurément usé, lui permettre d’arrêter de travailler un peu avant les autres.
Mais l’État qui n’a plus de vison globale sur son rôle vient nous enfermer. Le compte pénibilité : quand vous le lisez, il faudrait que, dans les entreprises, on note le nombre de fois où dans la journée un salarié lève le bras pour accomplir sa tâche. Impossible… C’est totalement kafkaïen.
L’État s’enferme dans des trucs… J’imagine, dans une PME, aller noter… les bras levés ! C’est absurde. Heureusement, on est en train de revenir un peu en arrière.
On peut considérer que l’avenir, pour un pays, c’est l’espace, la dimension. La France, en surface, est la deuxième puissance mondiale. Première puissance mondiale : les États-Unis, deuxième puissance mondiale : la France, quand on calcule avec nos possessions maritimes.
Comment se fait-il qu’aucun politique ne monte au créneau en disant : mais voilà une perspective ! Voilà une ambition !
Rappelez-vous ce qu’ont fait les États-Unis avec la conquête spatiale. Ils se sont lancés avec une ambition majeure. Ils ont fédéré leur pays. Ils ont fait l’admiration du monde entier. Du coup, ils ont fait des découvertes qui ont servi à bien autre chose que la conquête spatiale. Mais ils ont eu au départ une ambition porteuse, porteuse humainement et porteuse économiquement.
Comment se fait-il que la France – deuxième puissance mondiale en surface – n’ait pas l’ambition d’aller conquérir les espaces maritimes ?
On a encore des entreprises qui sont en pointe dans ce domaine. On a encore un savoir-faire. Il y a des possibilités concrètes avec les énergies marines, les modules poly-métalliques et surtout c’est la possibilité d’entraîner tout un pays vers une ambition qui fait rêver.
Moi, gamin, je rêvais ! sur les cités spatiales etc. Faisons rêver nos enfants sur les cités au fond des mers ! Elles existeront, elles n’existeront pas, ce ne sera pas ce qu’on imagine mais on portera un projet commun. Voilà comment on sort un pays d’une espèce de marasme où, n’ayant pas de projet commun, chacun fait ses petites affaires et petit à petit c’est un pays qui disparaît.
C’est l’emploi de la fierté pour lutter contre la pauvreté ; la fierté collective de faire quelque chose avec une ambition collective.
Cet exemple, me semble-t-il, est clair : la pauvreté de nos ambitions économiques. Nous sommes juste des petits gestionnaires au jour le jour et nous n’osons pas nous lancer dans une aventure qui est une aventure humaine et qui entraîne l’aventure économique. Sans aventure humaine et sans réalisation économique, c’est le développement de la pauvreté assuré. La conséquence c’est l’appauvrissement du pays et de sa population.
Et puis il y a le manque d’ambition sociale.
Le manque d’ambition sociale, que l’on peut voir de deux façons.
Aujourd’hui, indéniablement, il y a une concurrence déloyale d’un certain nombre de pays : la Chine, le Viêt Nam et bien d’autres pays où nos entreprises sont en concurrence sur un marché mondialisé, où nous respectons à juste titre et globalement un certain nombre de règles sur les droits fondamentaux des salariés. Mais ces pays ne respectent absolument pas les droits fondamentaux des salariés, ni les règles environnementales et personne ne dit rien. Nos gouvernants considèrent que c’est une fatalité : oui, ça se passe comme ça là-bas, c’est bien dommage.
Mais on n’a pas d’ambition en la matière, surtout quand on regarde les échanges commerciaux, la balance commerciale entre la Chine et la France. Les Chinois connaissent le rapport de forces. Quand on leur fournit des milliards par an de commandes et qu’eux, en contre-partie, ne nous achètent pas grand-chose.
On pourrait rééquilibrer les choses. Oui, mais comment faire ?
Faisons la traçabilité sociale. C’est quelque chose de simple au moins commençons par les produits peu sophistiqués.
C‘est-à-dire, faisons jouer le consommateur que nous sommes tous et demandons à être informés, par exemple par une pastille bleue sur les produits, mon jean par exemple. Il y a plein de produits simples, ici : le verre, la bouteille, vos vêtements. Et le consommateur quand il achète aujourd’hui, arbitre entre un prix et une qualité mais n’a aucune information sur le respect des droits fondamentaux des salariés. Il faut que je puisse aussi arbitrer sur les normes sociales en sachant que, à l’autre bout de la chaîne, que ce soit chez nous ou ailleurs (chez nous c’est respecté, en gros), on n’a pas fait travailler des quasi esclaves et que les droits fondamentaux des salarié ont été respectés.
Cela a deux avantages. Le premier, de protèger nos emplois et le deuxième avantage de permettre à ces pays de se développer socialement et économiquement. Parce que, moins il y aura de pauvres en Chine, plus ils seront heureux et nous aussi.
J’ai donné, il y a déjà quelques temps une conférence en disant ce que je vous dis maintenant. Il y avait le ministre du commerce du Maroc. Il a tout de suite bondi en disant : « Mais oui ! Faites-le ! Parce que nous, au Maroc, on essaye de développer une classe moyenne. Alors, on s’était mis dans le textile mais le jour où les Chinois ont pu nous envahir – parce qu’on a supprimé les quotas sur le textile, – on ne peut plus tenir ! 10 centimes d’euros sur un T-shirt pour nous qui achetons ce n’est pas grand-chose. (Le pauvre, il veut toujours aller au moins cher, on ne va pas lui reprocher. Mais tout le monde n’est pas le plus pauvre.) Ces 10 centimes d’euros, c’est toute la différence qui permet à des gens d’être correctement payés au Maroc plutôt que d’être complètement exploités en Chine. »
Si on relève les conditions sociales, cela se fait petit à petit. On est dans un cycle vertueux alors qu’aujourd’hui le cycle est inverse, nous sommes en train de fabriquer de la pauvreté.
Ne croyez pas non plus que les Chinois soient des gens très heureux. On dit que ce pays se développe, d’accord. Il y a une minorité qui se développe comme quand il y avait une nomenclatura en URSS, cela ne veut pas dire que le peuple russe était très heureux. Parce que les gens qui viennent des campagnes, qui vivent très modestement dans les campagnes chinoises mais que l’on entasse aujourd’hui dans les villes vivent encore moins bien qu’avant. On est en train de recréer un prolétariat avec des conditions encore pire que celles qu’ils avaient.
Mais c’est aussi notre rôle de nous intéresser au visage du pauvre à l’autre bout de la planète, lorsque que nous avons la possibilité d’acheter, il faut nous mobiliser pour vérifier si les règles sociales sont respectées.
Il y a des exceptions, les produits complexes, on ne va pas y arriver tout de suite. Commençons par les produits simples, avançons point par point, mais avançons. Ce serait l’intérêt de nos pays comme des pays émergents.
Il y a dans le domaine social un autre manque d’ambition.
C’est cette incapacité à considérer une entreprise comme une communauté humaine mais plutôt comme un lieu d’affrontements permanents entre classes sociales, entre puissance d’argent et force de travail. C’est un fonctionnement qui crispe les égoïsmes, qui bloque tout, qui tue la confiance.
Sans confiance, on ne peut pas avancer. On pourra faire toutes les lois, les textes, les décrets du monde, s’il n’y a pas la confiance on n’arrivera pas à avancer. La confiance, elle ne se décrète pas, elle se construit.
La responsabilité de cet état de fait est largement partagé entre organisations syndicales et organisations patronales.
J’ai tendance à dire qu’aujourd’hui le mouvement de lutte des classes le plus puissant en France, c’est le Medef. Les organisations syndicales, il y en a bien qui sont contre la lutte des classes mais elles ont moins de moyens que les autres.
Je vais vous donner un exemple : le lundi de Pentecôte. On pense ce qu’on veut de la suppression de cette journée qui normalement est une journée de solidarité qui n’existe pas puisque si vous regardez votre fiche de paye, vous verrez que tous les mois il y a 0,3 % qui sont pris pour la solidarité. C’est ce qui finance les 2 milliards et demi par an pour la solidarité et non pas une journée de travail supplémentaire mais bien un prélèvement mensuel. Si l’on vous force à travailler un jour sans être payé, moi qui ai fait l’école primaire, je sais que si je ne suis pas payé, c’est 0 et 0,3 % de 0, c’est toujours 0. Donc la journée de solidarité n’existe pas.
Que je travaille ou pas, si je ne suis pas payé je ne rapporte pas plus pour les personnes âgées.
Mais dans ce merveilleux système où se développe une lutte des classes, il y a des gens qui sont plus forts que d’autres.
Par exemple, à la SNCF, pour la journée dite de solidarité, les agents de la SNCF sont censés faire 1 mn 52 de travail en plus par jour. Eux ont gagné dans le rapport de forces de leur petite lutte des classes parce qu’ils peuvent bloquer les trains et ennuyer tout le monde.
Mais ma caissière chez Carrefour qui ne gagne pas très bien sa vie parce qu’en moyenne elle a un salaire de 900 € parce que elle est à temps partiel imposé. Elle, le rapport de forces dans cette lutte des classes, c’est du côté de son employeur sauf que cette fois-ci, on l’oblige à travailler un jour férié sans être payée.
Est-ce que c’est juste ? Il ne me semble pas. Est-ce qu’il faut sortir de ce système ? Je crois qu’il le faut.
L’on voit très bien comment la crispation des égoïsmes fait qu’il y a des blocages dans un sens et dans l’autre et des injustices un peu partout.
Et il appartient à chacun de prendre ses responsabilités, c’est le rôle des particuliers.
Le rôle du particulier, c’est déjà d’être citoyen, au sens de participer à la vie de la cité. Nous sommes aussi dans la subsidiarité, chacun a sa place.
Le premier rôle d’ailleurs est, à mon sens, le rôle d’éducateur des enfants. Leur place dans la société quand ils sont adultes vient aussi de l’éducation qu’ils vont recevoir.
Vous avez dû voir que, dans les statistiques, il y a de moins en moins d’enfants issus des classes populaires ou même de la classe moyenne, de la petite classe moyenne, qui accèdent aux études supérieures.
Quand l’on fait travailler des mères de famille, souvent d’ailleurs mères célibataires, pour des nocturnes dans les grands magasins ou le dimanche, qui surveille les enfants ? Qui s’occupe de leurs devoirs ?
Mes enfants, ont eu la chance d’avoir une mère qui pouvait rentrer et un père qui rentrait et qui disait : « Tu as fait tes devoirs ? Tu as appris tes leçons ? »
Mais quand vous rentrez chez vous à 23 h – parce que si vous terminez à 22 h, le temps de rentrer en banlieue parce que vous n’avez pas les moyens d’habiter Paris, – qui s’occupe des devoirs et des leçons ?
Il y a là une très grande injustice et l’on développe des vraies poches de pauvreté. Certains diront : mais non, on peut prendre des nounous. Mais les nounous, il faut les payer…
Voilà comment, dans la société, on dysfonctionne complètement en empêchant une partie de la population d’exercer son rôle d’éducateur.
Bien sûr il y a des cas où il est nécessaire de travailler le soir, la nuit, etc. Mais enfin, s’il s’agit de vendre des petites culottes à 23 h sur les Champs-Élysées, je pense qu’on peut s’en passer.
Parce que c’est cela l’enjeu, c’est avoir aussi le sens du bien commun.
L’Assemblée nationale vient de voter l’ouverture des Grands Magasins le dimanche, ce qui va d’ailleurs un peu plus couler le commerce de proximité. C’est Jérôme Vignon qui parlait du désastre pour les artisans et les commerçants en province et les fermetures qui en découle. En ouvrant les grandes surfaces le dimanche, le désastre va continuer de prospérer.
Nos amis parlementaires, globalement, se sont totalement désintéressés du problème. Ils n’ont pas vu l’ensemble des conséquences.
Avoir le sens du bien commun, pour les personnes, c’est aussi conjuguer droits et devoirs. Et ne pas oublier que si on a des droits, on a des devoirs.
Et puisque j’aime bien les exemples (vous avez remarqué), il y en a un que je connais bien.
Une jeune fille qui a été parfaitement élevée, de bon milieu, s’est mise au chômage parce qu’elle a « droit » au chômage parce qu’il fallait qu’elle prépare son « grand » mariage. Pendant quatre mois elle n’a pas travaillé. Elle a vécu sur le dos de la collectivité parce qu’elle y avait droit. C’est parfaitement choquant. Son devoir, c’est de ne pas vivre sur le dos de la collectivité.
Et un peu à tous les niveaux de la société on a tendance à dire : j’ai des droits, je prends, mais je n’ai plus de devoir. Cela a un coût financier et un coût humain.
Notre responsabilité, à chacun, c’est de regarder les droits en même temps que les devoirs que nous avons. Évidemment plus nous avons de droits, plus nous avons de devoirs.
Je vous disais aussi : le manque d’ambition pour les personnes.
Il y a un processus continuel fait d’assemblages réglementaires et financiers qui entraîne chomâge et pauvreté, alors il devient nécessaire d’avoir des secours et de porter des secours aux plus pauvres.
Il est nécessaire de ne pas laisser les gens dans la rue. Il est nécessaire de ne pas laisser les gens mourir de faim.
Mais à un moment donné le système se pervertit. Ce n’est pas voulu, du moins je l’espère, le système bâtit des équilibres qui maintienent une partie de la population dans une précarité de survie : « Vous avez, en gros, suffisamment d’aides pour survivre et ne nous embêtez plus ». Mais on dénie à cette population, là aussi, le droit d’être co-auteur de son avenir.
Quand je perçois (à part situation d’urgence) des aides, on doit aussi me demander de rendre quelque chose à la collectivité. C’est reconnaître l’humanité de chacun, la capacité de chacun à participer au bien commun. Je reçois et donc je dois aussi donner. Ce que je dois donner doit être vu en fonction de mes capacités à donner.
Pour les sans-abri, par exemple, comment se fait-il que l’on n’organise pas, dans certains endroits, dans des baraquements, des lieux (une baraque de chantier, c’est quand même mieux que d’être sur un coin de trottoir, la nuit.) où les sans-abri trouveront un abri et qu’on leur demande en contre-partie de faire le nettoyage, de ramasser les poubelles, d’entretenir ? C’est aussi leur remettre un pied à l’étrier. Mais cela devient compliqué, les réglementations vont nous l’interdire.
Durant mes dix ans d’accueil de rue, il y a un moment où on a eu un problème : on offrait du thé, du café, des brioches, etc. ce qui était un moment convivial, puis derrière, on avait le relai du secours catholique pour un suivi avec des gens spécialisés pour que les sans-abri puissent aller prendre des douches, éventuellement des soins médicaux, etc.
On est venu nous reprocher d’offrir de la nourriture dans la rue, c’était tout à fait illégal. Il aurait fallu le faire dans une salle fermée aux normes avec des chaises, des tables, etc.
Si l’on veut toucher les sans-abri, il vaut mieux aller vers eux, mais la réglementation l’interdisait parce qu’il y avait de la nourriture, on ne respectait pas l’hygiène…
Vous voyez, le cheminement réglementaire peut brimer les initiatives parce qu’on n’a plus l’ambition de faire ce qu’on doit faire. On se protège par des textes qui peuvent avoir aussi leur intérêt mais, pas à n’importe quel prix.
Autre exemple, je siège à la CAF de Paris et il y a des aides qui sont données, des aides au logement et c’est très bien.
Mais quand vous voyez qu’on donne, pour 16 m2 pour 4 personnes – déjà 16 m2 pour 4 personnes, il y a un problème – 3 000 € par mois versé par la collectivité, à un hôtellier. Il y a un problème.
Quel est le problème ? Ils sont logés dans un hôtel, depuis un an et demi… Et si l’on regarde leurs revenus, (on a tous les revenus, toutes les aides,)… Ils ont 1 200 € mensuel.
Je suis un garçon simple, je me dis comment peut-on avoir en tout 1 200 € de revenus y compris les aides de la CAF et payer 3 000 € par mois ? La réponse de la CAF : ce n’est pas notre champ de responsabilité.
Ces gens-là ne peuvent pas vivre, même avec toutes les aides ils arrivent à 1 200 €. Comment règlent-ils 3 000 € d’hôtel ? N’y a-t-il pas une arnaque qui coûte très cher à la collectivité ? Ce n’est pas notre champ de responsabilités. Tout est bien fait, les papiers sont bien remplis. C’est de l’irresponsabilité collective.
Si ces personnes sont véritablement à 4 dans 16 m2 ce n’est pas tenable il faut faire quelque chose. Et l’on pourrait faire quelque chose à moins de 3 000 €/mois pour la collectivité.
C’est un ensemble de renoncements. Ils ne se plaignent pas. Je pense que l’hôtelier ne se plaint pas non plus. On ne sait pas trop ce qui se passe. On donne de l’argent donc on fait notre travail.
Et non, on ne fait pas notre travail, on ne le fait pas jusqu’au bout. Soit il y a un vrai problème social, soit il y a une escroquerie et s’il y a une escroquerie, elle est au détriment de la collectivité, au détriment d’autres plus pauvres qu’on pourrait aider avec ces sommes.
Notre manque d’ambition collective, c’est de ne pas aller jusqu’au bout.
Je ne crois pas non plus au mythe de la gratuité. Gratuité-santé, on en a beaucoup parlé. Je pense qu’il faut que, encore à part urgence, chacun comprenne que la gratuité n’existe pas, tout a un coût, et que l’on demande une participation, minimale, symbolique s’il le faut, mais pour indiquer que cela a un coût et que la société ne fonctionne pas sans coût.
Voilà pour l’ambition concernant les personnes, dénier à certains cette possibilité de s’exprimer, de participer au bien collectif, c’est tout simplement une atteinte à leur dignité c’est-à-dire à leur humanité.
Et je crois qu’en déclinant l’État, les corps intermédiaires, la personne, très rapidement, j’ai répondu à la question de la subsidiarité qui était posée.
Chacun doit prendre ses responsabilités, à son niveau et dans son champ de compétences.
Échange de vues
Jean-Marie Schmitz : Une fois ce constat assez sombre fait, quelles seraient la ou les premières mesures d’urgence qu’un gouvernement nouvellement élu dans deux ans devraient prendre ?
Joseph Thouvenel : Il y a deux choses.
Il y a déjà des mesures qui sont urgentes mais qui n’auront des conséquences que dans la durée, sur l’éducation. Quand je parle de l’éducation, c’est tous les problèmes de l’école, etc.
La deuxième des choses, dans les mesures urgentes sur la pauvreté, c’est de cibler véritablement les plus pauvres c’est-à-dire ceux qui sont dans la rue, sans abri.
Il faut savoir que il y a une partie de la population qui a des problèmes psychiatriques graves. Certains sont à la rue parce qu’ils avaient déjà des problèmes psychiatriques, d’autres ont sans doute des problèmes parce que vivre dans cette insécurité permanente entraîne des troubles mentaux… Imaginez que vous n’ayez pas un lieu à vous pour poser vos affaires, pour vous poser.
Il me semble qu’il y a une urgence à traiter ces problèmes sachant qu’il faut les traiter avec humanité, cela demande de mettre des moyens, aussi pour le suivi psychique et psychiatrique parce qu’il y a une urgence humaine et qu’il y a un certain nombre de personnes, pour une raison X,Y qui ne voudront pas intégrer des centres, ne voudront pas parce que c’est leur espace de liberté, il faut aussi leur laisser.
Et puis l’autre urgence, c’est sans doute remettre à plat notre système, qui n’est pas si mauvais ! Mais qui est en train de partir à vau-l’eau du fait de l’entassement des irresponsabilités…
Regardez le RSA. L’idée de dire : on va donner une aide à quelqu’un qui n’a pas de travail mais qu’en contre-partie il apporte quelque chose à la société et y travaille ou l’idée de dire que quelqu’un qui reprend un emploi, il ne faut pas qu’il gagne moins que quand il ne travaille pas, ce sont des idées de bon sens. Là-dessus, on a mis en place un système où personne ne comprend plus rien, à part peut-être quelques grosses têtes qui l’ont inventé, encore que j’ai des doutes sur la compréhension qu’ils ont de leur créature.
Alors, remettons des choses plus simples, peut-être. L’urgence, c’est de simplifier ces dispositifs.
Mais la véritable urgence, c’est sans doute que les uns et les autres se sentent responsables dans un cadre collectif. Et cela se reconstruit dans la durée malheureusement. Ce n’est pas d’un claquement de doigt.
La grande pauvreté, cela demande un regard… Regardez la prostitution. Là aussi il y a une urgence.
Peut-être que j’ai été particulièrement marqué par les accueils de rue. On les faisait place de la Nation où, il y a aussi la prostitution. Je vous assure, quand vous voyez une gamine – dont on ne sait pas l’âge mais qui paraît très jeune – enceinte, qui est embarquée par un mec dans une bagnole, qui est rejetée ¼ d’heure, 20 mn après ou une demi-heure avec le sous-mac avec sa montre. En fonction du temps où elle est partie, il va lui réclamer telle ou telle somme. Et puis arrive le mac au-dessus, celui qui fournit la drogue. Parce que si dans les sans-abri à Paris, je n’en ai pas vu qui souffraient de la faim, on est suffisamment organisé pour qu’il y ait des lieux où trouver de la nourriture. Celles et ceux que j’ai vus ayant vraiment faim sur les trottoirs de Paris, ce sont les prostituées, qui ont mis deux ans avant de venir nous voir parce qu’il fallait d’abord que le mac l’autorise. Ce sont les seules que j’ai vues se jeter sur du lait concentré.
Donc s’il y a une urgence sociale, c’est déradiquer ce fléau qui a aussi une grande signification : un être humain n’est pas un objet sexuel, n’est pas un objet tout court.
Et ce serait aussi envoyer un message très clair à la société. Et ce serait toucher aussi, je vous l’ai dit, a la drogue. Et l’autre question que je me pose aussi : je voyais ces prostitués un certain temps et puis elles disparaissent et je ne sais pas où elles disparaissent.
Là on a une urgence humaine de tous les jours, c’est de l’esclavage au XXIe siècle, à Paris et ailleurs.
Bertrand de Dinechin : Que pensez-vous de la suppression du service militaire ?
Joseph Thouvenel : Cela a permis à certains petits-bourgeois qui ne voulaient pas le faire d’échapper à ce qui était un excellent creuset collectif, qui permettait, avec tout ses inconvénients, un mélange des genres et la découverte de l’autre et qui donnait une expérience réelle. Il y avait à la fois l’expérience pour des gamins qui étaient un peu à la dérive que cela remettait dans un cadre, à qui on pouvait apprendre un métier et qui s’en sortaient. Et aujourd’hui, ils n’ont plus rien.
Et cela donnait aussi, à mes petits-bourgeois, l’occasion de connaître un peu d’autres milieux et de vivre avec eux pendant un an.
Expérience plus ou moins difficile, c’est vrai, j’ai été surpris au départ : je ne connaissais pas les Ch’tis ! J’ai eu des Ch’tis. Je me suis aperçu qu’il y avait des bons français qui avaient comme moi une vingtaine d’années mais qui parlais une langue qui m’était étrangère, il m’a fallu une semaine pour les comprendre. Je ne savais même pas qu’ils existaient.
Et puis j’ai découvert que certains pouvaient se coucher le soir avec 24 canettes de bière au pied de leur lit et se réveiller le matin, les 24 canettes vides. C’est une expérience que je n’avais jamais faite et une expérience humaine qui n’est pas non plus inintéressante. Et cela ne veut pas dire que ces gens ne soient pas capables de faire quoi que ce soit.
Ce mélange, c’était un vrai creuset. On est en train de vouloir nous créer un ersatz de service militaire qui ne serait pas un service militaire, qui serait je ne sais pas trop quoi.
Tous ceux qui sont passés par là ont vu des jeunes qui ne savaient ni lire ni écrire en arrivant et qui ressortaient, sachant lire et écrire et ayant un travail. Ce n’était pas la réussite à 100 % mais on les avait quand même remis dans des rails, dans des structures, des structures qu’ils n’avaient peut-être jamais eues.
Il y en a même un, un jour, qui m’avait dit : « L’armée, c’est le seul lieu où on m’a aimé ». Vous vous rendez compte ? C’est le seul lieu où on l’a respecté. Enfant, on ne le respectait pas. Adolescent, on ne le respectait pas. L’armée, c’est le lieu où on l’a respecté. Je ne dis pas que l’armée c’était déal. Mais quand même.
Bernard Lacan : Dans votre exposé qui est tout à fait remarquable, il y a deux points. Il y a le traitement direct des différentes pauvretés et puis il y a ce que vous avez indiqué comme la racine qui est en fait le renoncement, le manque d’ambition.
Donc ma question, c’est : comment, dans un pays qui est gouverné par des fractures idéologiques, comment est-ce qu’on peut ordonner, au-delà des idéologies un minimum d’ambition commune, je dirais de foi dans l’avenir et surtout de véhiculer ce sentiment qu’ un peuple peut agir sur son avenir et non pas supporter la fatalité d’un déclin ?
Joseph Thouvenel : La première chose c’est je crois que notre devoir – ce n’est pas moi qui le dit – est de semer. Après si on a la récolte, tant mieux. Et donc à chacun de semer, déjà, plutôt que de se dire : c’est une fatalité, on ne peut rien faire.
Et puis je pense que les peuples ont quand même un certain bon sens.
Le problème, c’est la faillite des élites. Qu’est-ce que c’est qu’une élite ? C’est ceux qui doivent être exemplaires. Et là, pour l’exemple, on a une faillite monumentale.
Et donc le peuple, on ne va pas lui demander d’être exemplaire sauf exception, quand les élites ont failli. Alors il faut redonner corps à tout cela.
C’est le rôle des parents dans l’éducation. C’est le rôle de ceux qui s’engagent dans la société.
Après, est-ce que cela portera ses fruits ?
Moi, je suis de ces générations qui ont connu l’Union soviétique. Un article m’avait marqué dans les années 80, un article du Monde. Le Monde, c’était les penseurs référents de l’époque. Cet article était très bien fait et il nous décrivait parfaitement comment l’Occident allait s’écrouler, l’Union Soviétique envahir l’ensemble de l’Europe qui allait tomber comme un fruit mûr, qu’il n’y avait pas d’espoir parce qu’ils étaient plus efficaces, parce qu’ils étaient plus nombreux…
Que reste-t-il de l’Union soviétique ? Je ne veux pas dire que ce qui se passe est totalement bien là-bas mais quand même je préfère avoir ce qui se passe aujourd’hui en Russie qu’avoir l’Union soviétique à ma porte. Il n’y a pas de fatalité.
Maintenant je n’ai pas la solution mais je vois des phénomènes intéressants.
Les Veilleurs, par exemple. Les Veilleurs, ce sont ces jeunes qui se réunissent sur la place publique à Paris, en Province, une fois par mois. Autour d’eux viennent s’agglomérer cinquante, cent, cent-cinquante personnes. Ils passent une heure, deux heures, trois heures à occuper l’espace publique en lisant des poèmes, en faisant des interventions sur tel et tel thème, de réflexion. C’est un phénomène très intéressant parce que c’est porté par des jeunes très libres, ouverts à tous, pacifiques qui se réapproprient l’espace publique comme espace de réflexion.
Au départ, quand les Veilleurs se sont créés il y avait trois camions de CRS. D’ailleurs quelqu’un disait : « à force d’encadrer les Veilleurs, d’entendre les poèmes, les réflexions philosophiques, on va avoir les CRS les plus cultivés au monde ».
Aujourd’hui on a compris que la République n’était pas en danger parce que des jeunes se réunissaient pour lire des textes de Victor Hugo ou de Balzac… Et c’est un phénomène intéressant. Est-ce qu’il va prospérer ?
Je pense que c’est un signe parce que les choses changent rarement du fait des majorités. Il faut qu’il y ait une minorité agissante qui, justement, entraîne les choses. Et quand, à cette jeunesse perdue, on leur demande : « C’est quoi la première valeur pour vous ? » la réponse est : « Fonder une famille. » À la grande surprise de nos soixante-huitards. « Je veux fonder une famille et avoir quelqu’un que j’aime. » Cela, c’est quand même plein d’espoir parce que c’est plein de bon sens.
Jean-François Lambert : Je voudrais me permettre quelques remarques sur le fond.
J’ai été très frappé par votre sur insistance sur le manque d’ambition. Je crois que ce manque d’ambition est la conséquence assez directe de tout un cheminement culturel, philosophique, idéologique. Le titre d’un ouvrage bien connu d’Alain Ehrenberg : La Fatigue d’être soi est significatif de cette dérive.
Le philosophe Rémi Brague, dans un livre récent (Le propre de l’Homme. Sur une légitimité menacée), pose justement très bien la question de savoir pourquoi il est bon que nous soyons. Autrement dit qu’est-ce qui justifie notre existence ? Et qu’est-ce qui justifie que cette existence est bonne ? Que la personne humaine est un bien ? La question se pose aujourd’hui avec d’autant plus d’acuité que les tenants du trans-humanisme et du post-humanisme défendent l’idée, déjà plus ou moins passée dans l’inconscient collectif, que rien ne justifie qu’il soit bon que nous soyons ce que nous sommes et qu’il convient, au contraire, de faire advenir l’après humain.
Les propos que vous avez cités de cet adjoint à la Mairie de Paris qui affirme que la famille n’existe plus s’incrivent dans la même logique qui affirme, depuis longtemps déjà, que l’homme n’existe plus, que la personne humaine n’existe plus, si tant est qu’elle ait jamais existé (mort de Dieu, mort de l’homme).
Vous avez aussi parlé de la marchandisation. On peut évoquer ici l’affirmation du Docteur Pierre Simon (ancien Grand Maître du Grand-Orient, qui fut conseiller de Simone Veil au Ministère de la Santé) selon laquelle « La vie est un matériau qui se gère ». Cette position est actuellement celle de nombreux scientifiques (notamment ceux travaillant sur les cellules souches embryonnaires). La personne est ainsi réduite à un individu constitué de matériaux qui se gèrent.
Savez-vous qu’il y a actuellement une discussion pour rendre quasi automatique le prélèvement d’organes. Dans le système actuel on est dans le « qui ne dit mot consent ». En principe, tout le monde est donneur potentiel. A défaut d’être inscrit sur le Registre des refus, si l’éventualité d’un prélèvement d’organe se présente, les équipes médicales doivent demander l’avis de la famille, des proches ou d’une personne de confiance désignée par l’intéressé. Or, il est question de pouvoir se passer de cet avis. On parle ici de « présomption de générosité ». Jolie formule pour désigner le fait que l’on pourrait désormais décider d’arrêter un traitement et de prélever des organes sans en référer à la famille. Nous sommes là en pleine gestion de « matériaux » et la personne devient un simple réservoir de pièces détachées.
Mon propos s’est éloigné un peu de votre exposé mais je pense que les problèmes que vous avez soulevés s’inscrivent dans un contexte socio-culturel plus vaste qui justifie et rend tolérable le manque d’ambition que vous avez dénoncé, si nous ne sommes pas convaincus que ce que nous sommes ne se réduit pas à nos composants et que cela est bon.
Joseph Thouvenel : Vous avez peut-être mis le doigt sur le cœur du sujet : « La vie est un matériau qui se gère », pourquoi pas après tout ?
Pour le chrétien que je suis, la notion de l’être humain, c’est évidemment on a tous une dimension matérielle mais on a tous aussi une dimension spirituelle. Si on nie cette dimension spirituelle, ce qu’ont a fait d’ailleurs, c’était le totalitarisme communiste, c’est la négation de la dimension spirituelle de l’être humain.
Je ne suis pas un anti-capitaliste primaire et viscéral. La liberté du marché est une bonne chose, encore faut-il qu’elle soit régulée, qu’à un moment donné ce ne soit pas non plus la prééminence du matérialisme marchand qui considère l’être humain n’ayant d’intérêt que s’il est capable de produire et de consommer.
Ce sont là les vrais choix de société. Et même ce n’est plus un choix de société, c’est un choix de civilisation.
Effectivement si je considère que l’être humain comme un matériel. D’accord. Il n’y a aucune gêne à prendre un bras, une jambe à quelqu’un. D’ailleurs s’il est dans la misère, il sera tout content de survivre en donnant sa main, ce sera un échange. Oui, il y a une autre notion c’est que l’être humain a aussi une dimension spirituelle.
Je me rappelle, lors d’un débat à la télévision sur le travail du dimanche, j’avais en face de moi une dame très gentille qui avait un commerce dans une zone commerciale qui disait : « mais moi, je suis très heureuse, je travaille tous les dimanches, tout le temps, toute la semaine, tous les jours, etc. » « Très bien, c’est votre droit mais : quand est-ce que vous aimez ? » Elle m’a regardé, elle n’avait pas compris. « Quand est-ce que vous aimez, que vous aimez quelqu’un ? » Elle est devenue blanche : « ça, je sais pas ».
Quel est le temps pour l’amour ? Est-ce que l’être humain n’est pas un être qui a aussi besoin d’une dimension spirituelle, d’amour ?
C’est tout le débat qui est à la fois philosophique et très concret de ceux qui pensent que l’être humain n’est qu’un objet, une chose et donc on peut vous traiter comme un objet ou comme une chose. Rétablissons l’esclavage et comme on n’est pas méchant on négociera la longueur des chaînes !
Et on a ceux qui considèrent que l’être humain a une dignité particulière, c’est un être sacré, et qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire à l’encontre des êtres humains. C’est la dimension chrétienne. On a tous une dimension transcendante, en tout cas c’est ce que je crois, et je pense que quand on cultive la dimension transcendante que ce soit avec une dimension religieuse, mais aussi pour un agnostique, on a tous le droit d’aimer. C’est quand même mieux que quand je m’enferme dans des schémas entièrement matérialistes.
Mais on le retrouve. Le nazisme était un mouvement matérialiste, le communisme est un mouvement matérialiste. C’est le combat du Bien et du Mal. Et on voit le mal qu’ont pu faire ces mouvements entièrement matérialistes qui rentrent par d’autres voies aujourd’hui et qui sont tout aussi totalitaires.
Jean-Paul Lannegrace : Je voudrais revenir aux conditions, les causes économiques de la pauvreté en France.
Je suis très frappé de voir que les jeunes qu’on forme dans les Grandes Écoles, à 80 % ne veulent pas travailler, vivre en France.
J’en ai eu un peu l’explication récemment. J’étais en Équateur avec un entrepreneur qui m’a expliqué pourquoi il avait vendu son entreprise en France et pourquoi il en avait redémarré une en Équateur. Il m’a dit : en France, ce n’est pas possible, on est écrasé. On est harcelé quand on est entrepreneur. On est harcelé, écrasé par toute la paperasse qui nous fait perdre notre temps, par les normes, par le système administratif qui nous étrangle, par la fiscalité. Et on se trouve en présence de jeunes qui, dès qu’ils sont en CDI, ne veulent plus faire une heure supplémentaire. Ils sont tout le temps malades. Ils nous attaquent en justice, et en justice l’entrepreneur perd toujours. Le chef d’entreprise est très mal vu en France. J’ai mieux démarré en Équateur. Je travaille avec des gens qui ne sont pas formés, je les forme et pour tout le reste je suis libre.
Joseph Thouvenel : Il y a le thème d’une conférence complète.
J’ai quand même souvenir, il y a quelques années, d’avoir lu de nombreuses publications qui disaient : la France est fichue, les jeunes Français ne vont pas à l’étranger, ils restent chez eux, c’est la fin, regardez ces Anglais qui vont partout dans le monde. Aujourd’hui on dit : la France est fichue, les jeunes vont partout dans le monde.
Moi, un jeune qui veut découvrir le monde, je trouve cela plutôt sympathique. Est-ce qu’ils reviennent jamais ? Cela, c’est autre chose. Il y en a un certain nombre qui reviennent. Comme il y a un certain nombre de chefs d’entreprise qui vont faire des expériences étrangères. Je ne suis pas spécialiste de l’Équateur mais je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas la pratique de pots-de-vin, je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas des pratiques administratives un peu curieuses. En tout cas, dans les pays d’Amérique Centrale, d’Amérique du Sud, que je connais, les relations sociales ne sont pas les mêmes, ne sont pas aussi complexes, le code du travail n’est pas aussi épais mais pas forcément plus harmonieux… Par exemple, les relations au Maroc, je suis sûr que le code du travail marocain est beaucoup plus léger. Par contre, le droit de propriété, c’est un peu complexe, cela ne se gèrent pas à la française mais je ne suis pas sûr que ce soit plus facile, plus fiable et si je n’ai pas le bon réseau et la bonne patte à graisser, etc. les bons associés, que cela marche.
Les jeunes, il y en a qui se disent “je pars ailleurs” mais c’est pour cela que je disais : développons une ambition collective ! Et on ne la développe plus !
Je comprends qu’on se dise : je vais aller dans un autre pays, je vais pouvoir remuer, faire des choses. En effet, on a un problème, là. Mais on n’est pas les plus mauvais. L’aventure, elle peut être ici ! L’aventure syndicale, c’est une aventure merveilleuse ! Elle n’est pas facile tous les jours.
Je comprends les difficultés d’un chef d’entreprise, il y en a, c’est indéniable, mais on a aussi des atouts et des forces mais on ne sait pas les valoriser. C’est indéniable aussi ! Quand on commence à les valoriser, on est bon. La France est quand même la quatrième puissance mondiale, non, la cinquième parce que nos amis Britanniques nous sont passés devant. Comment sont-ils passés devant nous ? Ils sont passés à l’anglaise, c’est-à-dire qu’ils ont rajouté dans leur calcul de richesses du pays tout ce qui est produit par la prostitution, le trafic d’armes, la drogue. Alors évidemment nous, si l’on fait la même chose, on repasse devant l’Angleterre. On n’est pas si mauvais en étant toujours la 4ème puissance économique mondiale.
Ce qui est inquiétant, c’est qu’on a tendance à baisser. On a quand même des atouts considérables, il ne faut pas non plus être complètement dans le défaitisme.
Et je pense qu’il vaut mieux être chef d’entreprise en France que chef d’entreprise en Équateur parce que… Je parle sur la durée, avant la prochaine révolution équatorienne.
Le Président : Je souhaiterais m’insérer dans la discussion en posant une question qui me semble être dans le prolongement de ce dont nous discutons… C’est une question à laquelle je m’intéresse à propos de la famille, puis nous avons parlé du marché et maintenant nous sommes en train de parler de l’évaluation de la production…
Tu as dit : « on ne tient pas compte du temps passé en famille, du rôle de la famille parce qu’on ne sait pas le mesurer donc on fait comme si cela n’existait pas ».
Sans aller jusqu’à mesurer, ne pourrions-nous pas chercher à proposer une évaluation de ce que cela représente parce que cela renvoie à la notion de production, à la mesure de la production et au-delà de la richesse ? Je me demande si ce que nous savons faire quand il y a un marché permettant de fixer un prix, ne pourrait pas être étendu lorsqu’il n’y a pas de prix parce qu’il n’y a pas de marché ?
Les activités des administrations sont également hors marché et pourtant nous en tenons compte lorsqu’il s’agit d’évaluer la production : les statisticiens calculent un PIB non marchand ; cela suffit pour reconnaître que, pour certaines activités, nous envisageons bien, peut-être pas de mesurer mais au moins d’évaluer leur contribution à l’élévation du niveau de vie.
D’où ma question : est-ce que cela te paraîtrait choquant voire inadmissible d’envisager d’introduire dans notre évaluation de la richesse, dans le produit intérieur brut marchand et non-marchand, la production domestique ?
Joseph Thouvenel : Il y a une polémique, justement, sur comment établir la richesse produite par un pays.
La bonne éducation, c’est difficile à mesurer dans la richesse et pourtant cela existe. Pour les entreprises étrangères qui viennent s’installer en France – plus nombreuses que l’on ne pense – un des critères de choix est la qualité de formation du salarié français.
Ce que je notais tout à l’heure, c’est la réponse du directeur de l’INSEE. Dans les outils de l’INSEE, il n’y en a pas qui permettent de mesurer le gain pour la société de vies équilibrés. Est-ce qu’il y en a qui permettraient d’approcher la réalité ? Oui, puisqu’on le fait pour des administrations.
Je ne suis pas un spécialiste de ces questions. Sur le principe, il faudrait le faire. Mais il faudrait aussi que quant on prend des comparaisons internationales, chacun ait le même outil de mesure.
C’est l’exemple que je donnais, nos amis anglais qui incorporent des revenus qui, chez nous, ne sont pas incorporées dans le calcul de la richesse de notre pays.
Jean-Luc Bour : Ma question porte aussis sur les outils de mesure. Je reviens avant tout sur la question de la famille.
Je suis, comme vous, absolument convaincu que la famille est l’endroit où l’enfant se construit, où il apprend à accepter certains compromis, ce qui lui sera utile dans sa vie d’adulte par exemple.
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les hommes politiques veulent détruire la famille.
La seule raison que je peux y voir c’est que, justement, dans les familles où cela marche, cela va créer et donc maintenir éventuellement des inégalités.
Et je pense qu’un des soucis que nous avons aujourd’hui, c’est d’avoir fait une confusion entre l’inégalité et la pauvreté. Il y a des dogmes qui disent qu’il faut absolument que tout le monde soit égaux, mais pas égaux à la naissance, égaux en permanence quoi qui se passe après.
Or la question d’aujourd’hui, c’est la question de la pauvreté. Les économistes ont choisi pour mesurer la pauvreté un indice qui en fait mesure les inégalités.
Je crains que que tant qu’on n’aura pas changé cet indice-là, on se trompera et on prendra des décisions d’essayer de casser des inégalités et donc de casser les familles ce qui va créér des pauvretés.
Joseph Thouvenel : La question sur inégalité/pauvreté, effectivement, il y a bien souvent une confusion totale. C’est pour cela que j’ai commencé d’ailleurs mon propos en indiquant une pauvreté de cœur de ceux qui avaient envoyé une lettre recommandée qui a tué un salarié. Là, il a une vrai pauvreté.
Après, les inégalités. Oui, il y a des inégalités. Il y a des inégalités sympathiques. Il y a des gens plus petits, il y a des gens plus grands ; des gens moins riches, des gens plus riches.
Le problème est quand je ne peux pas vivre décemment – je ne mesure pas avec les statistiques officielles qui sont des calculs, qui ne correspondent pas forcément à “je peux vivre décemment”. Le problème du logement, le problème de l’éducation qui a un coût, etc. des vrais problèmes. Le problème du logement est un problème majeur, le problème du travail aussi.
Je pense que ce qui construit les grandes pauvretés, c’est aussi l’égalitarisme.
On l’a vu dans tous les pays qui ont essayé de faire des systèmes totalement égalitaires. Alors, quel est l’intérêt ? En réaction on développe une économie parallèle. Les plus malins s’en sortent en trafiquant.
L’inégalité, en soi, elle n’est pas mauvaise. L’inégalité, c’est aussi : nous sommes tous dissemblables. Notre devoir, c’est de donner des chances et puis chacun va courir sa chance en fonction de ses envies et de ses capacités.
Effectivement, c’est ce qu’on voit à l’Éducation nationale. Il y a un nivellement… Je lisais un article, une dépêche de l’AFP sur ces classes qui faisaient de l’allemand… On dit : il faut les supprimer, c’est très inégalitaire ! S’il y a des enfants qui arrivent à faire de l’allemand, du latin, etc. et qui s’en portent mieux que les autres, je pense que la solution, ce n’est pas de supprimer cette classe, c’est de porter tous les enfants vers mieux.
J’ai fait du sport, quelquefois je courais plus vite que les autres. Sous ce prétexte-là on ne va pas me mettre des chaussures en plomb pour que tout le monde arrive au même moment. C’est un peu le problème de l’égalité pour l’égalitarisme.
La pauvreté, c’est aussi celle du cœur, celle du raisonnement, celle de l’égoïsme.
C’est pour cela que je prenais l’exemple de la GPA qui est pour moi la démonstration d’une très grande pauvreté dans la société. C’est-à-dire, un enfant, qui va devenir un adulte, qui va se dire : j’ai été un objet d’achat. Quelle pauvreté que ceux qui ont fait cela, pauvreté humaine. “On m’a séparé intentionnellement de ma mère biologique”. Et on voit ce qui se passe. Il y en a qui sont rejetés. On a eu des exemples récemment aux États-Unis et en Australie.
Là on est dans une pauvreté qui est effarante. C’est le sommet de la pauvreté. C’est le sommet de la négation de l’humanité sous prétexte d’égalitarisme : on a tous droit à avoir des gamins quels qu’en soient les conséquences pour ceux-ci.
Anne Duthilleul : Je voulais vous remercier de ce que vous avez dit sur les ambitions maritimes de la France. Je travaille pour certains territoires d’outre-mer et je trouve effarant de voir que, après des dizaines d’années, voire des siècles de possessions françaises outre-mer, il y subsiste de telles inégalités dans leur développement et de telles pauvretés.
J’ai en tête un livre sur « Les abandonnés de la République » qui traite des Amérindiens de Guyane qui souffrent de la non-reconnaissance des personnes, de leurs traditions et de leurs possibilités de développement.
Comme je suis chargée de projets industriels, je regrette par exemple que les perspectives de recherche de pétrole au large de la Guyane aient été arrêtées. On voit que les ambitions maritimes sont quelquefois stoppées pour des raisons politiques, qui ne tiennent effectivement pas beaucoup compte des besoins de ces populations outre-mer, et Dieu sait qu’il y en a beaucoup.
Je voudrais revenir sur une note plus optimiste, si je puis dire, en tout cas une question orientée dans un sens plus positif, c’est de savoir comment on pourrait mettre en avant que la confiance, ça réussit. Vous avez parlé des communautés humaines que forment les entreprises. Il y a aussi des exemples ailleurs. Je pense donc qu’il y a quelque chose à creuser et à développer davantage.
Joseph Thouvenel : Il y a quelque chose dont je n’ai pas parlé mais qui est quand même majeur, c’est le rôle négatif des médias dans l’ensemble.
Des réussites, il y en a, des réussites dans les entreprises. Il y a des entreprises où ça se passe bien, il y en a beaucoup. D’ailleurs quand on demande aux salariés : « Vous êtes contents de votre entreprise ? » Les salariés disent majoritairement : « Oui, j’y suis bien ». Mais si vous regardez le 20H, ce n’est qu’horreur et abomination.
D’ailleurs si vous avez une image du syndicalisme que par le 20H, c’est la grève, c’est le blocage. Alors que tous les jours, au quotidien, dans énormément d’entreprises les choses avancent. Les choses se font paisiblement, harmonieusement ou moins harmonieusement.
Quand j’ai été désigné délégué syndical de mon entreprise, en demandant la création d’un comité d’entreprise ça a mal démarré puisque que quand je suis revenu travaillé le lendemain je n’avais plus de bureau. Je n’avais plus de bureau, plus de téléphone, je n’avais plus rien.
Je vais voir la chef du personnel. Je lui dit : je reviens cet après-midi, je retrouve mon bureau, mon téléphone, j’oublie ce qui s’est passé sinon ça s’appelle “le juge pénal”. Elle a eu le temps de réfléchir à cette menace pénale. L’après-midi j’ai retrouvé mon bureau, mon téléphone. C’était la meilleure campagne électorale. La CFTC a fait ensuite 72 % des inscrits. « Merci, Madame ».
Et puis la direction a changé. Parce que si on avait monté un comité d’entreprise c’est parce qu’on se disait qu’il y avait des détournements. Effectivement il y avait des détournements. Quand je suis allé expliquer cela à l’actionnaire, il n’était pas très content. Et on a eu une nouvelle direction avec laquelle ça s’est passé normalement, d’ailleurs je suis toujours en très bonne relation avec eux. Mais quand on discutait salaires, chacun à sa place. Le syndicaliste disait : nous, on veut des augmentations de salaire et le directeur général disait : tout de même, tu es bien gentil mais moi, j’ai des équilibres financiers à tenir.
Ça, c’est la vie de tous les jours et on construit des choses. On a mis en place une mutuelle que l’on n’avait pas, en favorisant plutôt les familles, par choix ! On a expliqué aux uns, aux autres. On a fait de véritables avancées.
Mais la déformation des médias sur notre situation, sur la réalité française est quelque chose d’effarant et d’effroyable. On a l’impression que c’est en permanence la guerre civile dans les entreprises. Heureusement, ce n’est pas le cas.
Il y a bien plus d’endroits où ça se passe normalement avec toujours des intérêts qui sont divergents à certains moments mais on a plus d’intérêts convergents. Et notre rôle c’est justement de pousser ces intérêts convergents et de dépasser l’image médiatique qui est donnée qui donne de la chose sociale une image effroyable.
En plus là-dessus se rajoute certaines organisations syndicales qui utilisent des leviers qui sont la grève à outrance… C’est la grève dans les transports. Je suis totalement choqué quelquefois quand je vois des grèves dans les transports. Je crois qu’à force d’abus, ils vont arriver à l’interdiction du droit de grève dans les transports. La grève, c’est le dernier recours et quand on fait un mouvement de grève il faut voir les conséquences et notamment sur les usagers.
Mais quand la CFTC fait un communiqué de presse en disant : la grève à la SNCF, à la RATP nous ne sommes pas d’accord, voilà pourquoi. Parce que’conomiquement ça va apporter un certain nombre de problèmes dans les entreprises, parce que ça va gêner les usagers très fortement, notamment des usagers qui sont aussi des salariés qui ne peuvent pas aller travailler, qui risquent de perdre leur emploi, etc…
Eh bien ces communiqués ne sont jamais repris. On n’est jamais invité au journal de 20H pour avoir un débat avec le camarade cgtiste qui, lui, est en grève pour qu’on s’explique devant l’opinion publique sur le sens de la grève. Jamais !
On a un gros problème avec l’information. Je suis sûr que si on pouvait exprimer nos positions, les salariés auraient une autre image du syndicalisme. Comme ils auraient une autre image de l’entreprise aussi si on présentait la réalité des choses.
Merci pour cette question parce que la place des médias est quand même primordiale dans l’image que nous avons de notre pays.
Caroline Monin : Juste pour rebondir sur la confiance dont vous avez parlé et sur le projet ambitieux pour la France.
Une idée sans doute – et j’espère qu’ici tout le monde est au courant –, une idée portée par un homme qui s’appelle Fromantin, il y a trois, quatre ans, il a le projet d’une exposition universelle pour 2025, projet pour la France.
Donc si chacun de nous repart avec envie de multiplier cette ambition pour la France, on aura déjà un tout petit peu gagné.
Joseph Thouvenel : La CFTC est un des soutiens officiels de l’exposition universelle.
Séance du 28 mai 2015