Par Père Jean-Christophe Chauvin, Religieux de Saint Vincent-de Paul, membre de l’AES
La liste des œuvres de charité que St Vincent de Paul a entreprises aux services des pauvres est impressionnante : missions paroissiales dans les campagnes, confréries de charité pour secourir les pauvres malades, assistance aux forçats, assistance aux provinces ruinées par la guerre, œuvre des enfants trouvés, missions à Tunis et jusqu’à Madagascar. Sans compter l’œuvre des Ordinands et la Conférence du mardi, qui ne contribuèrent pas peu au réveil spirituel du 17ème siècle. Pour mener à bien toutes ces œuvres, il fonde la Congrégation de la Mission et les Filles de la Charité.
Pourtant, dira-t-il souvent à la fin de sa vie : « Je n’y avais jamais pensé ». Alors, comment St Vincent de Paul a-t-il pu faire tant de bien, tant dans le domaine corporel que spirituel ? C’est ce que nous essaierons de comprendre en allant voir dans le détail comme tout cela est arrivé…
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Le Président : Je ne vous présenterai pas le Père Chauvin puisqu’il est membre de notre Académie… Je me contenterai de préciser que sa qualité de religieux de Saint Vincent-de Paul a évidemment un lien avec notre séance d’aujourd’hui. Nous allons en tous les cas profiter de sa présence pour approfondir de la meilleure façon la vie de Saint Vincent de Paul. Quelle meilleure façon de clore notre réflexion sur « le visage des pauvres » ?
Je souhaiterais en particulier que nous nous interrogions sur qui serait Saint Vincent aujourd’hui et qui serait-il demain ? Nous souhaiterions savoir mon Père, par votre intermédiaire, ce qu’il nous enseigne, par son exemple, et comment cela pourrait, concrètement, pratiquement, prendre chair, prendre corps dans notre société ?
Réfléchissant sur le visage des pauvres, il ne suffit pas de se dire que tout cela est très bien, que la vie de ‘Monsieur Vincent’ est édifiante ; il s’agit aussi de nous interroger : que faire aujourd’hui pour demain ?
Voilà deux axes qui, je pense, peuvent nous retenir pour notre réflexion.
Père Jean-Christophe Chauvin : La liste des œuvres de charité entreprises par St Vincent de Paul est impressionnante. Elle concerne aussi bien le domaine corporel que spirituel :
• Missions paroissiales dans les campagnes
• Confréries de “Charité” pour secourir les pauvres malades
• Assistance aux forçats et galériens
• Fondation de la Congrégation de la Mission
• Œuvre des Ordinands
• Conférence du Mardi
• Fondation des Filles de la Charité
• Assistance aux provinces ruinées par la guerre
• Œuvre des enfants trouvés
• Ses fils en Italie, à Tunis, en Pologne et à Madagascar…
Pourtant, répétera-t-il souvent à la fin de sa vie, dans ses entretiens aux prêtres de la Mission comme aux Filles de la Charité : “Je n’y avais jamais pensé”. En fait, si M. Vincent a pu faire tant de choses, c’est parce qu’il n’a fait que les œuvres de Dieu. Jamais il n’a fait de plan pour fonder ceci ou cela. Au début, il cherchait une “honnête retirade”. Quelques mésaventures et la direction de M. de Bérulle font de lui un prêtre régulier et zélé, attentif aux pauvres. Face aux désordres qu’il rencontre, il s’efforce simplement de trouver une solution adaptée. C’est ainsi, me semble-t-il, qu’on peut pointer deux événements, où St Vincent va discerner deux appels de Dieu, et dont sa réponse va être source de tout le reste.
• La rencontre avec le moribond de Gannes, près de Folleville, en juin 1617. C’est de cet évènement que découleront la fondation de la Mission, l’œuvre des Ordinands, et la réforme du clergé de France qu’il mènera, notamment quand il sera au conseil de conscience.
• La “Charité” de Chatillon-les-Dombes, d’où découleront les Filles et les Dames de la Charité, l’œuvre des enfants trouvé, les secours aux réfugiés et aux provinces dévastées par la guerre.
St Vincent n’a pas de plan préétabli. C’est Dieu qui l’appelle à travers les événements auxquels il répond avec toute sa perspicacité et son sens pratique.
Le moribond de Gannes
Un homme se meurt. On appelle Vincent. Silencieux, il écoute le moribond qui s’est débattu pendant des années avec son amour-propre. La honte le bâillonnait, il ne pouvait avouer ses péchés à son curé. Maintenant qu’il a tout dit, il respire de bon cœur. Il déclare tout haut à Madame de Gondi qui lui rend visite : « Sans cette confession, Madame, j’étais damné ! »
Interdite devant l’affirmation de celui qui passait pour un homme de bien, elle entrevoit avec M. Vincent l’immensité du mal. Que faire ? Pour l’heure, organiser de bonnes confessions générales. C’est ce que fait M. Vincent dans un sermon adressé à tous les paroissiens de Folleville le 25 janvier 1617.
Les Pères Jésuites d’Amiens sont appelés à la rescousse pour aider M. Vincent à confesser. St Vincent de Paul a ainsi trouvé sa “mission”. Durant les mois qui suivent, il parcourt les terres de Madame de Gondi pour prêcher et confesser dans toutes les paroisses.
La Charité de Chatillon-les-Dombes
Là aussi, ce sont les événements qui vont commander saint Vincent de Paul. Laissons-le raconter : « Comme je m’habillais pour dire la saint messe, on me vint dire qu’en une maison écartée des autres, à un quart de lieue de là, tout le monde était malade, sans qu’il restât une seule personne pour assister les autres, et toutes dans une nécessité qui ne pouvait se dire. Cela me toucha sensiblement au cœur. Je ne manquais pas de les recommander au prône avec affection, et Dieu, touchant le cœur de ceux qui m’écoutaient, fit qu’ils se trouvèrent tous émus de compassion pour ces pauvres affligés. » Dans l’après-midi, M. Vincent va confesser les malades et leur donner la communion. Sur le chemin, il rencontre tant de monde portant des secours qu’on eut dit une procession. « Voilà une grande charité, dit-il, mais elle est bien mal organisée ». Le mercredi suivant (23 août 1618), M. Vincent rassemble les femmes de la ville les plus motivées et leur livre l’ébauche d’un texte d’association. Après trois mois d’essai, il dresse un règlement détaillé dont on possède encore l’original (24 pages), qu’il fait approuvé par le grand vicaire de Lyon.
C’est un chef-d’œuvre d’organisation et de tendresse. La motivation est spirituelle : « La charité est la marque infaillible des vrais enfants de Dieu ». Pour M. Vincent, il faut aussi organiser une charité communautaire car la charité individuelle n’est pas suffisamment efficace : « les pauvres de la ville ont parfois beaucoup souffert, plutôt par faute d’ordre à les soulager que de personnes charitables. » La Confrérie est aussi le moyen que “ce bon œuvre ne périsse pas dans peu de temps”.
Il y a une hiérarchie des Servantes de la Charité : on élira une prieure (une première), une assistante, une trésorière, etc… Il y a aussi une hiérarchie des besoins des malades : “Commencer toujours par celui qui a quelqu’un avec lui et finir par ceux qui sont seuls, afin de pouvoir être auprès d’eux plus longtemps”.
« La prieure recevra aux soins de la Confrérie les malades vraiment pauvres ». La Servante qui est de service ce jour-là va les visiter incontinent. « La première chose qu’elle fera, sera de voir s’il a besoin d’une chemise blanche… » Puis on le disposera à la confession et à la communion pour le lendemain. On lui apportera un crucifix “afin que, jetant parfois les yeux dessus, il considérât ce que le Fils de Dieu a souffert pour lui.” Voici l’heure du repas qui approche. « Celle qui sera de jour apprêtera le dîner, le portera aux malades ; en les abordant les saluera gaiement et charitablement, accommodera la tablette sur le lit, mettra une serviette dessus… fera laver les mains au malade, et dira le Benedicite, trempera le potage dans une écuelle et mettra la viande dans un plat… puis conviera le malade charitablement à manger, pour l’amour de Jésus et de sa sainte Mère ; le tout avec amour, comme si elle avait à faire à son fils ou plutôt à Dieu, qui impute fait à lui-même le bien qu’elle aura fait aux pauvres. Elle lui dira quelques petits mots de Notre Seigneur ; en ce sentiment, tâchera de le réjouir, s’il est fort désolé ; lui coupera parfois sa viande etc… » Nous voyons par là comme M. Vincent fait prendre soin à la fois du spirituel et du matériel. Nous voyons par là aussi toute la délicatesse, toute l’expérience du pauvre qu’il a déjà acquise, sans doute en Barbarie, à Rome (en visitant les hôpitaux par les disciples de St Camille de Lellis) et à Paris où il a fait de fréquentes visites aux nouvel et splendide Hôpital de la Charité.
Mais St Vincent de Paul pense aussi au spirituel de ses “Servantes des Pauvres”. Et c’est encore un trait de son génie. Elles se réuniront tous les troisièmes dimanches du mois. Le matin, elles assisteront à la messe ensemble. L’après-midi, elles s’assembleront pour réciter quelques prières puis entendre une exhortation. Puis le curé ou son vicaire proposera ce qui sera à faire pour le bien des pauvres malades. Les décisions sont ensuite prises à la pluralité des voix. Pour conclure, « elles s’admonesteront charitablement des fautes survenues au service des pauvres ».
Extensions
Fin 1617, Vincent de Paul est de retour à Paris dans la famille des Gondi, et il entreprend tout naturellement de prêcher la Mission et de fonder une Charité dans toutes les villes et bourgs des Gondi (8.000 âmes). En cette même année 1618, comme il est l’aumônier du Général des Galères, il se préoccupe des forçats et des galériens. En particulier, il les fait transférer de cachots infects, sans air, sans lumière et plein de vermine, dans une maison plus saine. Il suggère aussi la construction d’un hôpital à Marseille. Tant et si bien qu’il est nommé par le Roi Louis XIII aumônier général des galères.
La Congrégation de la Mission
« Comment une âme qui ne connaît pas Dieu, ne sait ce que Dieu a fait pour son amour, peut-elle croire, espérer et aimer ? Et comment se sauvera-t-elle sans foi, sans espérance et sans amour » (XII, 80-81). Au cours des missions réalisées sur les territoires des Gondi, M. Vincent découvre l’incroyable ignorance religieuse du pauvre peuple des campagnes. Aussi, avec Madame de Gondi, il projette d’étendre ces missions à toute la France, en fondant une association d’ecclésiastiques qui renoncent aux bénéfices et dignités d’Église pour se consacrer à « aller de village en village, instruire, exhorter, catéchiser ces pauvres gens et les porter à faire confession générale de toute leur vie passée, sans en prendre aucune rétribution ». Mr et Mme de Gondi donne 45 .000 livres et voilà la Congrégation de la Mission fondée ! « Ni moi, ni le pauvre M. Portal n ’y pensions pas. Cela s’est fait comme de soi-même ». Par contre, ce qui est sûr, c’est le sentiment qu’a M. Vincent d’avoir trouver sa vocation : « évangéliser les pauvres, « pauperibus evangelizare misit me ». Quel bonheur, Messieurs, quel bonheur ! Faire ce pourquoi Notre Seigneur était venu du Ciel sur la terre. Voilà notre règle : aider les pauvres, nos seigneurs et nos maîtres ». Et voilà St Vincent qui envoie ses missionnaires en Bourgogne, Champagne, Guyenne, Poitou, Languedoc et Provence… En conclusion de chaque Mission, est fondée une confrérie de charité qui en prolonge les bienfaits.
Les Confréries de la Charité
Cependant les pauvres ne sont pas que dans les campagnes. Les confréries de la charité se répandent donc aussi dans les villes, notamment à Paris où il y en aura bientôt une quinzaine. Elles se spécialisent pour les petits ménages indigents, les sinistrés de la famine et des guerres (on en reparlera), les forçats, les réfugiés. Mais les deux principes de bases restent les mêmes qu’à Châtillon les Dombes, à savoir « assister les pauvres corporellement et spirituellement » et la perfections spirituelle des servantes des pauvres qui « s’entre-chériront comme personnes que Notre Seigneur a unies et liées par son amour ». Ainsi s’instaure à travers toute la France, mais particulièrement à Paris, un immense réseau d’amitiés, d’entraide et de service inspirés par la charité du Christ.
Les Ordinands
Autres extensions imprévisibles, les « Exercices d’Ordinands » et la « Conférence des Mardis ». Le drame du moribond de Folleville a pour cause première le manque de zèle du clergé, mais comment changer des prêtres engagés dans leur bénéfice et sclérosés dans leur paresse ? En causant un jour de juillet 1628 avec l’évêque de Beauvais, ils envisagent de faire une retraite aux ordinands dans les jours qui précèdent leur ordination. Grand succès ! Les prêtres de la Mission sont invités par de nombreux évêques pour donner les « Exercices ». A Paris, ils sont même doublés d’une retraite d’ecclésiastiques. Le vaste prieuré de St Lazare est donné aux prêtres de la Mission à cette fin (d’où le nom de lazaristes qui leur sera dorénavant donné).
En 1633, une association sacerdotale réunit bientôt l’élite du clergé parisien. Chaque mardi, on se rassemble à St Lazare pour prier, travailler, réfléchir et s’édifier. En 1660, la « Conférence des Mardis » comptera 250 participants, 22 deviendront évêques. Bossuet s’honorera d’avoir été le disciple de celui qui parlait comme un « oracle de Dieu ». Vincent de Paul les fera prêcher des missions à l’Hôpital des Quinze-vingts, à St Germain en Laye et même à la Cour. Dans le même temps, la « Conférence du Mardi » aura aussi essaimé dans une dizaine de villes de province.
Les Filles de la Charité
Cependant, M. Vincent repère deux faiblesses aux Confréries de la Charité : le manque de contrôle et l’absence de main-d’œuvre, en particulier dans les Charités de Paris constituées de grandes dames. Les élans du cœur et la bonne volonté des grandes dames ne suffisent pas aux besognes très matérielles que réclame le soin des malades. Cependant, il faut aimer le prochain à la sueur de son front… Les Dames délèguent leurs servantes, mais cela ne va pas…
Louise de Marillac ne semblait pas bien préparée à résoudre ce problème : nerveuse et impressionnable, tourmentée à se compliquer la conscience, St Vincent de Paul l’invita à être gaie, à acquiescer aux événements contrariants, à suivre la Providence sans l’enjamber, et le résultat fut tout simplement merveilleux. Il la lance dans une tournée d’inspection des Confréries de la Charité. Elles passent deux ou trois jours dans chaque paroisse, rappelle les points négligés du Règlement, réveille les ferveurs assoupies et rend compte à M. Vincent.
C’est elle qui va réunir quelques bonnes filles des champs désirant à la fois servir les pauvres et être à Dieu, pour former le premier groupe des Filles de la Charité. Le 31 juillet 1634, elles sont douze réunies autour de Louise de Marillac. M. Vincent leur explique : « Après vous être habillées et avoir fait votre lit, vous vous mettrez en oraison. O mes filles, c’est le centre de votre dévotion. Ne craignez pas que de pauvres filles de village, ignorantes comme vous pensez être, ne doivent pas prétendre à ce saint exercice ». C’est à elles encore qu’il déclare : « Mes filles, sachez que, quand vous quitterez l’oraison ou la sainte messe pour le service des malades, vous n’y perdrez rien, puisque c’est aller à Dieu que servir les pauvres, et vous devez regarder Dieu en leurs personnes… Ne vous courroucez jamais contre eux et ne leur dites point de parole rude, car ils ont assez à souffrir leur mal ».
M. Vincent ne leur cache pas qu’elles inaugurent une forme de vie nouvelle dans l’Église. Jusque là « qui dit religieuse dit cloîtrée, mais les Filles de la Charité doivent aller partout ». Car M. Vincent n’a pas oublié la mésaventure survenue à Monsieur de Genève avec ses Visitandines. Aussi ses filles n’auront « pour monastère que la maison des malades et celle où réside la supérieure ; pour cellule, une chambre de louage ; pour chapelle, l’église paroissiale ; pour clôture, l’obéissance, ne devant aller que chez les malades ou aux lieux nécessaires à leur service ; pour voile, la sainte modestie ; quant au costume, elles seront habillées de la même façon que les villageoises… En cela, leur disait-il, vous êtes plus semblables à Notre Seigneur ». C’est là l’essentiel pour M. Vincent. Dans cette brèche ouverte par St Vincent de Paul, s’engouffreront des centaines de congrégations religieuses féminines à caractère apostolique.
Ainsi secondée par les Filles de la Charité, la nouvelle Charité composée de plus de cent dames de haute qualité et présidée par la Présidente Goussault, va pouvoir donner toute sa mesure en prenant en particulier en charge les pauvres malades de l’Hôtel-Dieu qui se trouvaient dans un état lamentable.
Les enfants trouvés
Le sort des enfants trouvés est encore bien pire. En 1638, les dames prennent trois enfants en charge et les confient aux soins des Filles de la Charité. Un mois plus tard, l’effectif est porté à douze et l’on s’adjoint quatre nourrices. Puis on achète des vaches et des chevrettes… pour le lait. On envoie aussi les enfants à la campagne, chez des nourrices sérieuses, rémunérées et contrôlées par les dames. Entre 1638 et 1643, ce sont 1 200 enfants qui seront accueillis. Les dépenses sont considérables. Le roi et la reine accorde des rentes, mais les dames doivent quand même toujours donner davantage. Quand, en 1647, certaines songeront à abandonner, M. Vincent saura trouver les mots pour les toucher au plus profond de leur âmes : « Or sus, Mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants ; vous avez été leurs mères selon la grâce depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés.
Voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner. Cessez d’être leurs mères pour devenir à présent leurs juges : leur vie et leur mort sont entre vos mains. Je m’en vais prendre les voix et les suffrages. Il est temps de prononcer leur arrêt et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront si vous continuer d’en prendre charitablement soin. Et au contraire, ils mourront et périront infailliblement si vous les abandonnez. L’expérience ne vous permet pas d’en douter. » Mises charitablement devant leurs responsabilités, les dames décidèrent de continuer malgré la charge.
L’assistance aux provinces dévastées par la guerre
A partir de 1630, une sorte de fatalité s’abat sur la Lorraine : récoltes détestables et donc famine. Peste pendant 8 ans. Et la guerre : 150 000 hommes et 50 000 femmes et valets qui vivent sur le dos de la population. A Toul, Bar-le-Duc et Metz, on meurt de faim tous les jours, on mange des enfants, les loups pénètrent dans les villes pour manger les cadavres… Contre ce fléau, M. Vincent lance son armée de la charité. Des confréries sont instituées. La communauté des Lazaristes de Toul sert de base. Le Frère Regard, dit « Frère Renard » fera 53 fois le trajet de Paris en Lorraine, transportant des sommes considérables, sans jamais laisser un denier aux brigands. Les religieuses, les orphelins et les jeunes filles sont évacués. Une solde mensuelle est accordée aux prêtres pour qu’ils n’abandonnent pas leurs ouailles. On distribue argent, vivres, vêtements, étoffes. Quand la paix s’annonce, on réorganise la vie économique et religieuse en procurant instruments de travail, semences et objets de culte.
Quand la Lorraine commence à respirer, c’est la Champagne, l’Artois et la Flandre qui appellent au secours. Puis la Fronde qui ruine l’Ile de France. Jamais M. Vincent ne capitule. A Saint-Lazare, on distribue la soupe deux fois par jour à des milliers de pauvres. De même, les filles de la Charité, partout où elles sont.
M. Vincent est tenu au courant régulière de la situation sur place grâce à ceux qui vont porter les secours. Cela lui permet d’informer les dames de Charité et d’alimenter ainsi leurs générosités. En cela, il se montre très moderne. Mais il ne se contente pas de soigner les malheureux. Il essaie aussi de faire cesser les guerres en intervenant auprès des responsables politiques. Il ira trouver le Cardinal de Richelieu pour le supplier de faire la paix, lui exprimant la misère du pauvre peuple et le suppliant à genou de donner la paix à la France. Durant la Fronde, M. Vincent a des amis dans les deux camps. Le 14 janvier 1649, après avoir informé le Premier Président du Parlement de Paris, il traverse les lignes à cheval jusqu’à St Germain. Il parle à la Reine pendant plus d’une heure, puis au Cardinal Mazarin auquel il n’hésite pas à dire : « Monseigneur, sacrifiez-vous, allez-vous en ». Le 11 septembre 1652, il écrit une longue lettre à Mazarin lui promettant que tout Paris est prêt à accueillir Leurs Majestés en triomphe, et l’invitant à la clémence en vue du bien commun.
Conclusion
Lorsqu’au déclin de sa vie si bien remplie, M. Vincent s’arrête à faire le bilan de tout ce qu’il a entrepris, deux préoccupations majeures hantent son esprit dans les exhortations qu’ils donnent aux prêtres de la Mission. La première, c’est qu’il n’a rien fait que poussé par Dieu : « Le bien que Dieu veut, se fait quasi de lui-même sans qu’on y pense » . « C’est comme cela que notre Congrégation a pris naissance, que la Compagnie de Filles de la Charité a été faite, que celle de dames pour l’assistance des pauvres de l’Hôtel-Dieu de Paris et des malades de paroisses s’est établie, que l’on a pris soin des enfants trouvés et qu’enfin toutes les œuvres dont nous nous trouvons à présent chargés ont été mises au jour. Et rien de tout cela n’a été entrepris avec dessein de notre part. Mais Dieu, qui voulait être servi en telles occasions, les a lui-même suscitées insensiblement, et, s’il s’est servi de nous. Nous ne savions pourtant où cela allait ». Mais encore faut-il ne pas se refuser à l’appel de Dieu ! Et c’est là sa seconde préoccupation : « Après ma mort, des esprits de contradiction et des personnes lâches diront : ’Pourquoi s’embarrasser de ces hôpitaux ? Pourquoi assister tant de gens ruinés par la guerre ? Pourquoi diriger les Filles qui servent les malades ? Pourquoi perdre son temps après des insensés ?’… N’importe notre vocation est : Evangelizare pauperibus. » Donc pour nous résumer : ne pas enjamber sur la Providence, mais ne rien lui refuser non plus. Tel fut, à mon avis, le grand secret de St Vincent de Paul, la raison pour laquelle il fit tant de bonnes œuvres.
Une autre ligne de force de M. Vincent, c’est la priorité qu’il donne à la vie intérieure. « Il faut la vie intérieure, il faut tendre là ; si on y manque, on manque à tout ». « Tenons pour maxime indubitable qu’à proportion que nous travaillons à la perfection de notre intérieur, nous nous rendrons plus capables de produire du fruit envers le prochain ». Voilà pourquoi il n’hésite pas à faire faire oraison à de pauvres filles des champs ; C’est là pour lui la base de la vie des Filles de la Charité. Voilà pourquoi il veille tant aussi à l’accompagnement spirituel des servantes et des dames de Charité. Voilà pourquoi encore il veille à la réforme du clergé en lui offrant des temps de retraite et de formation spirituelle : retraite des Ordinands, conférence du mardi, etc.
Car c’est seulement la vie intérieure qui nous permettre de regarder le pauvre autrement, de le regarder comme Dieu lui-même le regarde : « Je ne dois pas considérer un pauvre paysan ou une pauvre femme selon leur extérieur, ni selon ce qui paraît, d’autant que bien souvent ils n’ont pas presque la figure, ni l’esprit de personnes raisonnables, tant ils sont grossiers et terrestres. Mais tournons la médaille, et vous verrez par les lumières de la foi que le Fils de Dieu, qui a voulu être pauvre, nous est représenté par ces pauvres, qu’il n’avait presque la figure d’un homme en sa passion, et qu’il passait pour fou dans l’esprit des Gentils, et pour pierre de scandale dans celui des Juifs, et avec cela, il se considérait comme l’évangéliste des pauvres : Evangelizare pauperibus misit me. O Dieu, qu’il fait beau voir les pauvres si nous les considérons en Dieu et dans l’estime que Jésus-Christ en a fait ».
Un autre aspect du regard de St Vincent de Paul sur le pauvre, c’est qu’il appelle une réponse commune. Dans l’expérience de Folleville, St Vincent appelle les Jésuites d’Amiens à son secours, et la Congrégation de la Mission est déjà là en germe. Dans l’expérience de Chatillon-les-Dombes, il associe tout de suite les fidèles de la paroisse, et c’est déjà les Filles de la Charité et les Dames qui sont là. On peut même y voir déjà en germe les Conférences St Vincent de Paul, et même bien des œuvres caritatives. St Vincent de Paul a laissé une marque indélébile : « nul ne peut se désintéresser de la misère de celui qu’il rencontre ». Qui oserait dire que les Restos du Cœur, ou même le Secours Populaire ou le Secours Islamique ne doivent rien à St Vincent de Paul ?
Péguy écrivait : « Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un grand ébranlement ». Eh bien, à l’instar de Blaise Pascal qui a empêché les philosophes de s’endormir… et cela continue, de même M. Vincent, pauvre de tout système, empêche les théologiens et les auteurs de spiritualité de s’endormir et de vendre en cachette des anesthésiants, et cela continue encore…
Terminons par une parole de consolation qui est d’une grande puissance d’encouragement : « Tous ceux qui aimeront les pauvres durant leur vie n’auront aucune crainte de la mort ». St Vincent de Paul affirme qu’il en a vu l’expérience en plusieurs occasions, et que pour cet effet, il avait coutume d’insinuer cette maxime dans l’esprit des personnes qu’il voyait travaillés des appréhensions de la mort, et qu’il prenait ainsi cette occasion de les exciter à l’amour des pauvres. N’est-ce pas en parlant du Jugement Dernier que Jésus dira : « J’étais malade, et tu m’as visité ; J’avais faim et tu m’as rassasié… Tout ce que vous avez fait aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait ».
Échange de Vues
Jean-Marie Schmitz : Pour prolonger la question de notre président, je voudrais vous demander ce que votre fréquentation intense de Saint Vincent de Paul vous suggèrerait de fixer comme priorité, aujourd’hui, pour faire vivre une vraie charité dans une société où regorgent les aides de toute sorte…mais où la charité est oubliée, quand elle n’est pas, en plus, dévalorisée ?
Père Jean-Christophe Chauvin : Puisque vous parlez de solidarité, je préciserais que la solidarité, c’est aussi une grande chose. J’ai été étonné il y a quelques semaines. Je suis tombé sur un document de Pie XII qui parlait déjà de la solidarité. On a l’impression que c’est Jean-Paul II qui a introduit cette notion dans le vocabulaire de l’Église, mais non. La solidarité est bien traditionnellement une forme de charité.
Avant de répondre à votre question, je voudrai vous dire ce que ce travail que j’ai fait pour vous m’a apporté personnellement.
En tant que religieux de Saint Vincent de Paul, je ne suis pas un fils direct de Saint Vincent de Paul. En fait, notre petite congrégation religieuse des Pères et Frères de Saint Vincent de Paul, est née au sein des Conférences Saint Vincent de Paul, au XIXe siècle. Parmi les premiers compagnons d’Ozanam, Jean-Léon Le Prévost, Clément Myionnet et aussi Maurice Maignen ont fini par décider de donner complètement leur vie aux œuvres de charité qui avaient été instituées par les Conférences, notamment au niveau des orphelinats et aussi du patronage des jeunes apprentis. Puisque les Conférences visitaient des familles pauvres, dans ces familles, il y avait des enfants. Les Confrères essayaient de les placer en apprentissage, de leur chercher des patrons honnêtes qui leur laissent un peu le temps le dimanche, et puis de suivre spirituellement ces enfants.
Donc, en préparant ce travail je me suis dit : « Tiens, il y a des tas de petits éléments que nous vivons aujourd’hui par traditions de congrégation et qui viennent de Saint Vincent de Paul, qui étaient là dès le début. La transmission s’est bien faite : le fait d’une charité organisée, le fait d’appeler les gens à prendre leur responsabilité, les choses qui se décident aux voix, la coulpe qui est restée chez nous. Il y a beaucoup d’éléments et je me suis dit : « Tiens, c’est intéressant ».On voit ainsi que nos fondateurs ont dû se pétrir de Saint Vincent de Paul, et le message a bien été transmis.
Pour revenir à la question que vous posez, je crois que le fond de Saint Vincent de Paul, c’est de répondre à l’appel de Dieu quand il se présente. Saint Vincent de Paul n’est jamais indifférent à la misère qu’il rencontre. Il ne peut pas résoudre tout, tout de suite mais voilà : on lui annonce qu’il y a dans un petit bourg des gens qui sont malades, crac ! tout de suite, il en parle et puis il envoie les gens. Cette façon de faire est tout à fait transposable pour nous aujourd’hui. C’est le pauvre devant lequel on passe tous les jours et qu’on ne regarde pas, auquel on n’adresse jamais un mot. Il y a aussi les misères cachées, en particulier dans les familles. Il me semble que la leçon principale que nous avons à retenir de St Vincent de Paul, c’est d’être des guetteurs dans nos quartiers, dans nos immeubles, là où nous travaillons… Il y a autour de nous, tout près de nous, des gens qui ont des difficultés financières, des gens qui sont seuls, des gens qui vivent des situations familiales terribles…
L’une des choses qui nous paralyse, c’est qu’on se dit : « Si je m’arrête et que je commence à parler avec telle personne, je vais en avoir des dizaines puis des centaines, et puis ça va m’emmener où ? » Je crois que ce comportement n’est pas vraiment chrétien. Il y a une misère, il y a une personne qui est là en face de moi et qui souffre, alors j’y vais ! Et puis je verrai bien. Ça m’emmènera là où ça m’emmènera… Je ne peux pas laisser le Christ avoir faim, froid, être seul et malade sans m’arrêter. Est-ce que je crois à l’Évangile ?
Nicolas Aumonier : Puisque nous sommes une Académie d’éducation, ramasseriez-vous en quelques traits l’œuvre éducative de Saint Vincent de Paul ? Quels principes d’éducation pouvons-nous dégager de son œuvre ?
Père Jean-Christophe Chauvin : Ce qui me vient à l’esprit, ce sont les principes éducatifs que nous avons dans nos œuvres de jeunesse aujourd’hui. Le premier principe éducatif, c’est peut-être de demander service. Jésus ne commence-t-il pas son entretien avec la Samaritaine en demandant : « Donne-moi à boire ». Nous, avec les jeunes qui fréquentent nos œuvres, on en vient vite à leur demander de rendre service. Et même parfois on est étonné de voir les plus difficiles qui sont heureux, spontanément, de rendre service.
Autre principe éducatif, le rôle que doit jouer l’organisation. Dans nos petites œuvres de jeunesse, on essaie de susciter des groupes qui rendent des services de façon régulière. C’est beaucoup que de rendre service quand on a envie. Puisqu’on est dans un centre de loisirs, dans un Patro, on demande aux jeunes collégiens : « est-ce que tu peux offrir ¼ d’heure de ton après-midi pour tenir la cabane à jeux pour les plus petits. Tu distribue les jeux puis tu les récupère, tu les ranges ». On a ainsi un groupe de jeunes qui se distingue par l’engagement à servir. Ce groupe d’enfants, selon un principe cher à Saint Vincent de Paul, on le rassemble une fois tous les 15 jours pour une petite réunion où on fait le point sur le service et puis un petit temps aussi de prière. On veille au côté spirituel de ces jeunes. Quand ils grandissent on leur demande un service un peu plus fin en étant plutôt l’animateur du jeu des plus jeunes. Et puis ensuite cela nous fait des jeunes qui sont prêts à être animateurs.
Une croissance dans le service avec un accompagnement spirituel à côté pour aider le service. Voilà me semble-t-il un principe éducatif bien vincentien.
Mgr Philippe Brizard : Ayant un grand attachement à Saint Vincent de Paul, je m’y retrouve complètement. Je me pose la question de savoir si vous n’auriez pas pu davantage insister sur la conversion de Vincent de Paul en parlant de sa vie quand il habitait près d’Aire et de ses combats spirituels. En effet, il a mal commencé car il était fasciné par l’argent. Il a couru après l’argent, il a eu honte de sa famille pas assez argentée, spécialement de son frère qui ne paraissait pas à ses yeux assez digne de lui. A cette époque-là, il était mû par une ambition folle. Il voulait aller à la Cour, il y est arrivé. Sa conversion a été une découverte de la force de la pauvreté comme vertu, comme force d’évangélisation. Elle est intervenue avant qu’il ne se penche sur le pauvre et la pauvreté d’autrui. Il a donc fini par mettre en oeuvre le conseil évangélique : « n’emportez ni or ni argent, ni rien d’autre… »
Grâce au cardinal de Bérulle, il a été nommé curé de Clichy. L’église actuelle qu’il a reconstruite porte une plaque rappelant son passage dans cette paroisse.
Bref, M. Vincent a vraiment découvert une voie en faisant lui-même l’expérience de la pauvreté spirituelle et en démontrant qu’il n’y avait de fatalité de la pauvreté, contrairement à ce qu’on pensait à l’époque. Vous avez bien montré le souci qu’il avait de la personne. C’est la personne qu’il visait ; il ne cherchait pas à mettre en place un système. La prodigieuse fécondité de son oeuvre est remarquable.
J’ai deux remarques à faire. La première c’est que M. Vincent a été porté et même il a été un agent de la grande réforme de l’Eglise en France. Il y eut un mouvement extraordinaire au cours de cette première moitié du 17ème siècle qui compte des noms de personnalités remarquables : Lui-même M. Vincent, le cardinal de Bérulle, Monsieur Ollier, Saint François de Sales, Saint Jean Eudes, etc. La seconde, c’est que, sans avoir l’esprit de système, M. Vincent avait un grand sens de l’organisation. L’Assistance Publique à Paris vit encore des principes posés par M. Vincent. Ces principes ont été laïcisés mais ils existent toujours.
Enfin, pour montrer l’actualité de la spiritualité et de l’oeuvre de Saint Vincent de Paul, je voudrais rendre hommage au Bienheureux Vladimir Ghika, prêtre du diocèse de Paris, (Istanbul 1873, Bucarest 1954). Un des premiers actes du pape François a été de le déclarer martyr. Vladimir Ghika vivait complètement dans la spiritualité de Saint Vincent de Paul, inspiré par une Fille de la Charité remarquable, Soeur Pucci (qui mériterait bien, elle aussi de monter sur les autels). Ce prince d’Europe Centrale s’est fait le dernier des derniers pour être avec les pauvres. On trouve dans ses exhortations aux Dames de la Charité, les mots même de Saint Vincent de Paul. (cf. La Visite des Pauvres, Beauchêne).
Père Jean-Christophe Chauvin : Merci pour ces précisions et ce lien entre St Vincent de Paul et le Bienheureux Vladimir Ghika.
Emmanuel Pellat : Est-ce que vous pourriez nous dire quelques mots de la période de captivité de saint Vincent ? Vous disiez que lui-même avait fait l’expérience d’une pauvreté extrême, quel rôle cela a eu après dans sa conversion personnelle, dans son action ?
Père Jean-Christophe Chauvin : Cette période de captivité… Certains historiens l’ont même mis en doute Je ne sais pas trop où en est l’actualité de cette question. Prenons les récits tels qu’ils nous sont venus de St Vincent de Paul lui-même. La gêne qu’il avait à en parler sur la fin de sa vie peut simplement venir du fait qu’il ne voulait pas s’en glorifier. Je n’ai pas de grande précision à apporter, mais je pense que ça a dû aider dans sa conversion. Quand on se retrouve du côté de ceux qui souffrent, c’est toujours fort.
A propos de sa conversion, je voudrais apporter les éléments suivants. C’est vrai qu’au début Saint Vincent de Paul court après l’argent, il n’en a pas beaucoup. Ce qui va l’aider à se convertir, et on retombe un peu sur les mêmes idées, c’est que finalement, c’est un cœur généreux. Et ce cœur généreux va l’aider à poser des actes courageux.
Quand il est accusé de vol il ne va pas se défendre. Il est encore très miséreux. Il vit en coloc avec quelqu’un et pendant qu’il est malade, il y a un apothicaire qui vient et qui dérobe l’argent de l’autre locataire.
Forcément, c’est lui qui est accusé. Il laisse courir. Il n’accusera pas quelqu’un sans être sûr. Il lui faudra pourtant déménager, partir comme un voleur…
Il y a encore cet autre événement important pour sa conversion. St Vincent va se retrouver confronté à quelqu’un qui a une grave tentation contre la Foi. Il a bon cœur Saint Vincent de Paul. Et donc il essaye de toutes ses forces de sauver cet homme qui a des tentations jusqu’au suicide. Et finalement il décide dans sa prière de se proposer comme victime au Seigneur en disant : « Seigneur, délivre-le et fait retomber cette tentation sur moi ». Le Bon Dieu va le prendre au mot. Donc l’homme va être délivré de cette forte tentation mais Saint Vincent de Paul va se retrouver très malheureux. Et c’est seulement en se lançant vers les pauvres qu’il va finalement être délivré de cette tentation.
Voilà un élément important dans son parcours qui explique bien sa conversion. Mais je n’ai plus de fait très très précis sur la période de sa captivité.
Le Président : Si je comprends bien, nous ne savons pas grand-chose. Mais sait-on pourquoi, à tort ou à raison, on l’a emprisonné ?
Père Jean-Christophe Chauvin : Pour gagner du temps, Vincent de Paul a voulu prendre un navire pour couper de Perpignan à Marseille. Le navire s’est fait arraisonner par des barbaresques. Ces pirates prenaient tous les chrétiens sur les bateaux et les emmenaient comme esclaves à Tunis. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles, après, Monsieur Vincent a envoyé à Tunis des lazaristes, ses prêtres de la Mission qui étaient consuls à Tunis au nom du Roi de France et qui essayaient d’améliorer le sort des prisonniers en les visitant et en les rachetant quand ils en avaient les moyens.
Bernard Lacan : J’ai un souvenir d’enfance du film : Monsieur Vincent, le film avec Pierre Fresnay.
Et il y a une phrase qui m’avait frappé. Je ne sais pas si elle est authentique de Saint Vincent de Paul mais je la cite : « Il faut se faire pardonner par les pauvres le bien qu’on leur fait ».
Et je trouve que cette phrase est tout à fait admirable car elle décrit la motion dans laquelle on doit se trouver à l’égard des pauvres. C’est-à-dire que ce n’est pas un regard de domination ou un désir de “faire du bien” mais c’est une démarche d’humilité et de reconnaissance de la dignité de la personne.
Père Jean-Christophe Chauvin : Je ne sais pas si la phrase est authentique. Par contre, dans cet esprit-là, ce que je redis souvent – et je pense que cela vient de mes lectures de Saint Vincent de Paul – c’est que, quand on est en contact avec un pauvre, bien sûr nous, on lui apporte une aide qui est une aide matérielle, et le cas échéant, une aide spirituelle en prenant du temps pour l’écouter, etc. Mais ce qu’il nous faut bien réaliser, c’est que le pauvre aussi nous fait un cadeau. Le pauvre nous fait le cadeau de pouvoir être bon. Et quand on regarde bien, c’est le plus grand cadeau ! A partir du moment où le contact avec le pauvre se passe dans cet esprit-là, on est sur un plan d’égalité. Il n’y a plus de charité condescendante, et cela change tout…
Henri Lafont : Revenons sur la légende. Il y a celle de la captivité et il y a celle de Saint Vincent de Paul aux galères.
Là encore : est-ce une légende ou un événement réel ? Vincent qui prend la place d’un galérien succombant à moitié, et qui se met à ramer alors qu’il était invité par la direction des galères à voir comment cela se passait. La scène est atroce. Ces malheureux sont vraiment dans une situation extrêmement dure et prendre la place de l’un d’eux, c’est vraiment d’un héroïsme superbe ! Est-ce vrai ?
Père Jean-Christophe Chauvin : Renseignements pris, les historiens optent pour la légende (Monsieur Vincent par Pierre Coste, tome 1, p. 149 et suivantes). Abelly, le premier biographe, qui en parle fait un récit vague, sans témoin, et invraisemblable.
Henri Lafont : Vous avez un peu parlé de l’éducation. Vous avez parlé de l’effort de Saint Vincent de Paul pour former les prêtres au moins huit jours avant leur ordination ce qui n’était pas excessif. Et moi, je croyais qu’il avait rénové de fond en comble l’organisation des séminaires. Mais existaient-ils ?
Père Jean-Christophe Chauvin : Ils n’existaient pas encore. Le séminaire est une invention du Concile de Trente. Or le Concile de Trente n’a pas été appliqué en France tout de suite parce qu’il y avait tout une histoire de promulgation par le roi qui ne se faisait pas pour des raisons politiques. Cependant les évêques les plus sérieux songeaient à instituer des séminaires dans leur diocèse. Voyant le bien que faisaient déjà les exercices pour les ordinands, ils s’adressèrent à Monsieur Vincent pour les aider à assurer la formation, et celui-ci y consacra effectivement une partie de ses missionnaires. La cause était trop importante ! Merci donc de votre précision.
Le Président : Mon Père, nous avons pu vérifier que nous avons eu une riche idée de clore ce cycle de réflexion par votre intervention.
Certes, nous n’avons pas résolu la question de la pauvreté, évidemment. Mais nous saurons désormais regarder différemment les pauvres, en nous souvenant en particulier qu’ils nous permettent d’être bons pour eux.
Cette méditation que vous nous avez proposée, et en même temps ce beau témoignage que nous avons reçu à travers vous, nous donnent, chacun à notre mesure et en fonction de notre personnalité, un merveilleux éclairage pratique de ce que nous pourrions faire pour les pauvres et sur la façon de les regarder.
Nous vous devons un très grand merci pour votre communication bien sur, mais surtout pour nous avoir permis de clore cette année académique sur le visage des pauvres de magnifique façon.
Séance du 11 juin 2015