Par Pierre-Yves Gomez, Enseignant-chercheur
Le Président : Pierre-Yves Gomez ne m’en voudra pas si je le présente d’abord comme un enseignant-chercheur, ce qui ne peut être restrictif dans ma bouche…
Professeur à l’EM-Lyon, il y dirige l’IFGE (l’Institut français de Gouvernement des Entreprises). Engagé dans le débat économique et social, il tient depuis des années une chronique mensuelle au Monde. Il a été élu Président de la Société Française de Management en 2011. À travers l’intitulé de ses responsabilités, vous avez déjà quelques unes des cordes de son arc. Il est également membre du Conseil d’administration de l’Association internationale de management stratégique et a été professeur invité à la London business school.
En tant qu’enseignant-chercheur, il est l’auteur de nombreux articles scientifiques, d’ouvrages académiques, de communications lors de colloques. Pour des raisons bien évidentes, je n’en mentionnerai aucun en particulier. Je vous épargne la liste de ces colloques, articles, ouvrages, mais on ne peut pas être enseignant-chercheur de nos jours si on n’a pas un minimum de publications dans son domaine et bien entendu, Pierre-Yves Gomez remplit parfaitement son rôle de ce point de vue.
Afin de le présenter dans la perspective de sa communication et surtout de façon à mieux saisir sa personnalité et ses interrogations souvent profondes, je voudrais mentionner quelques unes de ses activités qui illustrent bien à la fois ses convictions, son investissement dans la Cité et ses engagements.
Dans son ouvrage sur Le Travail invisible auquel a été décerné en 2014, le prix du livre Ressources Humaines (Syntec, Sciences-Po, Le Monde) et le prix de la Fondation Manpower-élèves H.E.C., Pierre-Yves Gomez nous rappelle que les travailleurs aspirent à être reconnus, à trouver du sens à ce qu’ils font au quotidien, à en voir le résultat concret. Et il ramène ainsi le travail à la vie, en quelque sorte, en montrant qu’il peut être stimulant et enrichissant.
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Je ne ferai qu’évoquer sa participation à la création du Parcours Zachée ou au Conseil de l’Emmanuel, illustrations très fortes de sa capacité d’engagement. Je m’arrêterai davantage sur ses deux autres contributions essentielles dans son parcours.
La création du GRACE, Groupe de Recherche Anthropologie Chrétienne et Entreprise, qui fait explicitement référence, en matière scientifique, à la doctrine sociale de l’Église. L’objectif commun de ce collectif de chercheurs est en effet de produire du savoir à partir de cette référence qu’est la doctrine sociale de l’Église en la prenant comme un corpus intellectuel cohérente et disponible pour les chercheurs, quelles que soient leurs convictions. Plus précisément, l’intention du GRACE n’est pas de discuter le contenu de ce corpus mais de l’utiliser comme des lunettes pour voir différemment le fonctionnement de l’économie. Je trouve cela remarquable et dans le contexte actuel, courageux. Comme cela est à juste titre précisé dans la présentation du GRACE : « Les convictions personnelles des chercheurs n’entrent pas en ligne de compte même si l’articulation entre foi et raison est une dimension épistémologique qui traverse toute science sociale et donc nécessairement un projet tel que celui du GRACE ».
La fondation du “Courant pour une écologie humaine” enfin est la dernière mention que je souhaitais faire : il s’agit pour Pierre-Yves Gomez de « coopérer au changement de la société par la diffusion de la bienveillance en aidant chacun à prendre des initiatives au service de la personne ».
« Se réunir pour bâtir ensemble une société fondée sur la bienveillance ».
Voilà un objectif que nous souhaitons partager avec Pierre-Yves Gomez au sein de cette Académie.
Pierre-Yves Gomez : Je voudrais vous partager quelques réflexions tirées de mon prochain ouvrage en cours de rédaction que je vais exprimer ici pour la première fois – et je vous remercie de votre écoute bienveillante. – Je ne parlerai pas de l’ensemble de l’ouvrage, je vous rassure, mais plus généralement de sa thèse. Et je suis ravi de pouvoir recueillir vos réactions y compris d’incompréhension ou de critique quant à ce que je dirai. Elles sont précieuses car il vaut mieux les entendre avant qu’après avoir publié le livre.
Quelques mots sur l’enseignement social de l’Eglise
J’aimerais néanmoins revenir sur un des éléments biographiques qui viennent d’être présentés : le fait qu’une partie importante de mon travail dans la Cité est de proposer de réfléchir à partir de la doctrine sociale de l’Église en la considérant comme un corpus scientifique. Dès lors qu’on utilise une théorie, en économie en particulier, en sciences sociales en général, on utilise nécessairement une anthropologie sous-jacente. Une grande partie de ma carrière académique a consisté mettre au jour l’anthropologie sous-jacente au libéralisme et l’anthropologie sous-jacente au marxisme. Il y a toujours une anthropologie sous-jacente aux sciences sociales et dès lors que cette donnée épistémologique est établie, il n’y a pas d’obstacle intellectuel ou scientifique à utiliser l’anthropologie chrétienne comme sous-jacent à une démarche scientifique. Et ceci, quelles que soient nos convictions personnelles sur les fondements révélés de cette anthropologie.
Il ne s’agit pas de dire que les personnes qui réfléchissent à partir de l’anthropologie chrétienne sont indifférentes ou neutres, en terme de foi, Il s’agit de dire que, même si elles ne le sont pas, cela n’invalide pas le travail scientifique fondé sur cette anthropologie chrétienne (plutôt que libérale ou marxiste). Ainsi, dans le groupe de recherche dont il a été fait mention, le GRACE, nous la considérons comme un point de départ pour l’analyse des situations économiques réelles.
J’essaie de travailler sur cet usage de l’énorme corpus intellectuel que constitue la doctrine sociale, dans un moment historique où il n’y a plus de corpus intellectuel de référence. Puisque cette Académie a vocation à réfléchir cette année sur la transmission, je dois attirer votre attention sur le fait que nous sommes dépositaires d’un trésor. C’est ce que m’avait dit un jour ironiquement un cardinal : « L’enseignement social de l’Église, c’est le trésor le plus caché de l’Église catholique ». De fait, on ignore trop souvent en quoi il s’agit d’un trésor, d’une cohérence intellectuelle impressionnante.
Or, notre monde est en recherche de cohérence, en recherche de fondements, de représentations claires des réalités, entre autres, économiques et sociales.
C’est donc ce à quoi j’essaie de contribuer à ma modeste mesure. Je crois que l’on a beaucoup à faire et je suis plein d’espérance. Nous sommes dans un monde qui a vraiment besoin de repères. Nous ne pouvons pas rester avec notre savoir, notre richesse, notre trésor pour nous-mêmes, tel l’Harpagon de Molière.
Je reviens à mon prochain livre qui va aborder la question du sens du travail, et ce sera le sujet de ma réflexion avec vous. Le travail a-t-il un sens ou doit-il avoir un sens ? Je voudrais vous présenter mon raisonnement et recueillir vos réactions.
Travail et communauté
Le travail, c’est l’ensemble des activités humaines qui permettent de transformer l’environnement pour le rendre plus fécond, plus juste ou plus beau. Le travail ne se réduit donc pas au travail salarié. Il comprend aussi le travail non-rémunéré. Le travail domestique est le premier travail, le plus élémentaire et, socialement, le plus important d’ailleurs. Il fait fonctionner la maison, il assure la nourriture, l’éducation etc. C’est le travail du bricoleur qui répare la porte, du père ou de la mère de famille qui va faire des courses, qui éduquent les enfants, etc. Ce travail produit la communauté de base de la société qui s’appelle la famille. Celle ci n’est pas fondée que sur l’amour mais aussi, matériellement, sur le travail de ses membres. Travail indispensable pour qu’existe une communauté sociale, humaine qui fonctionne correctement. C’est trivial mais important de s’en souvenir.
Le travail non rémunéré comprend aussi l’associatif, le travail gratuit, de voisinage etc. Il y a en France 11 millions de bénévoles ce qui représente près d’un million d’emplois en équivalent de plein-temps. Et là aussi, il s’agit de travail non-rémunéré. Mais ces bénévoles font tourner une partie très importante de la société : clubs sociaux, sportifs, établissements culturels et même médicaux.
Dans le travail, il y a, bien sûr, une partie qui est rémunérée. Ce peut être du travail à façon, intérimaire, à temps partiel, de l’auto-entreprenariat, etc.
Dans l’ensemble de ce travail rémunéré, il y a, enfin, le travail salarié, c’est-à-dire le travail qui est rémunéré au terme d’un contrat qui engage une organisation (entreprise ou administration) avec un travailleur. Cela représente 90 % du travail rémunéré aujourd’hui. Et, on va voir que c’est ce qui va peut-être changer dans les années qui viennent.
Au total, on voit que la réalité du travail est bien plus large que le seul travail rémunéré, et il faut bien avoir cela en tête pour appréhender la question du travail. Réduire le travail au seul travail salarié en entreprise c’est donc passé à côté de la réalité de notre société. Et cela explique bien des insatisfactions sur le sujet de la part de ceux ou celles qui ne se sentent pas reconnus dans leur travail, parce qu’il n’est pas « salarié », bien qu’ils fassent marcher la société au même titre que les salariés.
Car chaque type d’activité s’inscrit dans une communauté et contribue à cette communauté. En premier lieu, la communauté de base, c’est-à-dire la famille, comme nous l’avons dit ; il en est de même pour les associations, les clubs etc., et enfin pour ces communautés de travail très particulières qu’on appelle les entreprises. À chaque fois, il y a du travail qui permet à la communauté d’exister, mais ce travail existe parce qu’il s’intègre dans le projet d’une communauté. Que ce soit dans une famille ou dans une entreprise, on travaille ensemble, on agit ensemble, on fabrique ensemble pour un projet commun. Dans tous les cas de figures, vous observez la dimension communautaire et plus le travail de la communauté est repéré comme tel plus la communauté se fortifie. On peut voir cela couramment dans les entreprises : plus le travail est vu comme fondateur de la communauté des travailleurs, plus l’entreprise se fortifie. Cela est vrai aussi pour la famille. Moins le travail du père ou de la mère de famille est reconnu et plus la famille risque de s’effriter. Dès lors que le travail dans la famille n’est pas considéré, que le seul travail reconnu c’est le travail à l’extérieur de la famille, la famille tend à s’affaiblir. La crise de la famille en Occident, est aussi et peut-être en premier lieu une crise du travail domestique, qui, méprisé, conduit au mépris de la famille.
Signification anthropologique du travail
Le rôle du travail est crucial parce qu’il contribue à la dignité de l’être humain, en lui attribuant une place dans la construction d’une communauté sociale. J’ai déjà évoqué dans mes livres, les trois dimensions du travail.
La dimension subjective : il y a toujours quelqu’un qui travaille. Travailler, suppose qu’il y ait un travailleur, un acteur du travail. Il n’y a pas de travail sans travailleur – quel que soit le niveau du travailleur, qu’il soit dirigeant ou qu’il soit manœuvre, peu importe –. Sans quoi on confond travail et production. Un robot produit, un homme travaille, c’est-à-dire qu’il met de lui-même dans ce qu’il accomplit. Le travail est une expérience de la vie.
La dimension objective : dans un travail, on produit quelque chose, par exemple le verre que voici, et ce verre réalisé met le travailleur à distance de son travail. Ce n’est pas lui qui auto-évalue le résultat mais un tiers, un client, un chef, un collègue qui évalue sa performance, la qualité, l’utilité du verre. En ce sens, on travaille pour les autres et le travail, en nous décentrant, commence à produire une communauté. Marx explique cela très bien : l’objectivité du travail comme manière de mettre à distance et d’éviter la folie, sollicite le travailleur, comme l’artiste fou qui rédige des poèmes que personne n’entend car qu’il est le seul à les dire dans sa tête.
L’objectivité du travail est essentielle. C’est important de produire ce verre pour quelqu’un d’autre que le producteur, qu’il soit acheté ou donné peu importe, mais que ce soit un autre qui évalue l’utilité et la qualité du travail accompli.
La dimension collective : le travail ne peut se réaliser que dans un cadre collectif. Lorsqu’on travaille, on dépend nécessairement de quelqu’un en amont, on produit avec d’autres quelque chose dont dépendent encore d’autres en aval. Le travail nous relie, nous inscrit dans un collectif. Même l’auto-entrepreneur utilise l’électricité, d’autres produits ou des services pour accomplir ses tâches. Il est inscrit dans une société, il est inscrit en relation avec le travail des autres.
Et si on prenait le temps, lorsqu’on achète une simple baguette de pain, de prendre conscience de du concentré communautaire qu’il y a dans cet objet, qui a impliqué le boulanger, le meunier, l’agriculteur, le producteur d’énergie etc., le haut degré de civilisation qu’il faut atteindre pour que cette simple baguette de pain soit réalisée, comme cela, dans une société paisible – on prendrait conscience du travail qui fabrique une société, qui la forme, en reliant ses membres.
Ce que je viens de vous dire sur la baguette de pain, on pourrait le dire de toutes les activités : réapprendre à voir en quoi notre travail, en quoi la solidarité du travail, la solidarité des travailleurs (j’entends le mot “travailleur” dans le sens générique du terme), fonde une société. Un vivre ensemble…
En revanche, si on ne voit plus le travail, on pense que la société existe par la une simple volonté commune, par un contrat social, une jouissance collective, de la consommation, du fun, des loisirs, ou des fêtes collectives alors que dans ses soubassements tout cela n’est possible que par les millions de travailleurs qui, chaque jour la font émerger du néant.
Travail et « vivre ensemble »
Le point central de ma réflexion sur le travail aujourd’hui est le suivant : nous appartenons à une nation qui cherche désespérément à définir son « vivre ensemble ». Depuis les attentats de 2015, c’est devenu le grand mot, assez creux d’ailleurs, mais peu importe. On cherche à comprendre ce qu’est le « vivre ensemble » en France et le « vivre ensemble » des Français.
Je trouve frappant que, dans les débats ou les réflexions politiques, le thème du travail comme fondation ne vient jamais. On parle volontiers des « valeurs » de la République, de la laïcité, de l’Histoire de la France parfois, du progrès de la France « mère des arts, des armes et des lois », etc. Mais pas du travail comme ciment national. On parle abondamment du chômage (par la négative donc), mais pas du travail, de la philosophie du travail, du sens du travail, de l’utilité du travail pour qu’existe une société. Pourtant, le contenu du travail, les projets et la manière de travailler fixent une communauté nationale ou locale, nous l’avons dit. Cela me paraît suffisamment évident pour que je me demande pourquoi la question du vivre ensemble n’est jamais abordée sous cette angle.
Les sciences humaines et sociales ont montré depuis fort longtemps qu’il n’y a pas de communautés qui tiennent sans des représentations partagées du travail, sans un sens commun du travail. C’est ce que j’appelle la condition du travailleur clairement établie. On forme un peuple parce qu’on a défriché ensemble des terres, parce qu’on a bâti des routes ou des cathédrales, parce qu’on a jeté des ponts, etc. C’est cela aussi qui participe à la transmission d’une culture. Une culture qui intègre une représentation, une philosophie du travail et des manières multiples de réaliser le travail « bien fait ».
Lorsqu’on parcourt des pays émerge ce qu’a produit le travail dans le passé et le présent. On visite des châteaux, des temples, des villes : ce travail accumulé par des générations a fait une société et il nous permet de la distinguer d’une autre société. La communauté est, étymologiquement, un cum munus ; munus, c’est la dette, la dette que nous avons avec les autres, cum. Cette dette commune, c’est celle du travail des uns envers et pour les autres. C’est la dette à l’égard du travail des hommes.
Donc vous voyez mon raisonnement : comment penser le vivre ensemble sans penser le travail ensemble ? J’en déduis qu’il y a la crise du vivre ensemble en France, parce qu’on ne se pose plus la question du travail ensemble dans les entreprises, les associations et dans le pays pris comme une communauté nationale. Il faut entendre la question « que faisons nous ensemble ? » de la manière la plus pratique. J’ai été saisi, ces derniers mois, par le fait que nombre de migrants, ne tiennent pas particulièrement à rester chez nous. On se plaint beaucoup des migrants mais on néglige le fait qu’ils veulent aller en Angleterre, ils veulent aller en Allemagne, mais ils ne veulent pas rester chez nous, bien que les conditions matérielles paraissent plus généreuses. Je ne sais pas comment vous ressentez le fait qu’à Calais des personnes sont prêtes à traverser la Manche à la nage (comme on en voit toutes les semaines) pour aller en Angleterre, alors que l’Angleterre est considérée comme un pays néo-libéral où le travail est précaire – ce qui est vrai d’ailleurs, le travail est plus précaire que chez nous. – Et malgré tout, ces personnes veulent y aller. C’est un signe important pour nous, qui devrait nous réveiller en tout cas. Réveiller en nous une interrogation sur ce qu’est notre propre peuple, notre propre nation. Comment interpréter cela ?
C’est que le travail assure la dignité des personnes en leur permettant de s’inscrire dans la communauté anglaise ou allemande, non comme des assistés mais comme des acteurs. Pour avoir connu, y compris dans ma propre famille, ce qu’est la migration et l’immigration, je crois pouvoir dire qu’il n’y a d’intégration réussie que par la participation au travail d’une communauté. On s’assimile par le travail qu’on a réalisé, qui permet de se sentir comme les autres, en participant à un destin qui devient commun parce qu’on participe au cum munus. On prend, en tant que migrant, sa part de travail c’est-à-dire sa perte de dette et ainsi on devient membre d’une nation, dont on a changé imperceptiblement la culture par son propre travail. Ainsi les nations restent vivantes. « L’homme se donne comme homme par son travail », comme le dit Simone Weil, aussi contre-intuitif que cela paraisse selon les valeurs de la société française d’aujourd’hui.
Mon hypothèse : La crise de sens de notre « vivre ensemble » est une crise du sens du travail. C’est ce que je vais essayer de clarifier à présent.
Première dimension de la crise du travail, une crise idéologique.
La remise en cause de la culture du travail, de la condition du travailleur, a été très forte en France à partir des années 1960, quand a émergé une culture de la société fondée sur la consommation, le jeu et le plaisir et aussi sur le discours, sur la rhétorique. On assista à un effort considérable pour repenser notre « vivre ensemble » à partir du plaisir, de l’hédonisme, du partage joyeux des sens. Un effort qui a conduit à mettre le travail à distance. Le travail bien fait, le fait de progresser par son travail ou de s’y consacré a été remis en cause comme « valeur centrale » de la société à partir de ces années-là.
Lors des jurys d’entrée à mon école, nous posons des questions à l’impétrant. Je me souviens d’un candidat, récemment encore, me disant, quand je demandais : « Vous voulez être manager. D’où vous vient cette vocation ? » ; m’entendre répondre : « C’est pour prendre du plaisir » et « parce que c’est amusant » ; Il est restait candidat d’ailleurs. En effet, s’il pensait que c’est amusant d’être manager, il valait mieux qu’il change de voie. Ce n’est pas « amusant », c’est une responsabilité. Peut-être y peut-on y prendre du plaisir mais ce n’est pas pour s’amuser que l’on devient manager. C’est parce que l’on pense apporter, par son travail, quelque chose d’utile au travail des autres.
Le travail a été déconsidéré comme coeur des communautés, que ce soit la famille, les associations ou même les entreprises. Il est devenu presque honteux de mettre le travail en avant comme crucial pour la dignité de la personne. Cela paraît comme une nostalgie d’un temps ancien, ignorant que c’est la liberté des sens et des jouissances, qui est désormais à la base du bonheur public. La liberté de consommer sans entrave est supposée construire la société moderne. Il y a même eu un moment où l’on s’est mis à croire – c’est très populaire en France mais pas qu’en France – que l’on pourrait vivre un jour dans une société sans travail. On s’est mis à imaginer la possibilité d’une communauté-France, d’un peuple de France qui ne soit pas un peuple qui se crée aussi (pas seulement, mais aussi) par la réalisation de son travail.
Bien sûr, c’est une erreur. La consommation sans entraves ne construit pas une société, parce qu’il est impossible de fonder une société à partir de l’hédonisme. Soit il est individualiste et il contredit la société dans ses termes, soit il est collectif, et c’est l’enfer des bonheurs obligatoires et organisés par Big brother.
Dévaluation donc du travail au profit de la consommation pour « faire société », telle est la première dimension de la crise du travail, qui conduit le travailleur à considérer que le travail n’est pas au centre de sa vie citoyenne, c’est la consommation qui l’est.
Deuxième dimension de la crise du travail, une crise économique.
Le travail a aussi été mis en question par trente ans de financiarisation de l’économie. J’explique cela en détail dans mon précédent livre Le travail invisible et faute de temps mais aussi parce les faits sont désormais assez connus, je n’y reviens pas. On a multiplié les outils de gestion, les normes et les règles pour répondre aux exigences du résultat financier. Ce qui a fait très vite disparaître le management du travail réel des vrais gens, y compris des managers, y compris des dirigeants. Derrière les chiffres, les comptes, les tableaux, les rapports, les tableaux de bord etc., on ne sait plus ce qui se fait réellement, je veux dire concrètement, matériellement, dans les entreprises. Et de moins en moins, on comprend pourquoi l’on travaille.
La perte du sens du travail en entreprise, c’est la perte du sens du travail réel des vrais gens écartelés entre ce qu’ils font vraiment et ce qu’on leur dit qu’ils font. Et, de manière croissante, ils se moquent de ce qu’ils font, parce que tout ce qui compte c’est l’objectif qu’on leur demande de réaliser, la dimension objective du travail, réduite à une évaluation comptable et financière : quelle réussite au bac ? Combien de malades traités ? Combien de pièces vendues ? Combien de tonnes transportées ? Mais la dimension subjective, « je suis quelqu’un qui se réalise dans son travail », et surtout la dimension collective, « je suis en solidarité avec les autres pour assurer mon travail », ont été atrophiées. L’ironie, c’est qu’il faut construire des stages de construction d’équipes pour remettre de la solidarité dans les équipes de travail, solidarité que le management par les chiffres a justement détruite. C’est absurde !
On assiste finalement à une crise du sens du travail, dans les entreprises en particulier. Le travail est devenu complexe, les chaînes de création de valeur globalisées sont longues et divisées en multiples petits contributeurs et il est très difficile de savoir qui fait quoi. On ne répond qu’à des objectifs immédiats. Mais à quoi d’utile contribue-t-on au juste ? Qui définit cette utilité ? le sens du travail est le plus souvent perdu.
Parallèlement et en lien avec ce que je viens de dire (que je ne peux évoquer que très rapidement), il se profile aussi une crise du travail salarié, qui annonce une transformation importante de la façon de travailler dans la société occidentale. Cette crise du travail salarié qui commence à poindre, les médias l’appellent l’ubérisation, mais Uber, n’est que le premier pétard du feu d’artifice. Il faut parler aussi de la robotisation, qui pourrait détruire 15% des emplois salariés dans les 10 prochaines années. Plus profondément, on assiste à une transformation de l’appareil productif lui-même et donc une remise en cause du travail salarié qui va être sérieuse dans la prochaine décennie. Je ne peux qu’évoquer la question qui nous emmènerait trop loin dans la discussion…
Une part non négligeable du travail qui se réalisait dans les entreprises, va se produire en dehors, par des indépendants, des intermittents ou de manière gratuite… Le travail salarié va diminuer au profit du travail rémunéré non-salarié. Il ne va pas disparaître comme on l’entend parfois, Uber et la robotisation ne vont pas tout remplacer. Mais dans notre équilibre social, le travail salarié qui est la source de revenus pour la plupart des citoyens va décliner et la partie non rémunérée du travail sera plus importante dans la société de demain. On commence à assister à des échanges directs entre les personnes, échanges à l’intérieur de communautés qui échappent aux entreprises donc au salariat. Cela veut dire que la partie non-rémunérée du travail, l’économie collaborative et la solidarité entre les personnes vont aussi prendre une importance plus grande par rapport au salariat.
Repenser le travail et repenser le sens du travail est d’autant plus important, que cette transformation est en cours. Je montrerai dans mon livre que les nouvelles formes de travail sont à la fois une chance et une menace pour notre vivre ensemble. Un chance si elles permettent de nous sortir de la crise du sens du travail que j’évoquais précédemment en donnant de nouvelles perspectives, de nouveaux moyens de travailler et donc de nouvelles communautés : travail de proximité, retour du travail domestique, travail collaboratif, etc. Mais menace si nous ne nous réapproprions pas la question centrale du travail pour fonder notre vivre ensemble. Nous serons alors soumis aux aléas des transformations économiques et sociales subies avec un risque considérable de désagrégation de la société tout entière.
Car ce sera, vous l’avez compris, ma thèse centrale : essayer de montrer le plus simplement possible et avec toute l’espérance dont je suis capable, qu’une société qui a perdu le sens de son travail est une société qui a perdu le sens de son existence en tant que société, en tant que communauté. Et qu’une société qui le retrouve, retrouve sa raison d’être.
Je conclurai ce survol par une question qui m’a été opposée avant même que le livre ne soit terminé. Quand j’ai présenté ma thèse à un collègue américain, il m’a dit : « Très bien, je comprends la démonstration mais il faudrait que tu démontres dans ce cas, qu’il y a une forme de travail qui est liée au génie français. Tu démontres quelque chose mais tu n’expliques pas pourquoi cette crise du travail existe en France mais qu’elle n’existe pas nécessairement aux États-Unis ou en Angleterre. En quoi cela touche l’esprit français ». Je trouve que c’est une bonne remarque et je voudrais terminer en l’abordant…
Voici les réponses que je lui apporte et je les soumets vraiment à votre sagacité parce que cette réflexion est toute récent.
Je crois qu’il y a une façon effectivement très originale de travailler dans une communauté qui fait que la communauté est spécifique. Dans une entreprise, il y a une façon de travailler, telle qu’une entreprise, la communauté de travail qui forme une entreprise, est différenciée d’une autre. C’est vrai aussi d’une famille, cette façon de s’organiser, de bricoler, de faire le ménage, de faire le repas, c’est par ce travail qu’une famille est différente d’une autre. Et si c’est vrai pour la famille, pour l’entreprise, cela doit être vrai pour la nation. C’est ce que pensait mon collègue américain, je crois qu’il a raison.
Il me semble que la façon française de travailler se caractérise par trois éléments.
D’abord, par un sens assez particulier de la singularité du travailleur. Nous avons constitué une nation dans laquelle le travailleur cherche toujours à exercer une part de singularité. Cela fait partie de notre génie propre.
Un dirigeant me disait : « Nos meilleurs salariés, ils fabriquent des produits extrêmement rigoureux, en terme de qualité. Nos meilleurs salariés sont en Inde parce que les Indiens sont très forts. Ils ne se posent absolument pas de question. On leur envoie une feuille de spécifications, ils font exactement ce qu’on leur a dit. Ils ne vont pas chercher ailleurs ». C’est ni mieux ni moins bien, pour lui c’est plus pratique. Le Français, lui, doit exercer sa liberté en rajoutant quelque chose. C’est le génie du système D.
Ensuite, la caractéristique du travail en France c’est la planification. C’est une tendance qu’on ne trouve pas ailleurs. J’ai vécu aux États-Unis, en Angleterre, je ne parle pas de l’Italie… les Français ont tendance à planifier : les TGV, l’énergie nucléaire, le système scolaire, les stratégies d’entreprises, les carrières, les formations, les vacances… On aime la singularité parce qu’on aime aussi l’ordre abstrait des plans. Au final le travail n’est jamais réalisé comme il a été planifié (touche personnelle et système D obligent) mais il a fallu qu’il ait été planifié pour qu’il soit réalisé d’une manière un peu différente.
Troisième caractéristique, de la France, c’est un sens de l’esthétique dans le travail, une dimension esthétique. Pour notre peuple, notre communauté, l’esthétique existe. Ailleurs elle existe mais elle n’est pas autant liée au travail. Aux États-Unis on distingue bien les choses. Chez nous, il faut que ce soit beau. Un patron français qui a une filiale aux États-Unis me disait : « On a donné le même travail à faire à une équipe américaine et à une équipe française » Je crois qu’il s’agissait d’inventer un aspirateur qui marche tout seul, avec une télécommande. « Les Américains sont allés voir dans un magasin un aspirateur, ils l’ont acheté, ils ont enlevé tout ce qui n’était pas nécessaire et ils ont rajouté une télécommande à l’aspirateur qui existait. Les ingénieurs français sont partis de zéro, ils ont ré-inventé un aspirateur depuis le début, ce qui est magnifique. Ils n’ont pas bricolé à partir d’un aspirateur existant, ils ont réinventé, d’une manière singulière, un aspirateur totalement original et beau ». C’est un exemple, mais c’est assez symbolique de ce qu’est la culture du travail en France quand on prend la peine de l’observer.
Un de mes doctorants, qui a analysé le travail bien fait tel qu’il est conçu par les salariés de ERDF, explique que parmi les critères du travail bien fait, il y a le fait de ranger parfaitement le transformateur bien que celui-ci soit toujours fermé au public. Mais il doit être bien rangé parce que si un collègue entrait un jour, il faut qu’il le trouve bien rangé. Jamais personne ne va le voir, mais je trouve cela très touchant et significatif de l’esthétique du travail.
Pour répondre à mon ami américain je dirais qu’il y a un génie français qui est lié à une façon française de travailler. Mais cette façon française a été abîmée par les évolutions et les crises que j’ai décrites précédemment… Les normes, l’abstraction financière, les variations constantes de stratégies et d’organisation vont à l’encontre du génie français du travail : singularité, planification, esthétique. C’est sans doute pour cela que la France est plus touchée que d’autres pays par la crise du sens du travail.
Enfin, je terminerais en faisant le lien avec d’autres intervenants qui ont participé à ce cycle. Je voudrais dire que s’il y a une communauté française qui naît du travail, il y a aussi une façon de penser le travail qui se communique à l’école. La transmission se fait à l’école, si elle ne se fait pas, si ce qui est transmis du « vivre ensemble » ce n’est que l’hédonisme ou des valeurs vagues et générales, s’il n’y a pas cette transmission du sens du travail comme ciment politique qui engage les citoyens dans leur travail « bien fait », alors la crise de la nation s’enracine dans la crise de la transmission dès l’école.
Échange de vues
Jean-Marie Schmitz : Xavier Fontanet, dans la communication qui a précédé la vôtre, a beaucoup insisté sur la nécessité de donner du sens au travail. Il n’a pas parlé d’une crise du sens du travail mais il a parlé de la nécessité, pour un patron, tout au long de l’échelle hiérarchique, de donner du sens au travail de ses collaborateurs.
Ma question : À quoi attribuez-vous la crise du sens du travail que vous avez évoquée et comment la caractérisez-vous ?
Pierre-Yves Gomez : Ce n’est pas la même chose de dire « donner du sens » que de mettre en évidence qu’il y a une demande de sens beaucoup plus grande aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a vingt ans. D’abord, elle s’entend dans les entreprises. C’est quelque chose de récurrent. « Pourquoi je fais cela ? » « On change encore de stratégie, cela n’a pas de sens, je sais qu’on va revenir en arrière, on refait ce qu’on a fait précédemment ». Donc, cette demande se témoigne par quelque chose d’ambiguë qui est la souffrance au travail.
En fait, quand on ne sait pas dire le sens de ce que l’on fait, c’est le corps qui parle : l’on n’arrive pas à dire pourquoi son travail n’a plus de sens et cela inquiète terriblement. Alors l’on va dire que l’on a une maladie socio-professionnelle. Ce n’est pas qu’elle n’existe pas mais elle réalise, elle rend tangible une angoisse plus profonde : « qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi je vais travailler ? », cela s’entend très souvent aujourd’hui.
J’ai une amie qui travaille dans une très grande entreprise mondiale qui m’a expliqué un phénomène de non-sens total dans cette entreprise. Pour m’amuser, je l’ai mis sur mon blog, évidemment en changeant le nom de l’entreprise, que j’ai appelé Babel. C’est une entreprise qui a externalisé une partie de sa comptabilité en Inde, une partie en Tchéquie… À un moment donné cette amie était partie une semaine. Quand elle est revenue, elle avait deux millions d’euros sur son compte « voyage mensuel » ! C’était une erreur des comptabilités, mais personne ne s’en est inquiété. Et c’est resté comme cela pendant des semaines. Personne n’a vu qu’il y avait deux millions d’euros mensuels de budget voyage pour un mois. Et en fait quand elle a fait son enquête, tout le monde lui a dit : moi, j’ai fait ce que qu’on m’a demandé de faire, j’ai rempli mon tableau, j’ai fait mon travail… Chacun avait fait un petit bout de travail, effectivement, sans se préoccuper du pourquoi. Perte de sens. Elle est rentrée atterrée au boulot.
Alors depuis, j‘ai reçu des contributions de cadres qui disent, – après avoir lu ce petit texte que j’ai appelé Quitter Babel, – à force de vivre Babel, on fuit Babel.
Cette souffrance se témoigne donc par le corps. Je ne veux pas vous resservir le burn-out dont on parle beaucoup même si c’est un fait latent suffisamment éloquent.
Pourquoi cette perte de sens ? C’est assez bien documenté, on l’a appelé « l’infobésité », les entreprises qui sont obèses de transfert d’informations et qui se gèrent de plus en plus par des comptes, par des résultats, par de l’objectif et qui oublient le subjectif, les personnes, et surtout le collectif, le goût de travailler ensemble, d’être ensemble.
Par exemple, la prime individuelle a fait des ravages parce que si elle est vraiment vécue comme prime individuelle, elle a pour effet de mettre en cause la solidarité. On a corrigé cela en créant des primes d’équipe. On rajoute des primes pour obliger à la solidarité après avoir créé des primes qui avaient tendance à remettre en cause la solidarité.
Donc vous voyez, toute une infrastructure gestionnaire qui a conduit à cela.
Récemment, j’étais au Bureau International du travail qui était très critique sur cette période-là et sur ses conséquences sur le travail. Cette période a eu aussi des effets positifs. Mais, avec le temps, cela a fini par produire des organisations qui sont extrêmement formalisées, extrêmement normalisées. On vit dans un monde très normalisé et plus le travail est normalisé plus il perd de son sens, surtout en France, où la dimension système D est si forte.
Rémi Sentis : Je voulais vous questionner sur deux points qui sont un peu liés.
Le premier c’est le travail au noir. Pourquoi y a-t-il tant de travail au noir en France ? C’est toute la dimension fiscale, les charges sociales, etc.
Et le deuxième qui est un peu lié c’est la question de l’interventionnisme de l’État. Comment se fait-il que l’État français intervienne autant dans le domaine du travail ? Il y a le domaine législatif, bien sûr ; mais en plus il existe des organismes qui visent à organiser l’économie. Par exemple, il y a un organisme (descendant du Commissariat général au Plan) qui s’appelle France Stratégie et qui est encore un Commissariat au Plan et dont le but est encore de planifier. Que pensez-vous de l’interventionnisme de l’État ?
Pierre-Yves Gomez : Le travail au noir, la réponse est dans la question. Je ne crois pas que ce soit une question fiscale. Je crois que c’est d’abord une question de formalisme parce que c’est très compliqué, lorsqu’on travail peu, d’entrer dans les règles de formalisation du travail c’est-à-dire de remplir des documents.
Tous les artisans que je rencontre – je ne veux pas dire que je suis un spécialiste de l’artisanat – me disent que ce qui tue l’artisanat, ce n’est pas le niveau d’impôt, ce n’est pas le niveau des charges, parce qu’on peut se rattraper, mais c’est le temps passé au formalisme, à remplir des papiers. Du coup le travail au noir s’explique par plus de système D, et il permet d’avoir de la souplesse.
C’est pourquoi je plaide pour qu’on ait d’abord une philosophie du travail avant de faire des réformes et des lois sur le travail. Quand quelqu’un travaille, ce qu’il cherche à faire en premier lieu, c’est à poser un évier, s’il est plombier. Si on est paysan, prendre au moins une journée par semaine à remplir des papiers… Une journée par semaine, pour un paysan, c’est exorbitant !
Je suis pour qu’on paye une somme de charge, d’un coup, et qu’après l’administration se débrouille avec cela. On ne remplit rien du tout, on donne une somme qui représente tout ce qu’on doit payer et on travaille ; c’est ce que font les auto-entrepreneurs – cela, c’est un coup de génie ! – c’est très simple. Vous payez tous les trimestres. Vous entrez votre chiffre d’affaires et automatiquement est calculé, en une fois, tout ce que vous devez. C’est 25% du chiffre d’affaires, ce qui n’est pas rien, mais vous voyez, c’est tellement simple ! Une partie du travail au noir est revenue dans le travail normal parce que c’était simple. Simple, cela veut dire qu’on ne fait pas travailler des agriculteurs ou des plombiers pour faire un travail administratif. Ils ne sont pas faits pour cela.
En France, aujourd’hui, l’interventionnisme est plus rhétorique que réel. Je ne dis pas qu’il n’existe pas mais par rapport aux époques que nous avons connues… Vous parlez de France-Stratégie, pour les fréquenter, cela n’a rien à voir avec le Commissariat général au Plan. Le Commissariat général au Plan, il y avait un vrai plan. Et moi, je trouvais cela très intelligent, le plan français. Il y avait un vrai cadre sur les cinq ans à venir (ou les quatre ans, en France). Le plan français était un plan « esthétique ». C’est avec cela qu’on a construit les TGV, les centrales nucléaires, une vision très gaullienne du futur, organisé autour d’un travail collectif, très ingéniériste, très français donc.
France-stratégie, ils ne font plus cela. Ils font des rapports, ils essaient de combiner des savoirs pour encourager les marchés. On ne peut pas dire qu’ils planifient quoi que ce soit. Je crois que l’interventionnisme publique est devenu très rhétorique, encombrant peut-être, mais rhétorique.
Ghislain Lafont : Vous nous avez demandé d’être critique et de faire des propositions pour votre prochain livre.
J’ai un sujet, c’est celui de la génération « Y », c’est-à-dire la génération des jeunes d’aujourd’hui qui viennent travailler et qui n’ont absolument pas le rapport au travail et à l’autorité que nous avons pu avoir, nous, il y a quarante ans. Je suis étonné et intéressé par cette génération qui a beaucoup de toupet, beaucoup de culot. Elle n’a pas peur.
Pourquoi les jeunes vont travailler aux États-Unis, en Inde et partout dans le monde, c’est parce que cela ne se passe pas bien en France. Dans votre livre, je pense qu’il faudrait réfléchir à ce qu’il faudrait proposer pour y remédier, y compris dans les écoles de gestion, celle de Lyon comme des autres. Il y a une révolution dans l’enseignement supérieur à faire par rapport au rapport au travail, au rapport à la hiérarchie, au rapport à l’autorité. Et puis surtout de donner du courage aux managers, aux dirigeants.
Comment est-ce que vous pourriez apporter, vous, du fait de votre expérience de professeur, d’enseignant et de chercheur cette révolution-là aussi dans l’enseignement ? Parce que je trouve qu’il y a une sorte d’autisme de tout le monde. Le diagnostic est posé, il ne se passe pas grand chose, sauf certains patrons. Prenez Michel et Augustin, des biscuits, vous voyez ces jeunes dont la moyenne d’âge est de trente ans, BlaBlaCar, moyenne d’âge vingt-neuf ans. Voilà des jeunes patrons qui ont un rapport et qui redonnent du goût et du sens au travail. Je pense aussi à Mohed Altrad, le roi des brouettes et des échafaudages, élu manager mondial l’an dernier.
Comment est-ce que, là, vous pourriez apporter une vraie réflexion par rapport à cette génération qui est dite la génération citoyenne du monde ? Ils se connectent avec un Chinois, en dix minutes.
Je trouve que dans votre livre il y a quelque chose à faire parce que pour cette génération-là, il y a un choc qui est entrain de se produire.
Pierre-Yves Gomez : Effectivement, c’est la partie que je n’ai pas abordée, qu’il faut creuser. Il ne s’agit pas seulement de faire un diagnostic et de dire : c’est terrible. Mais je crois vraiment qu’on a les moyens de proposer.
Je vais répondre en deux temps.
D’abord, par une formule. « Pas de loi sur le travail sans une philosophie du travail. » Arrêtons de faire des lois sans corpus intellectuel pour les soutenir. Commençons par la philosophie du travail. Commençons par mettre les bœufs avant la charrue. La loi El Khomri, comme toutes les lois récentes, ne peut qu’échouer. Parce que ces jeunes-là ne comprennent pas ! Ils ne comprennent pas ce qui est entrain de se passer. Et l’importance du travail – on ne va pas discuter la loi en elle-même – mais on est poussé en fait à faire des choses alors que c’est tellement plus radical, tellement plus intéressant ce qui est entrain de se passer sur le travail.
Ensuite, pour ce qui concerne l’enseignement, c’est un sujet qui me concerne effectivement.
Les jeunes aiment travailler. Ils ont une capacité de travail incroyable. Le jeune a envie d’être utile, c’est anthropologiquement fondé. L’idée que les jeunes d’aujourd’hui seraient plus fainéants qu’avant, c’est faux. Ce sont les vieux hédonistes des années 60 qui croient que les jeunes ne pensent qu’à fumer des pétards et à s’alcooliser. Ils sont extrêmement actifs et à la recherche de sens ! Quand ils ont vu leurs parents se crever au travail et être licenciés ou tomber en dépression, c’est sûr que le sens du travail ne leur saute pas aux yeux. Cette espèce de dénégation du sens par l’économique, cela a été très dur pour la philosophie du travail. Donc les jeunes sont prudents, c’est vrai. Avant de se donner dans un contrat, ils veulent vérifier que l’on utilise leurs compétences mais en étant sûr que l’on ne va pas en abuser. Quand on crée les conditions de la confiance, cela marche très bien.
Pour répondre cette fois très directement, ce qui me frappe énormément, dans mon école, c’est qu’on n’a pas de cours sur le travail. On a des cours sur la carrière, sur l’organisation, sur l’emploi mais sur le travail, sur ce qu’est le travail, sur la signification humaine du travail, pas du tout.
C’est tellement vrai que je donne un cours qui s’appelle “Entreprise et société”. Je fais réfléchir les étudiants sur une perspective de quarante ans en leur disant : « Vous allez être dans les affaires dans quarante ans. Il ne faut pas penser à l’entreprise d’hier, il faut la penser dans dix ans. Qu’est-ce qui va se passer ? » Et je fais intervenir un expert de l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), et il montre des éléments de travail, comment on analyse le travail, des choses vraiment élémentaires et utiles en leur montrant des images et des films de personnes au travail. Et à la fin de ce cours, une étudiante est venue me voir, elle avait les larmes aux yeux et elle me dit : « C’est la première fois, durant mes études, que j’ai vu un travailleur (elle parlait d’un manutentionnaire dans un entrepôt logistique), et qu’on m’a parlé du travail ». C’était extrêmement touchant. On peut croire tout savoir, la finance, la stratégie, le marketing mais le travail des vrais gens, comment gère-t-on cela ? Cela lui était apparu subitement comme une évidence.
Est-ce une réponse à votre question ? C’est en tout cas pour montrer que j’essaie d’être concret. Nous lançons un cours en septembre, justement, sur “apprendre à voir le travail réel”. C’est un enseignement à distance, avec des exercices, qui pourra être suivi par des centaines de participants, justement sur ce thème pour essayer de ré-instaurer dans l’éducation mais aussi dans les entreprises, non pas le goût du travail, mais la vision du travail, le sens du travail.
Je voudrais bien faire la révolution mais je peux seulement en faire une toute petite…
Jean-Paul Guitton : Tout d’abord, quand vous avez évoqué le sens de l’esthétique du travail, cela m’a rappelé Marcel Dassault qui disait : « Un avion est réussi s’il est beau ».
Et puis je voudrais évoquer mon père, le professeur Henri Guitton, qui a longtemps présidé cette Académie, et qui a beaucoup réfléchi sur la question du travail. Dans son dernier livre il appelait en effet à Repenser le travail. (Ed. Dunod, 1990). Car il pensait qu’on ne reverrait jamais le plein emploi.
Et à la fin de sa vie, il a beaucoup encouragé les travaux de Yoland Bresson sur L’après-salariat, la crise du travail salarié conduisant à quelque chose qui ne sera plus exactement le salariat.
Je voudrais en effet vous faire réagir sur l’idée de ce qu’Henri Guitton et Yoland Bresson avaient appelé le revenu d’existence, que certains appellent revenu universel ou encore allocation universelle.
Par ailleurs mon père aimait bien les réflexions étymologiques. De ce point de vue, la conception hédoniste du travail ne conduirait-elle pas à un oxymore, si l’on se réfère à l’étymologie du travail : le tripalium, qui était sinon un moyen de torture, du moins un objet de contrainte ou de pénibilité.
Pierre-Yves Gomez : Je vais juste répondre sur ce dernier point. Le tripalium n’est pas un instrument de torture. Ce sont trois pieux qui servaient à attacher les animaux pour les ferrer ou les faire mettre bas. Et puis on attachait aussi les femmes qui accouchaient, c’était le travail de la femme.
Mais l’idée que le tripalium soit un instrument de torture (j’en ai fait un peu l’histoire dans mon livre précédent) cela m’a fasciné. À partir de quel moment a-t-on affirmé que c’était un instrument de torture ? Le travail est un effort qui nous attache, c’est vrai. Mais qu’il soit un instrument de torture, cela n’a jamais été très clair. D’ailleurs longtemps, travail était lié à voyage parce que le travailleur était « attaché » pendant son voyage. Et en anglais vous avez travel. En espagnol trabajo signifie travail aujourd’hui mais signifiait encore voyages au 16ème siècle. Vous voyez que l’étymologie est plus compliquée qu’on ne le dit…
Sur la taxe salariale sur le revenu, c’est là un sujet qui est fascinant. Le travail salarié rémunéré permettait jusqu’à présent de rémunérer l’ensemble du travail et notamment le travail de la mère de famille qui restait à la maison parce que le père de famille avait un emploi. Puis, avec la société de consommation, cela n’a plus suffit parce qu’il faut payer beaucoup de choses, et plusieurs revenus salariés ont été nécessaires dans les familles. C’étaient les entreprises qui assuraient la gestion du flux entre revenu et travail et cela permettait, encore une fois, de tout payer ! Y compris le travail de la famille.
Dès lors que le travail salarié est en crise – et il y sera – évidemment se posera la question de la rémunération du travail global. Si cette partir diminue, il va falloir trouver d’autres sources de revenus. Sans quoi, on pourrait imaginer une paupérisation plus large de la société (c’est le mot qu’on emploie aujourd’hui même s’il fait peur) mais ce qui fait peur c’est qu’on travaille à la marge. J’ai une voiture, je la loue à la marge. J’ai une maison, je la loue à la marge. Tous les investissements je peux les utiliser pour en tirer un revenu à la marge. Mais évidemment cela va poser des questions de vulnérabilité des populations et de précarité. Si je travaille, un petit peu taxi avec ma voiture, un petit peu en louant mon appartement…
Au total, on verra émerger une société extrêmement précaire.
D’où l’idée qu’on extrait des revenus du système productif des entreprises et qu’on distribue à tout le monde, à charge pour chacun d’organiser sa vie en travaillant comme il l’entend, enfin de s’organiser entre travail non-rémunéré, travail rémunéré, travail salarié.
Honnêtement, je ne vois pas comment on peut y échapper. Je ne vois pas comment on peut échapper à une réflexion et sans doute une réalisation de revenus universels, en tout cas une répartition nouvelle et originale des flux économiques. Dès lors que le salariat, qui est aujourd’hui la pompe, le cœur qui assure les revenus, dès lors qu’il est en crise, je ne vois pas comment il est économiquement possible qu’on fasse autrement.
Il y a une autre solution, complémentaire : une très forte solidarité créée par du travail non rémunéré et qui fait diminuer les besoins financiers. C’est la vie plus frugale, c’est le non-marchand, c’est l’économie collaborative. Il faut aussi prendre en considération la dimension qui n’est pas financière des revenus ; une façon d’avoir des revenus, c’est de les obtenir gratuitement, par solidarité avec ses voisins, sa famille, ses amis Du coup c’est une façon de faire baisser la tension financière.
À mon avis, il faudrait une combinaison des deux. Parce que le revenu universel serait de l’ordre de 650 euros par mois (il y a une très belle thèse sur le sujet). Il ne faut donc pas rêver d’une société oisive. D’autant que le revenu universel ne pourra être financé que si on diminue aussi les prestations sociales. Donc vous le voyez, c’est tout notre système socio-économique qu’il faut repenser
Bernard Lacan : Je suis très intéressé par votre réflexion et je pense qu’elle est la bienvenue dans le bien-être de la société en général, une société qui n’ose pas prononcer le mot “travail” d’abord parce que, comme vous l’avez dit, il a été confisqué dans les mots « travail, famille, patrie » à une période difficile de notre histoire mais surtout, je dirai, la vue générale est une vue d’idéologie qui découle assez directement du marxisme.
Alors je crois que peut-être dans votre livre vous devriez être plus nuancé sur ce que vous dites des entreprises qui, en permanence, changent de stratégie.
J’ai vécu dans des entreprises de différentes tailles, je reste en contact, et je crois que ce n’est pas vrai. Je crois que vous cédez à cette tentation d’un discours global qui est bienvenu en France. En France, on dit que les salariés sont oppressés, opprimés par le travail en général, mais quand on leur demande ce qu’ils pensent du climat dans leur propre entreprise les appréciations sont beaucoup plus positives. Certes il y a des progrès à faire dans les entreprises mais il y a, chaque année, des études assez fournies qui montrent les entreprises dans lesquelles il fait bon vivre, dans lesquelles les salariés sont heureux de vivre et cet aspect couvre des entreprises de toutes tailles.
Certes dans le monde économique, il y a de petits voyous qui traitent leurs employés n’importe comment, mais je crois que la grande majorité des entreprises ont des relations avec leur personnel et en particulier avec les jeunes qui ne sont pas celles que vous décrivez. Elles ne le font pas par bienveillance globale, elles le font par désir d’efficacité. Si dans une entreprise les salariés ne sont pas heureux, ce n’est pas une entreprise qui réussit.
Et donc je crois qu’il faut être très nuancé sur le discours global de la perte de sens du travail. Je trouve que dans les entreprises il n’y a pas de perte du sens du travail parce qu’il y a des objectifs communs stratégiques. Naturellement il faut un certain formalisme pour que dans les grandes entreprises le travail soit organisé mais clea n’enlève pas pour autant le sens du travail.
Donc je pense que peut-être dans votre livre, pour ne pas susciter des critiques très violentes, vous devriez nuancer un peu le propos.
J’ajouterai que vous pourriez peut-être intégrer dans votre livre que le premier travail bénévole c‘est celui des femmes à l’accouchement, comme vous l’avez évoqué. Et vous vous souvenez qu’autrefois les salles d’accouchement s’appelaient les salles de travail.
Pierre-Yves Gomez : Le fait de montrer que dans tous les pays occidentaux, pas seulement la France, il y a à partir de 2005, une diminution générale de l’engagement au travail, c’est un fait avéré, bien analysé désormais. Or le pays pour lequel la « valeur travail est la plus importante », lorsqu’on interroge des salariés, c’est la France. Le pays de l’OCDE pour lequel cette valeur travail est la plus faible, c’est le Danemark.
En France 65 % des salariés disent que le travail, pour eux, est très important et au Danemark, c’est 39 % de la population interrogée qui dit que le travail est très important.
Le travail est très important dans la construction de la société française. Il y a beaucoup de personnes qui luttent, qui se battent pour qu’effectivement cela se passe le mieux possible, et elles pourraient entendre ce que j’ai dit tout à l’heure comme une sorte de critique agressive qui m’est étrangère parce que je crois qu’il y a un vrai travail de manager. Mais il y a aussi un système financiarisé qui a conduit à rendre des résultats, des résultats financiers. Qu’on le veuille ou non, le système conduit à ne pas parler de la réalité et du sens du travail.
Cette tendance a balayé nos économies jusqu’à la de 2008. La crise économique actuelle n’est pas une crise financière. La finance ne s’est jamais mieux portée ! Il y a beaucoup d’argent dans le circuit, il n’y a pas de crise financière. Il y a une crise de l’économie réelle, une crise du travail, une crise de la réalisation du travail.
Je vais vous donner une réflexion dans l’autre sens. Les entreprises qu’on donne toujours en exemple, dans les écoles de managers en particulier, c’est Tesla, Facebook ou Google. Ce sont des entreprises dans lesquelles le travail est, justement, très libre, très ouvert, très au centre, très bien estimé. Vous avez peut-être lu le bon bouquin de Peter Thiel De zéro à un, qui raconte son aventure de multi-fondateur de Paypal, de Facebook. C’est une entreprise familiale du 21ème siècle, où l’on rencontre des actionnaires engagés, un vrai projet industriel, des salariés engagés dans l’entreprise. Je vous donne cela comme un exemple.
Bernard Lacan : Si vous traitez de l’entreprise qu’avec des références Google et Facebook, je pense que vous passez à côté de 95 % de l’entreprise en France.
Pierre-Yves Gomez : C’est bien pour cela qu’il faut regarder les autres entreprises. Pourquoi cela ne se passe pas comme dans ces entreprises données comme exemple ?
Anne Duthilleul : J’avais une question courte qui est en lien avec le partage.
Est-ce que cette perte de sens du travail n’est pas liée, au-delà des aspects des modes de gestion et de financiarisation de l’économie, en France, au « partage du travail » qui a été décrété par les 35 heures ? Cela a fait perdre beaucoup au contenu du travail, au détriment d’une obligation de le mesurer qui était imposée à tout le monde, même à ceux pour qui l’idée de le mesurer ne convenait pas.
Jean-Pierre Lesage : J’ai passé beaucoup de temps en entreprise, maintenant je fais de la philosophie à haute dose. Et vous savez, les philosophes s’attachent beaucoup au sens des mots.
En vous écoutant, je me suis demandé si à travers le mot « travail » ce ne sont pas, parfois, d’autres problèmes que celui de la « crise du travail » que vous évoquez. Par exemple, lorsque vous mentionniez le cadre à qui on reproche le temps passé en famille, vous disiez que son « travail » d’éducation n’était pas reconnu. Certes, si j’aide mon fils à faire ses devoirs de maths, c’est, en première apparence, un « travail », mais est-ce principalement cela ?
De même, quand vous évoquiez la mère de famille qui souffrait de ce que son « travail » à la maison n’était pas, non plus, reconnu, est-ce bien le problème le plus important ? N’est-ce pas plutôt sa fonction, son rôle, voire elle-même qui ne sont pas correctement appréciés ?
Il y a là des problèmes sociologiques, anthropologiques ou psychologiques. Ils sont, à l’évidence, importants. Mais sont-ils vraiment à rattacher principalement à une question de « travail » ou constitutifs de ce que serait une « crise du travail » ?
Pierre-Yves Gomez : Dans l’économie on distingue le travail, l’œuvre, l’activité, l’emploi (le travail salarié).
Je suis absolument d’accord sur le fait que dans le cas de la mère de famille, ce n’est pas son travail qui la caractérise comme mère, c’est autre chose qui se joue. Mais, il y a aussi son travail. Et ce qui m’intéresse, c’est ce qui se joue, là. C’est ce travail là, qui fait qu’elle est mère de famille et que c’est concret, matériel. Ce ne sont pas que des affects et des idées générales. C’est précisément parce qu’on oublie les compétences nécessaires à ce travail là que l’on exclue les mères de famille du monde du travail. Et peut-être aussi que les familles s’effritent.
Je prends un exemple. Pour le salarié se joue aussi autre chose que son travail, la reconnaissance : en tant que personne, j’existe comme individu dans cette équipe, ce n’est pas uniquement pour mon travail, ce que j’ai produit. Donc il est vrai que dans le travail, il se joue infiniment plus que le travail. Seulement ce qui m’intéresse, c’est ce qui se joue dans le travail, y compris là où on ne veut plus le voir.
Je ne réduis pas tout au travail, mais le travail est quand même là et notamment le travail de la mère de famille, pour prendre cet exemple, ou celui du bricoleur, justement on ne veut pas les voir. On veut voir du rôle, de la fonction, de l’affect,… On ne voit pas qu’il y a du travail concret, que cela a pris du temps. Ma mère qui était mère de famille, je me souviens, disait : j’ai mis du temps pour faire ce gâteau. C’est vrai que ce temps ne compte pas. Le temps de l’ouvrier ou le temps du manager, lui, va compter. Le temps de la mère de famille, il disparaît dans l’affect. Mais la dimension de travail demeure.
Je reviens sur les 35 h : on est tous d’accord, ce fut une catastrophe culturelle. Passer de 39 à 35 h, c’était considérable mais cela a surtout créé une logique de comptabilisation systématique des heures. Elle existait déjà, mais cela a mis l’accent sur le fait que l’heure était comptabilisable et qu’il fallait se gérer comme cela. On a introduit la financiarisation dans la tête du salarié. Il s’est mis à compter ses heures, comme si c’était là que se jouer sa relation au travail C’est devenu un enjeu social qui a transformé la culture du travail. Et c’est pourquoi il importe tant de renouer avec une philosophie du travail.
Séance du 7 avril 2016