Par Guillaume de Prémare, Délégué Général d’ICHTUS
Henri Lafont : Qui n’a pas aperçu ou entendu Guillaume de Prémare lors des manifestations de 2013-2014, manifestations monstres d’opposition au mariage pour tous ? Discret jusqu’alors, Guillaume se révéla un organisateur et un audacieux stratège de ce qui est devenu la “Manif’ pour tous”. Il en fut un des fondateurs et le premier Président.
Son métier ? Consultant en communication. Il n’aurait pu faire mieux. Ses écrits, assez confidentiels jusqu’ici, sont aujourd’hui à découvrir dans le périodique « Permanence », l’organe de Ichtus. Mais on pourrait en avoir un aperçu plus complet dans l’ouvrage qui a été publié en juin 2015, Résistance au meilleur des mondes. Ce livre ouvre sur un diagnostic sans compromis des courants destructeurs qui prennent possession de façon quasi irrésistible de la culture dans une folie nihiliste à laquelle rien ne semble résister. « Résistance », le titre du livre, est devenu la raison d’être de celui qui se présente comme un militant.
Pour commencer, il découvrit et s’intéressa aux activités d’Ichtus, organisme de formation et d’action civique présidé par Bruno de Saint-Chamat. Il en est aujourd’hui le courageux délégué général.
Pour Guillaume de Prémare, formation et action sont deux modalités d’une volonté politique en vue du bien commun et se conjuguent pour armer les combattants dont nous avons besoin, des hommes instruits et courageux. En exergue de son ouvrage est placée une citation de Aldous Huxley : « La révolution véritablement révolutionnaire se réalisera non pas dans le monde extérieur mais dans l’âme et la chair des êtres humains ».
Aussi est-ce à la défense de la famille que Guillaume de Prémare semble devoir porter l’effort stratégique. La résistance au meilleur des mondes se fait, selon lui, au cœur de la famille.
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Guillaume de Prémare : J’ai découvert récemment, en préparant cette séance, les buts et l’histoire de votre Académie. J’ai eu l’occasion de lire certaines conférences dont la dernière, Le sens du travail par Pierre-Yves Gomez. C’est une excellente contribution qui place l’anthropologie au cœur de la question du travail, qui permet de réfléchir à son sens et à sa dignité et de dresser un diagnostic de la crise qu’il connaît actuellement.
Ce que je vais vous exposer va faire un pont entre votre cycle de cette année – « Transmettre l’essentiel » – et celui de l’année prochaine – « L’engagement dans la Cité ». Je ne prétends certes pas vous transmettre l’essentiel, mais simplement vous exposer ce qui, à mon avis, est essentiel.
La famille, bien évidemment, est le combat le plus important puisque la révolution se fait dans la chair et dans l’esprit humain via la déconstruction familiale, et non pas d’abord dans le monde extérieur, selon l’anticipation extraordinaire d’Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes. Et si cette révolution se fait ici, c’est le sens de l’homme qui est en jeu, car la famille est bien évidemment le lieu où se vit charnellement l’anthropologie la plus naturelle. C’est le lieu où l’on apprend à entrer en société. Contrairement à ce que l’on entend parfois, l’homme n’entre pas en société en entrant à l’école ! Il entre en société en entrant dans la famille qui est la première société, dans laquelle il apprend, par l’expérience et l’éducation, ce que sont les principes de vie en société.
Ces principes de vie en société sont en grande partie altérés à notre époque et nous nous attachons, les uns et les autres, à essayer de trouver les moyens de les reconstruire. C’est ce sujet que je vais explorer ce soir.
La fin de la fin de l’histoire
Avez-vous prêté attention au discours prononcé par Emmanuel Macron, le 8 mai, dernier aux fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans ? Je vais vous citer un court extrait, qui ne parle pas directement de Jeanne d’Arc mais de l’Histoire au sens large :
« Pendant trop longtemps certains ont pensé que l’Histoire était achevée, que l’Europe avait éradiqué de son territoire toutes formes de conflits, que le cours du monde allait diluer les identités, les idéologies comme les religions. Certains y ont même vu une forme d’aboutissement. Ils s’étaient trompés. Car l’Histoire, chaque jour, avec constance, pour certains avec acharnement, vient frapper à notre porte. »
Emmanuel Macron, qui est un homme lettré, fait ici référence à la théorie de la fin de l’Histoire qui avait été formulée par Francis Fukuyama en 1992, après l’effondrement du bloc soviétique. L’homme libéral occidental, l’homme moderne occidental, a cru à l’avènement d’une ère universelle qui verrait le triomphe définitif et universel de la démocratie libérale, de la paix et d’un certain nombre de valeurs universelles portées par l’Europe des droits de l’Homme ; valeurs qui allaient se diffuser désormais sans obstacle à travers le vaste monde.
Cette thèse de Fukuyama est réfutée par Emmanuel Macron, mais surtout elle est réfutée par les faits. Ce que Fukuyama a nommé « la fin de l’Histoire » est réfutée par l’Histoire, c’est la fin de la fin de l’Histoire. Beaucoup de choses s’écroulent ainsi dans les idées et certitudes de l’homme moderne occidental.
Prenons l’exemple de l’idéologie progressiste. Longtemps, j’ai cherché une définition de ce qu’était le progressisme. Le père Nicolas Buttet en a donné une définition qui m’a paru à la fois probante et simple : le progressisme, c’est l’idée que, par un déterminisme historique, le monde va de manière continue du bien vers le mieux. Dans cette perspective, toute nouveauté est un progrès, qu’il s’agisse de progrès matériel, technique, ou de progrès immatériel de l’esprit humain.
Or, les promesses du progressisme sont invalidées, non pas par des théories, mais par l’Histoire elle-même. Par exemple, il était annoncé et promis que chaque génération vivrait mieux que la précédente. Si je fais cette proposition à un jeune de seize ou dix-huit ans, aujourd’hui, croira-t-il que cette promesse soit encore valide ? J’en doute. Les jeunes de cette génération sont finalement peu nombreux à s’affirmer progressistes parce qu’ils voient bien que ces promesses sont de fausses promesses.
Nous assistons donc à une déstabilisation profonde des certitudes de l’homme occidental des Lumières et des droits de l’Homme.
Je vais citer un autre exemple. Dominique Reynié est le directeur général de Fondapol – Fondation pour l’innovation politique -, qui est un laboratoire d’idées qui se définit comme « libéral, progressiste et européen ». Il a donné récemment une conférence sur « La fin de la politique matérialiste » au collège des Bernardins, dans le cadre d’un séminaire « Laïcité et fondamentalismes » dont Ichtus est partenaire.
Dominique Reynié, qui est agnostique, a développé le point de vue que l’ère de la politique matérialiste était terminée, que l’on avait cru que Dieu était sorti de l’Histoire et que, bien au contraire, il revenait par la grande porte de l’Histoire, parfois avec le fracas qu’on connaît. Il en prenait acte et affirmait qu’il fallait reconfigurer notre pensée moderne à partir de ce constat : Dieu est de retour.
Bien évidemment, c’est une grande surprise pour l’homme moderne occidental qui pensait bâtir une civilisation rationaliste dont les idées universelles devaient apporter la lumière au monde. Cet homme était sûr de lui, il était parfois même – qu’il me pardonne – assez arrogant. Et voici que rien ne se passe comme prévu, bien au contraire. Bien évidemment, l’homme contemporain appelle cela « une crise » ou « des crises », « une fracture » ou « des fractures ». Ces termes sont très présents dans l’espace public.
Depuis cinq ans, l’institut Ipsos réalise une enquête en profondeur de l’état de l’opinion. Il s’agit d’une étude approfondie livrée dans un rapport de quarante pages. La dernière livraison de cette étude a pour titre « Les fractures françaises ».
Chacun s’interroge sur ces fractures, l’homme moderne est surpris par ce qui arrive. D’autres ne sont pas surpris, ceux qui n’avaient pas cru que le monde allait continument du bien vers le mieux. Ce sont ceux que l’on a qualifiés parfois de réactionnaires, par opposition aux progressistes ; le réactionnaire étant la personne qui ne croit pas à cette théorie progressiste, et qui dit qu’il faut savoir, de temps en temps, faire marche arrière et reprendre quelques anciennes recettes, reprendre les murs porteurs. Cela est vu par les progressistes comme une régression.
Quel désarroi ! Non seulement les idées de cet homme arrogant n’illuminent pas le monde comme il l’avait pensé, mais il voit de plus en plus surgir des « ténèbres » qui lui font diablement peur : les populismes, le « repli sur soi » ou autres éléments de langage déclinés pour caractériser le retour de ce qu’il croyait disparu. Cependant, certains gardent un peu d’optimisme et disent : le monde nouveau que nous avions prophétisé est encore en gestation, nous sommes encore dans les douleurs de l’enfantement ; nous vivons les derniers soubresauts d’un ancien monde qui s’accroche et qui tente vainement d’empêcher la naissance nouveau monde. Cependant cet optimisme est un optimisme de façade, car le cœur n’y est plus.
L’état de l’âme de l’homme occidental
Voici ce que dit Michel Houellebecq dans un poème intitulé “La Déchirure”, publié dans un recueil en 1991, intitulé La Poursuite du bonheur : « Nous sommes des acteurs fatigués. » En effet, l’homme moderne occidental est fatigué. Il vieillit ; et il vieillit mal. Il souffre dans son âme, perdu dans ce qu’Emmanuel Todd appelle « un vide métaphysique abyssal » (là encore, c’est un agnostique qui s’exprime).
Alors, quel est l’état de l’âme de l’homme moderne occidental dans un tel contexte ?
Il se trouve que les grands écrivains ont cette capacité à décrire ce qu’est l’état de l’âme d’une époque. Parmi eux, Michel Houellebecq est un des écrivains majeurs de notre époque. Je vais poursuivre avec l’un de ses poèmes qui, dans le même recueil, décrit à mon avis assez bien cet état de l’âme moderne. Ce poème est intitulé « Il est vrai que ce monde ». En voici quelques strophes assez saisissantes, qui sonnent comme une anticipation :
« Il est vrai que ce monde où nous respirons mal
N’inspire plus en nous qu’un dégoût manifeste,
Une envie de s’enfuir sans demander son reste,
Et nous ne lisons plus les titres du journal.
Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure
Où nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange,
Nous voulons retrouver cette morale étrange
Qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure.
Nous voulons quelque chose comme une fidélité,
Comme un enlacement de douces dépendances,
Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ;
Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité. »
« Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure », écrit-il. C’est assez caractéristique de cette sorte de nostalgie qui envahit notre temps de foisonnement de la haute technologie. Comme consultant en communication, je suis attentif aux tendances qui s’expriment à travers le marketing. Les professionnels du marketing se trompent rarement sur les tendances de leur époque. La nostalgie est l’une de ces tendances fortes.
Voici quelques exemples.
Il y a cette mode que l’on appelle le « néo-rétro ». Le « néo-rétro », d’une certaine manière, c’est faire du neuf avec du vieux. Cela rappelle un peu l’évangile, non ? Faire du neuf avec du vieux, c’est produire des biens de consommation qui sont neufs, mais qui reprennent les codes visuels, l’aspect et les fonctionnalités de l’ancien. Or, dans l’esprit moderne, le vieux était vieux, il était passé, il était obsolète, il ne pouvait plus rien faire, il ne pouvait plus rien dire ni apporter. Et voici que, de nouveau, le vieux a quelque chose à dire et à apporter.
Il y a cet autre phénomène que les sociologues et les professionnels du marketing appellent le “phénomène adulescent”. Vous avez sans doute déjà entendu ce terme qui est un mélange de « adulte » et « adolescent ». On a vu fleurir, depuis une dizaine d’années, des jouets pour adultes, par exemple des jouets avec lesquels des adultes s’amusent dans leur bain. Je pense notamment à ces petits canards en plastique jaune qui ont un certain succès. Imaginez un gaillard de quarante ans qui vient de terminer son travail harassant dans la tour Total de La Défense, qui rentre chez lui, prend un bain délassant et joue avec son petit canard jaune dans sa baignoire.
Je pense aussi aux dessins animés en images de synthèse 3D. Ils sont conçus pour les enfants et les adolescents ; et ils font un « tabac » chez les adultes. L’un des derniers en date « Vice Versa » rencontre un succès fou chez les adultes.
Je peux citer encore ces jeunes trentenaires high-tech, parfaitement « dans le vent », qui ont créé une entreprise appelée “Nostalgift”. “Gift” signifie “cadeau” en anglais. Leur slogan est « Retombez en enfance tous les mois ». Nostalgift propose un coffret-cadeau mensuel auquel on s’abonne. Vous pouvez recevoir, par exemple, un J’aime lire, à trente ou quarante ans…
Au train où vont les choses, bientôt, peut-être, vous verrez des jeunes cadres dynamiques avec une tétine dans la bouche en route pour La Défense.
Qu’est-ce que la nostalgie ? Il y a un aspect positif dans la nostalgie, que l’on retrouve dans la poésie, dans la chanson, dans notre tradition littéraire. Cependant, étymologiquement, le mot “nostalgie” signifie “maladie de l’âme”, cette maladie de l’âme qui veut retrouver une sorte d’innocence et d’insouciance perdues.
Mais où est passé l’homme adulte ? Qu’est devenu l’âge adulte de l’humanité qui nous était annoncé ?
Les points de douleur de la société
La manière dont j’interprète les choses, c’est que notre société est touchée par un certain nombre de points de douleur. Des points de douleur qui finissent par faire si mal que l’on ne peut plus les ignorer. Alors, on recherche la cause et on espère trouver ainsi le remède ; et éventuellement la guérison.
Dans le poème de Houellebecq, je pourrais souligner sa conclusion : « Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité ». Elle suggère que nous vivions proches de l’éternité, que nous nous en sommes éloignés et que nous étouffons jusqu’à ne plus pouvoir vivre ainsi. C’est un point de douleur de notre époque, très certainement.
Mais je voudrais souligner davantage une autre expression qui m’a marqué à la lecture de ce poème : « Nous voulons comme […] un enlacement de douces dépendances ». L’enfance est par excellence le moment de la dépendance. C’est l’autosuffisance de l’homme adulte qui est aujourd’hui en question. Nous le voyons, dans notre entourage, quand nous discutons avec des amis, plus ou moins proches, qui ont des difficultés. Combien de fois entendons-nous « Je me suis fait tout seul ! Je n’ai besoin de personne ! Je ne demande rien à personne. Je ne demande pas la charité, j’assume ! » ? Le « J’assume ! » est magnifique ! Il est fier ! L’homme moderne est-il si certain d’assumer et de ne pas avoir besoin de charité, de ne pas avoir besoin de l’autre, de n’avoir besoin d’aucunes dépendances ?
L’homme se croyait « nouveau », libéré des dépendances, mais les points de douleurs sont là et l’autosuffisance devient bien fragile.
La modernité a pensé « l’homme nouveau » en termes d’évolution. L’âme humaine aurait-elle vraiment évolué dans ses besoins ?
Il y a une nature humaine
Les conditionnements extérieurs ont changé, bien évidemment, par rapport à un homme du Ve siècle avant Jésus-Christ à Athènes. Mais la condition intérieure de l’homme a-t-elle réellement évolué ? Y a-t-il une évolution ? Au contraire, n’observons-nous pas, quand on connaît l’âme humaine, – à commencer par l’expérience propre de son âme et de ses misères, – qu’il y a une formidable fixité anthropologique dans les besoins de l’homme. « Chassez le naturel et il revient au galop », dit-on parfois. Je crois que la nature humaine est là qui fait son œuvre ; et nul ne peut l’anéantir, malgré toutes les promesses, les théories fumeuses et les idéologies.
Je parle bien de nature humaine. Ce terme est presque interdit aujourd’hui. Nous l’avons notamment ressenti en 2013. Nous-mêmes, à La manif pour tous, n’osions pas parler explicitement de nature humaine. C’était impraticable dans le discours politique, nous semblait-t-il à l’époque.
Lors d’une conférence que j’ai donnée aux Bernardins, durant les interventions de la salle, une femme a commencé à parler d’anthropologie. Elle a parlé de « l’essence humaine », soulignant bien qu’elle ne voulait pas utiliser l’expression « nature humaine » ; Je lui ai répondu : « Soyez très à l’aise, Madame, dites les mots nature humaine. S’il y a une essence de l’homme, et une substance, c’est qu’il y a une nature humaine. Assumons le vocabulaire. »
« Quand on fait des concessions sur les mots, on finit par en faire sur les idées », disait Jean Rodhain, le fondateur du Secours catholique.
Oui, il y a une nature humaine. Et il y a, au cœur de l’âme humaine, un désir profond. Ce désir, c’est le bonheur, selon Aristote. Comment définir le bonheur ? C’est aimer et être aimé. Aimer, pour le définir rapidement, c’est donner et recevoir ; se donner, se recevoir soi-même et l’un l’autre. C’est le désir profond de l’homme. Je pense que nous retrouvons ce désir chez Houellebecq lorsqu’il cherche à identifier le mal-être de ce monde où l’homme respire mal, lorsqu’il en appelle à cet enlacement de douces dépendances qui manque tant à l’homme contemporain.
Il y a évidement un besoin d’interdépendance, qui ne dit pas encore son nom dans la culture dominante. Mais les points de douleur sont tels que cela commence à affleurer à la surface. Nous arrivons au bout de la logique individualiste telle qu’elle est décrite par Pierre Manent dans son dernier ouvrage Situation de la France. Il explique que c’est la première fois dans l’Histoire des civilisations – et c’est inédit – que l’homme ait « livré toutes les composantes de la société à la souveraineté illimité de l’individu particulier ». Nous vivons donc une expérience historique tout à fait inédite, selon Pierre Manent, et je pense qu’il a raison.
L’atomisation tribale de la société
Nous l’avons vu en introduction, les choses ne se passent pas comme prévu. L’homme contemporain semble chercher la recette pour vivre ensemble. Alors, que cherchons-nous ? Nous recherchons à nouveau la communauté, qui est le lieu de l’interdépendance. C’est le lieu du service, c’est le lieu de l’échange, c’est le lieu du don. Mais comme nous avons perdu beaucoup de bases, beaucoup de métaphysique, nous cherchons le remède d’une manière un peu anarchique, en pleine crise identitaire. Ce qui est recherché derrière la notion d’identité, c’est la réalité de la communauté. Quelle est mon identité ? Quelle est l’identité de mon groupe, de ma nation, de ma communauté, etc. ? Cette recherche un peu désordonnée de la communauté aboutit à une forme de tribalisation de la société, à une atomisation tribale de l’Agora : origine, religion, race, identité sexuée, etc.
Il y a toutes les tribus possibles. Par exemple, on invente, chaque semaine ou presque, une nouvelle tribu d’identité sexuelle ou sexuée. En ce moment, on met l’accent sur les « trans », abréviation de « transsexuel ». Il y aura bientôt peut-être un observatoire de la « transphobie », cela ne saurait tarder. Un nom nouveau a même été accordé à la tribu dominante, que l’on appelle désormais les « cisgenres ». Le « cisgenre » est la personne qui accepte l’identité sexuée et sexuelle qui lui a été assignée à la naissance par sa famille et/ou la société. Il est bien possible que nous soyons plusieurs « cisgenres » dans cette salle, membres de la tribu dominante. Mais la catégorisation ne s’arrête pas là. Parmi les « cisgenres », il y a ceux qui sont les dominants par excellence parce qu’ils cumulent tous les critères de la domination. Si vous êtes un homme et que vous acceptez cette assignation odieuse qui vous a été imposée ; si vous êtes hétérosexuel ; et si en plus de cela vous êtes blanc, vous cumulez alors trois critères qui vous placent dans la tribu dominante contre laquelle il faudrait se battre pour libérer les opprimés.
Nous voici plongés dans cette guerre des tribus, dans cette forme d’anarchie. Bien évidemment, toute cette dialectique a peu de chances d’avoir quelque prise au-delà des cercles parisiens, des cercles intellectuels de centre-ville, au-delà de Libération, L’Obs ou autres médias friands de ce type de concepts. Dans le peuple profond, ces choses-là ne prennent pas parce qu’on se réfère, de préférence et en priorité, à son expérience personnelle concrète et à l’expérience commune qui est vécue dans la famille, au travail, etc. Mais l’invasion de l’Agora par ces représentations conceptuelles n’est pas sans conséquences sur le délitement du lien social, notamment parce que dans notre société d’hyper-communication, tout ce qui se passe dans l’Agora influe sur le climat des relations sociales.
Dans toute cette affaire, la société semble un peu perdue. D’une certaine manière, il y a un désert devant nous, avec des anarchies tribales, des sortes de tribus dialectiques qui s’affrontent dans une Agora en folie, en voie d’hystérisation complète. Et nous, catholiques, avons quelques atouts à partager pour aider notre société, notre époque, l’homme moderne, à retrouver le sens véritable de la communauté et du lien social.
Les communautés de destin
Voici quelques lignes écrites par Gustave Thibon sur la communauté :
« Le destin d’un individu est l’ensemble des événements qui affectent l’existence de cet individu. On peut donc dire qu’il y a communauté de destin entre deux ou plusieurs hommes lorsque ces hommes partagent spirituellement ou matériellement la même existence, lorsqu’ils sont soumis aux mêmes risques ou poursuivent les mêmes buts. »
Thibon distingue ensuite deux formes de communautés de destin : la « communauté de ressemblance » et la « communauté de solidarité réciproque ».
Pour caractériser la « communauté de ressemblance », Thibon cite l’exemple d’un paysan de Provence et d’un paysan de Picardie. Ce sont deux personnes qui ne vivent pas au même endroit, qui ne partagent pas le même quotidien, qui n’ont pas d’interactions entre eux mais qui partagent, d’une certaine manière, un destin au travers de leur ressemblance, parce que leurs destinées respectives, comme paysans, se ressemblent, même s’ils ne mènent pas une vie commune. Une communauté de ressemblance peut être, plus largement, une classe sociale ou encore des personnes qui partagent une même religion.
Pour caractériser la « communauté de solidarité réciproque », Thibon donne l’exemple du mousse et du capitaine qui sont engagés sur le même bateau. Ils ne se ressemblent pas, n’ont pas le même niveau de culture et d’instruction, pas forcément les mêmes aspirations dans la vie, mais ils partagent la même destinée en ayant chacun un rôle pour mener le bateau vers une destination. Ils sont solidaires, de fait.
D’une manière ou d’une autre, dans une société, dans un pays, dans une communauté, nous sommes tous sur le même bateau, au-delà de nos ressemblances et de nos dissemblances.
C’est très simple à comprendre, mais cette évidence semble ne plus être aussi évidente aujourd’hui. Elle va contre la logique d’atomisation, contre la logique dominant-dominé, contre la dialectique de l’égalité, des droits, etc.
Cette notion de « solidarité réciproque » est intéressante à explorer pour éclairer les enjeux d’aujourd’hui et de demain.
Dans les années 1960-1970, le mot “solidarité”, a eu tendance à remplacer le mot “charité”. Jean Rodhain avait alors défendu becs et ongles le mot et la notion de charité, à une époque où le plus grand nombre, dans le milieu de l’action caritative, le pressait d’abandonner la notion de charité au profit de cette de solidarité. La charité était dévalorisée, présentée de manière caricaturale comme un acte de condescendance et de domination du riche envers le pauvre. Jean Rodhain expliquait alors que la solidarité est autre chose que la charité, dont l’homme a si grand besoin. Vous pouvez imaginer une société juste, où les hommes sont solidaires, il n’en reste pas moins que l’homme a besoin de plus que cela, il a besoin d’amour, il a besoin de don. L’homme n’a pas seulement besoin de justice, mais aussi de ce surplus vital qu’est la charité. Cela a été développé par Benoît XVI dans Caritas in Veritate.
Qu’est-ce que la solidarité ? Comme la plupart des mots, il a différentes acceptions. Parmi ces acceptions, l’une retient particulièrement mon attention : être solidaires, cela signifie être « liés par une responsabilité commune ». Par exemple, des débiteurs solidaires ont une responsabilité commune face à un créancier. Le lien de responsabilité est à mon avis essentiel pour éclairer la notion de solidarité.
Nous ne semblons plus comprendre le lien de responsabilité, pourtant si simple à formuler, parce que des dialectiques – séduisantes en apparence – sont à l’œuvre.
Solidarité et lien de responsabilité
Pour illustrer mon propos, je vais vous raconter une histoire vécue. Un jour, je discutais avec le président d’une grande association caritative qui avait occupé précédemment un poste de préfet. Cette association venait de publier un communiqué dans lequel elle dénonçait une mesure d’ordre public qui avait été prise par le préfet de police. Je lui ai posé la question suivante : « Monsieur le Président, lorsque vous étiez préfet, avez-vous eu l’occasion de prendre des décisions d’ordre public difficiles, comparables à celle que vous dénoncez aujourd’hui ? » Il me répondit que oui, bien évidemment, cela était arrivé. Je poursuivis : « Maintenant que vous êtes un associatif, pourquoi faites-vous au préfet le reproche d’une décision que vous-mêmes auriez pu prendre si vous aviez été toujours dans cette responsabilité de préfet ? » Il ne s’est pas du tout offusqué et s’est expliqué très calmement : « Vous avez tout à fait raison, m’a-t-il dit. C’est une très bonne question. Voyez-vous, je pense qu’il y a une éthique de responsabilité d’une part ; et une éthique de conviction d’autre part. Lorsque j’étais préfet, j’appliquais une éthique de responsabilité. Maintenant que je dirige une association qui s’engage sur un certain nombre de sujets sociaux, j’applique une éthique de conviction. » Je n’ai pas poursuivi le débat et je l’ai remercié pour la clarté de son explication.
Intrigué, j’ai ensuite cherché d’où venait cette distinction entre « éthique de responsabilité » et « éthique de conviction ». Elle vient de Max Weber et elle est, à mon avis, malgré la séduction qu’elle exerce, un véritable poison dialectique. En effet, si chacun se réfère à une éthique en fonction de sa place, comment se référer à une éthique commune ? On entend parfois « Il est dans son rôle en faisant ceci » ou « Il est dans son rôle en disant cela ». La société serait-elle une sorte de « jeu de rôles » ? La question n’est pas d’abord de savoir si quelqu’un est « dans son rôle » mais de savoir si ce qu’il fait ou dit est bon, juste et vrai.
Comment des acteurs dans une société, – par exemple un préfet de police et des associations qui s’engagent avec de nobles convictions sur des choses très importantes -, peuvent-ils collaborer en vue d’un bien si l’un se réfère à une « éthique de responsabilité » quand l’autre se réfère à une « éthique de convictions » ? Ces éthiques se confrontent et c’est finalement le rapport de force qui arbitre cette opposition. L’un l’emportera parce que la loi est de son côté ; ou l’autre fera plier le premier, malgré la loi, parce qu’il aura gagné la bataille médiatique. Imaginez un instant que sur un bateau, les arbitrages délicats se fassent de cette manière…
Je crois que, tout au contraire, dans ce cas d’espèce, le préfet et l’association doivent chercher ensemble un bien en se référant à une même éthique. C’est ainsi que l’on peut trouver un équilibre juste, que l’on peut trouver par exemple ce que l’on appelle un « juste milieu ». Le « juste milieu » n’est pas le milieu entre le bien et le mal, mais le milieu entre l’excès et l’insuffisance (ici le milieu entre l’excès et l’insuffisance d’ordre). Certes, le préfet et l’association ont chacun un champ de responsabilité différent, mais ils sont également liés par une responsabilité commune dans l’exercice de leurs responsabilités particulières.
Cette histoire illustre bien la manière dont notre société a oublié le lien de responsabilité. Au lieu de rechercher ensemble ce qui est bien, ce qui est vrai, ce qui est juste, on s’affronte jusqu’à l’hystérie parce que les dialectiques à la Weber rendent quasiment inaccessible l’évaluation commune du bien.
L’apport des chrétiens dans le contexte postmoderne
Le pape François a dit récemment dans une interview à La Croix : « Le devoir du christianisme pour l’Europe est le service, pas la conquête ou la domination. »
On pourrait élargir le propos et dire que le devoir du christianisme en toutes choses est le service ; notamment lorsque l’on parle de son apport dans la société, dans la construction, la promotion et la valorisation d’un lien social authentique qui construise la plénitude humaine.
Et en ce sens, ce que peut apporter le christianisme au plan social est singulier. Je crois qu’il ne faut pas avoir peur de dire que, parmi toutes les religions, parmi les civilisations, le christianisme apporte quelque chose qui est, sous certains aspects, unique. Songez tout de même que le pape François, très récemment, le Jeudi Saint, a lavé les pieds de personnes musulmanes, de migrants. Dans le même temps (c’était quelques jours après les attentats de Bruxelles), les imams de Belgique se réunissaient pour savoir s’il était possible – dans le cadre de la prière qu’ils voulaient faire suite à ces attentats – de prier également pour les victimes qui étaient non-musulmanes. C’était un débat théologico-juridique, puisque dans l’islam, le théologique et le juridique sont liés. Ces docteurs de l’islam ont débattu entre eux. Certains y étaient favorables, d’autres y étaient opposés. Et ils ont voté « non », à la majorité. L’avis juridique fut donc le suivant : « nous, musulmans, ne pouvons pas prier pour des personnes qui ne sont pas musulmanes ». Je ne vous parle pas ici d’imams salafistes, mais d’imams tout à fait paisibles qui rejettent l’islamisme radical. Je ne dis pas cela pour « enfoncer » l’islam, mais pour que l’on comprenne bien la différence radicale du christianisme par rapport à d’autres systèmes religieux ou civilisationnels.
Le christianisme est fondamentalement différent parce que le sens du service et du don qu’il porte est un modèle d’action politique et sociale qui concerne l’ensemble d’une collectivité humaine et non d’abord et exclusivement la communauté chrétienne. Quand Jean Ousset parle d’une « amitié au service du bien », il ne parle pas d’une amitié entre catholiques, orientée vers le bien des catholiques, mais d’une amitié avec tous orientée vers un bien commun auquel les catholiques participent.
L’amitié est une forme d’amour qui nous manque beaucoup au plan politique et social. C’est ici que notre apport, comme chrétiens, est d’une brûlante actualité et contient une puissance unique. Je crois que nous avons cette capacité, aujourd’hui, dans ce contexte de brouillage des références de « l’homme nouveau », d’apporter quelque chose de nouveau qui est en réalité vieux comme l’évangile. A cet égard, faire du neuf avec du vieux, comme le christianisme sait si bien le faire, est un beau programme et un modèle d’action politique.
Notre devoir est donc le service des communautés de destin, des communautés de solidarité réciproques, au-delà de la communauté de ressemblance à laquelle nous appartenons. Notre communauté de ressemblance, qui est légitime, ne doit pas être autosuffisante et vivre pour elle-même. Ce serait contraire à la vocation sociale du catholicisme que de s’inscrire dans ce cadre tribal, de constituer la tribu catholique ou plutôt les tribus catholiques.
Allons-nous représenter un segment sur le marché des idéologies, des partis et de l’offre électorale ? Allons-nous rechercher de manière avide notre propre étiquette, celle qui pourrait nous fédérer ? En ce moment, la mode, dans le milieu catholique, est de vouloir fonder une unité autour du libéral-conservatisme : il s’agirait de se montrer libéral au plan économique et conservateur au plan des mœurs. Certains semblent chercher à construire ce qu’ils appellent “la droite que nous voulons”. C’est une droite qui n’existe pas, qui a peut-être existé dans le passé, mais qui a peu de chances d’exister encore aujourd’hui parce que le libéralisme économique, considéré comme primat des réalités marchandes, a absorbé les mœurs traditionnelles pour leur substituer de nouvelles mœurs qui sont celles du capitalisme contemporain. Celui qui cherche la conservation du système économique actuel ne peut obtenir dans le même temps la conservation des mœurs traditionnelles. Les puissances économiques qui dominent le monde n’ont de cesse de détruire ces mœurs parce qu’elles sont un obstacle à l’épanouissement de la société marchande. La société de marchés s’appuie sur le marketing pulsionnel des comportements. Or, la régulation des mœurs porte en elle une culture de la tempérance des comportements.
Mais est-ce là véritablement l’enjeu ?
Je ne dis pas qu’il soit mauvais de s’intéresser à la politique à plus court terme et aux élections. Cela a son importance. Mais j’invite à élargir la perspective, à élargir le champ de notre réflexion parce que nous sentons bien, dans l’état actuel de déstructuration sociale – qui est un corolaire logique de la déstructuration familiale – que ce n’est pas cela qui va résoudre les problèmes profonds auxquels nous sommes confrontés. Notre devoir est bien plus large que de s’inscrire dans une simple recomposition politique qui serait supposée porter ce que l’on appelle un peu pompeusement « nos valeurs ».
« Le catholicisme essentiellement social », disait le Père de Lubac. Si l’action des catholiques dans la politique ne porte pas cette dimension essentiellement sociale, elle ne peut féconder la société avec ce que le catholicisme porte de plus radical, au sens premier du terme, à la racine.
Vers un nouveau catholicisme social
Dans notre histoire, les catholiques sociaux appartiennent à différentes écoles de pensée, traditionnelle, classique ou plutôt progressiste, de La Tour du Pin à Marc Sangnier en passant par Albert de Mun et Frédéric Ozanam, et d’autres encore. Au cœur du XIXe siècle, en plein révolution industrielle, ils se sont battus pour que la condition des ouvriers soit décente, pour que des droits leurs soient reconnus, pour que leur travail soit digne. Ce sont plusieurs décennies de pratiques politiques et sociales de ces catholiques sociaux qui ont fini par porter du fruit en termes de lois sociales, même s’ils ne furent pas les seuls à les promouvoir. Je rappelle notamment le rôle important du député Albert de Mun, qui a toujours sa statue à l’Assemblée nationale dans la salle des quatre colonnes, face à Jean Jaurès. Ces décennies de pratiques politiques et sociales concrètes des catholiques sociaux ont servi de support à ce qui allait devenir la doctrine sociale de l’Église, formalisée par un enseignement du Magistère.
Léon XIII n’a pas inventé la doctrine sociale de l’Église. Elle existe dans le christianisme « par essence », comme dit Lubac, et elle a été pratiquée par des laïcs, trente, quarante ou cinquante ans avant Rerum novarum, en 1891. Le Pape a repris un certain nombre de réflexions qui avaient été écrites par ces catholiques sociaux. C’est pour cela que vous retrouvez, dans Rerum novarum, beaucoup de choses qui ont été écrites par des laïcs avant Léon XIII. On pourrait dire que Léon XIII les a copiés et il avait raison : le rôle du magistère est de s’appuyer les pratiques des laïcs pour formaliser un enseignement social universel.
Le concile Vatican II souligne qu’il appartient aux laïcs d’éclairer les affaires temporelles. Cela signifie que la doctrine sociale de l’Église n’est pas un objet principalement clérical. C’est notre affaire, à nous laïcs. Eclairer les questions temporelles implique que nous puissions apporter à l’Église, notre Mère, à sa hiérarchie, des éclairages et des lumières pour pouvoir discerner et formaliser une enseignement social. La doctrine sociale doit être le fruit d’un mouvement ascendant et descendant ; et pas simplement un acte d’autorité du Magistère.
Mais surtout, la doctrine sociale est le fruit d’une pratique.
Aujourd’hui, la question sociale est plus large : elle dépasse la problématique spécifique de la condition d’une classe sociale mais concerne toutes les classes puisque c’est la nature même du lien social qui est profondément altéré dans notre société. La conception que nous avons du lien social et des interactions entre les personnes et les communautés sont en situation délicate, pour utiliser un euphémisme.
C’est un catholicisme social beaucoup plus large que nous sommes appelés à déployer. La question du lien social est aujourd’hui posée par tous. Dans Libération et dans L’Obs, on se demande comment refaire le lien social, comment vivre ensemble. Ceux qui ont promu ce que Manent appelle « la souveraineté illimitée de l’individu particulier » sont aujourd’hui un peu perdus, ils s’inquiètent du délitement du collectif, du commun. Tout le monde est d’accord sur le fait que ces questions se posent. Les attentats récents ont en quelque sorte servi de révélateur d’un point de douleur beaucoup plus profond, qui dépasse la question de l’islamisme.
Pour répondre à ces enjeux majeurs de notre temps, le christianisme présente des atouts, à condition que les chrétiens en prennent conscience et redécouvrent la puissance de sa dimension sociale, la validité de son anthropologie sociale. Cette anthropologie sociale s’appuie sur le principe de réalité, elle est universelle et partageable avec tous.
On serait même tenté de dire qu’il n’y a pas une « anthropologie chrétienne », mais une anthropologie tout court : il y a une conception réaliste de l’homme et de la société qui correspond à la vérité de ce qu’est la nature sociale de l’homme. L’homme est un animal social, c’est une composante de la nature humaine ; la reconnaissance de cette anthropologie et de ses ressorts profonds est universelle. De la même manière, Rémi Brague dit qu’il n’y a pas de « morale chrétienne » mais une morale tout court, une morale universelle qui repose sur la loi naturelle.
Pour mieux faire connaître l’anthropologie sociale, Bruno de Saint Chamas (président d’Ichtus) a bâti un parcours de formation qui s’appuie sur les enseignements anthropologiques très riches de Jean-Paul II. Cette anthropologie est une anthropologie du don, une anthropologie du service. Si nous ne croyons pas que l’homme soit capable de don, nous lui assignons alors une anthropologie incapable de construire un lien social qui construise la plénitude humaine.
Aujourd’hui, il y a des personnes qui croient que l’homme n’est pas capable de don et de gratuité parce que l’image de l’homme est abîmée dans leur esprit, à cause de l’expérience qu’ils vivent, tout simplement. Dans la philosophie libérale, et par voie de conséquence dans l’économie libérale, dans la société de marchés, les notions de « don » et de « gratuité » ont été évacuées au profit du seul intérêt, qui serait le moteur profond de l’homme. Cela imprègne aujourd’hui notre culture par des pratiques ou plutôt par des non-pratiques.
Nous avons un devoir d’éclairer l’homme contemporain pour lui rappeler qu’il est capable de don ; et que cette capacité à donner est la condition incontournable pour trouver le chemin du bonheur. C’est à cela qu’il aspire, au fond, mais cette aspiration naturelle est étouffée par la machinerie économique. Nous avons un travail en profondeur à produire pour révéler l’homme à lui-même, pour lui révéler ce que son âme réclame dans le désert matérialiste. Le plus sûr chemin pour cela est l’expérience du don. Cela passe donc par la mise en œuvre de pratiques sociales nouvelles qui mettent le don et la gratuité, la liberté et la responsabilité, au premier plan. C’est une contribution à l’évangélisation, parce que révéler l’homme à lui-même est une manière de révéler Dieu qui nous a faits à son image. Révéler l’homme à lui-même, c’est révéler Dieu, c’est dire qui est Dieu, une Dieu-relation.
La doctrine sociale de l’Église existe en vue d’une pratique concrète. Elle n’est pas un objet clérical et elle est par excellence une voie d’évangélisation pour les laïcs, dans l’exercice de leur devoir d’état, qui inclue le service de la société. Il y a des travaux à mener pour savoir comment nous mettre en œuvre de nouvelles pratiques sociales qui répondent aux besoins du moment.
Initier des processus en profondeur
Lorsque nous parlons de pratiques sociales et politiques, nous avons tendance à chercher une direction. Nous avons à chercher quelques pistes en profondeur pour travailler au moins sur le moyen-terme.
À plusieurs reprises, le pape François – notamment dans Evangelii gaudium, dans son discours de Santa Cruz devant les mouvements populaires de Bolivie, mais aussi dans Laudato si – a expliqué que si nous voulons conquérir tous les espaces de pouvoir, nous allons devenir fous. Je crois que c’est profondément vrai. Le système postmoderne est une sorte de centrifugeuse incroyable qui tourne à la vitesse de la lumière et qui vous colle aux parois dès que vous l’approchez.
Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas agir en direction du pouvoir. Cela veut dire, plus profondément, qu’il faut aussi réfléchir à nos pouvoirs ; nos pouvoirs qui sont simplement les responsabilités qui sont les nôtres selon notre état de vie, nos professions, le lieu où nous habitons, etc. Si nous faisions déjà un diagnostic des responsabilités que nous avons, des pouvoirs que nous exerçons en effet, où au contraire que nous n’exerçons pas, ou pas suffisamment, ce serait déjà un beau travail.
A partir de là, nous sommes en mesure d’agir à une échelle qui nous est accessible, pour « initier des processus qui construisent la plénitude humaine, qui seront transformés par d’autres et se transformeront en événements historiques importants », comme le dit le pape François. Le pape nous invite à compter sur le temps, qui finira par ordonner les espaces. C’est une direction à méditer.
Je voudrais citer un exemple de processus, celui des écoles hors-contrat. Il y a quelques années, des parents ont constaté que l’école peinait à répondre aux besoins d’instruction et d’éducation de leurs enfants. Ils ont créé des écoles hors-contrat, puis une Fondation pour l’école afin de favoriser le déploiement de ce modèle d’écoles. Récemment, lors d’une conférence, une personne m’a demandé si ce type d’écoles n’étaient pas un exemple de « communautarisme ». J’ai répondu que ces parents ont agi dans le cadre de leur responsabilité propre. Ils sont les premiers responsables de l’éducation et de l’instruction de leurs enfants, avant le ministère de l’Éducation nationale, avant l’Église même. Ils ont identifié un besoin social réel et ont commencé à y répondre, à leur niveau et à l’échelle qui leur était accessible. Et en créant ces écoles, ils ont créé un modèle qu’il est possible de dupliquer. La suite est très instructive : dans le sillage de la Fondation pour l’école est née la Fondation espérance banlieue, qui répond à un besoin social très important, celui de l’éducation et de l’intégration par la culture de jeunes issus de l’immigration. La leçon me semble importante : en exerçant leur responsabilité première, ces familles ont initié un processus qui répond à un besoin social beaucoup plus large que l’éducation de leurs propres enfants. Ils ont créé ce que Jean Rodhain appelait des « prototypes ». Ils sont partis de leur « communauté de ressemblance », l’ont dépassée et ont œuvré pour des « communautés de destin ».
Je pense que ces écoles sont un exemple de ce que pourrait être un nouveau catholicisme social et qui pourrait se déployer dans divers domaines de la vie civique.
Albert de Mun, dans un discours assez célèbre à Saint-Etienne, en 1892, disait aux catholiques de son époque : « La question sociale et la question religieuse sont intimement liées. Elles constituent ensemble toute la question politique. J’ai toujours cru que les catholiques ne pouvaient se désintéresser de la question sociale sous peine de manquer à leurs obligations vis-à-vis du peuple. Aujourd’hui, depuis l’encyclique sur la condition des ouvriers, je crois qu’ils n’ont pas le droit, et que leur programme social est là, tout écrit, magistralement tracé, comme leur programme politique l’a été par l’encyclique du 16 février. »
Depuis Rerum Novarum, nous avons eu de nombreuses encycliques sociales. La dernière en date, Laudato si, est d’une importance majeure. Ce n’est pas simplement la question si importante de l’écologie qui est abordée, mais les plus grands enjeux de notre temps. Quand on parle d’écologie intégrale, c’est la vision même de la personne humaine et de la société qui est concernée, puisqu’on articule la nature humaine, la nature elle-même, l’environnement naturel et la société qui est construite par l’homme. C’est une direction indiquée par le pape François et je pense qu’elle est magistralement tracée.
Pour conclure, je vais énumérer quelques points de réflexion sur les conditions de déploiement d’un nouveau catholicisme social.
Refuser la tyrannie de l’argent et de l’utilitarisme
Je pense que c’est un impératif. N’ayons pas peur de ce que dit le pape François sur la tyrannie de l’argent. Il parle fort et ce n’est pas le premier pape à le faire. Dans Rerum novarum, Léon XIII dénonce les ploutocrates qui exploitent le prolétariat. Pensons à la tentation qui peut être la nôtre de composer avec ce système économique : compte tenu de la structure sociologique du catholicisme français, nous pouvons être plus ou moins consciemment conduit à adopter une attitude-réflexe que j’appellerais un conservatisme patrimonial matériel.
Comme le dit Albert de Mun, nous avons des devoirs vis-à-vis du peuple, particulièrement en raison de ce que nous avons reçu. N’y a-t-il pas, parmi les catholiques français, tant de personnes qui ont reçu un haut niveau d’éducation, d’instruction, de culture ? N’y a-t-il pas tant de personnes qui occupent un rang social ? S’il y a une « conscience de classe », comme disaient les marxistes, celle-ci doit s’articuler autour de la responsabilité supplémentaire qu’elle implique et non autour de l’instinct de conservation. Il y aura toujours des classes sociales, des hiérarchies sociales. Il y a en effet besoin d’une hiérarchie sociale dans une société. S’il y a une sociologie dominante parmi nous, ce n’est pas pour nous protéger, mais au contraire pour servir, en s’appuyant sur tous les atouts qui ont pu être reçus au sein de cette classe sociale, cet héritage immatériel que nous avons reçu des générations qui nous ont précédés. C’est en choisissant cette attitude de service que nous pouvons appréhender l’urgence de la justice sociale, qui est une constante de la doctrine sociale de l’Église ; et qui n’est pas un égalitarisme aveugle, ni un assistanat déresponsabilisant.
La deuxième condition, c’est de ne pas craindre de promouvoir une anthropologie sociale réaliste, qui dit qui est l’homme dans sa dimension sociale et qui s’appuie sur la notion de nature humaine et de loi naturelle. S’il n’y a pas de nature humaine ni de loi naturelle, rien ne finit pas tenir. Nous en faisons l’expérience cruelle.
Valoriser la culture française
Il n’y a pas de communauté nationale possible s’il n’y a pas ce que saint Augustin appelle « la communauté des objets aimés ». C’est une belle mission que d’aimer et de faire aimer la France. Comment en effet pourrions-nous intégrer à notre culture si nous ne la faisons pas aimer ? C’est donc une urgence de revaloriser notre culture, ce qui a pétri notre nation et notre peuple. Il ne s’agit pas d’un repli sur soi, tant la culture française tend par excellence vers l’universel. Il ne s’agit pas d’un identitarisme grégaire et agressif. Il s’agit de se reconnaître héritier et de vouloir partager gratuitement ce que nous avons reçu gratuitement, sans pour cela en faire une pièce de musée mais au contraire une culture vivante qui s’enrichit et se bonifie.
Valoriser la famille
Même si ce n’est pas l’objet de mon exposé, je veux tout de même souligner que nous ne devons jamais renoncer à promouvoir la famille à partir d’une juste anthropologie, parce que la famille est le lieu où s’apprend et se transmet l’art d’aimer, l’art de vivre ensemble malgré les difficultés et les imperfections. C’est essentiel parce que c’est un point de douleur de notre temps qui sera bientôt insupportable ; et qui l’est déjà dans une certaine mesure. C’est la raison pour laquelle le Synode sur la famille et l’exhortation apostolique qui l’a suivi sont si importants pour affronter les défis de notre temps. Je pense que les questions familiales et éducatives ne doivent pas être abordées uniquement sous un angle conceptuel, mais aussi reliées à la question du travail. L’absence de travail est un ferment de déstructuration des familles populaires parce que, dans ces familles, l’éducation passe en premier lieu par le travail, par l’exemple concret du père ou de la mère de famille qui endure l’effort du travail. Lorsque l’assistanat s’installe, l’éducation des enfants devient très difficile. Pensons également à la question du sens et de la dignité du travail, qui est en crise. Lorsqu’il y a un point de douleur dans le travail, il y a souvent un point de douleur qui survient dans le couple, dans la famille.
La magnanimité
Si l’on songe à cette expérience des processus dont je vous ai parlé, on pourrait considérer que tout cela est bien petit. Or, nous ne sommes pas ici pour créer des micro-communautés autosuffisantes, mais pour construire une société dans une perspective de civilisation. C’est pourquoi je pense que nous devons, dans le même temps voir grand. Nous sommes Français et le Français ne voit pas petit. La France s’est construite au sein d’une civilisation européenne dans laquelle elle a joué un rôle majeur. Elle a un rôle d’exemple pour les autres peuples et les autres nations, pour le meilleur et pour le pire. Et lorsqu’elle est infidèle à sa vocation, nous devons nous attacher à la ramener à sa vocation, à sa responsabilité. C’est ce que Jean-Paul II a fait avec force lors de son premier voyage en France. La France ne se conçoit pas dans un isolationnisme.
S’il n’y a pas de peuple européen, il y a une réalité européenne, historique et géographique, avec une certaine homogénéité culturelle marquée par l’antiquité grecque et latine : et bien sûr par le christianisme. Ne confondons pas l’Europe comme continent-civilisation et l’Union européenne comme superstructure politique. Ce n’est pas parce que la seconde ne sert pas la première qu’il n’existe pas de réalité européenne. Voyons grand également pour l’Europe, ce qui, à mon avis, passe davantage par une vision de civilisation que par une intégration politique.
Nous sommes les maillons d’une chaîne qui a construit une civilisation et nous vivons en quelque sorte une période de dé-civilisation. N’abdiquons pas l’ambition civilisatrice et la tension universelle qui ont tant marqué nos racines, qu’il s’agisse de la Grèce des philosophes, de l’Empire romain ou du christianisme.
Voir grand c’est développer la vertu et la magnanimité. Ce mot est peu employé aujourd’hui. Il vient de magnus – qui signifie “grand” – et animus qui signifie “esprit”. La magnanimité est une grandeur d’âme bien particulière. Le dictionnaire nous dit que la personne magnanime est celle « dont la générosité se manifeste par la bienveillance et la clémence. »
Soyons magnanimes.
Échange de vues
Rémi Sentis : Vous avez souligné la nécessité de reconnaître l’existence de la nature humaine et l’importance d’une loi naturelle : dans ce cadre, bien sûr, le caractère prééminent de la vie humaine est primordiale.
Or dans les médias, sur cette question de la prééminence et du respect de la vie humaine, la quasi totalité des médias (la presse, les grands journaux, la radio, la télévision) sont quasiment tous unanimes ; il est même impossible de parler de la question, d’évoquer un débat sur la question de l’avortement, par exemple. Et ne parlons même pas d’un sujet qui alors là est encore plus tabou : celui de d’infanticides dont on sait qu’il en existe plusieurs dizaines, en France, chaque année. La police le dit, tous les policiers le savent, mais les médias s’interdisent absolument d’en parler. Par contre concernant la souffrance animale, la maltraitance dans les abattoirs, les médias, les ministres, tout le monde en parle.
Comment peut-on expliquer l’unanimisme de tous les journalistes sur ces questions ?
Jean-François Lambert : En lien avec ce que vous avez dit à propos de la notion de personne humaine, je voudrais évoquer deux faits.
Peut-être, avez-vous, comme moi, vu tomber cet après-midi une brève qui nous annonce que le magistrat qui doit statuer en dernier recours sur le sort de Vincent Lambert a proposé l’arrêt des soins. Il faut comprendre désormais (selon la loi « Santé ») l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation qui conduit « naturellement » à la mort. C’est jouer sur le concept de soin. Est-ce que hydrater et nourrir par perfusion, c’est du soin et donc de l’acharnement thérapeutique ? Or, quand on arrête l’hydratation chez un sujet qui, par ailleurs, a un métabolisme qui fonctionne à peu près correctement, il faut une dizaine de jours pour mourir « naturellement ». Lorsqu’il s’agit de sujets en état végétatif persistant (sinon en état de mort cérébrale), on admet que ces patients n’étant plus conscients ne souffrent pas pendant cette phase. Mais qu’en est-il dans le cas de Vincent Lambert qui n’est pas en fin de vie et qui est certainement davantage en état de conscience minimale qu’en état végétatif non répondant ?
La question qui est posée ici est bien celle de la nature de la personne humaine. Certains (scientifiques et philosophes) en viennent aujourd’hui à découpler la notion d’être humain de la notion de personne humaine. Par exemple, pour le philosophe Peter Singer, « un chimpanzé ou un cochon, par exemple, se rapproche bien plus du modèle d’être autonome et rationnel qu’un nouveau-né humain ». Pour lui, certains (êtres) humains sont des non-personnes. C’est pourquoi, « il vaut mieux tuer un nourrisson mal portant qu’un éléphanteau bien portant ». Il s’ensuit que tuer un nouveau-né n’est pas équivalent, du point de vue moral, à tuer une personne (La Recherche, octobre 2000). On en vient alors naturellement à revendiquer un droit à l’avortement post-natal. Je dis bien : avortement post-natal (Francesca Minerva & Alberto Giubilini, Journal of Medical Ethics, 2012). Comme l’expliquent froidement les auteurs, cette forme d’élimination doit être distinguée de l’euthanasie (pratiquée dans « l’intérêt » de l’intéressé qui présente des tares incompatibles avec une vie heureuse). L’avortement post-natal s’entend pour des enfants en bonne santé, mais dont les géniteurs ne veulent plus. Les auteurs considèrent ainsi que le droit de tuer un nouveau-né devrait être éthiquement permis dans les mêmes circonstances que l’est l’avortement. Pour eux, il ne s’agit pas d’infanticide puisqu’un nouveau-né humain n’est pas une personne. C’est bien un être humain, mais ce n’est pas une personne humaine.
Ces deux exemples illustrent tragiquement la menace qui pèse sur le fondement même de notre nature et l’importance du combat que vous menez.
Guillaume de Prémare : Il est vrai que nous vivons à une époque où les atteintes à la vie sont très importantes. Il y a un unanimisme, disiez-vous. Je pense qu cet unanimisme est liée au fait que la culture dominante est celle de ce que Manent appelle « la souveraineté illimitée de l’individu particulier ». C’est un relativisme qui veut que l’embryon n’existe comme personne que si on le reconnaît comme personne, mais il n’existe pas en lui-même si l’individu, dans l’exercice de son droit illimité, lui dénie la qualification de personne. Quand Benoît XVI parlait de « dictature du relativisme », il expliquait cet unanimisme par cette sorte de dictature intellectuelle. Ce n’est pas une dictature avec des bruits de bottes, c’est un débat interdit.
Concernant l’affaire Lambert et l’euthanasie, j’ajouterais qu’à cette culture relativiste s’ajoute – et c’est lié – les aspects économiques d’une société veillissante. Comment financer ce veillissement ? Avec son cynisme habituel, Jacques Attali a tout résumé dans cette formule : « Le marché de la vieillesse n’est pas solvable ». C’est ainsi qu’il annonce explicitement que l’euthanasie sera l’instrument de régulation utilisé par les sociétés modernes dans les décennies qui viennent. Compte tenu de l’enjeu, tout est fait pour familiariser culturellement la société avec l’euthanasie et pour la rendre moralement acceptable ; et même davantage pour rendre moralement inacceptable le fait de ne pas y recourir. C’est une inversion saisissante.
Henri Lafont : J’ai apprécié très positivement votre riche exploitation de la littérature de Houellebecq car, c’est vrai, j’ai une réelle admiration pour ce personnage qui sait tellement bien démontrer la détresse de ceux qui vivent dans la faute majeure.
Houellebecq est très mal vu en général et cela se comprend parce que certains de ses livres sont quasiment illisibles pour quelqu’un d’un peu sensible. Mais j’ai fini par en ouvrir un à force et voir qu’il passait bien. Je me suis dit, au fond, il a raison ! Par exemple, à la fin de son livre Les particules élémentaires, où il dévoile la nullité, l’horrible nullité de la conduite sexuelle qu’il décrit. Il est dommage qu’il soit si difficile à lire parce ce qu’il dit est complètement vécu.
Guillaume de Prémare : Houellebecq porte sur lui tous ses tourments. Il les porte sur son visage, dans sa manière de parler, dans son écriture, en effet. D’une certaine manière, c’est un personnage un peu augustinien.
Bernard Lacan : J’ai beaucoup apprécié votre intervention. En particulier, vous avez souligné un point important à savoir que nous devons remplir nos espaces de pouvoir et de responsabilité, c’est-à-dire que parallèlement au travail de vérité que font les groupes, les associations, il y a un rôle individuel de chaque chrétien pour manifester la vérité dans les espaces où il est personnellement acteur. Vous avez indiqué que le pape François avait développé l’idée que les initiatives individuelles sont par elles-mêmes génératrices de processus vertueux d’avènement de la vérité.
J’aimerais bien que vous puissiez nous indiquer dans quelle exhortation ou encyclique le pape François a évoqué cette question.
Guillaume de Prémare : C’est dans Evangelii gaudium, dans le chapitre “Le temps est supérieur à l’espace”. Le pape François explique que le temps est supérieur à l’espace, que le temps s’occupera d’ordonner ces espaces en désordre. Et il recommande de ne pas poursuivre de manière avide la recherche des espaces de pouvoir. Il ne s’agit pas de renoncer à avoir une influence sur le cours de l’histoire, mais d’avoir conscience que ce cours de l’histoire se joue en profondeur par des processus de transformation sur le temps long. Cette idée que les uns récoltent ce que d’autres ont semé est très évangélique ; et elle correspond à la réalité de l’histoire. C’est pourquoi je pense que nous devons considérer très sérieusement ce conseil du pape François.
Quant à Benoît XVI, il conseille d’appréhender la question de l’action politique en trois temps : premièrement, agir dans ses reponsabilité de manière conforme à la réalité des faits ; deuxièmement, destructurer les idéologies ; et enfin conformer la loi positive à la loi naturelle. Avant de pouvoir influer sur la loi positive en profondeur, il est nécessaire d’exercer ses propres responsabilité et de fournir un travail sérieux de déstructuration des idéologies et des visions fausses de la société. Par exemple, lors du combat de 2013 contre la loi Taubira, nous n’avons pu bénéficier d’un travail profond de déstructuration des idéologies de l’indifférenciation entre l’homme et la femme. Nous avons fait avec les moyens du bord, mais nous n’avons pu nous appuyer sur un corpus intellectuel préalable. C’était un manque. Nous avons pu freiner certains aspects du processus de déstructuration, notamment l’introduction de la PMA pour tous dans la loi, mais nous n’avons pu obtenir le retrait du projet de loi.
Il faut donc aussi penser au temps long de l’histoire, à ce qui se prépare pour demain et aux solutions à apporter aux maux profonds de la société. Cela peut nous plonger parfois dans un certain désarroi parce qu’il y a un écart manifeste entre le niveau d’urgence de certains problèmes et le temps nécesaire à leur résolution. Je pense que nous avons intérêt à travailler à cette tension entre le temps court et le temps long.
Isabelle Callies : Vous avez parlé de l’anthropologie du don et de la difficulté que certaines personnes avaient à concevoir aujourd’hui l’homme comme capable de don. Il me semble que nous parlons beaucoup de don mais que nous avons un enjeu préalable qui est de concevoir l’anthropologie de la réception. C’est peut-être en raison de cette difficulté à concevoir cette anthropologie de la réception que nous avons du mal à appréhender cette question de l’homme capable de don. Pour la simple raison que, finalement, la seule personne qui peut donner sans avoir reçu d’avance, c’est Dieu. Peut-être faudrait-il donc d’abord revenir à la réception pour parler de don ?
Guillaume de Prémare : Je vous remercie pour ce complément, qui est en effet nécessaire. Vous avez raison : on ne peut donner que ce que l’on a reçu. Si nous ne reconnaissons pas ce que nous avons reçu, nous ne pouvons concevoir la culture comme un héritage reçu gratuitement, qui est un don à partager.
Séance du 26 mai 2016