Par Jean-Marie Schmitz, Directeur général de Lafarge-Maroc

Hervé de Kerdrel : Il m’appartient de présenter Jean-Marie Schmitz. Mais convient-il encore de le présenter puisqu’il est membre de notre Académie depuis 2010 et membre de son conseil depuis 2014 ? Sans oublier sa contribution à nos travaux avec une communication en 2005, dans le cadre de notre programme sur « Travail : accomplissement ou servitude ».

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Alors, oui ! Et il est important de le faire pour donner encore plus le poids à la communication que vous avez le bonheur de partager avec nous sur le thème de « L’entrepreneur engagé ».

S’agissant d’une réflexion sur le travail, nous avons eu le souci de faire appel à une personnalité des plus crédibles du monde de l’économie. Et pourquoi chercher loin ce dont nous bénéficions à toute proximité ? Il n’est, de fait, pas difficile de mettre en avant la grande expérience dans ce domaine de notre invité. De ce point de vue, Jean-Marie Schmitz a en effet de réelles références. Il suffit, pour s’en convaincre, de résumer brièvement sa carrière professionnelle de 42 ans avec, en particulier, deux grandes périodes :

− De 1969 à 1978, le C.N.P.F., devenu depuis le MEDEF : d’abord comme attaché à la Direction des études économiques, ensuite comme Chef de cabinet du Président François Ceyrac, enfin comme Secrétaire général adjoint.

− Depuis 1979, l’emblématique Groupe Lafarge qui a su longtemps se nourrir des fondements de l’enseignement social-chrétien : il y exerce de nombreuses fonctions de direction, commerciale tout d’abord, puis aux Relations extérieures, à l’Information, à l’Organisation et aux Ressources humaines. En avril 1988, il devient Directeur général adjoint, plus particulièrement responsable, des Hommes et de la Communication. En décembre 1998, il est nommé Administrateur Directeur Général de Lafarge-Maroc, fonction qu’il exercera pendant 11 ans jusqu’à sa sortie du groupe en Fév. 2010.

2010 : Sortie des activités professionnelles … pas tout à fait, puisque Jean-Marie Schmitz est toujours aujourd’hui administrateur de Lafarge Maroc. Grand groupe, mais aussi PME, il est aussi Président du Conseil de Surveillance de la société Expanscience (plus connu pour son lait pour bébé Mustella)

Alors, oui, la carrière de Jean-Marie Schmitz dénote déjà d’un engagement hors pair. Mais son engagement ne se limite pas là, et il rejaillit aussi avec une conviction forte et fermement entretenue, à travers une contribution riche et multiple à la vie associative.

La liste est longue : ancien président de la FACO, Président du Conseil de l’Institut Jérôme Lejeune, Président du Secours de France (qui continue de venir en aide aux familles des harkis), Administrateur de la Fondation pour l’Ecole, Administrateur et trésorier de Famille et Liberté, entre autres … Vous l’aurez compris, pour lui, les expériences professionnelles et associatives sont étroitement liées, et reposent toutes deux sur les fondements les plus sûrs de la doctrine sociale, avec une volonté forte de la mettre en pratique et de la diffuser.

Jean-Marie Schmitz : Jean-Paul II a consacré deux de ses encycliques au travail et à l’entreprise : Laborem exercens, en 1981 et Centesimus annus, dix ans plus tard, pour l’anniversaire de Rerum novarum. Il y développe en particulier deux idées.

La première c’est que « La caractéristique du travail est avant tout d’unir les hommes et c’est en cela que consiste sa force sociale, la force de construire une communauté. »

La seconde idée est que « Le développement intégral de la personne, dans le travail, ne contredit pas mais favorise plutôt une meilleure productivité et une meilleure efficacité du travail lui-même. »

Donc deux idées-forces : l’entreprise a sa légitimité parce que c’est une communauté et quand les personnes sont développées intégralement dans leur travail, l’entreprise est plus efficace.

Je souhaiterais vous montrer, à travers l’expérience que j’ai vécue en dirigeant pendant onze ans la filiale de Lafarge au Maroc, à la fois la pertinence des propos de Jean-Paul II et la possibilité pour un entrepreneur qui essaie tant bien que mal de les appliquer dans la vie de son entreprise que cela peut transformer le climat de celle-ci et accroître, dans des conditions étonnantes, ses performances.

Il n’est pas sans intérêt, pour illustrer le caractère universel de la pensée de Jean-Paul II, de rappeler que le Maroc est un pays où l’islam est religion d’État – un Marocain ne peut être que musulman – et que mes collaborateurs ont su très vite que leur patron était catholique pratiquant.
Un mot d’abord pour vous permettre de mieux percevoir le contexte de ce que je vais vous exposer sur Lafarge Maroc.

Lafarge Maroc est une société détenue à 50 % par Lafarge et à 50 % par un holding financier marocain – holding financier important puisque il gère une partie de la fortune du roi – société dans laquelle la gestion opérationnelle est confiée à un directeur général nommé par le Conseil mais sur proposition de Lafarge.

Lafarge Maroc, née en juillet 1995, agglomère quatre entreprises ayant chacune une cimenterie mais très hétérogènes tant au plan des équipements, des systèmes d’information, de la qualité de leurs ressources humaines, de leur mode de management et de leurs performances.
Le premier enjeu essentiel était donc d’arriver à constituer à partir de ces quatre entités un ensemble cohérent, réunissant mille trois cents salariés et ayant un chiffre d’affaire d’environ deux cent cinquante millions d’euros.
Quand j’ai pris la direction de cette entreprise, en décembre 1998, mon prédécesseur m’a dit que mon objectif numéro un devrait être de construire les compétences requises par une entreprise modernisée et surtout de changer les cultures de management qui prévalaient dans les différentes entités que nous réunissions pour promouvoir une culture commune privilégiant le sens de la responsabilité, le souci de l’efficacité et surtout le partage des savoir-faire en développant le travail en équipe.
Je m’y suis d’autant plus attaché que j’avais été frappé par un propos d’Olivier Lecerf – le patron de Lafarge pendant quinze ans, de 1974 à 1989, et pendant deux ans mon patron direct, – « Le chef d’entreprise qui met les hommes en compétition en croyant qu’il va faciliter les solutions abime en fait les relations entre eux. Je me suis attaché à faire travailler mes collaborateurs ensemble afin qu’ils découvrent la joie du travail en équipe ».

Je vais évoquer brièvement, de manière aussi pratique et concrète que possible, les cinq leviers que j’ai pu utiliser pour ce changement de culture du management.

Le premier levier a été la façon dont étaient décidées et communiquées les augmentations de salaire à l’intérieur de Lafarge Maroc.

Ce fut une première opportunité pour diffuser au sein de la hiérarchie la prise de responsabilité et pour faire percevoir à tous les collaborateurs qu’ils n’étaient pas des numéros matricules mais des individus identifiés comme tels.

J’avais fait trois constats qui m’avaient un peu surpris.
Le premier c’est que les propositions d’augmentation qui arrivaient au siège étaient toutes marquées au crayon. Donc innocemment j’ai demandé pourquoi elles étaient mises au crayon . On m’a répondu : « comme ça c’est plus facile de les effacer ». Alors évidemment la personne qui avait fait la proposition apprenait un jour que ce n’était pas sa proposition qui avait été retenue mais quelque chose de différent qui avait été décidé.
Mon second constat c’est que le directeur d’exploitation et la directrice des ressources humaines revoyaient toutes les propositions qui venaient des usines. Alors je leur avais dit : « Vous connaissez les cadres, vous connaissez les agents de maîtrise supérieurs, le directeur d’exploitation connaît un certain nombre d’agents de maîtrise, mais les ouvriers, vous ne les connaissez pas ; quelle est donc votre valeur ajoutée ? » La réponse que j’obtins fut : « C’est pour éviter les débordements, les dérives, le favoritisme ou les augmentations inconsidérées ».

Le dernier constat avait été que chacun découvrait son augmentation de rémunération en recevant son bulletin de salaire.

J’ai fait part à mes collaborateurs de ces trois constats qui me perturbaient, nous en avons longuement dicuté et nous avons décidé d’inverser le processus.

C’est-à-dire que, premièrement, chaque proposition d’augmentation, dans le cadre bien entendu de la politique générale définie par l’entreprise, devait émaner de l’agent de maîtrise ou du cadre en charge directe de la personne concernée.

Deuxièmement que c’était lui qui, après validation de sa proposition par le directeur du site, devait la communiquer à l’intéressé et lui expliquer pourquoi il avait ou il n’avait pas une augmentation.
Troisièmement que le contrôle du Comité de direction ne se ferait qu’a posteriori.
Cette nouvelle politique s’est accompagnée d’une individualisation des rémunérations, individualisation complète pour les cadres et partielle pour les employés et ouvriers ( 50 % en augmentation individuelle et 50 % en augmentation collective ) et puis de l’introduction pour l’encadrement d’une part variable assise sur les résultats obtenus par l’entreprise et sur l’atteinte des objectifs individuels déterminés chaque année par le patron et son collaborateur.

Pour essayer d’assurer l’équité, nous avons également généralisé pour les cadres et les agents de maîtrise supérieure l’entretien annuel d’appréciation, c’est-à-dire la discussion annuelle entre un patron et son collaborateur ou ses collaborateurs de la performance réalisée, de l’atteinte ou de la non-atteinte des objectifs convenus entre eux au début de l’année précédente. Pour le personnel ouvrier, nous avons mis en place une pratique que j’avais vu fonctionner avec beaucoup d’efficacité dans une usine de Rhodia, qui s’appelait “le tour d’équipe” et consistait en une appréciation croisée de chaque ouvrier par les membres de l’encadrement qui étaient en rapport avec lui, appréciation qui lui était transmise et commentée par son responsable hiérarchique
Pour compléter ce premier pas, nous avons lancé, un projet plus large que nous avons appelé “le rôle social et humain de l’encadrement” ; il consistait à faire réfléchir les gens qui avaient la responsabilité de personnels de l’entreprise à des questions extrêmement concrètes :
Quel temps je consacre, dans ma vie professionnelle, à donner du sens au travail de mes collaborateurs ? A répondre à leurs questions ? A susciter leurs suggestions ? Est-ce que je les incite à travailler avec leurs collègues d’autres services ? Quel soutien je leur apporte par rapport aux difficultés professionnelles ou personnelles qu’ils peuvent rencontrer ?

Dans ce cadre nous avons pris une décision qui a un peu changé le quotidien des choses c’est que toutes les décisions concernant la vie courante – les autorisations d’absence, les congés, l’octroi de prêts jusqu’à un certain niveau, les formations – furent décentralisées au niveau des chefs d’équipe.

Je n’en ai eu conscience qu’après coup, mais ce projet a eu un rôle-clé dans la création et l’affermissement d’une culture de responsabilité à l’intérieur de l’entreprise : responsabilisation de la chaîne hiérarchique disposant désormais des moyens de récompenser ou de sanctionner ses collaborateurs, de les aider à réussir professionnellement et à faire face aux aléas de la vie professionnelle comme de leur vie personnelle. Et puis, pour les collaborateurs, la perception que la hiérarchie n’était pas seulement là pour doner des ordres mais aussi pour les écouter, leur faire comprendre à quoi ils servaient. Ça, c’est un point capital.

Lorsque j’étais en charge des ressources humaines du groupe Lafarge, nous réalisions, tous les trois ou quatre ans, avec un organise extérieur qui s’appelait la Cofremca, une enquête constituée d’ une batterie de questions posées à l’encadrement de plusieurs entreprises (une douzaine environ). A chaque fois, les deux questions qui ressortaient comme majeures pour la satisfaction des gens au travail, c’était : 1. la liberté ou une liberté suffisante dans l’organisation de mon travail et 2. la participation à la compréhension des objectifs de mon entreprise.

Je crois donc que ces actions ont fait percevoir aux collaborateurs de l’entreprise qu’ils n’étaient pas (comme je l’ai dit au début de mon exposé) un numéro-matricule mais une personne identifiée avec ses forces, ses faiblesses, ses joies et ses épreuves personnelles.

Le deuxième levier, pour opérer ce changement de culture, est venue paradoxalement d’une épreuve que traversait l’entreprise.

Lafarge Maroc a eu en effet à faire face au licenciement de 125 des 195 collaborateurs de notre vieille cimenterie de Tétouan ; elle était obsolète, de plus en plus enserrée dans le tissu urbain et nous devions fermer à la fois parce qu’elle ne produisait pas une quantité suffisante de ciment et parce qu’elle polluait son environnement.

Nous l’avons remplacée par une usine moderne, à quinze kilomètres de là, produisant quatre fois plus de ciment mais avec deux fois moins de personnes, d’une qualification évidemment très différente.

Après examen individu par individu, nous avions abouti à la conclusion que 50 personnes sur les 195 pouvaient, après les formations requises, pourraient travailler dans la future cimenterie que nous avions commencé de construire. Une vingtaine pouvaient partir en retraite ou en pré-retraite dans les deux ans qui venaient. Que fallait-il faire pour les 125 qui allaient voir leur emploi supprimé ?

Il y avait une pratique marocaine largement répandue – ce n’est pas une exclusivité du Maroc mais en tous les cas elle existait aussi au Maroc– qui consistait à en dire le moins possible et le plus tard possible pour éviter inquiétude et mouvement de grève.

Après des discussions approfondies avec mon équipe de direction, nous avons décidé de faire autrement et d’engager un triple pari.

Le premier c’était d’annoncer très tôt, vingt et un mois avant la fermeture programmée de l’usine, qu’on allait la fermer et d’indiquer ceux qui allaient être repris pour formation, ceux qui allaient pouvoir partir en retraite dans les vingt et un mois qui venaient et ceux qui allaient être licenciés. Et en expliquant que nous prenions ce risque de les informer très tôt pour avoir le maximum de chances de donner à chacune des personnes licenciées la possibilité de retrouver un travail.

Nous avons décidé de concert que c’était moi qui irait annoncer, personnellement, les choses à l’usine pour marquer l’engagement que prenait l’entreprise pour réussir cette reconversion.

Le deuxième pari a été lié aux conclusions de l’analyse que nous avions fait faire du bassin d’emploi par un organisme extérieur ; les possibilités de réemploi apparaissant très minces nous avons fait le pari d’inciter les personnes licenciées, par une formation et une aide pécuniaire, à créer leur propre micro-activité.

Le troisième pari a été de tenter de convaincre la direction du syndicat présent à l’usine (qui est le principal syndicat marocain : l’Union marocaine du travail) d’appuyer notre démarche, en insistant sur son côté novateur, et en expliquant cette démarche par notre souci de préserver le futur des personnes que nous étions obligés de licencier.

Ce n’était pas gagné d’avance parce qu’au même moment, ce même syndicat était en conflit ouvert avec la direction de la filiale marocaine de Continental, le fabricant de pneumatiques, conflit qui s’est terminé d’ailleurs de manière dramatique par le licenciement de tout le personnel et le départ du Maroc de cette entreprise.

Mais mes collaborateurs avaient bien préparé la réunion avec les dirigeants de l’Union marocaine du travail et conformément à ce que nous espérions – mais pas nécessairement à ce à quoi nous nous attendions -, ils ont acheté l’idée et nous ont dit qu’ils convaincraient leurs représentants dans l’usine de jouer le jeu avec nous, et c’est ce qu’ils ont fait.

Parallèlement à cela nous avions préparé minutieusement la communication sur les raisons de la fermeture de l’usine et les modalités de notre plan de redéploiement.

J’insiste sur ce point parce que je crois que c’est quelque chose d’essentiel. Quand on a affaire à un problème difficile, une communication en amont, où toutes les cartes sont mises sur la table est un élément-clé de succès.
Nous avions donc préparé une lettre à remettre à chaque collaborateur licencié de l’usine de Tétouan à l’occasion des réunions de service qui se sont tenues l’après-midi du jour où je suis allé présenter les décisions prises. A la fin de cette lettre j’avais inscrit à la main : « Nul ne sera laissé seul face à son problème d’emploi ». J’ai su après coup que le fait d’avoir ce message personnel, de la part de leur patron avait eu une importance psychologique certaine. Comme quoi de petits détails, dès lors qu’ils traduisent une attention portée aux personnes peuvent avoir une importance qu’on ne mesure pas nécessairement.

Nous avions préparé aussi une lettre pour le personnel des autres usines qui devait être diffusée par les directeurs de celles-ci, qu’on avait mis bien entendu dans la confidence. Et puis nous avions préparé un guide d’entretien parce que l’après-midi même, avait été mise en place à Tétouan une équipe se soutien de trois persones chargées de voir, individuellement, les personnes licenciées, pour les recevoir, les écouter et évoquer avec chacune d’elles la possibilité de créer une micro-activité agricole ou de commerce ou même industrielle puisque de telles activités furent effectivement crées.

Le 3 janvier 2002, je suis donc allé à Tétouan et j’ai eu quatre heures de réunion avec l’encadrement et les représentants du personnel. Ce fut une réunion évidemment intense, mais j’en suis reparti avec le sentiment d’avoir été compris.

Les résultats ont été un peu longs à se dessiner, surtout quand vous espérez qu’ils vont déboucher très vite. Il a fallu trois mois pour avoir le premier projet de micro-activité. Mais les résultats ont dépassé nos espérances ! Il y avait 125 personnes à reclasser. 9 se sont reclassées dans une autre entreprise, 116 ont créé une micro-activité générant 270 emplois, un peu plus de deux fois ceux qui étaient supprimés.
En plus l’usine a tourné jusqu’au bout, sans une minute de grève, et avec, les derniers mois, 95 % de personnel intérimaire, parce que priorité était donnée à ceux qui avaient une micro-activité à démarrer. Mais cela fut possible grâce au renfort de dix-neuf agents de maîtrise supérieure venant des autres usines.

Pour ceux qui ne connaissent pas le Maroc, l’usine de Tétouan, surtout à cette époque, était enclavée, cela veut dire que ces agents de maîtrise n’ont guère eu la possibilité de retourner plus d’une à deux fois dans leur famille pendant le mois ou les mois où ils ont travaillé dans l’usine de Tétouan.

Mais ils étaient fiers de participer à ce qu’ils considéraient comme une belle action.

Ce qui est intéressant aussi c’est de constater l’impact que cette opération a eue en interne et puis également un peu en externe. Mais en interne, elle a créé une vraie confiance dans le management de l’entreprise.

Nous avions fait faire, par une société spécialisée extérieure, une petite vidéo sur cette aventure. Dans cette vidéo, un ouvrier dit : « Quand Lafarge dit quelque chose, elle le fait ». C’est une phrase qui vaut son pesant d’or quand vous l’entendez dire par quelqu’un du bas de l’échelle.
C’est également cette confiance que j’ai perçue lorsque, par groupe de cinq ou six,j’ai reçu au siège de l’entreprise – parce que les personnes qui étaient licenciées venaient à Casablanca pour régulariser leur situation juridique – tous les gens licenciés qui me présentaient le projet d’activité qu’ils allaient créer.

Le deuxième groupe que j’ai reçu m’a demandé une photo avec moi. Ce n’est pas ce à quoi vous vous attendez quand vous recevez des gens que vous avez licenciés. Mais ce qu’ils exprimaient ainsi c’était : on quitte l’entreprise, on est aidé et le patron qui a autre chose à faire prend du temps pour nous recevoir et savoir ce qu’on va faire. C’était très fort.
Cette façon de procéder a aussi suscité, en interne, une très forte fierté d’appartenance.

En externe, nous avions refusé toute communication avant de savoir comment les choses allaient se passer ; nous n’entendions pas communiquer sur nos bonnes intentions, mais seulement sur les résultats obtenus si nous réussissions. Une fois ceux-ci suffisamment probants, nous avons accepté de répondre aux questions d’un certain nombre de médias.

Et à la demande du Medef local, qui s’appelle la CGEM, nous avons organisé une session pour une soixantaine de patrons à qui on a expliqué comment nous avions procédé et pourquoi nous avions adopté cette approche. Et nous avons eu la satisfaction de voir trois ou quatre entreprises marocaines faire des choses tout à fait comparables dans les restructuration qu’elles ont eu, après, à opérer.

Le troisième levier que j’ai pu utiliser fut le développement du travail en équipe, à travers deux projets : un de nature commerciale et l’autre de nature industrielle.

Nous avions lancé un projet qui s’appelait “la nouvelle approche client” et qui visait à faire travailler ensemble commerciaux et personnels des usines, pour que ces derniers prennent conscience que le client, n’était pas seulement l’affaire des commerciaux mais que bien l’accueillir, charger rapidement ses camions, le livrer à temps, c’était, vis-à-vis des concurrents, des éléments de différenciation qui dépendaient d’eux et non des commerciaux.

Il y a eu des résultats assez étonnants. Je vous en donnerai un seul exemple : chaque directeur d’usine a décidé, avec l’accord de son personnel, d’avancer d’un quart d’heure l’arrivée de la première équipe à l’usine pour que le premier camion entrant à 6 heures dans l’usine trouve une équipe prête à le charger. Alors que jusque là les gens arrivant à 6h du matin, le temps de s’équiper et d’aller dans l’atelier, le chargement ne commençait qu’à 6 h 1/4, 6 h 20.

Le second projet a concerné la maintenance de notre outil industriel.
Pour une industrie à feu continu et une industrie lourde comme la cimenterie, c’est un élément essentiel à la fois en termes de capacité de production et de coût.

Ce projet consistait, à travers des formations que nous avions construites en fonction des besoins identifiés individu par individu. Quand vous fabriquez du ciment depuis des dizaines d’années et dans pas mal de cimenteries à travers le monde, si vous essayez de capitaliser un peu sur votre expérience vous savez ce que doivent être les qualités d’un très bon ingénieur électricien, d’un bon chef d’équipe mécanicien, d’un bon ingénieur procédé, etc., etc.

Donc nous avions des standards au niveau du Groupe qui nous disaient : voilà ce que sont les compétences requises par le titulaire de telle ou telle fonction impliquée dans la maintenance de nos équipements ; il était ainsi possible de faire la comparaison, individu par individu entre le profil idéal et le profil réel de la personne en chair et en os qui travaillait dans l’usine de Tétouan, de Tanger ou de Mèknès et de compenser les manques identifiés par des formations adaptées à chaque individu.

Au terme de ce projet qui a duré dix-huit mois – il a fallu de la ténacité et de la patience, – les résultats ont été spectaculaires.

Je vous en donne deux ou trois illustrations.

Les arrêts sur incident ont chuté de 425/an à 122, donc presque divisé par 4. Arrêt sur incident, cela veut dire que vous êtes obligé d’arrêter votre four – vous perdez de la production – puis vous êtes obligé de le redémarrer et vous utilisez pour cela un combustible riche et cher . Donc quand vous réduisez fortement vos arrêts sur incident, vous gagnez sur les deux tableaux de la production et du coût.

Sur un maximum de cent – d’un four qui tourne sans arrêt en dehors de l’arrêt annuel nécessaire pour son entretien, on dit qu’il tourne à 100 % – la moins bonne fiabilité des cinq fours gérés par Lafarge Maroc était de 97 %. Dans le même temps les dépenses d’entretien ont diminué de 25 %.
Le quatrième levier fut d’une tout autre nature. Chaque année notre Comité de direction se réservait deux « journées au vert » pour réfléchir à autre chose qu’aux problèmes du quotidien, et renforcer la cohésion de l’équipe.

Lors de l’une de ces sessions, le consultant qui nous accompagnait nous demanda : « Finalement, quelles sont vos ambitions pour votre entreprise ? Qu’est-ce qui vous fait courir ? » Chacun a pris alors un papier et a écrit sa réponse. Nos réponses furent à peu près cohérentes ce qui était plutôt rassurant ; mais surtout cela nous a amenés à nous dire qu’il serait très intéressant, de faire le même exercice non plus entre nous sept, mais avec l’encadrement de l’entreprise pour fédérer les énergies autour des réponses de nos collaborateurs et renforcer leur motivation et la cohésion de l’entreprise.

Nous avions tous les deux ans ce qu’on appelait “les journées Lafarge Maroc” qui réunissaient l’ensemble des cadres et des agents de maîtrise supérieure, soit environ cent quatre-vingt-dix personnes.
Et donc aux journées Lafarge Maroc qui suivirent cette « journée au vert » nous avons fait réfléchir et travailler nos collaborateurs sur ce thème.
Il en est résulté un document qui n’a pas révolutionné la planète – ce n’était pas son objectif !- mais qui avait le mérite d’être court, et d’avoir défini de façon très participative ce qu’était “Notre ambition pour Lafarge Maroc”.

Dans ce document transmis à tous les collaborateures de l’entreprise il est en particulier affirmé ceci : « Nous voulons être l’entreprise la plus attrayante et valorisante pour nos collaborateurs en favorisant la prise de responsabilité, l’initiative, le travail en équipe, la culture de la performance et le développement des compétences ».

Quand on affiche pareille volonté, surtout quand cette volonté résulte du travail et que vous avez demandé à 190 de vos collaborateurs d’effectuer, vous ne pouvez pas vous contenter de le ranger pieusement dans votre bureau et de l’y laisser sommeiller tranquillement. Afficher de tels objectifs vous oblige à vous préoccuper de leur concrétisation pratique.
Le dernier levier fut celui de la formation. Non pas de la formation technique mais d’une formation touchant à la culture générale et au management, et qui avait un intitulé ambitieux, « Diriger par l’exemple ». Cette formation, organisée pour la quarantaine des principaux cadres de l’entreprise, son « comité opérationnel », se déroulait sous forme de séminaire d’un jour et demi,le vendredi et le samedi matin. Il y avait donc une démarche volontaire de dire : il y a un samedi matin où on devrait être tranquillement chez soi mais, parce qu’on participe à quelque chose d’intéressant on accepte de se priver d’une matinée de repos. Je vous donne quelques uns des thèmes.

“Performance économique et développement des hommes”, le deuxième, qui n’était pas moins ambitieux : “Ce qu’est l’Homme dans les grands courants philosophiques et religieux, (nous sommes partis de Socrate et de Platon, en passant par la Révélation chrétienne, l’arrivée de l’islam pour arriver aux post-modernes !) et les conséquences à en tirer pour le gérer dans l’entreprise”, “La communication : outil stratégique de management”.

Je crois que ces formations ont contribué à donner à ceux qui y ont participé un sens élevé de ce que pouvait et devait être leur rôle dans le développement professionnel et humain de ceux que l’entreprise leur confiait.

La seconde formation de caractère général, consacrée au style de management a concerné l’encadrement de chaque site (chaque cimenterie, l’usine de plâtre et chaque direction fonctionnelle).
Il s’est déroulé en quatre sessions de deux jours et se terminait par une journée d’évaluation et de finalisation d’un plan d’action, en ma présence.
Au cours de l’une d’elles, lors du tour de table qui clôturait cette journée de debriefing, l’un des participants a terminé son propos en disant : « J’ai ressenti que permettre aux autres de progresser était encore plus valorisant que de progresser, soi ». Je l’aurais embrassé sur les deux joues et je me suis dit que la cible que l’on visait avait été atteinte !
Recueillant un indice de satisfaction exceptionellement élevé, cette formation a consolidé tout ce qui avait été entrepris pour faire évoluer notre culture de management.

Ce qu’il est très intéressant de constater, et c’est là où apparaîtra la véracité du deuxième propos de Jean-Paul II que je vous citais au début de ma communication, c’est que la progression de nos résultats et des performances de l’entreprise pendant cette période a été assez spectaculaire.

Au plan économique le développement du Maroc nous a permis de doubler nos ventes de ciment et notre chiffre d’affaires, ce qui n’est pas dû aux mérites de l’entreprise, mais à la conjoncture économique qui était bonne. Ce qui a été liée à notre performance, c’est d’avoir été capables de répondre à cette forte demande, contrairement à nos concurrents, grâce à la qualité de notre outil industriel.

Mais le plus intéressant est que ce doublement du chiffre d’affaires s’est accompagné d’un quadruplement du résultat d’exploitation. Et cela, c’est directement le fruit de l’amélioration des performances de l’entreprise, d’autant plus que dans le même temps nous avons engagé 700 millions d’investissements entièrement auto-financés.

Nos performances industrielles nous ont d’ailleurs placé au premier plan des unités du groupe Lafarge. Sur les cinq meilleures cimenteries du Groupe, (il en gérait à l’époque une centaine à travers le monde), deux appartenaient à Lafarge Maroc. Et comme les diverses société cimentières marocaines publiaient un rapport annuel, on s’est aperçu rapidement que nous étions passés loin devant nos concurrents au Maroc.

Au plan des ressources humaines, entre 1995 (date de la création de l’entreprise) et 2010, le nombre de cadres a presque triplé dont une part significative par promotion interne. Une dizaine d’entre eux occupaient en outre, hors du Maroc, des fonctions dans d’autres unités du Groupe.

La fidélité de ces cadres a été éprouvée lorsqu’un nouvel intervenant non cimentier, qui avait gagné beaucoup d’argent dans la promoton immobilière a décidé de construire une cimenterie. Mais comme il n’avait pas de personnel compétent dans ce métier nouveau pour lui, il est allé débaucher des ingénieurs et des commerciaux chez ses futurs concurrents. Et j’ai eu la satisfaction qu’un seul, à Lafarge Maroc, ait cédé aux sirènes de rémunérations sensiblement plus élevées que celles dont bénéficiaient mes collaborateurs.

Et l’un de ceux qui avait été approchés, le jeune et brillant directeur de l’usine de Mèknès m’a écrit au moment de mon départ : « Si je suis resté, et beaucoup d’autres avec moi, c’est que nous avions confiance en vous et parce que nous nous sommes sentis partie prenante d’une aventure professionnelle et humaine ».

Avant de répondre à vos questions, je voudrais aborder brièvemet un point très différent mais susceptible de vous intéresser, que j’ai formulé ainsi : « Être catholique et connu comme tel dans un pays où la religion d’État est l’islam a-t-il constitué un atout ou un handicap ? »

Ma réponse, évidemment très personnelle, à cette question est que ce fut plutôt un atout. Ma vie au Maroc m’a fait ressentir, avec une acuité nouvelle, deux éléments essentiels de notre Foi :

Le premier, c’est que le catholicisme est la religion de l’Amour, – ce que n’est pas l’islam –, et que la façon dont vous traitez les gens dans l’entreprise, même si vous n’en avez pas conscience à chaque instant, transpire et est ressentie par les gens qui vous côtoient. Le second c’est que notre religion n’est pas une religion du Livre mais celle de l’Incarnation de Jésus-Christ vrai homme et vrai Dieu qui se soucie de chacune de ses créatures créées à son image. Quelle que soit sa couleur de peau, sa nationalité, son niveau social, il y a en chaque homme un principe de vie qui doit être protégé, encouragé et satisfait. L’homme n’est pas une variable d’ajustement du management dans l’entreprise.

M’est très vite apparue comme une évidence la soif de tout homme, quelle que soit sa religion ou son absence de religion, d’être reconnu, respecté, aimé. J’ai la conviction que c’est d’avoir essayé, malgré toutes mes imperfections, de mettre cela en action dans la vie quotidienne de l’entreprise qui m’a permis de réussir la transformation que j’ai évoquée.

Je terminerai en vous citant un de mes propos (ce qui est très mal élevé mais ce n’est pas par narcissisme, je vous demande de me croire), pour montrer ce que l’on peut obtenir de gens qui, a priori, ne sont pas câblés exactement comme vous.

À la fin de 2008 ont eu lieu les dernières journées Lafarge Maroc organisées sous ma direction. En les concluant, je leur ai dit ceci : « Il me reste à vous dire merci de ce que vous avez fait et continuerez de faire ; merci de ce que vous êtes, merci des joies souvent très fortes que vous m’avez offertes. Mais je voudrais aussi vous faire trois demandes.
Souvenez-vous d’abord que la légitimité des dirigeants réside dans leur capacité à servir et non à se servir. Quel que soit votre niveau de responsabilité, vous êtes l’un d’eux dès lors que vous avez la charge d’une fonction, d’un service, d’hommes et de femmes que l’entreprise vous a confiés. Aimez-les, non d’un vague sentimentalisme mais d’une vraie intelligence du cœur, avec leurs forces et leurs vulnérabilités. Soyez exigeants vis-à-vis d’eux, c’est le meilleur service que vous puissiez leur rendre et le devoir que vous avez vis-à-vis de l’entreprise. Mais soutenez-les dans les aléas professionnels ou personnels qu’ils rencontrent.
Sachez ensuite vous réjouir de ce qui arrive de bon, par exemple une récompense ou une promotion à ceux avec lesquels vous travaillez. Eloignez de vous cette tentation si humaine mais si méprisable parce que contraire à la générosité qu’est la jalousie.

Gardez enfin au fond de votre cœur ce bref extrait de la si belle prière de Saint François d’Assise que plusieurs d’entre vous m’ont déjà entendu évoquer : “C’est en donnant qu’on reçoit, c’est en s’oubliant qu’on trouve. Donnez donc à profusion et sachez vous oublier un peu, juste un peu.”
Et lorsqu’un an plus tard j’ai fait le tour des usines avec mon successeur, lui pour se présenter et moi pour dire au-revoir, les délégués du personnel de notre principale cimenterie m’ont lu la lettre qu’ils avaient préparée à mon intention et dans laquelle ils me remerciaent « d’avoir pensé à donner sans attendre de recevoir ». J’ai eu alors le sentiment qu’un message fort que j’avais souhaité leur laisser était passé.

Échange de vues

Bernard Lacan : Merci pour ce magnifique témoignage. Il est bon de parler de l’entreprise non pas en termes généraux et dialectiques, mais dans le concret, dans les efforts que font les uns et les autres dans les équipes de direction pour faire vivre un véritable climat d’entreprise, soucieux des hommes.

Vous avez été bien inspiré de faire une partie de votre carrière dans le Groupe Lafarge. Je me souviens d’avoir eu, en son temps, plusieurs entretiens avec Olivier Lecerf, dont la réflexion a guidé des politiques humanistes dans un grand nombre d’entreprises. Je saisis cette occasion de lui rendre hommage.

Hervé de Kerdrel : Tout d’abord, je rebondis sur l’intervention de Bernard Lacan. Le témoignage que vous nous avez présenté concerne Lafarge Maroc. Quel était le degré de maturité de Lafarge qui est vu comme une entreprise emblématique dans ce domaine ? Est-ce que vous avez bénéficié de l’environnement culturel de Lafarge ?

Deuxièmement, vous avez navigué dans le tissu des grandes entreprises au titre de votre expérience, de votre témoignage et de vos responsabilités. Quel est le degré de maturité que vous ressentez aujourd’hui sur ces questions de management par le sens du bien commun dans les grandes entreprises ?

Jean-Marie Schmitz : Sur le premier point, oui bien sûr, j’ai bénéficié de l’environnement culturel de Lafarge. Un certain nombre des initiatives que j’ai évoquées étaient sans risques. Il y en a d’autres qui l’étaient davantage.

J’aime beaucoup le Maroc, j’aime beaucoup les Marocains mais il leur arrive d’avoir « la tête assez près du bonnet ».

Aussi, quand j’ai informé mon patron de mon intention, bien mûrie avec mon équipe, d’annoncer presque deux ans avant qu’elle soit effective la fermeture de l’usine et le nom des personnes que nous allions être obligés de licencier il m’a dit : « Assure-toi quand même que l’usine ne va pas s’arrêter et que nous serons capables de fournir le ciment dont la région a besoin ». Donc il m’a posé cette question, ce qui était son rôle de patron, et il m’a soutenu autant qu’il était nécessaire une fois rassuré sur le bien-fondé de cette opération.

Quand nous avons fait ce plan de redéploiement j’ai aussi bénéficié de l’aide de l’un de mes anciens collaborateurs qui avait mené une opération de ce type dans un pays d’Europe de l’Est.

Pour la deuxième question, je vais commencer ma réponse avec prudence parce que Pierre de Lauzun est juste en face de moi !Je crois que nous pâtissons fortement aujourd’hui de la financiarisation de nos entreprises ; trop de décisions y sont prises non pas pour des motifs industriels ou pour des motifs humains, mais pour des motifs de rentabilisation maximum du capital investi.

Cela étant je crois que les entreprises qui durent, qui performent, qui se développent sont celles qui essaient d’appliquer les principes que Jean-Paul II nous a rappelés à travers Laborem exercens ou Centesimus annus. Et je crois que parmi les grandes entreprises françaises, une entreprise comme Saint-Gobain s’y efforce. Son ancien directeur des ressources humaines, Xavier Grenet, a été le premier lauréat du Prix Olivier Lecerf décerné par l’Académie des sciences morales et politiques, pour un livre qui s’appelait Joies et tourments d’un DRH Ce qu’il y dépeignait de la façon dont il avait vécu ce métier correspondait très fortement à ce que je vous ai exposé.

J’ai le sentiment, pour connaître un certain nombre de ses collaborateurs, et pour avoir entendu récemment monsieur Sénard, son président, que Michelin vit de ces principes et que c’est grâce à cela que « la firme » a fidélisé ses collaborateurs et est devenue le leader mondial du pneumatique.

Donc je crois que nous sommes dans un environnement où la pression financière est très forte, où le matérialisme ambiant est très fort. Ma conviction c’est que in fine ils ne l’emporteront pas.
Mais il arrive malheureusement qu’ils remportent quelques victoires, y compris sur de très belles entreprises…

Le Président : Comme tout témoignage, le vôtre est intéressant, il est même édifiant, mais ceux qui l’entendent ne risquent-ils pas de se dire : c’est épisodique, c’est dû à une personnalité particulière, c’est circonstanciel…

Pardon de vouloir peut-être théoriser abusivement les choses, mais ma question est la suivante : au-delà du témoignage, y a-t-il derrière votre expérience un modèle de management qui pourrait éventuellement être enseigné ?

Ou, de façon complémentaire et sans aller jusqu’à l’enseignement, est-ce que vos collaborateurs, qui ont pu apprendre auprès de vous leur métier, ont été incités, en voyant et en vivant cette pratique, à la reproduire à leur tour ? Vous avez dit tout à l’heure qu’un certain nombre d’entre eux ont ensuite fait carrière dans d’autres entreprises du groupe Lafarge, dans d’autres pays donc dans des contextes différents. Je m’interroge pour savoir si des hommes différents dans des contextes différents avec des contraintes économiques probablement différentes ont pu reproduire ce modèle, si modèle il y a ?

Jean-Marie Schmitz : Je crois qu’il faut être prudent quand on parle de modèle. Ce que je crois, par contre, c’est qu’il n’est pas très difficile d’identifier quelles sont les entreprises qui réussissent et pourquoi elles réussissent, que ces entreprises soient françaises ou étrangères. Et je pense qu’on trouvera toujours comme clé de la réussite : d’abord que les gens ont confiance dans leur patron, quel que soit l’échelon du patron en question ; ensuite qu’ils ont le sentiment de contribuer à un projet qui vaut la peine d’être servi, d’être développé et pour lequel il est légitime d’accepter un certain nombre de contraintes personnelles.

Et je crois profondément à la citation d’Olivier Lecerf que j’ai faite au début : « Quand vous mettez les hommes en compétition, vous les abimez. Quand vous les faites travailler ensemble, vous leur faites découvrir la joie du travail en équipe ».

Je vous raconte une petite anecdote que j’ai vécue et qui m’a marquée.

Quand Olivier Lecerf a pris sa retraite, en 1989, il y avait trois prétendants possibles à l’intérieur de Lafarge. Il y avait, à la tête de Lafarge, un triumvirat mais c’est à Olivier Lecerf qu’est revenu de décider celui qu’il proposerait au conseil d’administration pour lui succéder.
Lors du dernier Comité exécutif qu’il a présidé, Bertrand Colomb qui avait été intronisé comme son successeur a fait, en notre nom à tous, un petit mot de remerciements à Olivier Lecerf pour tout ce qu’il avait apporté à Lafarge pendant les quinze années de sa présidence . Olivier Lecerf a répondu en nous disant : « Je suis très sensible à vos remerciements chaleureux, mais si vous croyez vraiment à ce que vous m’avez dit, il faut que vous fassiez en sorte que les deux personnes que je n’ai pas choisies mais qui auraient pu prétendre à ma succession, restent travailler avec celui que j’ai choisi ».

Vous auriez entendu une mouche voler… Avec des tempéraments (je vous prie de me croire, puisque je les ai côtoyés pendant dix ans, je les connais bien) et des caractéristiques extrêmement différentes, les trois hommes en question, celui qui avait été choisi et les deux autres ont travaillé quinze ans ensemble !

Lecerf avait réussi à reproduire le modèle qu’il avait fait fonctionner pendant ses quinze années de présidence à Lafarge., ou plutôt à convaincre ses successeurs de ses bienfaits.

Pour répondre plus directement à la question concernant mes collaborateurs, je crois qu’ils ont été suffisamment imprégnés de ce qu’ils ont vécu et pratiqué pour être convaincus de l’intérêt de ce mode – plutôt que « modèle » – de management et pour se l’approprier . Et au moins pour l’un d’entre eux qui est maintenant le patron d’une de nos grosses filiales, ce que je sais de ses pratiques de management me laisse penser qu’il essaie de faire siens les propos de Jean-Paul II.

Philippe d’Iribarne : On peut rapprocher l’expérience de Jean-Marie Schmitz de celle de STMicroelectronics au Maroc, qui était marqué également par un directeur général qui était un catholique tout à fait revendiqué et reconnu comme tel et qui était très apprécié par le personnel.

Au Maroc, il y a une sorte de figure qui est préislamique, qui a été reprise par l’islam, qui est celle du Saint guerrier, celui qui à la fois affirme sa capacité de décider, d’agir, etc. et en même temps tranche par rapport aux pratiques habituelles disons du manager marocain qui est très autoritaire mais ne pratique pas ce que vous disiez, d’être au service de la communauté.

La vision marocaine du Saint est extrêmement forte et d’autant plus, concernant l’aspect communautaire que vous avez développé, que quelque chose de difficile au Maroc est justement de mettre en pratique cet aspect communautaire.

Un anthropologue américain, Clifford Geertz, qui a beaucoup travaillé sur le Maroc dit que les Marocains ressemblent à certains égards, dans leur combinaison de piété et de capacité à défendre leurs intérêts sans grand souci des autres , à ce qu’il appelle les racketters, , c’est-à-dire les gens de la mafia américaine.

Arriver là-dedans et arriver à créer un esprit communautaire à travers le dévouement et le fait que l’on ne ressemble pas au patron habituel des entreprises marocaines est quelque chose dans lequel, effectivement, le fait d’être chrétien comme vous l’avez été est tout à fait positif.

Pierre de Lauzun : Je vois très bien le sens que prend votre expérience parce qu’on croit voir du Jean-Paul II incarné, c’est Labor exercens, de façon caractéristique. Il est intéressant de voir que c’est le même pape qui, en même temps, expliquait de façon beaucoup plus claire qu’auparavant ce qu’est l’entreprise, ce qu’est le marché, comment il peut être positif mais en rappelant évidemment l’orientation morale nécessaire.

Et sur la financiarisation, vous donnez la réponse puisque vous montrez que le comportement positif envers les personnes se traduit aussi à terme sur le plan financier. Puisqu’évidemment la richesse est produite par les personnes. Si on prend les personnes dans un sens positif, elles donnent plus, en recevant plus. Donc la bonne finance, dans les deux sens du terme “bon”, c’est celle qui rapporte beaucoup et celle qui est vertueuse. Cela tend à se confondre sur le long terme.

En outre tout cela souligne un manque relatif dans la Doctrine sociale de l’Eglise : il y a Laborem exercens sur le travail, mais il n’y a rien d’équivalent sur le capital, c’est-à-dire comment avoir un « bon » capital, un capital qui prend le temps qu’il faut, comme il faut, en mettant les gens qu’il faut. C’est un problème central que l’Église n’a pas traité suffisamment et qui, à mon avis, est urgent, à condition évidemment qu’il soit traité lui aussi dans un sens positif.

Nicolas Aumonier : Il me semble que vous n’avez pas été très disert sur les relations capitalistiques avec les Marocains. Vous avez simplement dit que c’était un partenariat 50/50.

Avez-vous subi des pressions en vue d’améliorer plus encore les résultats ? Avez-vous dû faire face à des pratiques que ne souhaitiez pas voir se poursuivre ? Avez-vous dû vous séparer de collaborateurs pour ces raisons ? L’éthique des affaires au Maroc vous a-t-elle paru la même qu’en France ?

Jean-Marie Schmitz  : Très honnêtement, non. Je n’ai pas été l’objet de pressions pour « maximiser le profit » selon l’expression consacrée ; le Conseil m’a au contraire encouragé à investir massivement pour préparer l’avenir ; J’ai eu en outre la chance que les résultats financiers soient bons.
Dans ces cas-là généralement on ne vient pas vous chercher de mauvaises querelles.

La première année a été un peu difficile ; le président du Conseil était un ancien ministre des finances du Maroc, ancien conseiller de Hassan II, qui n’estimait donc pas illégitime d’intervenir ou de donner son point de vue dans la gestion de l’entreprise. Mais il a été ensuite bien précisé qu’il était Président pour présider le Conseil d’administration et que j’étais Directeur général pour diriger l’entreprise. On a mis une année à trouver nos marques et puis la suite s’est très correctement passée.

Pour compléter ma réponse à votre question j’ajouterai que je n’ai pas été confronté à de réels problèmes de corruption ; en 11 ans je n’ai eu que deux cas où des « pratiques obscures » avait fait perdre à Lafarge Maroc, en première instance, des procès « imperdables ». Mais, en appel, le droit a été rétabli.

Ghislain Lafont : Je voudrais utiliser la connaissance que vous avez du Maroc et de l’islam, du fait de vos fonctions comme dirigeant d’une filiale d’un groupe français dans ce pays.

Comme patron catholique que vous avez été, par rapport aux patrons musulmans, comment est-ce que vous pourriez les caractériser dans leur style de management ?

Et deuxième question, qui est particulièrement d’actualité, c’est ce que nous vivons en France aujourd’hui avec le terrorisme islamiste. Comment vous, qui êtes un observateur avisé, voyez vous aujourd’hui l’impact du Maroc sur cette question cruciale et sa capacité à jouer un rôle sur le plan international sur ce sujet majeur ?

Jean-Marie Schmitz : Je me défie instinctivement des généralisations parce que, par définition, elles grossissent les traits et risquent de blesser des personnes qui ne se retrouveront pas dans ce que vous dites. J’ai dit tout à l’heure que j’aimais beaucoup le Maroc et les Marocains et c’est quelque chose que partage mon épouse. Au lieu de rester au Maroc seulement 3 à 5ans, ce qui est la durée normale d’une expatriation, j’ai eu la chance d’y demeurer 11ans…en faisant ce que je pouvais pour favoriser cette chance ! C’est donc que je l’apprécie vraiment. Mais je dois ajouter que la société marocaine est une société dure. Vous vous souvenez probablement du passage de La folie des grandeurs où Louis de Funès affirme avec conviction : « un riche, c’est fait pour être très riche et un pauvre, c’est fait pour être très pauvre » ; il y a un peu de cela au Maroc et j’y ajouterais un puissant c’est fait pour être très puissant. Vous pourriez penser que dans une société dure il y aurait une certaine solidarité entre ceux qui sont dans la partie basse de l’échelle sociale ; ça n’est pas le cas et celui qui est à l’avant-dernier échelon de l’échelle va vouloir montrer qu’il n’est pas tout à fait en bas de l’échelle, aux dépens de celui qui est un tout petit peu en dessous de lui.

Cela, c’est le contexte général de la société. En son sein, vous trouvez des personnalités évidemment très diverses. J’avais un directeur commercial qui manageait ses équipes exactement comme j’avais envie qu’il le fasse. D’autres, au contraire, croyaient davantage au galon qu’ils avaient sur l’épaule.

Quelques petites anecdotes pourront être des éléments de réponse à votre question.

Au bout de ma première année au Maroc, j’ai eu une réunion importante avec deux cents de mes collaborateurs pour leur dire : « j’ai fait le tour de la maison, voilà comment je sens les choses et ce que sont nos enjeux stratégiques. »

Mon assistante marocaine, Fatima, qui avait tapé les transparents de ma présentation, m’a dit en me les remettant : « Bonne chance ! Et ne changez pas. » Un peu surpris je lui ai demandé : « Pourquoi me dites-vous : ne changez pas ? » « Parce que on sait que vous êtes catholique, alors on sait qu’il y a des choses que vous ferez et des choses que vous ne ferez pas. » Ce n’est pas seulement pour lui faire plaisir, mais je n’ai pas changé, je suis resté catholique !

Deuxième anecdote : un soir, vers 20 h, 20 h 30, j’allais rentrer à la maison et il tombait des cordes comme il en tombe parfois à Casablanca.
Je prends ma voiture et je vois deux femmes de ménage qui avaient fini leur travail et qui étaient avec un sac poubelle sur la tête pour se protéger un minimum de ce déluge. Spontanément, je m’arrête et je les fais monter dans ma voiture pour les raccompagner chez elles. En l’espace de dix secondes ma 807 était pleine à craquer : toutes les femmes de ménage qui avaient aperçu leurs collègues et qui voyaient là l’occasion de rentrer chez elles à peu près à sec. Dans un étonnant charivari ponctué de fous-rires j’ai déposé ces femmes là où elles habitaient. Et le lendemain quand je suis arrivé, au bout d’une heure ma secrétaire est venue me voir en disant : « Tout le siège ne parle que de ce que vous avez fait hier soir. Cela, jamais un patron marocain ne l’aurait fait ». Je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit la réalité, mais son affirmation ne laissait place à aucune interrogation.

Une dernière anecdote : nous avons eu un samedi une réunion organisée par le Président avec un certain nombre de gens extérieurs ; c’était sa secrétaire qui avait monté la réunion. Elle était restée tout le samedi pour s’assurer de son bon déroulement. À la fin de la réunion, tout le monde s’en va, le Président s’en va et je vois que son assistante, elle, n’est pas encore partie. Je vais la voir et je lui demande : « Comment rentrez-vous chez vous ? ». Le samedi, les transports en commun ne sont pas extraordinaires et à cette époque il n’y avait pas encore le tramway ; devant son embarras je lui ai dit d’appeler l’un des taxis avec lesquels nous fonctionnions. Elle avait passé son samedi au bureau et son patron ne s’était pas préoccupé de savoir comment elle allait rentrer chez elle alors qu’elle n’avait pas de voiture.

Votre question sur l’islam, d’abord dans l’entreprise : actuellement, les entreprises françaises acceptent des choses que les entreprises marocaines n’ont jamais acceptées, comme les pauses pour la prière, la question de celle plus solennelle du vendredi, l’allègement des tâches pendant le Ramadan etc..

Au cours de nos journées Lafarge Maroc, j’avais régulièrement à la question d’un « barbu », agent de maîtrise supérieure : « Pourquoi dans les trois jours de réunion il y a toujours le vendredi ? » Ce sont ses collègues qui répondaient pour moi : « Si tu veux faire ta prière, tu la fais dans ton coin et tu ne nous emme…pas ! ».

Cela étant, à l’inverse, ils ont une foi, ou ils manifestent une foi, que nous n’avons plus.

J’ai un souvenir très précis d’un samedi matin où je reçois un coup de téléphone d’un de mes collaborateurs pour m’apprendre qu’un ouvrier de l’un de nos sous-traitants venait d’être victime d’un accident mortel. Je suis évidemment allé sur place et quand je suis arrivé, ses camarades étaient en train de prier. J’imaginais un accident mortel en France avec les gens rassemblés pour prier la Sainte Vierge pour leur copain mort…
Pour la question concernant le roi du Maroc, incontestablement il est un allié dans notre combat contre l’état islamique. Je ne dirai pas chaque semaine mais chaque mois une cellule terroriste est démantelée au Maroc. Nous avons les mêmes adversaires. L’aide principale que l’on pourrait avoir de lui, en dehors de l’aspect sécuritaire que je viens d’évoquer, ce serait qu’il contribue à ce que la mise en étude critique de l’islam qui est stoppée depuis le Xe ou XIe siècle soit de nouveau ré-ouverte.

Les chrétiens passent leur temps à ré-analyser les origines de la Bible, l’authenticité des documents. Au niveau de l’islam, c’est complètement bloqué.

Mais j’ai vu avec intérêt que, dans l’enseignement du Coran, une des sourates avait été supprimée de l’enseignement scolaire au Maroc parce que son interprétation risquait d’être faite dans le mauvais sens par les élèves qui l’apprenait.

Mais le Roi est aussi le Commandeur des croyants et la liberté de conscience n’existe au Maroc que pour les non-Marocains.
Cela étant, je crois que si on veut faire face à la menace de l’islam, il faut aussi retrouver la foi des chrétiens et qu’on ne remplace pas par le vide la soif de Dieu qu’il y a dans le cœur de tout homme.

Je crois que sur ce point il serait utile d’avoir l’avis de Philippe d’Iribarne qui a une connaissance approfondie de l’islam et du Maroc.

Philippe d’Iribarne : Le roi du Maroc a permis de dénouer la première affaire du foulard. Les jeunes filles en question étaient vraiment très, très fermes sur le foulard. C’étaient des filles d’origine marocaine. Le roi du Maroc est intervenu en leur disant d’arrêter et l’affaire a été réglée.

Pour ce que vous disiez, entre eux, il y a la vision théorique du bon chef qui ressemblerait au prophète Mahomet et donc qui ferait partie de la communauté, serait associé à la communauté, etc. Mais le comportement réel des individus est autre chose, il y a une sorte de muraille de Chine entre les deux. … Être pieux cela veut dire qu’on va respecter toute une série de rituels : on va prier, etc. Mais ça ne veut pas dire qu’on va se préoccuper des secrétaires qui sortent sous la pluie.
Ce sont deux choses qui ne sont pas liées.

Est-ce que le roi du Maroc va favoriser l’islam des Lumières comme vous le demandiez ? Je doute quand même un peu.

Au Maroc, une musulmane ne peut pas épouser un non-musulman. Il n’y a pas de liberté de conscience, cela c’est clair. On est quand même loin d’une perspective qui permettrait d’aller dans le sens que vous disiez.
En même temps je crois que votre expérience ou celle de ST montrent qu’il y a une reconnaissance de celui qui bien va se comporter… Peut-être que certains ont dit que vous étiez un bon musulman ! Cela m’est arrivé. Certains ont dit de moi que j’étais un bon musulman parce qu’on me trouvait sympathique. J’imagine qu’on a dû dire cela de vous.

Séance du 19 janvier 2017