par Michel Blay, Directeur de recherche au CNRS
Nicolas Aumonier : Nous sommes particulièrement heureux d’accueillir Michel Blay, directeur de recherche émérite au CNRS, toujours actif au laboratoire SYRTE (pour Systèmes de Référence Temps/Espace) à l’Observatoire de Paris.
Vous êtes né 31 ans après la première apparition de Fatima, un 13 mai – ce qui fait de vous l’un des plus jeunes de cette assemblée. Vous êtes un chercheur reconnu en histoire des sciences, spécialiste de la théorie des couleurs chez Newton, de la mathématisation du mouvement, rédacteur en chef de la Revue d’Histoire des sciences depuis 1985, co-directeur de la célèbre collection Mathesis chez Vrin, membre de nombreuses sociétés savantes et Académies, et président depuis 2010 du Comité pour l’histoire du CNRS.
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Nos dernières rencontres dataient d’une collaboration au Grand dictionnaire de la philosophie que vous avez dirigé (Paris, CNRS/Larousse, 2003). Grâce à l’AES qui a proposé de vous entendre, j’ai retrouvé avec joie vos très grandes simplicité et cordialité, et surtout, la très grande indépendance à laquelle vous êtes si fermement attaché !
Votre carrière est d’une merveilleuse limpidité. Vous avez commencé par enseigner les sciences physiques pendant 11 ans, et vous êtes entré au CNRS en 1983 pour ne plus le quitter. Vous êtes devenu directeur de recherche en 1992. Vous avez été directeur scientifique adjoint du département des SHS du CNRS en 1997-1998, directeur-adjoint du département LSH à l’ENS Lyon et président de la section 35 du Comité national de 2004 à 2008. Maurice Clavelin a dirigé votre thèse de 3ème cycle et Jacques Merleau-Ponty votre Doctorat d’Etat.
L’ensemble de vos recherches de spécialiste a porté sur différentes questions liées au processus de mathématisation des sciences physiques. Vous commencez par étudier la constitution, fin XVIIe, d’une théorie mathématisée des phénomènes de la couleur, et publiez :
La conceptualisation newtonienne des phénomènes de la couleur (Paris, Vrin, 1983),
Isaac Newton, Optique, traduit de l’anglais par Jean-Paul Marat (1787), suivi de Etudes sur l’Optique newtonienne (Christian Bourgois, 1989, Paris, Dunod, 2015).
Lumières sur les couleurs (Paris, Ellipses, 2001).
Les figures de l’arc-en-ciel (Paris, Carré, 1995 et Belin, 2006).
Vous commentez aussi Les ’Principia’ de Newton (Paris, PUF, 1995, Paris, Dunod, 2017) et vous rééditez le Traité de la lumière de Christiaan Huygens (Leyde, 1690), (Paris, Dunod, 1992 et 2015).
Puis vous vous intéressez au rôle proprement créateur des mathématiques dans la manière dont le calcul différentiel a été introduit au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles dans la science du mouvement et vous publiez :
La naissance de la mécanique analytique : la science du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles (Paris, PUF, 1992).
Les raisons de l’infini. Du monde clos à l’univers mathématique (Paris, Gallimard, NRF-Essais, 1993). Traduction américaine (Chicago University Press, 1998).
La science du mouvement de Galilée à Lagrange (Paris, Belin, 2002)
La science du mouvement des eaux (Paris, Belin, 2007)
Penser avec l’infini de Giordano Bruno aux Lumières (Paris, Vuibert, 2010)
Vous vous intéressez aussi à
Copernic (Niccolo Copernico. La Struttura del cosmo. Introduction de Michel Blay, Notes de Jean Seidengart, taduction de Renato Giroldini (Casa Editrice Leo Olschki, 2009)) ; et Relire Des Révolutions des orbes célestes de Nicolas Copernic, Paris, Nuvis, 2017.
Berkeley (L’Analyste de George Berkeley, traduction, présentation et notes, dans Œuvres de Georges Berkeley (Paris, PUF, 1987, II, 257-332) ou
Fontenelle dont vous rééditez, en collaboration avec Alain Niderst, Les éléments de la géométrie de l’infini (Paris, Klincksieck, 1995).
Une suite logique de vos travaux vous conduit à retravailler les contours de la science classique et vous publiez :
Dictionnaire critique de la science classique, en collaboration avec Robert Halleux (Paris, Flammarion, 1998).
La naissance de la science classique (Paris, Nathan, 1998).
L’Europe des sciences. Constitution d’un espace scientifique, en collaboration avec Efthymios Nicolaïdis (Paris, Seuil, 2001)
La science au temps des trois Mousquetaires (Paris, Pour la science, 2005).
L’homme sans repos (Paris, Armand Colin, 2002)
Les clôtures de la modernité (Paris, Armand Colin, 2007)
Enfin, vous réfléchissez aux conditions de la recherche et à son horizon et publiez :
La science trahie. Pour une autre politique de la recherche (Paris, Armand Colin, 2003).
Quand la Recherche était une République. La recherche scientifique à la Libération (Paris, Armand Colin, 2011)
Dieu, la nature et l’homme. L’originalité de l’Occident (Paris, Armand Colin, 2013)
L’existence au risque de l’innovation (Paris, CNRS éditions, 2014)
Penser ou cliquer, (Paris, CNRS éditions, 2014)
Critique de l’histoire des sciences, (Paris, CNRS éditions, 2017)
Vos recherches actuelles portent sur les questions liées à l’innovation et aux implications sociales des nouvelles technologies.
Mais vous publiez aussi des livres très différents comme Les demeures de l’humain. Preuves et traces méditerranéennes (Paris, Jean Maisonneuve, 2011) où le fait que l’homme chante et géométrise apparaît comme un antidote à la lâcheté et à la haine, puis, en 2015, La chair vive et la beauté de l’exister. Quatre chapitres sur l’infini dans le fini où, à partir de poètes comme Yves Bonnefoy (1923-2016), Alain Borne (1915-1962), André Frénaud (1907-1993), Philippe Jaccottet (né en 1925), vous considérez l’acte poétique de visitation comme horizon d’ontologie pour notre épanouissement d’êtres vivants.
Dans Penser ou cliquer, vous décrivez comment la nature est passée de la physis grecque à la nature-atelier (lorsque l’eau de la rivière entraîne le moulin), de la nature-atelier à la nature-énergie, véritable réserve de travail et de capitaux, devenue aujourd’hui computationnelle et comment, de ce fait, nous sommes maintenant les « somnambules d’une nature marchandisée » (p. 16). Vous proposez, comme chemin de résistance à ce paradigme dominant, un engagement en faveur de l’existence, qui permette de recouvrer le sens de l’intériorité et de la présence au monde et aux autres, pour réassumer ce qu’Hannah Arendt appelait « la responsabilité du monde ».
À l’historien des sciences, au physicien, au philosophe, à l’homme sage que vous êtes, notre Académie d’Education vient demander de nous éclairer sur l’origine de la notion de progrès utilisée par ceux qui voudraient un être humain qui passe l’être humain, mais sans doute pas au sens où l’entendait Pascal !
Michel Blay : Lorsque j’ai accepté de faire cette communication, j’ai porté mon attention sur le sujet, « Réflexion sur l’origine de la notion de progrès », je me suis dit que ce n’était pas très facile, surtout si je devais prendre en compte le titre général de votre thème annuel : « Dépasser l’humain ? ». « Progrès »,« dépasser l’humain », qu’est-ce qui est impliqué par la convergence de ces titres et expressions et qui rend la problématique si compliquée ? Je vais essayer de jouer le rôle du philosophe et de l’historien, qui se saisit d’un certain nombre d’éléments et de thèses que nous pourrons ensuite discuter.
Dans le titre de cette communication, qui m’a été suggéré et que j’ai conservé, émerge implicitement la question du transhumanisme. L’idée que je souhaite développer dans cette conférence vise à de montrer que la question du progrès n’est pas une chose qui va de soi. Il convient en premier lieu de préciser ce que ce terme signifie, et pourquoi le transhumanisme peut apparaître comme l’inverse d’un progrès. Mais depuis longtemps, nous sommes comme dans l’inverse d’un progrès.
En premier lieu donc je voudrais soulever quelques difficultés de vocabulaire et de signification. La question du progrès en général, l’idée même de progrès dans son orientation téléologique (qui est bien différente du cadre présentiste de l’innovation), date de la grande transformation scientifico-technique des XVIIe et XVIIIe siècles. Précédemment on ne parle pas de « progrès ». Cette notion n’existe pas. Les hommes vivent, le monde se transforme, personne ne dit « il y a du progrès ». À l’époque médiévale, on n’a jamais introduit la notion de progrès, dans l’Antiquité non plus. Il y a des machines qui parfois se perfectionnent, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des objets qui changent et des techniques qui s’améliorent, mais l’idée de progrès n’est pas présente. Or l’apparition de l’idée de progrès est au cœur de notre réflexion d’aujourd’hui. On a bien parlé de l’« origine » de la notion de progrès. C’est donc à la transformation scientifico-technique des XVIIe et XVIIIe siècles qu’il faut revenir. Plusieurs questions se posent. Que recèle ou dissimule cette idée de progrès issu du monde scientifico-technique ?
Pourquoi des hommes qui fabriquaient des machines en se passant de la notion de progrès en ont-ils désormais fabriqué en s’en réclamant ? Corrélativement, comment et par quels moyens l’idée de progrès s’est-elle imposée ? On ne pense pas toujours, à travers les siècles et les lieux, de la même manière.
Avant de répondre à ces questions portant sur le sens et l’origine de l’idée de progrès, il convient de faire quelques remarques préalables, même si ce ne sont pour l’essentiel que des banalités. Quoique semblant participer à la vie sociale et comme l’orienter, le progrès ne concerne de fait que les développements scientifico-techniques et leurs retombées susceptibles d’améliorer ou de transformer la vie dans la perspective de ce qui est conçu comme un accroissement du bien-être. Il semble difficile de parler de progrès moral, tout autant que de progrès dans les arts. Le progrès dont nous parlons est le progrès scientifico-technique, comme Edmund Husserl l’avait déjà remarqué dans les années trente, un progrès surtout associé à l’amélioration du bien-être de chacun, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose, mais qui ne remplit peut-être pas la vie. Ce bien-être visé est donc le moteur et le but du développement scientifico-technique.
On peut également remarquer, ce qui n’est pas anodin au regard de ce que je souhaite exposer, que l’on parle de nos jours plutôt d’« innovation technique » que de « progrès technique ». On entend bien souvent à la radio l’expression d’« innovation technique » ou de « nouvelles innovations », mais beaucoup plus rarement celle de « progrès technique ». Il y a peu de temps une enquête portant sur l’utilisation du vocabulaire montrait que le mot de « progrès » disparaissait au profit de celui d’« innovation ». Or ils ne sont pas exactement synonymes. L’innovation semble trouver en elle-même sa propre raison, alors que le progrès semble posséder une sorte de dimension téléologique. Le progrès ouvre sur une perspective, dans le cas de l’innovation, c’est moins évident car le terme se donne plus au présent. Mais dans ces deux notions, c’est bien toujours le scientifico-technique qui est à la manœuvre, de telle sorte que, de la visée de progrès, on semble être passé du côté de l’obsession de l’innovation. J’ai participé à des débats où l’on parlait d’innovation permanente, ce qui est tout dire. J’en conclus donc qu’il y a effectivement une sorte d’obsession. Il n’y avait pas d’innovation permanente au temps jadis, on fabriquait des « mécaniques » et autres objets techniques pour le bien de tout un chacun et pour faciliter la vie des hommes, mais cette fabrication n’avait pas sa fin en elle-même ni ne portait en elle-même un horizon d’avenir.
Je reformulerais donc mes questions initiales de la manière suivante : d’où s’enracine (c’est la question de l’origine, formulée autrement) l’obsession actuelle de l’innovation, cette passion pour l’innovation permanente, qui recouvre et parfois redouble l’idée de progrès ? Cette passion semble comme dirigée et obsédée par l’accomplissement, l’horizon, plus ou moins lointain du transhumanisme. On ne peut pas échapper à l’innovation, sans qu’il y ait au loin l’idée du transhumanisme, c’est-à-dire le remplacement de notre humanité par une autre, comme fabriquée en laboratoire. Je dis bien « comme fabriquée en laboratoire ». Ce n’est pas la finalité de toute l’innovation, mais c’est comme un horizon que l’on se donne. Je ne crois pas du tout à l’accomplissement du transhumanisme, mais l’horizon qu’il promet a une fonction heuristique.
Que signifie cet horizon heuristique ? J’ai dit « remplacer notre humanité par une autre humanité, comme fabriquée en laboratoire ». Ce terme comme souligne le côté artificiel de ladite nouvelle humanité, et rappelle que l’affaire n’est pas originale. C’est l’un des enjeux de cet exposé.
L’affaire n’est pas originale. Dans la sixième partie du Discours de la Méthode, Descartes explique que la nouvelle métaphysique qu’il promeut permettra la constitution d’une nouvelle physique, qui entraînera une mécanique et une médecine nouvelles, qui nous permettront de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » ; ce comme cartésien, souvent négligé ou omis, indique une distance, un écart, une comparaison. Nous ne sommes pas « maîtres et possesseurs », mais bien « comme maîtres et possesseurs ». Ce n’est pas la même chose. Descartes nous introduit dans l’espace d’une analogie ou d’une comparaison. De quoi sommes-nous maîtres et possesseurs ? De la nature, dit-il. Mais de quelle nature s’agit-il ? De la Nature avec un grand « N », ou d’une nature artificielle et fictionnelle construite par nous-mêmes ? C’est là que s’ouvre un écart radical dans l’ordre de la pensée, entre la Nature avec un grand « N », que nous pouvons appeler le réel, et la nature avec un petit « n ». La nature dont parle Descartes est la nature mécanique, nature construite, qui est encore pour l’essentiel la nôtre. Descartes n’est pas dupe de la facticité de sa construction. Il parle de « mon monde, ma fable ». Ce monde, cette fable, c’est le monde mécanique que l’on choisit de considérer comme la nature. Or ce n’est pas la Nature avec un grand « N ». C’est une construction, une fiction, qui partage avec la réalité la dimension de l’étendue (res extensa), mais qui n’est pas toute la réalité.
Qu’est-ce que l’idée de nature ? Il convient de s’y attarder un peu, parce que l’idée de nature semble être une évidence, être connue intuitivement comme donnée. Mais de quelle nature parle-t-on ? La Nature avec un grand « N » est-elle celle dont traitent effectivement les physiciens ou bien ne nous entretiennent-ils que d’une nature construite, d’une nature comme ? Que voulons-nous dire par ces mots ? Nous avons pris l’habitude de voir dans la nature une entité totalement indépendante de nous, physico-chimique, subsistant, et pourrait-on dire fonctionnant par elle-même. Une telle nature n’existe pas. Ou du moins elle existe depuis le XVIIe siècle, mais nulle part dans le monde elle n’existait, donc on peut considérer qu’il y a peu de chances qu’elle existe en soi. Les Indiens Jivaro n’ont pas même l’idée de l’extériorité. Ils sont peut-être naïfs, ce que je ne crois pas, mais cela pose un problème par rapport à ce que nous disons de la nature. Donc, subsistant par elle-même, fonctionnant par elle-même, une telle nature n’existe pas. L’idée que nous nous faisons de la nature est une construction. Le résultat d’un rapport complexe de l’homme sur la longue durée avec ce qu’il conçoit comme un extérieur. Par exemple, la res extensa, l’étendue indéfinie de Descartes, est un mode de l’être, ce n’est pas l’être, c’est l’étendue.
Quel est le sens de ces propos portant sur l’idée de nature ? Au tournant des XVIe et XVIIe siècles, une nouvelle idée de nature, rompant radicalement avec celle des Anciens et des médiévaux, se met en place : la nature mécanico-géométrique. Pour les Anciens, ou même pour les médiévaux, la nature, c’est la phusis, ce qui est par soi-même, inscrit dans le devenir. Par conséquent, il est impossible, puisqu’elle est, d’un certain point de vue, dans le devenir, de mathématiser la nature. On ne mathématise pas le devenir. La mathématique appartient à l’intelligible, ce qui rend possible la géométrie et la construction des machines, mais l’intelligible n’explique pas la nature, la nature est irréductible aux mathématiques. Or pour nous aujourd’hui la nature est mathématique. Nous ne sommes pas dans le même monde, dans la même nature que les Anciens et les médiévaux. Cela signifie qu’une nouvelle idée de nature a été mise en place, la nature mécanico-géométrique. Cette nouvelle idée de nature qui repose précisément sur la mécanique est celle que développe l’ingénieur Galilée. Je n’ai rien a priori contre les ingénieurs, mais Galilée n’est pas un savant comme, par exemple, Copernic. Cette nouvelle idée de nature est précisément celle que développe Galilée, dans un effort de conceptualisation visant à circonscrire questions et problèmes, sans énigmes ni mystères ; le travail se réduit vraiment à la résolution de problèmes, afin de trouver des solutions utiles et pratiques.
La nature se dévoile pour Galilée, loin de l’objectivité ou de la réalité des qualités sensibles, comme un ensemble mécanico-géométrique. Dans L’Essayeur on peut lire : « Je dis que je me sens nécessairement amené, sitôt que je conçois une matière ou substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou telle figure, grande ou petite par rapport à d’autres, occupant tel ou tel lieu à tel moment, en mouvement ou immobile, en contact ou non avec un autre corps, simple ou composée et, par aucun effort d’imagination, je ne puis la séparer de ces conditions ; mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde, d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne mon esprit de l’appréhender nécessairement accompagnée de ces conditions » . C’est ce qu’on appellera plus tard la distinction entre les qualités premières et les qualités secondes. Nous sommes avec Galilée en 1623 ; les mots même de ce texte seront repris tant par Descartes dans ses Principes de la philosophie en 1644 que par John Locke dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain, traduit en français par Pierre Coste en 1700. Avec ce rejet de la réalité des qualités sensibles, ce qui constitue une nouveauté considérable, c’est que l’on se place maintenant du côté de la subjectivité. Prenons un exemple : ce cartonnage est rouge. Quand je dis qu’il est rouge, pour un Ancien ou un médiéval, il est rouge. Il est ainsi en lui-même. Pour nous, aujourd’hui, c’est subjectivement que nous le considérons comme rouge. La lumière parvient sur le cartonnage, se décompose, puis certains rayons sont réfléchis ou transmis, puis pénètrent dans l’œil en provoquant une sensation de rouge. Nous ne sommes donc plus exactement dans le même rapport au monde et au discours. La subjectivité, c’est bien ce que dit Galilée, modifie totalement notre rapport à la perception du monde. Mais en modifiant cette perception du monde, elle rend possible la mécanisation du monde et une nouvelle conception de la nature. Avec le rejet de la réalité des qualités sensibles se dessine, comme nous le suggérions plus haut, la nouvelle nature mécanico-géométrique. Il est remarquable à ce propos, pour ne prendre qu’un exemple, de lire, la lettre de Galilée adressée de Rome en 1611 à Piero Dini. Tout est dit : « Pour ma part, je ne doute pas de pouvoir énumérer, dans l’ensemble de la nature, autant de choses très petites et très efficaces par leur vertu qu’on en pourrait indiquer parmi les grandes ; et de même que les arts mécaniques ont autant besoin, pour la variété de leurs opérations, d’utiliser de très petits éléments que des grands, de même la nature a-t-elle besoin dans ses divers effets, pour bien en assurer la production, d’instruments eux aussi très divers ; et telles opérations s’effectuent avec des machines très petites, qui ne pourraient l’être aussi bien, ou même pas du tout, avec de plus grandes. »
La nature, ce sont des machines, ce ne sont que des machines. Dans ce texte, en tout point remarquable, Galilée fait glisser les anciens procédés techniques, c’est-à-dire les machines des Anciens et des médiévaux, ce que j’appelle les artifices des Anciens, du côté de ce qu’il nomme la « nature », de telle sorte qu’ils deviennent la nature. Ou plus exactement, la nature est conçue comme un ensemble de mécanismes et de problèmes techniques à résoudre. La nature est devenue, comme nous le suggérions précédemment, mécanico-géométrique. La nature est coextensive aux machines. Dans son essence même, pour Galilée, la nature ce sont des machines. Exit tout le reste. La nature galiléenne est aussi ce que Descartes définit comme la res extensa, l’étendue indéfinie, ou plus exactement, parce que Descartes est un vrai penseur, la res extensa est ce qui supporte ontologiquement le mécanisme. Descartes distingue ainsi ce qui est, d’avec les machines, par la res extensa qui n’est qu’un mode de l’être. A aucun moment Descartes ne confond, à l’inverse me semble-t-il de Galilée, le monde réel, l’être, la Nature, avec un grand « N », et la construction géométrico-mécanique, efficace et fictionnelle. Confondre les deux, à l’inverse de Descartes, c’est dire que mon monde est la réalité. Mon monde est une chose, la réalité en est une autre. Je suis « comme maître et possesseur » d’une nature que j’ai fabriquée : j’accepte toute la mécanique de Monsieur Galilée, mais elle est de l’ordre de la fiction, elle n’est pas de l’ordre de la réalité. La réalité, c’est autre chose, même si je ne peux en parler vraiment. Confondre les deux, c’est s’engager dans la folie technicienne et fictionnelle, et abandonner ce qui est à la déshérence.
Pour éclairer un peu cette distinction essentielle, je vais prendre un exemple. Au début du XVIIIe siècle, Fontenelle, le secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des Sciences, qui a vécu presque cent ans, distingue dans un livre daté de 1727, un gros livre important et fort intéressant, l’infini géométrique de l’infini métaphysique. Et cette distinction résonne comme un écho à ce que je viens de dire. Fontenelle écrit : « Nous avons naturellement une certaine idée de l’infini comme d’une grandeur sans bornes en tous sens, qui comprend tout, hors de laquelle il n’y a rien. On peut appeler cet infini métaphysique. Mais l’infini géométrique, c’est-à-dire celui que la géométrie considère, dont elle a besoin dans ses recherches, est fort différent. C’est seulement une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais non pas plus grande que toute grandeur. Il est visible que cette définition permet qu’il y ait des infinis plus petits ou plus grands que d’autres infinis, et celle de l’infini métaphysique ne le permettait pas. On n’est donc pas en droit de tirer de l’infini métaphysique des objections contre le géométrique, qui n’est comptable que de ce qu’il renferme dans son idée, et nullement de ce qui n’appartient qu’à l’autre. » L’infini géométrique permet de faire des mathématiques, c’est-à-dire de la physique mathématique, il permet de faire ce dont j’ai parlé précédemment. Mais alors qu’en est-il finalement pour Fontenelle de cet infini métaphysique ? Il répond : « L’infini métaphysique ne peut s’appliquer ni aux nombres, ni à l’étendue, il y devient un pur être de raison, dont la fausse idée ne sert qu’à nous troubler et à nous égarer. » Deux sortent d’infini coexistent donc au début du XVIIIe siècle, celui de la physique mathématique d’un côté, l’infini métaphysique, de l’autre, qui comprend le reste, c’est-à-dire le « tout ». C’est exactement le contraire de ce que son maître Descartes avait dit : pour ce dernier il y avait la physique mathématique, la res extensa et la construction de la mécanique, qui est une fiction, très utile et qui « marche ». On obtient des résultats, on devient « comme maître et possesseur de la nature » … mais cela ne dit pas tout, ne dit rien sur le « tout ». Fontenelle ne confond pas, non plus, les deux, il sépare les deux, mais en les hiérarchisant. Dans les années, les décennies qui suivront, et pour nous aujourd’hui, la subtile distinction a fini par s’évanouir et les deux infinis finissent par se confondre en un seul. Il n’y a plus de distinction entre ce qui est, et la physique mathématique. En considérant que la physique mathématique, mécanico-géométrique, est coextensive à la totalité du monde, au « tout », ce qui est devient une fiction manipulable, nous y compris. Notre avenir comme humain devient bien compromis.
Je ferai juste une petite remarque historique. J’ai donné sans doute la fausse impression selon laquelle Galilée surgirait tout d’un coup. Or ce dernier est un ingénieur absolument extraordinaire, très fascinant du point de vue de la fabrique de la physique mathématique et des questions techniques d’ingénieur, mais il vient après Copernic, dont je ne dirai que quelques mots, ce qui va aussi me permettre d’attirer votre attention sur ce qu’on peut appeler une reconstruction historique. Copernic est généralement présenté comme le point de départ de la science moderne. Un jour Copernic, du fond de sa Pologne, a une idée sui generis : il la formule définitivement dans un livre publié l’année de sa mort en 1543. Il lance la Terre dans les cieux et le Soleil la remplace au centre du monde. On peut vraiment s’interroger sur les raisons pour lesquelles il a bien pu faire cela alors qu’il n’y en a aucune de scientifiquement évidente au sens moderne du terme. Je ne rentrerai pas dans les détails. Ce qui est déterminant, c’est tout autre chose : il s’agit d’abord pour Copernic de construire un système beau à la manière des néo-platoniciens, c’est-à-dire un système pour lequel les planètes décrivent leurs orbes avec des mouvements circulaires uniformes. Cependant les planètes décrivent des cercles, non pas dans la réalité du monde sensible, mais dans l’ordre intelligible. Mais pourquoi lance-t-il la Terre dans les cieux ? C’est assez simple, il suffit de lire le texte de Copernic. Les premiers chapitres de son texte portent sur un point très précis : il affirme que la Terre est parfaitement sphérique. Elle n’est pas parfaitement sphérique pour l’œil sensible (il y a des vallées et des collines), pour la perception sensible ; en revanche pour la perception intelligible, elle doit être parfaitement sphérique. C’est-à-dire qu’elle est à la fois Terre sensible et intelligible (avec une perspective théologique présente si l’on pense au dogme de l’Incarnation) ; ainsi, parce que la Terre est parfaitement sphérique, elle doit rejoindre le ciel, c’est-à-dire rejoindre le monde intelligible, rejoindre son lieu naturel, le lieu des astres. Et le Soleil, qui est le Grand luminaire des néo-platoniciens, est placé au centre. Ainsi se constitue un monde parfait, et intelligible, qui est le monde de Copernic, qui devient comme il le dit, « Dieu visible ». Je ne pense pas qu’un astronome aujourd’hui, lorsqu’il regarde le système solaire, parlerait de « Dieu visible ». Et ce « Dieu visible » appartient à l’ordre de l’intelligible et non pas à celui du sensible ; il note, en outre, que l’on voit avec deux yeux, l’œil sensible qui voit les mouvements observés, et l’œil intelligible, qui voit au delà du sensible, le vrai, la perfection des mouvements circulaires et uniformes. De ce système de Copernic, Galilée prend connaissance. Cependant ce qu’il voit dans ce système en ramenant l’intelligible à l’observé, c’est un système qui est susceptible d’être mécanisé. Il était impossible en revanche de mécaniser celui d’Aristote, de mécaniser une hiérarchie des êtres, mais cela devient possible avec le système de Copernic. Le système du monde devient une machine. Tout devient une machine. Alors évidemment, un certain nombre de problèmes nouveaux se posent. Que le système du monde devienne une machine, alors apparaît la fameuse grande horloge, et Dieu, qui était omniprésent chez Copernic « sort » du monde. C’est dans ce monde mécanique que nous nous débattons depuis le début du XVIIe siècle : monde très efficace, très productif, mais qui pose un grand nombre de problèmes, parce que dans les décennies qui vont suivre, la mécanisation du monde, l’explicitation mathématique du monde, va s’amplifier continuellement, de façon extraordinaire, en devenant même l’objet central de tous les travaux où s’accomplit l’explicitation mathématiques de tous les phénomènes. Simultanément on oublie, devant de telles réussites, que cette explicitation mathématique ne doit pas être confondue avec la réalité. On a mis en place une démarche très efficace, je ne critique en aucun cas la physique mathématique, ce n’est pas mon objet, mais l’efficacité n’est pas raison.
La physique mathématique va connaître un nouveau développement au XIXe siècle entraînant dans son sillage une transformation radicale. La nature, qui était ce que j’ai dénommé pour caractériser les XVIIe – XVIIIe siècles, la nature-atelier, puisque la nature est devenue dans son essence même un atelier dans lequel on fabrique des machines qui participent à la fois de l’artifice et de la nature, devient autre au XIXe siècle : elle devient une nature-énergie. Alors qu’on utilisait précédemment la nature en employant, par exemple, le vent pour faire tourner les ailes d’un moulin, au XIXe siècle on va s’employer à extraire de la nature, en l’épuisant, ce qu’on appelle l’énergie. Cette énergie, on va alors la consommer à satiété. Il y a d’ailleurs une phrase très éclairante, dès le début du XVIIIe siècle, sous la plume d’un économiste qui pose la question du progrès de façon très, voire trop explicite. François Melon écrit en 1724 : « Ce progrès d’industrie n’a point de bornes, il est à présumer qu’il augmentera toujours, et que toujours il se présentera des besoins nouveaux sur lesquels une industrie nouvelle pourra s’exercer. » Le progrès d’industrie se constitue autour du développement scientifique et économique, parce que les deux, au XIXe siècle, sont totalement liés l’un à l’autre à travers la notion d’énergie associée au principe de sa conservation…
La nature qui n’était que mécanique se dévoile alors comme énergie susceptible d’être indéfiniment exploitée. Ce contexte rend possible la visée du transhumanisme. De fait la nature mécanique, électromécanique, énergétique, cette nature c’est nous aussi ! Nous ne sommes pas hors de la nature fictionnelle, nous sommes aussi réduits à cela. Dès le XVIIIe siècle on imagine la construction d’un homme-machine. À la fin du XIXe siècle on passe à celle de l’homme-énergie, du travailleur-énergie : l’humain est réduit au modèle fictionnel auquel il doit absolument échapper. Or c’est bien à ce modèle que Descartes – que l’on critique ou que l’on flatte – voulait échapper ! Quelle réponse donne Descartes pour échapper à cette réduction fictionnelle ? La distinction entre l’infini et l’indéfini par laquelle il reconstruit une transcendance, l’infini, dont nous avons l’idée, est le nom de Dieu, tandis que l’indéfini est le monde dans lequel se construit celui de la nature mécanique. Une nature qui ainsi ne peut pas être, comme nous l’avons déjà dit, confondue avec l’exister. L’humain n’est pas par essence réductible à une machine. Descartes protège au XVIIe siècle de deux manières l’humain de sa réduction au mécanique : d’une part le mécanique est une construction fictionnelle et, d’autre part l’homme possède l’idée d’infini qui lui a été donnée par Dieu. Ainsi l’humain est absolument préservé dans la pensée de Descartes. Il serait souhaitable que l’on retrouvât une certaine distance, un écart, que l’on a perdu entre ce qui relève de ce qui est, de l’exister, et ce qui relève de la fiction d’une nature mécanico-scientifique. Lorsqu’on parle aujourd’hui de transhumanisme, on confond l’humanité à venir, qui est une fiction fabriquée par nous-mêmes, avec l’humanité réelle, qui, en elle-même, est totalement irremplaçable, puisqu’elle n’est pas réductible à une construction fictionnelle, sauf par sa disparition radicale. À mon avis, l’un des problèmes essentiels se situe là. Le transhumanisme apparaît comme une sorte d’aboutissement, alors qu’il n’est pas autre chose qu’une apothéose du processus d’artificialisation commencé dans l’ordre mécanico-géométrique au début du XVIIe siècle. Nous sommes depuis cette période comme enfermés dans l’artificialisation scientifico-mécanique, et cette artificialisation peut continuer à l’infini comme en témoigne de nos jours la neuro-pédagogie, la neuro –économie, la neuro-n’importe quoi et tous ses algorithmes sous-jacents et hypothétiques par lesquels on confond cerveaux et ordinateurs.
Échange de vues
Rémi Sentis : Vous avez parlé de Descartes, d’une façon très lumineuse, et vous avez rappelé qu’il avait une vision métaphysique concernant la nature, avec la conviction que le Cosmos créé par Dieu est infini. Descartes était chrétien, je crois que c’était un ami, un pénitent du Cardinal de Bérulle, et vous avez bien mentionné le fait que, chez Descartes, le doute est au fondement de sa démarche. En fait Descartes doute de tout sauf de l’existence de Dieu. Est-ce bien cela ?
Michel Blay : Oui, il doute de tout et la seule chose dont il est certain à un moment, c’est évidemment de l’existence de Dieu via l’idée de l’infini, et à partir de ce point d’ancrage Descartes reconstruit le monde, c’est-à-dire que les objets du monde existent de par la thèse de la véracité divine. D’un certain point de vue, ce qui est intéressant chez Descartes, si je veux résumer rapidement la situation, c’est qu’il se situe en face de Galilée. Il adhère pour l’essentiel aux résultats de Galilée, il les accepte, mais il est aussi conscient que cela ne va pas. D’ailleurs Pascal, du point de vue de sa propre démarche, a une attitude assez voisine. La question est la suivante : comment conserver toute la mécanique, tous les résultats mécaniques, les artifices, etc., en leur donnant un fondement métaphysique ? C’est-à-dire en ne se satisfaisant pas du pur niveau de la technique. Or cela, c’est le travail de Descartes. Il va construire une métaphysique qui permet de donner un sens, une ontologie qui n’est pas que celle du mécanisme. Il y a le mécanisme, soit, mais il y a autre chose, et cette autre chose, ce sont les modalités de l’être : la res cogitans et la res extensa qui permettent de donner un sens au mécanisme qui va advenir. Pascal, lui, fera un autre choix, mais les problèmes seront les mêmes. Malebranche reprendra aussi la même problématique, mais tout prendra fin dans les dernières années du XVIIe siècle, avec la disparition de ce que Maurice Merleau-Ponty appella « le grand rationalisme ». Un grand rationalisme où s’était constituée une certaine harmonie entre la construction de la science et celle de la métaphysique. C’est la raison pour laquelle j’ai cité Fontenelle, parce qu’après lui l’infini en son sens métaphysique s’évanouit. Il convient de ne pas rejeter la science, comme certains ont tendance à le faire, mais il faut considérer que ce n’est pas la totalité de ce qui est. Telle est ma position. Dès lors on peut continuer à penser. Penser, méditer. On ne médite pas en physique. J’ai fait de la physique, je peux vous assurer qu’on ne médite pas. On calcule, ou comme dirait Heidegger, on ne pense pas, dans ce cas il exagère, parce qu’il utilise « penser » dans un sens extrêmement restreint quoiqu’essentiel. Dans un laboratoire de physique, on ne médite pas. Sinon, cela se saurait. Sauf quelques uns. Mais en général, non. Mais d’un autre côté, pourquoi ne pas méditer et interroger la raison calculante et son sens ?
Pierre de Lauzun : Si je comprends bien, vous montrez aujourd’hui qu’il y a une pensée clairement dominante au sens d’un paradigme, c’est-à-dire qui structure la manière dont on est supposé penser ou agir ; cela n’empêche pas les individus de penser autrement, mais la pensée courante est bien celle-là. Dans ce cas, cela signifie clairement que nous ne sommes absolument pas armés ni pour nous opposer au transhumanisme, ni pour canaliser le mouvement qui va dans ce sens. Cela veut dire que même s’il n’obtient pas son résultat final absolu visant à dépasser l’humain, il fera en revanche tout un ensemble d’explorations qui auront forcément des effets, et qui aboutiront à des découvertes qui structureront autrement l’humain et la société. Et que nous n’avons pas les ressources intellectuelles ou morales pour nous y opposer de façon efficace.
Michel Blay : Je suis parfaitement de cet avis, non, on ne les a pas, parce qu’on a confondu la conception de la nature avec la pure scientificité ; on est coincé. On n’a jamais gardé un extérieur à cela. Même pour des croyants, dans la mesure où la machine monde est une machine, la grande horloge, Dieu est dans ce contexte à l’extérieur, d’ailleurs c’est bien ce qu’admet Newton quand il affirme que le rôle de Dieu consiste entre autres à remonter la machine quand elle s’épuise ; il n’y a pas de conservation d’énergie pour Newton. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’il y a une autre manière de penser le monde, notre environnement. Il n’est pas que cela. C’est un monde complètement rétréci et réduit, dans lequel nous croyons exister. Dans une telle perspective la porte est ouverte au transhumanisme, au nom du progrès bien sûr, au nom de l’innovation bien sûr ; cependant toutes ces innovations peuvent être intéressantes, mais il faut savoir les mettre à leur place qui n’est pas du côté de l’essentiel mais de l’utilitaire, sinon nous disparaîtrons. De toute façon, entre nous soit dit, ce qui me réconforte c’est que cela sera très difficile… il faudra trouver les matières premières nécessaires et répondre à l’extraordinaire besoin d’énergie, ce qui me semble très problématique.
Jean-François Lambert : Merci beaucoup pour cet exposé qui introduit très bien au thème de cette année. Vous avez terminé en évoquant le domaine des neurosciences qui sera abordé plus tard au cours de ce cycle. A la fin de Penser ou cliquer (CNRS Editions, 2016), vous dénoncez les « schémas simplistes de la psychologie comportementale ou cognitive encore aujourd’hui » (p.50).
Michel Blay : Je fais juste un commentaire : si on lit les auteurs anciens, antiques, on apprend beaucoup de choses sur le comportement humain.
Jean-François Lambert : Certainement plus qu’à travers la psychologie cognitive, oui. Mais on y reviendra plus tard. Vous avez notamment évoqué la neuro-pédagogie, très en vogue aujourd’hui au Ministère de l’Education nationale où l’on parle désormais plutôt de neuro « éducation » ! Il y a déjà le neuro-marketing, la neuro-économie, le neuro-droit, la neuro-justice et même la neuro-théologie ! Vous avez également souligné l’importance de la fiction. La métaphore de l’ordinateur est au cœur du paradigme cognitiviste mais on a toujours cherché une machine idéale pour caractériser le cerveau : le moulin chez Leibniz et plus près de nous la machine à vapeur et le téléphone. La thèse secondaire de Lacan porte, par exemple, sur l’énergétique chez Freud. Il y montre très bien comment Freud emprunte au vocabulaire de la machine à vapeur : pression, refoulement, soupape… Après la machine à vapeur, il y a eu l’électricité et le téléphone. La métaphore qui accompagne le behaviorisme (comportementaliste) qui a dominé la psychologie jusque dans les années 1970 est celle du central téléphonique : le cerveau fonctionne comme un central téléphonique où s’établit la connexion entre un input et un output. Aujourd’hui, on a l’ordinateur ; évidemment un ordinateur ce n’est pas un téléphone mais du point de vue de son statut, ça ne change pas grand-chose. Quelle que soit la métaphore, le rapport que l’homme entretient avec le cerveau est, comme vous l’avez souligné, un rapport fictionnel.
Permettez-moi d’ajouter un commentaire à propos du progrès versus innovation, notamment dans le cadre de la théorie de l’évolution. Ne faut-il pas faire la différence entre le progrès et la progression ? Si je mets sur la table un cerveau de truite, de crocodile, de corbeau, de rat, de chat, etc. je constate une progression. Une progression du nombre de neurones, de connexions, mais est-ce pour autant un progrès ? Que pensez-vous de l’idée selon laquelle « la progression se constate, le progrès se décide », c’est-à-dire qu’à partir du même classement d’événements ou d’objets, on peut dire qu’il y a une progression sans pour autant qu’il s’agisse d’un progrès ? Pour des auteurs comme Gould ou Dennett, le progrès ne veut rien dire, puisque, par exemple, les bactéries mutent mais n’évoluent pas (ne progressent pas)… Seriez-vous d’accord avec cette distinction ?
Michel Blay : Pour le coup, ce n’est pas mon domaine, je ferai cependant une remarque, parce que cela conditionne quand même des valeurs. Par exemple le lombric, vous ne l’avez pas cité, existe depuis la nuit des temps. Il a évolué, il a progressé comme lombric. Si vous le comparez à un autre animal, que faites-vous ? Qu’est-ce que cela signifie de comparer l’ordre de la progression du lombric et de la pie ? En tant que lombric, il a évolué… Je pense que c’est un peu difficile, parce que je ne vois pas ce que peut vraiment signifier comparer des cerveaux. D’abord, vous limitez le fonctionnement de l’animal, on pourrait éliminer l’homme, à son cerveau en tant que tel. Or c’est la totalité du corps qui doit être prise en considération.
Et que mesurez-vous ? Vous mesurez la dimension du cerveau. Je me souviens de certains travaux au XIXe siècle : j’ai vu au musée d’histoire naturelle à Nantes des tableaux datant du XIXe siècle de mesure du cerveau des femmes et des hommes ; il y avait le singe, la femme, l’homme ; c’est une progression (que peut-elle bien signifier si ce n’est la cristallisation d’une idéologie raciste ?) et il n’y a là aucune idée de progrès au sens où j’en ai parlé plus haut. En définissant la progression à partir d’un paramètre : la taille, le poids, la couleur, que sais-je ; que caractérisez-vous en rapport avec l’animal qui possède cet organe qui s’appelle le cerveau ? D’abord, on ne prend pas en compte la totalité de l’animal, et l’animal est aussi dans une progression de lui-même par rapport à lui-même, je prends le lombric parce que c’était un exemple, je pense, de Norbert Wiener, qui montrait que le lombric, s’il progresse en tant que lombric reste un lombric. Quant aux modèles du cerveau, le plus important est de bien comprendre qu’ils ne sont pas la vérité. Il ne faudrait pas faire croire que ce que l’on trouve est la vérité. C’en est seulement une modélisation à laquelle le monde, infiniment plus riche, ne se réduit pas.
Anne Duthilleul : J’avais deux questions : la première par rapport à votre introduction d’un modèle très mécaniste du progrès, est-ce que la physique quantique n’a pas introduit quelques brèches dans ce modèle mécaniste, en donnant quelques degrés de liberté ? Je pense au principe d’incertitude de Heisenberg par exemple : sans faire une analogie complète, il peut quand même laisser penser que tout n’est pas déterministe, et que le modèle n’épuise pas effectivement la réalité. Donc ça laisse un point d’interrogation par rapport à tous ces modèles mécanistes. C’est ma première question.
La deuxième : en vous écoutant parler de la définition du progrès, je pensais à Laudato Si’ et à la question du Pape François qui dit « redéfinissons le progrès ». Alors dans quelle voie est-ce qu’on pourrait aller pour redéfinir le progrès, au sens d’échapper justement au paradigme technocratique décrit dans cette encyclique ?
Michel Blay : C’est un sujet assez vaste et l’encyclique Laudato Si’ est bien intéressante. En ce qui concerne la mécanique quantique, le déterminisme est déjà un peu ébranlé avec l’apparition des probabilités à la fin du XIXe siècle en physique, par exemple avec les travaux de Poincaré sur l’instabilité de certaines trajectoires, dans ce cas, il y a déjà de l’indéterminisme au sens strict. En outre la mécanique quantique, ce sont toujours malgré tout des enchaînements d’équations mathématiques. Il n’y a pas de transformations radicales. Par ailleurs il y a les limites de la constante de Planck, mais j’aurais tendance à penser qu’il ne faut pas faire surgir, à l’intérieur de la science, des objets qui n’ont pas à voir avec elle. Parce qu’on est dans la science. C’est une difficulté. Mais cela apparaît comme une limite, incontestablement, et c’est bien, parce que cela fait un peu trembler le modèle mécanique, mais pas trop. Parce que de toute façon, ce sont toujours les équations de Lagrange-Jacobi et autres qui conditionnent le fonctionnement de la mécanique quantique, donc elle est toujours assujettie à un même type de déterminisme, et je ne crois pas qu’elle ouvre sur un autre monde. C’est une mécanique élargie, mais pas radicalement différente. Quant à avoir une autre idée du progrès, d’un certain point de vue, les anciens… je ne veux pas toujours revenir aux anciens, mais les anciens peuvent nous aider à penser.
Ils avaient une conception de la nature comme phusis, qui se confondait avec le devenir, et puis d’un autre côté on fabriquait des objets techniques, des machines, tout à fait performants, avec des engrenages, des objets extrêmement compliquées. Pourquoi ce modèle-là n’aurait-il plus rien à nous apprendre ? On peut progresser dans les techniques, mais à partir du moment où nous sommes inscrits, nous, dans une pensée du devenir, dans une pensée de notre finitude, nous savons que la vie diffère profondément de la technique. Gardons en tête l’aphorisme de Lichtenberg : le concept de chien n’aboie pas. Or si vous ne travaillez que sur des concepts, vous êtes hors de la vie. Il serait intéressant de remettre la question de la vie, de l’humain, au cœur des préoccupations. La technique progresse, mais elle doit être évaluée par rapport à l’existence des hommes, à leur finitude, à leurs difficultés. Donc le progrès, pourquoi pas, mais conditionné, et assujetti. Assujetti à l’humain et non pas, comme de nos jours, à la finance. Il faut faire trembler les fausses certitudes.
Père Jean-Christophe Chauvin : Vous avez commencé à répondre à ma question. Je suis parfaitement d’accord avec tout ce que vous dites, mais comment convaincre notre monde aujourd’hui, comment faire trembler, pour reprendre une expression que vous venez d’employer, ce monde technico-scientifique, qui réussit tellement bien ? On a nos voitures, on a tout notre progrès technique qui nous aide tellement bien à vivre ! Oui bien sûr, le cerveau n’est peut-être pas que des algorithmes, mais n’empêche que les ordinateurs jouent mieux aux échecs que les meilleurs champions ! Alors comment convaincre notre monde qu’il y a quelque chose ailleurs qui est important, qui mériterait aussi beaucoup d’études, mais des études autrement…
Michel Blay : Pour l’ordinateur et les joueurs d’échecs cela ne m’étonne pas du tout, c’est normal puisque c’est la raison calculante qui est derrière. Ce n’est rien d’autre. Mais cela fait quatre siècles que nous sommes dans la même logique : XVIIe, XVIIIe, XIXe, XXe, et on entame le XXIe. Nous sommes dans une logique, Husserl l’avait parfaitement remarqué quand il note : au milieu du XIXe on ne s’est plus intéressé qu’au bien-être, et à rien de ce qui concerne vraiment ce qui fait l’humanité. Comment revenir là-dessus, comment faire en sorte… et les pauvres civilisations qui restaient encore et s’occupaient d’autre chose que de la technique, qui s’occupaient simplement de vivre, sont détruites au fur et à mesure. Peut-être le problème est-il là : occupons-nous de vivre. Prenons du temps. Essayons de penser autrement. Or le bien-être est le piège le plus extraordinaire. Tout le monde est content d’avoir chaud là où il est. Mais contre ce confort, contre ce bien-être, on vend sa liberté. Et souvent, sans rien attendre en échange, si ce n’est la jouissance, en dehors du chauffage, d’objets « innovants » inutiles. Pour faire comprendre cela, après quatre siècles d’amélioration de notre bien-être, il faut beaucoup d’efforts.
Père Jean-Christophe Chauvin : Ce sont les médias qui amplifient ce bien-être reposant sur la technique. Car finalement, dans notre vie de tous les jours, avec nos enfants, avec nos amis… on vit autre chose, heureusement !
Michel Blay : Heureusement, on vit autre chose, mais on le vit de façon très technique, on ne le vit pas comme on pourrait le vivre dans une certaine plénitude, qui serait le propre de la vie des hommes, qu’ils soient croyants, ou non croyants, peu importe. Déjà, faire comprendre que ce monde dans lequel nous vivons est d’abord et avant tout une fiction, efficace certes, cela pose déjà la question de la vérité, une vérité qui est peut-être ailleurs ou différente, en tout cas ce n’est pas cela la totalité du monde ; est-ce qu’on va sacrifier sa vie à une fiction ? Moi, non.
Père Jean-Christophe Chauvin : Quelle quantité de matière grise est dépensée dans notre société aujourd’hui pour les découvertes scientifiques ! Quand j’ai fait mon stage d’étudiant au CEA, pour étudier les défauts ponctuels qu’il y a dans la matière, il y avait tout un service comprenant dix ingénieurs qui sortent de l’X, cinq de Centrale, et puis encore quatre ou cinq d’autres grandes écoles. Ils passent leur vie à étudier les défauts ponctuels dans la matière ! Quelle débauche d’énergie !
Michel Blay : Je ferais un commentaire me concernant, puisque je suis un physicien au départ, et je me suis trouvé confronté à une situation semblable. Lorsque que je m’apprêtais à m’inscrire en thèse de physique, on m’informe que je vais travailler sur des résultats du CERN. Je me retrouve avec une pile considérable de cartes perforées que je devais étudier afin de déterminer la valeur de la quantité de mouvement de telles ou telles particules. J’ai fait cela deux heures, puis j’ai dit non. J’avais envie de faire autre chose, de penser à autre chose, de réfléchir. On peut faire tous les travaux, mais on n’est pas obligé de cesser d’en mesurer les conséquences pour soi, pour les autres et pour l’environnement.
Nicolas Aumonier : En vous écoutant, et en écoutant les questions qui vous ont été posées, je pensais à diverses choses : « penser, c’est calculer » (Hobbes) ; d’autre part, puisque nous avons parlé de Planck, le h de la constante de Planck, c’est évidemment Hilfe, donc « à l’aide », ce qui va dans votre sens ; mais le champ de la médecine n’est pas apparu dans votre propos. Lorsque nous sommes malades, ou que nos proches le sont, l’intervention de telle technique adjuvante, intrusive, difficile, ne se vit pas très bien, mais elle permet de passer un cap. Et cela, c’est la vie réelle, non la vie fantasmée ; on n’est pas dans le comme si, on est dans l’effectivité d’une technique opératoire.
Michel Blay : Oui, mais la technique est dans le comme si.
Nicolas Aumonier : Quelque chose, imparfaitement sans doute, est visé et atteint, et touche sa cible ; des radiothérapies très ciblées parviennent à des résultats. Des personnes atteintes de tumeur au cerveau et qui ne parlaient plus recouvrent l’usage de la parole, par exemple. Ma question est la suivante : vous dites, mesurer, c’est faire comme si. Mais dans certains contextes, notamment le contexte médical, qui n’est pas tout à fait le contexte de la physique, ou en biologie, même s’il y a des modélisations, des mises à distance, etc., est-ce que malgré tout on ne commence pas à croire qu’on mesure ce qui est ? Pas tout, mais un peu de ce qui est, et qu’en s’y mettant à plusieurs, en croisant les spécialités, on ne va, peut-être pas épuiser le sujet, soyons modestes, mais on va apporter une pierre supplémentaire à l’édifice. Ce qui me manque pour donner une entière adhésion à ce que vous avez dit, c’est qu’il existe des domaines de recherche dans lesquels peut-être plus qu’en physique, on croit que ce que l’on mesure, c’est ce qui est. Ou en tout cas, que l’on approche ce qui est.
Michel Blay : Je ne pense pas que ce soit si différent. Il y a plusieurs choses à considérer, c’est un peu compliqué. Effectivement, les progrès de la médecine sont considérables depuis un certain nombre d’années. Ils sont considérables aussi en raison des progrès de la chimico-physique, et de la physique. Les appareils dont vous avez parlé, ce sont des appareils de physique. Mais pour que ces appareils fonctionnent, et ils fonctionnent, et je l’ai dit depuis le début, je ne suis absolument pas contre les développements techniques, pour qu’ils fonctionnent, donc, il faut que la conception que vous vous faites de l’homme, de la femme que vous allez soigner, soit adéquate à l’idée des machines. Pourquoi est-ce qu’on soigne différemment en Asie ? Si vous prenez un autre domaine que celui de la chirurgie, qui pour sa part, ne relève pas de techniques particulières, mais d’un doigté et d’un talent remarquables, quoique maintenant, elle aussi utilise des techniques, mais si vous souhaitez que les choses fonctionnent, que les produits chimiques soient efficaces cela présuppose que l’homme ou la femme que vous avez en face de vous soit d’une certaine manière adéquat à ce modèle, sinon vous n’auriez pas créé ce produit. On est en boucle, même si cette boucle est efficace. Je parle de fictions, mais si je suis malade, si j’ai un rhume, je vais chercher un médicament ! Mais ce médicament est fabriqué en fonction d’une idée qu’on se fait de moi et les deux fonctionnent corrélativement et efficacement ; pour autant, par cette démarche, je ne touche pas à l’essence de ce qui fait un humain. Lorsqu’on soigne le cerveau, il convient que la conception du cerveau ne soit pas celle du XVIIe siècle avec des machines, il faut que ce soit un cerveau avec des neurones, et beaucoup de plasticité. Tout cela est observé, mais à partir de ces observations vous mettez en place des hypothèses sur le fonctionnement et vous construisez des appareils qui fonctionnent sur la base de ces hypothèses, donc vous entrez dans une boucle productive et efficace, à laquelle vous ne pouvez pourtant réduire l’être humain. Il faut comprendre que l’on est toujours dans un jeu de construction réciproque entre le corps souffrant et la façon dont la maladie est interprétée, et un humain qui n’est en aucun cas réductible à l’une ou l’autre de ces hypothèses. Des hypothèses certes efficaces restent des hypothèses. Ne nous laissons pas séduire par la simple efficacité, elle nous conduirait sans faillir au transhumanisme.
Séance du 4 octobre 2018