par Père Florent Urfels, Thierry des Lauriers et Pierre-Henri de Menthon
Pierre-Henri de Menthon : Cette séance inaugure un format un peu original, sous forme d’un dialogue, une formule « témoignage-réflexion ». Le thème sur lequel nous réfléchissons est « Fragilité et limites », pour cette réflexion à deux voix, avec Thierry des Lauriers, directeur général de l’association « Aux captifs, la libération », et le Père Florent Urfels qui enseigne aux Bernardins, qui est entre autres l’aumônier de l’École Normale Supérieure. Deux points communs entre nos intervenants : ce sont de brillants scientifiques, l’École des Ponts, l’École Normale Supérieure, et ce sont naturellement deux personnalités qui ont été appelées, le Père Urfels, on le comprend bien, vu son dress code, Thierry des Lauriers c’est un peu moins évident, mais il va nous expliquer, cela fait partie de sa démarche et de sa fonction aujourd’hui. Autre nouveauté, je vais vous lire un tout petit passage d’Isaïe, c’est Isaïe 61, « L’Esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction, il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance ». Vous avez bien noté, « aux captifs la libération ». Une expression reprise par Jésus-Christ, qui connaissait bien ses textes, dans l’Évangile de saint Luc. Thierry je vais te laisser la parole, afin que tu nous présentes cette association, et quel est le lien entre ton activité, et le thème d’aujourd’hui qui est « Fragilité et limites ».
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Thierry des Lauriers : « Aux captifs, la libération », est une association qui a été créée par le Père Patrick Giros en 1981. Patrick était prêtre du diocèse de Paris ; il avait commencé par travailler auprès des jeunes loubards dans les quartiers nord de Pari, avec Guy Gilbert. Il avait un blouson noir, comme Guy Gilbert, une moto, comme Guy Gilbert, des cheveux courts, pas comme Guy Gilbert, un langage clair, mais moins cru que Guy Gilbert, pour ceux qui le connaissent ! Patrick a été envoyé à Sainte-Jeanne-de-Chantal à la fin des années 70 parce qu’il était très fatigué ; je pense qu’aujourd’hui on dirait qu’il a eu un burn out. Là il a relu son histoire, et il s’est aperçu que sa mission pour les personnes qui étaient dans la rue était à faire non pas seul en tant que prêtre mais avec l’ensemble de la communauté paroissiale. Il a alors inventé les tournées-rues, que beaucoup ont copié sous le nom de « maraudes ». Puis il a créé des accueils dans les paroisses. Il est mort en 2002. Le Cardinal Lustiger qui était son curé à Sainte-Jeanne-de-Chantal a vraiment veillé à ce que l’association poursuive après sa mort, et qu’on puisse bénéficier de son héritage pastoral et spirituel, bien plus que social.
L’association va vers les personnes de la rue sans abri, et vers les personnes prostituées, mais la meilleure façon de vous expliquer ce que l’on fait, c’est de vous parler de Marcel. Marcel était dans les années 1990 sur une bouche de chaleur près de la gare du Nord. Marcel voyait passer les associations, et il se disait : « il y a l’association Thermos, il y a l’association Sandwich, il y a l’association Sac de couchage, et puis il y a l’association Rien ». Et l’association Rien, c’était « Les captifs », parce que Patrick nous a envoyés deux par deux dans la rue, avec rien. Donc à mains nues, pour permettre une rencontre de personne à personne et d’avoir une rencontre qui n’était pas instrumentalisée par un café, par autre chose ; pour lui aussi c’était une manière de témoigner la manière dont Dieu venait vers nous : Jésus vient complétement vulnérable vers nous. Je peux vous assurer que la première fois que je me suis retrouvé dans ces tournées-là, je me suis trouvé un peu bête, pour ne pas dire autre chose, et puis peu à peu j’ai découvert que c’est quelque chose d’assez extraordinaire. Marcel disait : « Les captifs n’apportaient rien, mais au moins avec eux on se marrait, il y avait de la vie, et puis après ils nous invitaient aussi à la prière. » La deuxième chose à laquelle Patrick tenait beaucoup, c’était que toute personne a droit à une vie spirituelle : s’occuper uniquement des besoins matériels pour les pauvres, en disant que c’est leurs besoins de base, c’est oublier qu’ils sont des hommes et des femmes, c’est oublier que la vie spirituelle est un besoin fondamental de toute personne humaine. Donc dans les paroisses où nous sommes, tous les mois il y a une prière-rue qui a lieu dans l’église avec les gens de la rue. C’est un temps fraternel assez extraordinaire. On a eu une notre grande veillée de prière annuelle la semaine dernière, avec les gens de la rue, les donateurs et les priants (parce qu’on a un réseau de priants aussi qui est à nos côtés), et les bénévoles et les salariés : cela a été un temps où nous avons vécu cette fraternité à laquelle Patrick tenait beaucoup. Quand Patrick célébrait l’Eucharistie, au moment du geste de paix, il allait au fond de l’église et il donnait la paix à toutes les personnes de la rue qui étaient au fond de l’église, c’était vraiment son charisme ! Une fois, une bénévole sort de l’église de Saint-Leu, où les Captifs sont implantés, et il y a quelqu’un qui arrive et qui lui dit : « Toi t’es de l’église des putes ! – Ben non, je suis pas une pute ! » Et en plus, c’était une bénévole religieuse ! Et puis à un moment, un gars lui dit : « Mais si, vous êtes de l’église où on permet aux putes de rentrer ». Voilà l’image que Patrick voulait vraiment développer : l’image d’une Eglise qui accueille tout le monde. Aujourd’hui, je peux personnellement témoigner que les personnes en prostitution que je côtoie – femmes traditionnelles françaises, les femmes nigérianes, personnes transsexuelles sud-américaines – ont, pour beaucoup d’entre elles, une vie spirituelle vraiment profonde. Certaines ont un respect du Christ, un respect des sacrements, qui est impressionnant.
Redonnons la parole à Marcel : « Un jour les bénévoles nous ont invités à aller au cinéma le dimanche. Cela a ébloui notre semaine. Ensuite, on a même été invités une semaine chez des bénévoles, à faire un premier séjour, et puis un deuxième séjour. Et en revenant de ce deuxième séjour, je me suis dit : ‘’je suis trop heureux, il ne faut pas que je retourne dans la rue une fois de plus, il faut que je sorte de la rue, et donc il faut que je quitte la bouteille.’’ » Il est donc venu aux Captifs pour nous le dire : « Voilà j’ai envie de quitter l’alcool. » Nous l’avons accompagné dans une sortie d’alcool. Normalement pour de tels projets nous travaillons en partenariat avec d’autres, le plus possible ; ce n’est pas notre vocation propre de faire l’accompagnement social de A à Z, d’autant que l’État propose beaucoup de dispositifs. Cependant, quand on ne trouve pas de réponse pertinente, nous les créons ! C’est ainsi qu’on a mis en place du coup un dispositif pour l’accompagnement des personnes qui consomment de l’alcool : ce dispositif s’appelle Marcel Olivier, parce que Marcel est sorti de l’alcool avec succès. Ensuite il s’est engagé aux Captifs, notamment il s’occupait du journal de l’association. Il s’est engagé aussi au Collectif des morts de la rue, qui est un Collectif que Patrick Giros avait créé pour donner une sépulture digne aux personnes de la rue. Marcel s’est encore engagé dans la Bagagerie Antigel dans le XVe, il était un des initiateurs de cette Bagagerie pour permettre aux personnes de la rue de déposer leurs bagages dans la journée. Permettre à des personnes comme Marcel de s’engager est une chose qui est chère à l’association. Si Jésus-Christ nous a dit qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir, pourquoi priver les pauvres de cette joie de donner ? De manière très systématique, on essaye de proposer des bénévolats, des engagements, aux personnes qu’on rencontre, à la manière de ce qu’a vécu Marcel. Marcel c’est un must dans les parcours qu’on a pu accompagner ! Mais il n’y a pas de petites initiatives ! Par exemple, il y a trois ans, à la paroisse de l’Immaculée Conception, le curé nous a dit : « Les Captifs, arrêtez d’emmener les gens à Lourdes ! » « Ben pourquoi ? » « Parce c’est nous, la paroisse, qui allons emmener les gens à Lourdes. » Donc vous voyez, à l’Immaculée Conception, il y des personnes sans abri, des personnes prostituées, plus les malades, à Lourdes. Et après ce séjour à Lourdes qui s’était très bien passé, les personnes de la rue sont invitées à participer à la kermesse … c’est cette vie fraternelle que souhaitait Patrick.
Tout cela pour vous dire que sur le thème de ce soir de « Fragilités et limites » il est évident que les gens qu’on rencontre ont plein de fragilités et de limites, de blessures, de cassures, mais que ce sont d’abord des hommes et des femmes à l’image et à la ressemblance de Dieu. Les regarder comme des hommes et des femmes à l’image et à la ressemblance de Dieu permet de les voir se relever. Parfois, voire trop souvent, il y en a qui retombent Mais regarder chaque personne avec espérance fait qu’on transcende les fragilités et les faiblesses. Je suis même frappé de la résilience de certains. Je ne sais pas comment je ferais si je vivais dans les conditions où les vivent les personnes de la rue que je connais. Quand je vois des femmes nigérianes qui sont sous la coupe du réseau de traite depuis le Nigéria, qui ont traversé le désert, qui ont traversé la Méditerranée, qui ont traversé l’Italie, qui arrivent en France, je suis impressionné et touché à l’âme. Quand elles racontent leurs histoires, elles pleurent parce que c’est douloureux, il y a plein de violence, … Et pourtant, l’instant d’après, on prie avec elles dans la chapelle Sainte-Rita, elles louent le Seigneur à fond, bien plus que moi, bien plus sans doute que n’importe lequel d’entre nous, et puis elles rigolent. Il y a une résilience et une puissance de vie qui sont incroyables chez ces femmes et qui transcendent toutes leurs fragilités.
Pierre-Henri de Menthon : En se référant à Paul je crois, l’on peut dire que les faibles sont forts ?
Thierry des Lauriers : C’est en effet la parole de saint Paul : c’est lorsque je suis faible que je suis fort. De mon expérience, c’est quand j’ai accepté ma faiblesse, que je sais ma limite, que je deviens fort. Il y a trois ans on était avec le pèlerinage Fratello à Rome, où il y avait 3500 personnes à Rome dont deux tiers de sans-abri. Parmi les sans-abri, les Captifs avaient emmené quelques personnes prostituées. Parmi elles, il y avait Rita, une portugaise transsexuelle qui, à Rome, le premier soir ne va pas communier, et je lui demande : « Est-ce que tu as envie de communier ? » « Oui ! » « Est-ce que tu es baptisée ? » « Oui, je suis baptisée » « Si tu veux, tu peux aller te confesser, il y a le Père Pierre Oliviers qui est là et qui est chapelain de Sainte-Rita et qui connaît bien le quartier de Pigalle, tu peux aller te confesser à lui. » Rita va se confesser, le lendemain elle communie. Je la revois dix jours après dans le cadre de la prière-rue, – on était revenus de Rome,- et je lui demande : « Comment ça va, Rita ? » « Ça ne va pas ! » « Pourquoi ? » « Parce que je suis l’amie de Jésus ! » « Attends, si tu es l’amie de Jésus, ça va ! » « Non, ça ne va pas, parce que moi je continue à être prostituée, et ce n’est pas ce que Jésus souhaite pour moi. Et tu sais Thierry, le dernier jour à Rome, dans la basilique Saint-Pierre je n’ai pas communié, parce que je savais que le lendemain je retournais au Bois. » Vous voyez, il y a cette conscience de son péché, de sa faiblesse, qui fait qu’elle a un respect de l’Eucharistie qui m’a impressionné, et en même temps, une capacité d’écoute du Seigneur, parce qu’après je lui dis : « Qu’est-ce qui te dit que tu es l’amie du Seigneur ? » « À Saint-Jean-de-Latran, on pouvait piocher des paroles, et la parole de Dieu que j’ai piochée, c’est “Viens, le maître t’appelle” », c’est la parole des juifs à Marie de Magdala quand Jésus arrive pour Lazare qui est mort. Donc, me dit-elle, « le Maître m’appelle, Jésus m’aime ! » Je suis bouleversé par la vérité avec laquelle ces personnes qui sont en prostitution arrivent à avancer, à reconnaître les choses. Des choses comme cela, je pourrais vous en raconter d’autres. C’est ce qui me fait comprendre pourquoi Jésus dit que les prostituées seront avant nous dans le Royaume de Dieu : parce qu’elles ont écouté Jean-Baptiste et elles se sont converties ; alors faibles, elles se convertissent et elles retombent, mais elles sont dans ce mouvement qui est d’aller vers le Christ ; elles sont dans le filet de la prostitution qui est un filet terrible, dont il est difficile de se défaire, mais elles essaient maille par maille de s’en défaire.
Pierre-Henri de Menthon : Avant que le Père Urfels prenne sa casquette de théologien et nous parle de tous ces concepts de pauvreté, blessure, faiblesse, je voulais le faire réagir à chaud sur ce témoignage.
Père Florent Urfels : Beaucoup de choses pourraient être dites, ce qui me touche le plus, à la fois spirituellement et théologiquement, c’est cette idée que les personnes de la rue, qui ont des tas de problèmes matériels, psychologiques et autres, ont d’abord et avant tout une vie spirituelle. Là je crois qu’il y a une perle, quelque chose qui est très profondément consonnant avec la Révélation biblique. Bien sûr il ne faut pas nous payer de mots, la charité doit prendre en compte aussi les besoins matériels, elle doit faire son possible dans ce domaine, mais le grand trésor de l’homme, de tout homme, c’est Dieu. C’est ce qui définit sa vie spirituelle. Je pense qu’il y a toujours une tentation d’imaginer qu’il faut d’abord résoudre les problèmes évidents, matériels, administratifs, tout ce qu’on peut imaginer, et puis quand tout cela sera en place, s’il reste encore un peu de temps et d’énergie, on parlera de Dieu. Cela, je pense que c’est une tentation que Jésus lui-même a en un sens au désert. Dans ce récit un peu mystérieux, la première des tentations de Satan c’est de dire à Jésus : « si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent du pain ! » Jésus est tenté pour lui-même, parce qu’il a faim après 40 jours de jeûne, mais plus encore il est tenté sur sa mission. Le tentateur lui dit : « si tu veux réussir dans ta mission, fais-toi un peu la main ici, au désert, et montre ta capacité à combler les désirs matériels de l’homme, la faim, qui est un besoin très primaire, très important, c’est par ce biais-là qu’ensuite tu te feras entendre. » Et c’est une tentation, c’est-à-dire que Jésus n’a jamais transformé les pierres en pain, il n’a même jamais multiplié les pains. Le miracle auquel on pense en disant cela n’est pas une multiplication, mais une division à l’infini, une division infiniment féconde. Jésus a montré comment un geste de charité qui est de rompre, de partager quelque chose, a une fécondité infinie. Et je retrouve cette intuition spirituelle dans l’œuvre des Captifs.
Pierre-Henri de Menthon : Les Captifs sont-ils bien accueillis dans la rue, sans pain et sans thermos ? L’attente n’est-elle pas matérielle ?
Thierry des Lauriers : Dans toutes les tournées que j’ai faites toutes les semaines depuis plus de 8 ans, je pense qu’il n’y a pas plus de cinq personnes qui nous ont engueulés parce qu’on n’avait rien, donc en fait le matériel n’est pas exactement le sujet. A Paris, les gens qui meurent de faim ne sont pas dans la rue. Ils sont dans certains quartiers très pauvres de Paris, et ce sont eux que rencontre l’association le Rocher. Mais dans la rue les gens ont assez à manger. On pourrait se dire, c’est une possibilité que cette philosophie, cette approche on peut se la payer à Paris, parce que les gens ne meurent pas de faim. J’ai rencontré le Père Matthieu Dauchez : il anime une association, ANAK-TNK aux Philippines, qui s’occupe des enfants des rues. Il nous expliquait qu’ils ramassaient les gamins à partir de 2-3 ans dans la rue, pour leur offrir le gîte et le couvert, et que les gamins, même de 2 ou 3 ans, repartaient dans la rue. Ils ne restaient pas au gîte. Il a compris avec ses équipes qu’il fallait les aimer, qu’ils ne restaient que si on prenait le temps de les aimer, que le matériel ne suffisait pas. Donc cette intuition de Patrick Grios, d’aller mains nues, d’aller vers et proposer cette relation directe est essentielle : c’est une manière de dire aux gens qu’on les aime. Je lançais il y a 3 ans une nouvelle tournée avec Caroline au Bois de Boulogne, les gens ne nous connaissaient pas. Les cinq premières semaines, il faisait beau, alors certaines des personnes transsexuelles en prostitution nous disaient « Bonne promenade ! » et d’autres « Vous venez mater les trans’ ? », « Non, non, ce n’est pas ça ! », on avait un peu de mal à s’expliquer ! Et puis la sixième semaine, il pleuvait des cordes, et on était là sous nos parapluies : « Oh, mais il ne fallait pas venir, mais en fait, pourquoi vous venez, parce que pour la promenade, on comprend, mais sous la pluie, on ne comprend pas ! ». A ce moment-là, on a pu avoir un dialogue en vérité, et dire : « On vient parce vous êtes une personne qui mérite d’être rencontrée, d’être aimée ». On a vu des visages changer ! Ce n’est pas vrai avec tout le monde, parce que certains nous disent, « Passez votre chemin parce qu’il ne faut pas troubler le business ». Une personne, lors d’une autre tournée, nous a dit, « Notre société souffre de solitude, mais nous puisqu’on est transsexuelles et qu’on est prostituées, on est au sommet de la solitude, et vous êtes les seuls à venir ». En plus on tournait avec une religieuse, et l’une des personnes prostituées avait réalisé que c’était une religieuse ; elle avait alors appelé toutes celles qui se prostituaient autour, et on s’est retrouvé avec un groupe de quinze autour de nous : « Vous vous rendez compte, il y a une religieuse qui vient nous voir ! ». Alors comme c’était beaucoup de sud-américaines et d’africaines, – il y a encore de la religion dans leur culture, – le fait qu’une consacrée vienne les voir, c’était signe qu’elles le méritaient, signe qu’elles en étaient dignes !. Quand on tourne avec un prêtre, c’est la même chose, elles ont soif d’être reconnues comme dignes d’être rencontrées.
Pierre-Henri de Menthon : Pourquoi votre fondateur a-t-il choisit « Aux captifs, la libération » ? Pourquoi cette raison sociale alors que les gens de la rue sont souvent fiers de leur liberté ?
Thierry des Lauriers : Patrick était prêtre, et même s’il a su râler contre l’institution ecclésiale, il aimait l’Église. Avec le Cardinal Lustiger, ils étaient comme chien et chat. Ils s’aimaient, mais ils se griffaient l’un et l’autre, et puis comme l’un et l’autre n’avaient pas leur langue dans leur poche, ils ont eu des moments un peu forts, mais ils avaient un grand respect l’un pour l’autre. Patrick était très attaché à la Parole de Dieu, et il voulait un nom qui soit sorti de la Parole de Dieu. C’est vraiment une parole d’Isaïe que Jésus reprend quand il vient à Nazareth et qu’on lui donne à lire le livre : « L’Esprit m’a consacré pour proclamer la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs, la libération ». Par « captifs », Patrick pensait « captifs de la rue », « captifs de l’alcool », « captifs de la drogue »… pour leur apporter la libération et le vrai libérateur, c’est-à-dire, le Christ. Même si on n’arrive pas en disant « Le Christ va vous libérer » ! Quelques années après, il s’est trouvé que Patrick réalisait que, quand il arrivait quelque part, on disait « Voilà les Captifs », quand les bénévoles arrivaient quelque part, « Tiens, voilà les Captifs », et que donc, les Captifs aujourd’hui, ce sont les gens de la rue, les bénévoles, les salariés, il y a une communauté de Captifs qui est là, et Patrick disait « C’est bien heureux, parce qu’on est tous captifs du péché, et tous appelés à être libérés du péché par le Christ ».
Pierre-Henri de Menthon : Nous allons passer à une deuxième partie avec le Père Urfels. Ce que je vous proposerai, mon Père, c’est de reprendre, à la lumière de ce témoignage, les mots qui sont dans l’intitulé de la séance : « fragilités » et « limites ». On aurait pu en utiliser d’autres, comme « faiblesses », « pauvretés ». Mais le terme « fragilités » est beaucoup utilisé actuellement, dans toutes sortes de sphères, y compris au sein de l’Église. On parle moins de « faiblesses », est-ce qu’il faut y voir un signe ?
Père Florent Urfels : Pour commencer, un avertissement épistémologique.
Le thème auquel nous nous intéressons peut être rendu par des concepts tels que fragilité, limite, faiblesse, finitude, voire mortalité. Mais l’Écriture Sainte, qui n’est pas un corpus de textes philosophiques, ne s’exprime pas avec des concepts. Elle fait plutôt jouer des symboles, de l’intérieur d’un langage poétique ou narratif. C’est là que se tient sa force de Révélation, même si cela nous oblige à un travail interprétatif parfois délicat de déchiffrement des symboles.
Entrons maintenant dans le vif du sujet en remarquant que le premier regard que la Bible porte sur l’homme ne relève pas sa fragilité mais plutôt son excellence ou sa dignité. C’est tout le thème de l’homme créé à l’image de Dieu .
Genèse 1
26 Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. Qu’il soit le maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre. »
27 Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme.
L’image de Dieu se traduit dans le fait que l’homme domine, comme lieu-tenant de Dieu, une partie de sa Création : les animaux. Mais aussi de manière plus subtile dans la relation homme-femme puisque, au v. 26 : « il les créa homme et femme » vient comme une explicitation de : « à l’image de Dieu il le créa ».
Cependant cette excellence de l’homme est tout de suite contrariée par le péché et la dégradation qui s’ensuit. De sorte que, d’un point de vue quantitatif, il y a infiniment plus de textes bibliques qui insistent sur la fragilité de l’homme. Fragilité ou, comme je le disais plus haut : faiblesse, finitude, fugacité, légèreté. Tous ces mots conviennent pour qualifier l’homme selon la Bible. Ils concourent tous ensemble à donner son contenu au grand symbole de l’être humain : basar, « chair ». Pourquoi ce mot plutôt qu’un autre ? Parce que la chair d’un homme est nue, exposée. Elle n’est pas protégée par des poils ou des écailles et à cause de cela elle se blesse très facilement.
Dieu lui-même donne une portée symbolique à la chair lorsqu’il constate que l’homme multiplie ses méchancetés, juste avant le déluge.
Genèse 6
3 Le Seigneur dit : « Mon souffle n’habitera pas indéfiniment dans l’homme : celui-ci s’égare, il n’est qu’un être de chair, sa vie ne durera que cent vingt ans. »
Ainsi la chair connote la mort et tout ce qui l’anticipe : maladie, vieillesse, blessures, etc.
Un autre point intéressant dans ce verset est que la chair de l’homme ne possède pas la vie par elle-même mais elle la reçoit du souffle de Dieu. Il y a là un écho au deuxième récit de la Création qui raconte l’apparition de l’homme, autrement qu’en Genèse 1.
Genèse 2
7 Le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant.
Le souffle de Dieu habite en l’homme. L’homme respire non pas l’air commun, mais le souffle de Dieu, ce qui lui permet de parler, tout comme Dieu. Nous avons ici un autre signe de l’excellence de l’homme : il est le seul parmi tous les animaux à être doté de la Parole, qui est un attribut proprement divin.
Entre la chair et le souffle se tient le squelette, les os. Alors que la chair est symbole de la fragilité humaine, le squelette renvoie plutôt à sa solidité, sa consistance, sa force. Sans doute cette symbolique dérive-t-elle du constat que la chair d’un cadavre se corrompt très vite, alors que les os demeurent longtemps intacts.
La symbolique de la chair et des os permet de donner tout son sens à un verset comme celui-ci :
Psaume 37
4 Rien n’est sain dans ma chair sous ta fureur,
rien d’intact en mes os depuis ma faute.
Le péché dont le psalmiste se reconnaît coupable est si grand que non seulement sa chair mais encore ses os en sont marqués.
La liaison entre chair et péché est très importante pour la Révélation biblique. Celle-ci unifie ce que notre mentalité moderne a tendance à séparer : le corporel, le physique, d’une part, et le moral, le spirituel, d’autre part. Pour la Bible au contraire, il est inconcevable qu’une réalité soit totalement indépendante des autres. Dieu a créé le monde de telle sorte que tout renvoie à autre chose que soi, tout est lié, tout est symbole. Ainsi la fragilité corporelle symbolise la faiblesse morale, l’incapacité de l’homme à être fidèle à Dieu : le péché.
Il faut citer ici, un peu longuement, un psaume qui confronte radicalement l’homme à sa finitude, sa faiblesse, son péché, bref à sa chair.
Psaume 38
5 Seigneur, fais-moi connaître ma fin, quel est le nombre de mes jours : je connaîtrai combien je suis fragile.
6 Vois le peu de jours que tu m’accordes : ma durée n’est rien devant toi. L’homme ici-bas n’est qu’un souffle (hebel) ;
7 il va, il vient, il n’est qu’une image. Rien qu’un souffle, tous ses tracas ; il amasse, mais qui recueillera ?
8 Maintenant, que puis-je attendre, Seigneur ? Elle est en toi, mon espérance.
9 Délivre-moi de tous mes péchés, épargne-moi les injures des fous.
10 Je me suis tu, je n’ouvre pas la bouche, car c’est toi qui es à l’œuvre.
11 Éloigne de moi tes coups : je succombe sous ta main qui me frappe.
12 Tu redresses l’homme en corrigeant sa faute,
tu ronges comme un ver son désir ; l’homme n’est qu’un souffle.
13 Entends ma prière, Seigneur, écoute mon cri ; ne reste pas sourd à mes pleurs. Je ne suis qu’un hôte chez toi, un passant, comme tous mes pères.
14 Détourne de moi tes yeux, que je respire avant que je m’en aille et ne sois plus.
Ce psaume va si loin dans la révélation de la fragilité humaine qu’il retourne contre son sens premier le thème de l’image de Dieu, au v. 7 : « l’homme n’est qu’une image ». Plutôt que de dire : « c’est merveilleux, l’homme est une image de Dieu », le psalmiste utilise l’image pour dire à Dieu qu’il ne vaut pas grand chose, qu’il vaudrait mieux que Dieu l’oublie. Comme si la seule manière de ne pas être fragile, finalement, était de ne plus être une image de Dieu, mais Dieu lui-même.
Le psalmiste détourne aussi, exactement dans le même sens, le thème du souffle divin. Plutôt que de s’émerveiller de ce don du souffle, il répête plusieurs fois : « l’homme n’est qu’un souffle ». Le mot hébreu est hebel, qui n’est pas celui utilisé en Gn 2 (neshama). Alors que neshama pourrait se traduire par « respiration », hebel veut dire « buée ». C’est le souffle qui sort de la bouche de l’homme mais qui se dissipe immédiatement, comme on le constate quand il fait froid. Par extension, hebel signifie aussi « rien », « vide », « vanité ». Le livre de l’Ecclésiaste, qui lui aussi humilie fortement l’homme, commence par « habel hebalim », « vanités des vanités ». C’est le même mot. Et c’est aussi ce mot qui sert de nom à Abel, le premier homme victime d’un meurtre, tué par son frère Caïn qui le considère comme un rien, une nullité.
Relisant le Psaume 39, on constate qu’il est traversé par une tension étonnante. D’un côté l’homme se tourne vers Dieu parce qu’il a une forte conscience de sa fragilité, de sa faiblesse physique et morale. Il sait qu’il ne pourra pas s’en sortir tout seul et donc il prie Dieu de le délivrer des malheurs qui l’accablent.
Mais, paradoxalement, ce qui fonde cette prière, c’est aussi la conscience que Dieu est à l’origine des malheurs qui frappent le psalmiste : « je succombe sous ta main qui me frappe. » Il est clair que Dieu ne frappe pas directement l’homme. D’autres causes pourraient facilement être mises en avant : maladie, trahison, méchanceté des hommes, etc. Mais, derrière tout cela le psalmiste distingue l’action de Dieu. Il sait que cette action a pour but de le corriger de sa faute, il sait qu’elle a un sens et que, mystérieusement, Dieu veut son bien à travers sa souffrance. Mais tout en sachant cela, il ne supporte plus l’action divine et il préfèrerait que Dieu l’oublie. Sa prière devient : « détourne de moi tes yeux, que je respire avant que je m’en aille et ne sois plus. » Cette plainte transperce le cœur et fait écho au livre de Job qui, lui non plus, ne supporte pas le regard de Dieu sur lui.
Job 7
16 Je suis à bout de patience, je ne vivrai pas toujours ; laisse-moi donc : mes jours ne sont qu’un souffle !
17 Qu’est-ce que l’homme, pour que tu en fasses tant de cas ? Tu fixes sur lui ton attention,
18 tu l’inspectes chaque matin, tu le scrutes à tout instant.
19 Ne peux-tu cesser de me regarder, le temps que j’avale ma salive ?
20 Si j’ai péché, en quoi t’ai-je offensé, « toi, le gardien de l’homme ? » Pourquoi me prendre pour cible, pourquoi te serais-je un fardeau ?
21 Ne peux-tu tolérer mes péchés, passer sur mes fautes ? Me voici bientôt étendu dans la poussière ; tu me chercheras, mais je ne serai plus.
Job, tout comme le psalmiste, se reconnaît incapable de supporter le regard de Dieu. « Détourne de moi ton regard » veut dire : « Seigneur, je n’en peux plus, je ne veux plus être engagé dans ton histoire, dans ton dessein. Je veux mener ma vie indépendamment de Toi. Elle sera fugace et décevante, mais au moins je n’aurai plus me demander tous les jours : ‘Pourquoi m’accables-tu de malheurs ? Qu’est-ce que Tu attends de moi ? Que dois-je faire pour te répondre ?’ »
On voit que le mot de « chair », dans l’Ancien Testament, véhicule une anthropologie religieuse très complexe. Elle prépare l’accomplissement de la Révélation dans le Nouveau Testament.
Partons du prologue de l’évangile de saint Jean : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Jn 1,14) Qu’est-ce que cette chair prise par le Verbe de Dieu ? Il faut répondre d’abord : cette chair, c’est l’humanité commune, dans sa finitude et sa faiblesse, que nous connaissons. Jésus assume une chair faible, une chair qui a besoin de se nourrir, de se reposer, une chair qui souffre et qui meurt.
Mais surgit alors une question insistante. Si, pour nous, la chair symbolise la faiblesse morale et le péché, en irait-il de même pour Jésus ?
Le Nouveau Testament répond en sens contraire. Jésus n’a pas pris une « chair de péché », comme la nôtre, mais une chair « semblable à la chair de péché ». Car le Verbe de dieu ne s’est pas fait homme pour rajouter ses péchés aux nôtres, mais pour nous libérer du péché. C’est saint Paul qui l’exprime le plus directement.
Romains 8
1 Pour ceux qui sont dans le Christ Jésus, il n’y a plus de condamnation.
2 Car la loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a libéré de la loi du péché et de la mort.
3 En effet, quand Dieu a envoyé son propre Fils dans une chair semblable à celle du péché (ἐν ὁμοιώματι σαρκὸς ἁμαρτίας), pour vaincre le péché, il a fait ce que la loi de Moïse ne pouvait pas faire à cause de la chair : il a condamné le péché dans la chair.
4 Il voulait ainsi que l’exigence de la Loi s’accomplisse en nous, dont la conduite n’est pas selon la chair mais selon l’Esprit.
La chair de Jésus ne symbolise pas son péché, mais tout au contraire sa capacité à obéir jusqu’au bout à Dieu. Jésus ne nous a pas sauvés en esquivant la chair, mais en allant au bout de la chair, au bout de la finitude, au bout de la faiblesse. Et il a été le premier homme à supporter jusqu’au bout le regard de Dieu posé sur lui, y compris dans la terrible épreuve de la Croix.
Dit autrement, Jésus n’a jamais douté que le dessein de Dieu s’accomplirait à travers sa souffrance, même si le « mécanisme » sous-jacent à cet accomplissement lui est peut-être demeuré partiellement obscur. Si le psaume 39 renversait le récit de la création de l’homme à l’image de Dieu, Jésus, lui, renverse le psaume 39. Là où le psalmiste disait à Dieu : « tu me frappes à cause de mes péchés », Jésus dit : « tu me frappes à cause du péché de mes frères ». Et là où le psalmiste demandait : « Détourne de moi ton regard », Jésus dit : « pourquoi m’as-tu abandonné ? », c’est-à-dire : « ne cesse pas de me regarder », « continue d’agir en moi », « continue d’intégrer ma souffrance et ma mort dans ton dessein de salut » …
La chair de Jésus, sur la Croix, est devenue totalement docile, perméable à l’Esprit-Saint. L’Esprit, je l’ai déjà dit, c’est le souffle de Dieu. Jésus rend au Père son souffle sur la Croix, mais le Père le lui rendra à son tour en le ressuscitant. Ainsi la Résurrection reprend-elle la création du premier Adam mais en lui donnant une perfection qu’elle ne possédait pas à l’origine. Cette perfection, c’est celle de la chair en tant que capacité d’obéir à Dieu jusqu’au bout, d’aimer Dieu plus que soi-même et plus que tout.
Romains 8
26 Bien plus, l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements inexprimables.
27 Et Dieu, qui scrute les cœurs, connaît les intentions de l’Esprit puisque c’est selon Dieu que l’Esprit intercède pour les fidèles.
28 Nous le savons, quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien, puisqu’ils sont appelés selon le dessein de son amour.
Ce passage détaille ce que la Résurrection de Jésus change dans la condition charnelle des baptisés. Les baptisés reçoivent de manière anticipée l’Esprit-Saint, de sorte qu’ils ne peuvent plus vivre dans la chair de péché. Ils doivent vivre comme Jésus, dans une faiblesse bienheureuse parce qu’elle permet d’accueillir la toute-puissance de Dieu. « L’Esprit vient au secours de notre faiblesse », « Dieu collabore avec ceux qu’il a appelés selon son dessein. » Nous ne cessons pas d’être fragiles, faibles, limités, et même pécheurs. Mais notre chair devient le lieu de déploiement de l’Esprit en nous et autour de nous. C’est ce que saint Paul explique dans l’Épître aux Romains mais aussi, de manière encore plus frappante, dans un célèbre passage de la Deuxième épître aux Corinthiens, avec lequel je conclurai mon propos.
2 Corinthiens 12
7 Pour m’empêcher de me surestimer, j’ai reçu dans ma chair une écharde, un envoyé de Satan qui est là pour me gifler, pour empêcher que je me surestime.
8 Par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi.
9 Mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure.
10 C’est pourquoi j’accepte de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les situations angoissantes. Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort.
Jean-François Lambert : Je suis en train de lire le dernier livre du Cardinal Sarah. Il y a dans cet ouvrage beaucoup de choses qui sont en résonance avec ce dont nous parlons ici depuis le début de l’année. A propos de la fragilité, le transhumanisme s’accompagne d’un profond mépris du corps, un profond mépris de la chair. Un tel mépris du corps devrait nous inciter à défendre davantage la valeur de la chair, y compris dans sa fragilité. On peut contester le transhumanisme en disant que ça ne marchera pas, mais je suis de ceux qui pensent que ce n’est pas vraiment la bonne manière de s’y opposer. J’ai déjà évoqué ici la célèbre formule de Laurent Alexandre qui parle de « toboggan transgressif ». Comment, à partir de la réflexion que vous menez sur le corps, peut-on résister à ce toboggan ? Comment résister à l’idée que le corps ne serait qu’un assemblage d’éléments que l’on peut améliorer, transformer. Certes, il faut valoriser le corps de chair jusque dans ses fragilités, comme nous y invitent les exposés d’aujourd’hui, mais comment allons-nous raccorder ça au « toboggan » ? Autant j’adhère complétement à ce qui a été dit ce soir, et j’ai même été très ému par les propos du premier intervenant, autant, il parait douteux que ces magnifiques témoignages aient la moindre influence sur les tenants du transhumanisme. Au fond, ils s’en fichent, parce que ça ne les affecte pas. Ils nous diront, « continuez à faire ça si ça vous amuse mais ça ne change rien aux enjeux qui sont les nôtres » ! Qu’en pensez-vous ?
Père Florent Urfels : Je suis loin d’être spécialiste du transhumanisme. Ce que j’y perçois, avec le désir d’améliorer et de prolonger, peut-être à l’infini, les capacités de l’homme, par exemple ses capacités cognitives ou simplement sa durée de vie, c’est une fascination pour le corps. Mais aussi, et cela peut sembler paradoxal, un mépris de la chair. La chair n’est pas la même chose que le corps. Selon la Révélation biblique, la chair est une nudité, une fragilité, une capacité à être affecté par les autres. Bien sûr nous pouvons être blessés dans notre chair, mais positivement c’est la chair qui permet d’entrer en relation avec les autres et avec Dieu. Dans le récit du Péché originel, les yeux d’Adam et de la femme s’ouvrent et ils découvrent qu’ils sont nus. Le mot hébreu ici est arum, qui signifie à la fois « nu » et « rusé ». Notre culture associe la nudité à l’érotisme mais dans la Bible la nudité connote la fragilité, le fait d’être exposé sans défense à l’autre. L’homme, contrairement aux animaux, n’a pas de poils ni de griffes ni de défenses, il est terriblement exposé par sa nudité. Mais alors il développe un autre moyen de défense, qui est la ruse, l’arme des faibles. C’est bien la ruse qui permet à Adam et à sa femme, après avoir compris qu’ils étaient nus, de réagir en se fabriquant des vêtements de feuillages. Cela, aucun animal ne le fait parce que les animaux n’en ont pas besoin. Ainsi habillés, l’homme est moins vulnérable, moins exposé. Le vêtement est d’abord un moyen d’autodéfense face à l’autre qui pourrait représenter une menace. Mais si on continue dans cette logique de défense, on empile vêtements sur vêtements, on s’entoure de murs, de grilles, bref on repousse le plus loin possible sa limite. Cela revient à nier la chair. La chair, telle que Jésus l’a assumée et qui n’est pas le péché, c’est le fait d’avoir en soi une ouverture, une faille, qui expose au regard de l’autre mais aussi au regard de Dieu. Alors évidemment la chair devient le lieu d’une option très fondamentale. Est-ce que l’homme est homme en vertu de son intelligence et de sa capacité à transformer le monde et soi-même ? Ou bien est-ce que l’homme est homme par sa capacité à entrer en relation, à être affecté par les autres ? Du point de vue de la foi chrétienne, c’est clairement la deuxième vision qui s’impose. Du point de vue philosophique c’est moins évident car c’est souvent la raison qui est présentée comme le propre de l’homme, à la fois dans l’Antiquité avec Aristote et à l’époque moderne avec Descartes. Mais à l’époque contemporaine, dans le courant phénoménologique, il y a des gens comme Michel Henry qui retrouvent quelque chose de l’anthropologie biblique et du fait que l’homme est fondamentalement chair, et non pas corps. Maintenant on peut poser la question : est-ce que le transhumanisme améliore l’homme, c’est-à-dire l’aide à entrer en relation avec les autres et avec Dieu, et on voit bien que non. La chair n’est pas une question de performance technologique.
Jean-Luc Bour : Le fait d’insister sur le mot « chair » m’a fait un peu réagir, alors beaucoup plus pragmatique, venant de l’entreprise, quand on dit qu’un projet prend chair, c’est la réunion de l’idée avec les premiers éléments concrets, qui vont se traduire par un planning, par une affectation de ressources financières, humaines, etc., le projet prend chair, ça y est, il se voit… Si on revient maintenant à l’Évangile, partout on voit la faiblesse de la chair. Il y a plusieurs cas : le cas bien sûr des décès et des résurrections, mais il y a aussi le cas où les pêcheurs sont fatigués de jeter leurs filets, on leur demande de dépasser leur fatigue, le cas où ils s’endorment au Jardin des oliviers, et à chaque fois on voit que cette limite physique de la chair est dépassée parce qu’ils sont impulsés par l’Esprit du Christ. Du coup, dans la limite des fragilités, je me poserais la question de dire, la limite de notre chair, cette fois-ci purement corporelle, pour reprendre le terme de Jean-François Lambert, notre fragilité c’est en nous abandonnant au Christ, et en recevant son Esprit, qu’on dépasse cette limite, voilà ce que j’ai perçu et en quoi votre enseignement m’a fait réagir.
Père Florent Urfels : Oui, cela me paraît tout-à-fait biblique. La chair est pour l’Esprit, finalement, c’est-à-dire pour Dieu. Il y a en nous quelque chose, du fait de notre condition pécheresse, qui s’oppose à l’Esprit. Saint Paul emploie parfois le mot « chair » en ce sens, pas toujours, mais parfois comme une puissance d’opposition à Dieu qui se cache en nous. Après le péché, Adam et sa femme ont peur de Dieu, ils se cachent de Dieu, ils ne perçoivent plus clairement son regard d’amour et le voient plutôt comme une menace. Ici c’est la chair marquée par le péché qui s’exprime, dans la peur de Dieu. Mais, fondamentalement, la chair de l’homme, et d’abord la chair du Christ, est pour l’Esprit. La non-autosuffisance de l’homme, la nécessité d’entrer en relation avec l’autre, pointe en définitive vers Dieu. On pourrait développer les choses du côté la Trinité. Pour les chrétiens, Dieu n’est pas Un en raison d’une solidité infinie, comme un bloc de béton tellement compact qu’il serait indestructible. C’est tout le contraire ! Dieu est Un par sa capacité infinie à être auto-affecté, à être affecté par lui-même. Traditionnellement on ne parle pas de la chair de Dieu, ce serait trop ambigu, mais à la limite on pourrait employer analogiquement ce mot pour parler des Trois personnes en Dieu, des relations entre les personnes divines qui chacune et toutes ensemble constituent un seul Dieu. Maintenant, en revenant à l’homme, on pourrait dire que la chair est déjà une amorce de vie trinitaire en nous. En faisant ici abstraction du péché, bien sûr. La chair est pour l’Esprit, parce que cette amorce de vie trinitaire doit s’accomplir dans la vie divine. La chair ne s’accomplira que dans la résurrection, c’est une autre manière de dire les choses.
Hervé L’Huillier : Par rapport au thème que nous avons cette année, et en relisant les mots « Aux captifs, la libération », je voudrais explorer rapidement avec vous une proposition qui pourrait être faite à notre époque, qui est celle du dépassement. Je dirais, du grand dépassement. Quand on relit un certain nombre de passages de l’Évangile, on peut dire que Joseph, en ne répudiant pas sa femme, a « dépassé » la loi de son époque. On peut dire que le Christ, en ne condamnant pas la femme adultère, a « dépassé » largement la loi de son époque. On peut dire – il y a beaucoup d’exemples qu’on pourrait prendre – qu’Étienne, en disant « ne leur compte pas ce péché », a « dépassé » la loi du talion. On peut dire aussi qu’en fondant « Aux captifs, la libération », on « dépasse » peut-être la pratique habituelle de notre époque. Il y a une capacité, dans la fragilité, à se dépasser, donc à se libérer de ce qui nous fragilise. Je voudrais savoir si c’est une proposition qu’on peut faire à notre époque, une forme alternative d’augmentation, si je puis dire, une autre voie pour croître au-delà de soi-même.
Père Florent Urfels : Je pense que le mot « dépassement » a quelque chose de juste mais il est un peu ambigu. Si l’on considère la résurrection dont je viens de parler, elle comporte un dépassement mais qui est moins un dépassement par le haut qu’un dépassement par le bas. Le but, ce n’est pas de dépasser les limites de la chair, c’est au contraire de les vivre pleinement, de les vivre parfaitement. Et cela n’est pas autre chose que la Résurrection de la chair ! Je vais prendre une analogie assez traditionnelle. L’Ancien Testament, par exemple, correspond à un premier régime de Révélation, à une première manière d’entendre la Parole de Dieu. C’est cette manière qui a accompagné le peuple de Dieu, le peuple d’Israël, pendant plusieurs siècles. Mais avec le Christ et le don de l’Esprit-Saint, voilà qu’on ne lit plus l’Ancien Testament de la même manière, en particulier les chrétiens ne sont plus soumis aux œuvres de la Loi, comme disait saint Paul, à des préceptes rituels comme la circoncision ou la cashrout qui s’imposaient aux israélites. Pourtant on continue de lire l’Ancien Testament, mais en le référant à Jésus-Christ. C’est ce qu’on appelle le sens spirituel de l’Ancien Testament. D’un côté on pourrait dire que le sens spirituel dépasse le sens littéral qui était celui des israélites, mais de l’autre il est encore plus littéral ou disons plus charnel que le sens littéral. Par exemple le livre de la Genèse raconte que Dieu a donné à Abraham un bélier pour qu’il le sacrifie à la place de son fils Isaac (Genèse 22). C’est le sens littéral. Mais quand on réalise que cet épisode dramatique annonce la livraison de Jésus par Dieu, sur la Croix, alors le récit de la Genèse a encore plus de poids, il nous prend à la gorge encore plus fortement que dans le sens littéral, qui est déjà très dramatique. Le sens spirituel intensifie le sens littéral plus qu’il ne le dépasse pour le laisser derrière lui. Ce que je dis là relève de l’herméneutique biblique, mais la résurrection fonctionne de la même manière. La résurrection de la chair n’atténuera pas la chair mais l’intensifiera à l’extrême. Je ne suis pas loin de penser que le transhumanisme s’apparente à la vieille hérésie gnostique contre laquelle ont tant lutté des Pères de l’Église comme Irénée et Tertullien. Selon la gnose, la chair est une malédiction et le salut consiste à s’en affranchir. Tertullien au contraire disait : « caro cardo salutis », « la chair est le gond du salut ». Autrement dit, la chair n’est pas ce dont je dois être sauvé, mais ce par quoi je suis sauvé. Le mot de « dépassement » n’est peut-être pas le plus parlant pour exprimer cela…
Pierre-Henri de Menthon : Le terme a été utilisé, parce qu’on parlait de limites. Ce sont ces limites qui peuvent faire, ou pas, l’objet d’un « dépassement ».
Père Florent Urfels : Dépasser la limite, d’un point de vue chrétien, ce n’est pas la supprimer. C’est accueillir Dieu non pas malgré mais dans cette limite, à même cette limite. C’est un dépassement de la limite mais qui, à un certain niveau d’existence, n’élimine pas la limite. Au contraire, elle la renforcerait plutôt, tout en la modifiant radicalement.
Pierre-Henri de Menthon : Mais vous l’avez dit très clairement dans votre propos à l’instant, ne dépassons pas les limites de la chair !
Nicolas Aumonier : Puisque débat il y a, je voudrais rappeler, non pas les sept points, mais au moins le premier point de la Déclaration de l’Association transhumaniste mondiale en 2002. C’est une sorte de Déclaration des droits de l’homme, en sept points. Le premier point pose que « l’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie ». La technologie est dotée d’une capacité de transformation qui rappelle la onzième et dernière « Thèse à Feuerbach » de L’Idéologie allemande de Marx (il ne faut plus se contenter de penser le monde, il faut le transformer). Les rédacteurs de la Déclaration de 2002 séparent leurs interlocuteurs, ou l’humanité, en technophiles et en technophobes : libre à ceux qui veulent rester technophobes de rester à l’âge de pierre, mais la responsabilité de l’être humain est d’aménager ce qui peut l’être. Il n’y a pas de limites à cet aménagement. Cette absence de limites est à prendre au sérieux : les transhumanistes veulent travailler le fait de repousser le plus possible, de « transcender » disent-ils, le plus possible les limites biologiques. Alors est-on transhumaniste quand on porte des lunettes ? Certains iront jusqu’à dire oui, mais c’est un transhumanisme évidemment faible. Nous avons à travailler le sens que peut avoir la notion de limite biologique. Qu’est-ce qu’une limite biologique ? Vous appuyant sur la tradition de l’Ancien et du Nouveau Testament, vous dites que la chair, cette fragilité, ce souffle sont une richesse. Jusqu’où peut-on les accompagner sans être technophobe ? Les années qui viennent exigeront-elles un tri entre ce que nous décidons d’accepter comme un bon élargissement, et ce que nous refusons comme une transgression purement matérialiste et sans intérêt ? Ce sera assurément une tâche difficile.
Pierre-Henri de Menthon : Alors où sont les limites de la chair à ne pas dépasser ? Qui trace la frontière ?
Père Florent Urfels : Je répondrai peut-être un peu à côté de cette question difficile, parce que je ne me sens pas compétent pour entrer dans un débat casuistique, pour savoir si tel dispositif technique est acceptable ou pas. La casuistique est indispensable, à un certain niveau, mais il me paraît plus important de comprendre ce qui est en jeu dans la technique. Heidegger l’a très bien expliqué et d’une certaine manière je pense que ses réflexions valent aussi pour le transhumanisme. Heidegger note d’abord que, spontanément, nous voyons la technique comme un instrument, un outil. Cela fait partie de la manière humaine d’exister, l’homme se fabrique sans cesse de nouveaux outils et en cela il se distingue des autres animaux. Ce peut être un silex taillé, un marteau ou un ordinateur. Mais ce que souligne Heidegger c’est que, à première vue, la technique se présente dans une certaine neutralité morale. On peut utiliser un marteau pour planter des clous, on peut l’utiliser pour tuer son voisin dans un moment de colère. Il y a un bien moral dans un cas, un mal moral dans l’autre, mais de toute façon la moralité n’est pas dans le marteau, elle est dans l’homme qui l’utilise. Or cette neutralité apparente est très loin d’être neutre, en réalité ! Du moins c’est la conviction de Heidegger. La technique est dangereuse en tant que telle, et elle l’est d’autant plus que son impact est caché. En réalité la technique n’est pas un instrument, un outil, mais, dans le jargon de la phénoménologie, un mode de dévoilement de l’étant. C’est-à-dire que la technique est d’abord et avant tout une manière d’appréhender le monde, une manière pour l’homme de se situer dans le monde et d’y agir. L’exemple que donne Heidegger pour faire comprendre cela, archi-célèbre, est tiré d’un poème de Hölderlin, Le Rhin. Quand le poète voit le Rhin, il est saisi par sa beauté et il l’amène au langage, il dévoile sa vérité dans la parole poétique. Mais quand l’homme de la technique, disons l’ingénieur, voit le Rhin, il a déjà en tête les calculs de physique qui permettront de construire des barrages et d’en tirer de l’énergie. La technique ne voit plus le Rhin dans sa vérité, elle l’asservit à un projet de domination qui manque l’être profond des choses. Or c’est justement, dans la philosophie de Heidegger, la mission de l’homme, du Dasein : amener la vérité de l’être dans le langage. Dit autrement, la technique est connaturelle à l’homme, il ne s’agit pas de s’en passer, mais d’être conscient qu’elle est dangereuse. Pas seulement parce qu’elle permet de faire des bombes atomiques ou des industries polluantes, mais d’abord et surtout parce qu’elle s’impose comme un filtre entre nous et le monde. La technique change notre vision du monde et aussi notre vision de l’homme. À force d’utiliser des smartphones, et j’en ai un dans ma poche, on finit par penser comme un smartphone ! Il me semble que le transhumanisme est comme un aboutissement de la technique telle que la comprend Heidegger. Si l’on veut que le débat à ce sujet soit fécond, il ne faut pas se lancer tout de suite dans la critique de dispositifs particuliers comme les exosquelettes ou les implants cognitifs parce que le partisan du transhumanisme dira que cela revient à critiquer l’aspirine. Or tout le monde utilise l’aspirine ! Il vaut mieux, à mon avis, porter le débat sur le sens profond de la technique et sur la vision de l’homme qu’elle véhicule.
Marie-Joëlle Guillaume : Je souhaitais réagir après l’intervention d’Hervé L’Huillier, mais Nicolas Aumonier pose un certain nombre de questions et je vais enchaîner là-dessus. Je crois que l’aptitude au discernement reste la noblesse de l’être humain, et que si nous avons de façon générale à exercer un discernement moral quant à notre conduite, ce n’est pas parce qu’une chose est revêtue de l’aura technique que nous serions dispensés de ce devoir. Donc, de toute façon, il y aura un discernement à exercer. Mais je voudrais revenir sur ce que Hervé L’Huillier disait à propos du dépassement de soi, cela m’intéresse beaucoup.
En effet, lorsqu’on parle de dépassement de soi, il ne s’agit pas de la même chose que dans la formule : « dépasser l’humain ? ». Dans cette dernière formule, on évoque l’humanité en général. En revanche, le dépassement de soi se joue à l’échelle de la personne, et c’est un dépassement qui – paradoxalement peut-être, mais très profondément – passe souvent par l’acceptation de sa propre fragilité. En fait il y a un poids, une épaisseur morale dans le dépassement de soi, qui va de pair avec l’humilité du don, éventuellement du sacrifice. C’est quasiment le contraire de la notion d’augmentation. Au fond, ce qu’on pourrait reprocher peut-être d’abord au transhumanisme, c’est une vision qui en vérité manque d’ambition. Car c’est une part de l’homme qu’ils veulent augmenter, jusqu’à l’exacerber extrêmement, cette part de nous qui peut se rattacher au calcul. Mais ce n’est jamais qu’une part de nous. Tout ce qui est de l’ordre de la « chair » au sens biblique, beaucoup plus total, beaucoup plus global, cela n’entre pas dans leur vision.
Donc, pour reprendre à la fois le thème de ce soir et tout notre thème d’année, je voudrais souligner qu’à travers la souffrance, l’acceptation de la souffrance, la descente même dans la souffrance à la suite du Christ, il y a aussi la promesse d’une transfiguration. Ce que peut annoncer le christianisme, et qui est hors de portée de la gnose transhumaniste (tant il est vrai qu’il y a un aspect gnostique chez les transhumanistes), c’est la transfiguration de l’être humain. Cette perspective, cette promesse, il n’y a que la résurrection de la chair par le Christ qui peut l’offrir. Il me semble donc qu’on pourrait, à travers cette ambition qui passe par la fragilité, la souffrance et les limites, porter une contradiction au transhumanisme qui serait humainement riche, et même essentielle. Car, et ce sera mon dernier point, je ne sais pas si on a parlé de l’amour tout à l’heure, mais l’amour – la capacité d’aimer et le désir d’être aimé -, est quelque chose de central chez l’être humain. Or je ne vois pas du tout l’amour chez les transhumanistes. Il y a même souvent un peu un mépris de l’autre, le Pr. Laurent Alexandre a parlé plusieurs fois de « sous-hommes », à propos de ceux qui n’auraient pas, dans l’avenir, les implants jugés nécessaires par les savants d’une humanité « augmentée ».
Père Florent Urfels : Je pense à la fête que nous allons bientôt célébrer, la fête de Pâque. Dans le livre de l’Exode il est dit à propos de la dixième plaie, la mort des premiers-nés, que l’ange exterminateur passe au-dessus des maisons marquées par le sang de l’agneau pascal et qu’il épargne les premiers-nés de ces maisons. L’ange passe, il dépasse les maisons marquées. La libération de l’esclavage se fait donc à travers un dépassement mais ce dépassement consiste à obéir à Dieu qui a commandé aux israélites de mettre du sang sur le montant de leurs portes. La libération de l’homme ne consiste pas à rejeter tous les maîtres mais à choisir le seul vrai Maître : Dieu. Il faut passer de la servitude envers Pharaon au service de Dieu. Et cela nous reconduit à la question fondamentale : qu’est-ce que l’homme ? L’homme, d’après la Révélation biblique, n’est pas Dieu, il n’est qu’une créature de Dieu. Mais il est appelé à entrer dans une telle communion d’amour avec Dieu qu’il s’agit d’une véritable divinisation. Pensons à Pascal : « l’homme passe infiniment l’homme », ou encore à Grégoire de Nysse reprenant un texte de saint Paul : « Frères, je n’estime pas avoir déjà saisi le Christ, mon seul souci, oubliant le chemin parcouru, est tout tendu en avant, je m’élance vers le but ». Grégoire explique que le chrétien n’est jamais en repos, jamais arrivé au but. Il est en permanence tendu vers Dieu, dans une dynamique d’autodépassement qui l’assimile à Dieu lui-même. C’est ce qu’il appelle l’épectase. Voilà ce qu’est l’homme, au fond. Pour cela, la métaphore sportive qu’utilise saint Paul est assez parlante. Comme un athlète qui participe à une compétition, l’homme est souvent épuisé, il est à bout de forces, et puis en voyant que le but n’est pas si loin il trouve l’énergie pour aller au-delà de son épuisement, il se dépasse lui-même en dépassant son adversaire. En vous entendant, je pensais aussi à ces hommes et ces femmes que j’ai entendus en confession. Évidemment il s’agit d’une expérience assez particulière, que seul un prêtre peut connaître. Reste que, à mes yeux, un homme n’est jamais aussi grand que quand il s’abaisse, quand il se met à genoux et dit simplement : « j’ai péché ». Un homme qui confesse ses fautes sans se chercher d’excuses, sans tergiverser, sans accuser les autres, simplement parce qu’il est triste d’avoir offensé le Seigneur… Cela est tout-à-fait incroyable, si on y réfléchit. En tout cas ni la technique, ni la science, ni la sociologie, ni même la philosophie ne peuvent nous donner les bons concepts pour comprendre cela. Dans la confession des péchés il y a une prise de position par rapport à ses propres limites qui est unique en son genre et qui, là encore, révèle quelque chose de l’homme en tant qu’être fragile, être fini, être de chair. Mais, toujours, une chair qui est pour l’Esprit-Saint ! Le prêtre ne dit pas au pénitent : « tu es limité et pécheur donc continue comme tu es », il lui transmet au nom du Christ ce magnifique commandement qui est aussi une promesse : « va et ne pèche plus ».
Pierre-Henri de Menthon : Je voulais juste rebondir, compléter l’intervention sur les limites en parlant de l’amour. Un mot qu’on n’a entendu ni dans la bouche de Thierry, ni dans la vôtre mon Père. Il y a-t-il y a des limites à l’amour ? Je vais reprendre cette phrase, « ne dépassons pas les limites de la chair ». L’amour ne peut-il pas s’abandonner complétement, au-delà des limites, jusqu’au martyr ou par un simple petit souffle ? Dans les témoignages des Captifs on réalise qu’il y a assez peu de limites à ce don. Même les plus pauvres donnent, c’est la dernière richesse.
Père Florent Urfels : Ni Thierry ni moi n’avons prononcé le mot « amour » mais je pense que la réalité y était, par exemple en parlant de l’Esprit-Saint qui, selon saint Paul (Rm 5), déverse en nous l’amour de Dieu, l’agapè. Cela dit vous avez parfaitement raison de poser la question de la limite à donner, ou non, à l’amour. Cela rejoint une distinction importante que font les théologiens entre les vertus théologales et les vertus morales. Une vertu morale, comme toute vertu naturelle, même perfectionnée par la grâce, est caractérisée par la juste mesure. Aristote explique cela dans l’Éthique à Nicomaque et on en a tiré l’adage : « in medio stat virtus », c’est-à-dire : « la vertu se tient dans un juste milieu ». Dans le concret il peut être délicat de préciser en quoi consiste ce juste milieu mais au moins on est certain que les excès ne correspondent pas à l’exercice des vertus. Voilà ce qu’on peut dire philosophiquement à propos des vertus morales. Mais dans la vie chrétienne il n’y a pas que les vertus morales, il y a aussi les vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité. Elles sont théologales parce qu’elles expriment la nature de Dieu plutôt que la nature de l’homme, et en cela elles sont très différentes des vertus morales parce qu’elles sont sans limites ! Il n’y a pas de juste milieu pour l’amour, pour la charité. Cela n’a pas de sens de dire « in medio stat virtus » pour la charité parce que la charité est sans mesure, on ne peut jamais dire qu’on aime assez et qu’on peut s’arrêter là. Et pareillement pour la foi et l’espérance. On ne croit jamais assez, on n’espère jamais assez, on n’aime jamais assez ! En cela les vertus théologales expriment vraiment quelque chose de l’être infini de Dieu.
Hervé L’Huillier : Je voudrais rebondir sur ce qu’a dit Marie-Joëlle Guillaume, et la réponse que vous avez faite, parce que dans ce que vous dites, je perçois quelque chose qui est individuel, et pas quelque chose qui soit collectif. Il me semble qu’après l’exposé qu’on a entendu, la fragilité d’autrui peut être un projet de dépassement pour chacun. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Je crois qu’il y a quelque chose qui est social, une notion qui est attachée au corps, que l’on peut retrouver dans la chair ; la société c’est la « chair partagée ». Je ne sais pas du tout, ce n’est pas ma spécialité, si le transhumanisme propose quelque chose qui puisse augmenter la personne dans un sens social, collectif.
Pierre-Henri de Menthon : Vous vouliez réagir peut-être, mon Père, sur individuel/collectif ?
Père Florent Urfels : Oui, c’est peut-être un des enjeux des deux mots que l’on trouve dans le Nouveau Testament à propos de l’Eucharistie : sôma chez les Synoptiques et sarx chez saint Jean. Dans le Discours du Pain de vie de saint Jean, Jésus dit : « ma chair est une vraie nourriture ». Le mot grec est sarx qui correspond bien au mot hébreu ou araméen sans doute utilisé par Jésus, basar. Les Synoptiques et aussi saint Paul utilisent à la place le mot sôma. L’avantage c’est que, comme vous venez de le souligner, « corps » implique de manière beaucoup plus évidente l’aspect corporatif de l’Eucharistie, donc aussi de l’Église et du Salut. Alors que « chair » pourrait rester prisonnier d’une optique beaucoup plus limitée : la chair ce sont les gens que je connais et qui entrent en relation concrète avec moi, mais pas toute l’Église de tous les temps. Là encore la clef c’est la charité. La charité ne referme jamais sur soi, ni l’individu, ni le groupe. Il y a une dynamique intérieure d’ouverture à l’autre, qui correspond d’ailleurs à l’ouverture de l’intelligence à tout ce qui existe. Seul l’amour de Dieu nous fait vraiment aimer les autres, et cet amour divin est universel. C’est là où on voit à nouveau que le transhumanisme rate l’essence de l’homme, du moins d’un point de vue chrétien. Il n’y aura jamais une puce électronique ou une modification génétique qui me fera mieux aimer. Le transhumanisme rate l’amour, mais du coup il rate aussi la pensée. Aujourd’hui on prend comme modèle la pensée calculante des ordinateurs. Et c’est vrai, les ordinateurs font des calculs, même plus vite que les êtres humains. Mais ils calculent un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, c’est-à-dire sans le savoir. Les ordinateurs sont incapables de donner un sens aux calculs qu’ils exécutent. Cela, seule la pensée humaine en est capable. Mais comme on aime bien les expressions ronflantes on parle d’intelligence artificielle sans réaliser que c’est un peu absurde. J’ai lu il y a quelque temps dans le journal l’interview d’un spécialiste de sciences cognitives qui disait : « finalement, le cerveau humain, c’est juste un ordinateur naturel, et donc un jour les ordinateurs seront plus intelligents que les hommes ». Vous voyez comment on reverse les choses ! On commence par dire qu’un ordinateur est un homme artificiel et on aboutit au constat qu’un homme n’est qu’un ordinateur naturel. C’est l’ordinateur qui devient le modèle de l’homme. S’il n’y a pas une aliénation dans ce processus, alors je ne sais pas ce qu’est une aliénation ! L’intelligence humaine n’a pas grand-chose à voir avec l’intelligence artificielle, même quand un homme fait des calculs, parce que le milieu dans lequel baigne l’intelligence humaine est celui du sens, de la signification, et donc aussi de l’interprétation. Et tout cela est indispensable si l’on veut construire une société plus juste, une société qui laisse plus de place à l’amour, à la faiblesse, à la petitesse… Si on reste prisonnier des calculs, on est prisonnier d’une logique de l’efficacité économique et on finira par éliminer de la société ses éléments les moins productifs, tout simplement.
Pierre-Henri de Menthon : Sur le côté individuel ou pas, cela fait écho au témoignage de tout à l’heure. Les Captifs ne sont jamais seuls. Ils vont deux par deux…Ce n’est pas une démarche individuelle. C’est une démarche de Foi, certainement, mais ce n’est pas la démarche d’une somme d’individus. Il s agit d’une corporation au service des autres.
Père Florent Urfels : Oui, certainement, je ne peux pas parler au nom des Captifs puisque je n’en fais pas partie mais cette dimension de corps me semble très présente. Un autre élément va dans ce sens, c’est leur volonté d’aller à la rencontre des personnes de la rue les mains nues. Comme je suis aumônier d’étudiants et qu’avec les étudiants on fait pas mal de maraudes, j’ai demandé à Thierry de venir nous parler des Captifs. Et c’est là que j’ai pris conscience qu’en ayant avec nous un sac pour donner du café ou un sandwiche, même si notre démarche a toujours été de développer une amitié avec les personnes, on mettait une certaine barrière entre nous. Thierry nous a dit plus ou moins ceci : les mains nues, ce n’est pas les mains vides ; car les mains vides c’est qu’on n’a rien à donner alors que les mains nues, c’est qu’on s’expose à la rencontre et qu’on se donne soi-même. Cela nous a fait vraiment réfléchir, avec mes étudiants. Quand on a un sac avec du café, c’est plus facile pour nous d’établir le contact avec la personne de la rue. Mais pour elle, il y a comme une barrière. C’est sûr, on a une entrée en matière, on peut demander de manière un peu neutre : « est-ce que vous voulez boire ou manger quelque chose ? » Mais les mains nues c’est autre chose… Du coup on a changé notre manière de faire et on ne prend plus de sacs. Et bien la différence est assez incroyable, cela a vraiment changé l’esprit de nos maraudes parce qu’on est on est à niveau, beaucoup plus, avec les personnes qu’on rencontre. C’est aussi plus difficile, il y a vraiment des moments où on a un peu peur, notamment quand les personnes ne sont pas très claires, à cause de l’alcool ou de la drogue, cela arrive. Mais si on se dit que, les mains nues, on n’a rien à perdre, alors même dans ces cas là on fait des rencontres assez fantastiques… Donc le côté social ou corporel des Captifs, et plus largement de l’amour des pauvres, j’y crois vraiment. La vraie universalité, la vraie catholicité, elle part des plus pauvres. Si on fait quelque chose pour les plus pauvres, et qu’on y va les mains nues, tout le monde s’y retrouvera.
Thomas Jauffret : Je trouve intéressant le point d’aboutissement sur l’amour. J’ai souvent tendance à dire que le mot « intelligence » est surfait aujourd’hui, car il n’y a pas beaucoup d’intelligence quand on se limite au calcul ; mais les transhumanistes utilisent ce terme. Je dirais donc qu’il y a une espèce de combat entre l’effusion de l’intelligence et l’effusion de l’esprit, si on se place dans une notion plus chrétienne. Le témoignage de Thierry me faisait penser au témoignage de Kai Fu Lee, qui est un investisseur chinois qui parle beaucoup d’intelligence artificielle. Kai Fu Lee a d’ailleurs écrit un excellent livre qui est un peu la référence de Laurent Alexandre. Il prend souvent cet exemple d’un de ses amis qui a créé un robot pour les seniors, pour les personnes âgées ; ce robot fait tout pour la personne âgée, il lui commande ses médicaments et lui donne les informations, il lui fait la conversation ; Kai Fu Lee pose cette question à son ami : mais quelle est la fonction la plus utilisée dans ton robot ? Et son ami lui répond que c’est la fonction « service client », parce que c’est le seul moment où la personne âgée parle à quelqu’un ! Et cette personne au bout du fil, au bout du robot, de l’autre côté, elle n’a pas forcément un QI à 160, mais en revanche elle a cette capacité humaine à dialoguer, à entrer en relation, elle a quelque chose là, qui est assez fort. En faisant le lien avec ce que vous disiez sur la fragilité, j’ai l’impression qu’on sent bien que l’amour n’est possible qu’en fragilité, c’est-à-dire lorsqu’on ressent le besoin de l’autre. Si on ne ressent pas le besoin de l’autre, on a du mal à aimer, et finalement dans une société ultra intelligente, et de corps parfaits, on ressent de moins en moins le besoin de l’autre. On peut prendre l’exemple des adolescents. On s’aperçoit depuis quelques années que les adolescents ont des relations sexuelles plus tardives qu’ils n’en avaient dans les années 90, donc tout le monde se dit, super, ils se sont mis à intégrer la notion de morale sexuelle, alors qu’en fait, c’est tout simplement qu’avec la sexualité virtuelle, ils ressentent moins le besoin de l’autre. Ressentir moins le besoin de l’autre nous conduit sans doute à une société qui ressent moins le besoin d’amour, une société qui perd la notion d’amour. Quand on en parle à Laurent, il vous racontera que l’amour est une construction de l’intelligence, l’âme est une construction de l’intelligence, en fait tout est une construction de l’intelligence. C’est peut-être là où il y a un débat avec les transhumanistes : effusion d’intelligence vs effusion d’amour. Pour finir, il y a une autre notion qui n’a pas été directement abordée, et pourtant présente dans le nom « Aux captifs, la libération », c’est la notion de liberté. Finalement, est-ce que par le transhumanisme, on ne va pas dans une société dans laquelle on est prédéterminé, et en étant prédéterminé, on n’est pas libre ? Et est-ce que finalement la liberté ne se trouve pas dans la fragilité, dans cette capacité d’amour ? Benoit XVI disait que la vraie liberté c’est le désir du bien, de la communion avec l’autre, de la joie. Amour et liberté, voilà les deux notions fortes sur lesquelles les chrétiens, et les philosophes d’ailleurs, ont quelque chose à dire aux transhumanistes. La notion d’amour, qui les dépasse souvent, mais aussi la notion de la liberté, qui peut plus facilement toucher des transhumanistes venus en grand nombre des milieux libertariens …
Père Florent Urfels : Je trouve votre exemple sur le robot tout-à-fait remarquable ! L’homme veut entendre une parole humaine, pas une parole synthétique…
Pour la liberté, vous avez parfaitement raison, et je pense que philosophiquement, pour connecter les choses, il faudrait revenir au grand acquis de la philosophie herméneutique du XXe siècle, avec Heidegger et Gadamer. Cet acquis décisif, c’est que la raison humaine est essentiellement historique. Essentiellement historique, donc essentiellement conditionnée par le temps, c’est-à-dire qu’elle n’échappe pas au travail interprétatif. Et c’est une illusion de la Modernité de croire que la raison, parce qu’elle est universelle, doit être aussi intemporelle. L’exemple de cette illusion, qui est un peu l’acte de naissance de la Modernité, c’est la célèbre phrase de Galilée dans L’essayeur : « la vérité que nous font connaître les démonstrations mathématiques est celle-là même que connaît la sagesse divine. » Autrement dit, par un bout au moins, par son bout mathématique, la raison humaine serait proprement divine. Si Galilée dit vrai, la raison humaine serait la plus pure, la plus élevée, la plus divine, dans son exercice mathématique, qui échapperait alors à l’histoire. Beaucoup de gens sont de cet avis, ils sont galiléens sans le savoir, et c’est pour cela que les Mathématiques exercent un tel empire dans le monde cultivé, universitaire et scolaire, depuis le XVIIe siècle… Mais précisément, ce que l’herméneutique philosophique a montré, c’est que Galilée avait tort. La raison humaine n’a rien de divin en elle, pas même les mathématiques, car elle suppose toujours l’interprétation et donc un acte de liberté. On peut se tromper, on peut être en conflit sur les interprétations, mais cela n’empêche pas d’atteindre la vérité et de toute façon nous n’avons pas le choix, c’est le seul accès que nous avons, par notre raison humaine, à la vérité. Il faut passer par l’interprétation. Cela, c’est ce que dit la philosophie, mais du point de vue chrétien c’est encore plus vrai et plus beau parce que la liberté d’interprétation fait que la raison communique avec l’amour. On aime librement et on interprète ce que dit celui qu’on aime, dans la même liberté. Penser, interpréter et aimer ne vont pas l’un sans les deux autres, ou alors on se coupe définitivement de la vérité.
Séance du 10 avril 2019