Ingrid Riocreux, Agrégée de lettres modernes, auteur de La Langue des médias

Présentation par Marie-Joëlle Guillaume

Chers confrères, chers amis,

Dans le cadre de notre thème d’année La Vérité se décide-t-elle ?, j’ai le grand plaisir d’accueillir en votre nom ce soir Mme Ingrid Riocreux. Sa personnalité très littéraire, son parcours original et l’intrépidité de ses analyses – que vous avez pu mesurer à travers les quelques lignes d’annonce de sa communication – sont le gage d’une soirée passionnante.

Chère Madame, vous êtes professeur agrégé de Lettres modernes, vous êtes mariée à un normalien agrégé de lettres classiques et vous avez six enfants. L’aînée est dans un collège hors-contrat et les cinq autres sont instruits à la maison, par vos soins. Vous-même et votre mari, tous deux professeurs en lycée, alternez chaque année la présence auprès d’eux. Cette année, c’est vous qui enseignez … à l’extérieur.

Née en 1985, vous avez accompli votre scolarité à Caen, classe prépa littéraire incluse, puis vous avez obtenu à la Sorbonne une maîtrise de Lettres Classiques (sur les poètes élégiaques latins ; vous avez, par la suite, publié deux articles sur ce sujet dans des revues scientifiques à comité de lecture). Vous avez préparé l’agrégation de lettres modernes à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm avec le statut d’auditrice. Je précise que vous avez été reçue troisième à l’agrégation, promotion 2008.

Vous avez fait une thèse en langue et littérature françaises à la Sorbonne – que vous avez soutenue en 2013. Elle portait sur La négation chez les moralistes du XVIIè et du XVIIIè s (approches grammaticale, rhétorique et philosophique, chez La Rochefoucauld, Pascal, Vauvenargues, Chamfort). Vous avez présenté ces travaux sur la négation dans plusieurs cadres, notamment le Congrès Mondial de Linguistique Française. Vous avez publié des extraits de votre thèse dans des revues scientifiques et participé à des colloques de stylistique, notamment pour exposer l’importance de la paradiastole chez La Rochefoucauld – une figure de style sans doute mystérieuse pour beaucoup de nos amis, mais que vous avez trouvé  passionnante à étudier, et qui n’est pas sans lien, m’avez-vous dit, avec le travail que vous accomplissez aujourd’hui sur le discours médiatique…

Les médias n’étaient pas, à l’évidence, votre spécialité d’origine. Mais d’une part, selon vous, « les soucis d’un La Rochefoucauld par rapport au langage ambiant ne sont pas très différents des nôtres ». D’autre part il y eut une connexion à vos yeux providentielle entre vos centres d’intérêt premiers et les problèmes de langage d’aujourd’hui.

En effet, pendant que vous travailliez à votre thèse, vous avez commencé à enseigner : la versification, la grammaire et la rhétorique. Cette dernière discipline s’adressait à des étudiants de la Sorbonne (Paris IV) qui s’orientaient vers le métier de journaliste : c’est là que vous avez commencé à vous intéresser au discours médiatique. Vous n’êtes plus aujourd’hui chercheur-associé à la Sorbonne, vous enseignez le français dans un lycée public à Chartres, dans les filières générale et technologique.

Mais l’intérêt pour les médias ne vous a pas quittée.

Vous avez publié deux livres sur les médias : La Langue des médias : Destruction du langage et fabrication du consentement (L’artilleur, 2016) ; Les Marchands de nouvelles. Essai sur les pulsions totalitaires des médias (L’artilleur, 2018), et donné sur ces thèmes un certain nombre de conférences dans des cadres très divers, allant de l’Action française au Grand Orient de France ! Vous alimentez régulièrement de vos chroniques le magazine Causeur, la revue de Michel Onfray Front populaire, le Figaro, Valeurs actuelles, etc. Vous êtes aussi rédactrice d’un « cybercarnet », autrement dit d’un blogue.

Votre grande préoccupation, c’est, je crois, l’absence de distance critique du discours médiatique actuel. Dans notre recherche de la vérité au service du bien commun, votre regard nous est particulièrement précieux.

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COMMUNICATION

 

Ingrid Riocreux

 

Merci beaucoup pour cette présentation. Juste un petit mot sur la paradiastole, figure de style qui m’a beaucoup intéressée, comme vous l’avez souligné. C’est en travaillant sur la paradiastole que je me suis aperçue à quel point La Rochefoucauld avait un rapport au discours ambiant proche du mien. En effet, la paradiastole consiste à s’interroger sur la possibilité que, tout en partageant un langage commun, on ne donne pas le même sens aux mots. On l’exemplifie parfois en disant : « Vos résistants sont des terroristes ». Autrement dit, le mot que vous employez, je le juge inadéquat pour désigner cette réalité, donc nous n’avons pas les mêmes mots pour désigner la même réalité, pas le même rapport au langage. Or c’est ce que fait sans cesse La Rochefoucauld. Il dit par exemple : « Ce que l’on considère habituellement dans notre société comme l’amitié, c’est… » ; « Ce que l’on considère comme l’amour, c’est… », et il passe son temps à redéfinir les mots, en rappelant que la définition sous-entendue par l’usage des mots employés au quotidien n’est en réalité pas la même que celle du dictionnaire. Comme je m’étais intéressée notamment à la notion de ‘’politiquement correct’’ et à la manière dont celle-ci contamine le langage journalistique, je me suis aperçue que c’était le même genre de point de vue sur le langage, et qu’en fait, dans le travail des moralistes classiques, la question du langage était vraiment centrale. Voilà d’où vient le rapport de mes travaux sur les médias avec mon travail sur les moralistes.

 

En ce qui concerne le thème de ce soir, ‘Langage médiatique et vérité’,  je partirai du travail de Marshall Mc Luhan, dont on cite volontiers la célèbre formule : «  The medium is the message ». Cette formule ouvre de vastes perspectives de réflexion, mais le constat initial à partir duquel se déploie l’analyse de ce professeur de lettres devenu théoricien des médias, n’est pas moins intéressant : en effet les médias, dit-il, agissent comme un prolongement de notre sensorium, c’est-à-dire que grâce à eux je vois, j’entends, je perçois le monde au-delà de mon environnement immédiat. Il me semble donc que pour étudier cette question du rapport entre langage médiatique et vérité, on peut partir de ce constat. D’abord parce qu’évidemment la perception du réel n’a jamais été limitée à l’environnement immédiat- on peut penser à l’importance du bouche à oreille, de la relation épistolaire, de la rumeur -, mais justement, il y a là une différence importante puisque les médias de type journalistique garantissent théoriquement une forme d’exhaustivité, d’objectivité et de rigueur. Théoriquement, j’insiste, car même dans une forme d’approche idéale, et indépendamment de toute intention bonne ou mauvaise, la question même de la possibilité de dire le vrai dans le cadre médiatique est en réalité problématique en elle-même. Ensuite, et surtout actuellement, il me semble que la parole médiatique entend se substituer à notre sensorium. Pour le dire autrement, les médias ne sont plus un prolongement de nos sens comme le disait Mac Luhan, mais on se trouve dans une situation où ils entendent se substituer à ce que nous percevons de manière immédiate. On le voit avec la crise sanitaire, par exemple : on ne croit pas ce que l’on voit mais ce que nous dit la télévision ; nous ne croyons plus notre médecin de famille mais celui de la télé que nous ne connaissons pas, dont nous ne savons pas pourquoi il est le consultant régulier de la chaîne et qui ne parle pas de ses conflits d’intérêt. C’est assez troublant ; d’autant plus qu’en même temps qu’ils prétendent se substituer à notre perception directe du réel, les médias entretiennent de plus en plus le mythe de l’objectivité. C’est pourquoi, dans la présentation de ma conférence, je faisais l’analogie avec le diable. Les médias aiment donner l’impression qu’ils n’existent pas, qu’ils sont une vitre transparente à travers laquelle nous percevons le réel. Or c’est évidemment très trompeur puisque par définition les médias parlent sur le réel ;ils disent le réel qui lui-même, justement, ne parle pas.

Quand j’interviens devant des lycéens sur ces thèmes-là, je prends souvent l’exemple suivant : quand un camion percute un bus, ça ne dit pas ‘un camion percute un bus’, ça fait ‘boum’ ! Le réel est labile, fuyant et insaisissable. A partir du moment où l’on dit : « Un bus a percuté un camion à 6h15 ce matin », on ne dit pas la même chose que quand on dit : « C’est ce matin à 6h15 qu’a eu lieu la collision entre un camion et un bus ». Je peux choisir de mettre le camion en position de sujet, estimant alors qu’il porte la responsabilité de la collision et ce sera déjà un choix de mise en forme de l’information. Puis je choisis un angle qui peut être émotionnel – par exemple je vais chercher des témoignages mettant en valeur l’aspect pathétique de l’événement ; ou politique – j’interviewerai des gens critiquant le plan de circulation ; ou social -je mettrai par exemple en valeur les cadences infernales imposées aux chauffeurs routiers. Donc, le réel ne parle pas, mais je fais parler le réel. Dire le réel, c’est d’une certaine manière déjà l’enrober, et plus encore, c’est l’informer au sens étymologique du terme, c’est-à-dire lui donner une forme de l’intérieur, donc en quelque sorte le modeler. C’est inévitable, indépendamment de l’éventuelle intention maligne du journaliste. Ainsi donc, les médias construisent une vérité bien plus qu’ils ne la restituent. Dès lors, dans quelle mesure le journaliste peut-il véritablement dire le vrai ?

J’aimerais construire mon exposé en trois temps. D’abord, en envisageant les contraintes intrinsèques auxquelles se heurtent les journalistes, celles qui, dans la manière même dont ils  produisent de l’information, réduisent la possibilité d’un discours en parfaite conformité avec le réel. Puis en regardant ce que j’appelle les contraintes extrinsèques, à la fois de nature plus contextuelle – on va parler ici du statut du journaliste – et de nature idéologique : dans quelle mesure un mode de formatage va-t-il venir colorer le discours ? Surtout, je voudrais insister sur le fait qu’on ne doit pas réduire le problème de la parole médiatique à l’alternative vrai/faux. Pour le dire autrement, on ne doit jamais oublier qu’il n’est pas nécessaire de mentir à quelqu’un pour le manipuler ; on peut parfaitement manipuler les gens en leur disant des choses complètement vraies. En effet, on peut dire des choses vraies mais d’une manière telle que l’on conditionne la réception du message et la lecture du monde par les gens à qui l’on s’adresse. Enfin, j’insisterai sur le fait que cette crispation sur la maîtrise de la vérité peut cacher justement un renoncement à celle-ci. J’aime à dire que dans le discours médiatique actuel, l’éthique du vrai est devenue l’éthique du bien : au nom de la « responsabilité », le journaliste renonce aujourd’hui assez consciemment à l’éthique du vrai au profit de l’éthique du bien.

 

1/ Les contraintes intrinsèques : les choix qui s’imposent au moment de la production de l’information.

Rappelons d’abord que produire de l’information, c’est sélectionner, hiérarchiser, formuler. Or rien de tout cela n’est évident ; tout est choix. Pour le dire autrement, le réel finalement n’existe pas, ou plutôt, il nous est inaccessible par les mots. Comme le disait Kant, il est toujours atteint à travers une subjectivité. Ce qui ne veut pas dire que dire le vrai ne doit pas rester un idéal, un horizon ; il faut y travailler, viser cette concordance. Mais cela signifie que l’ « actualité », par exemple, n’existe pas ; c’est un discours construit et forcément, à partir d’un certain nombre de choix. Donc il ne faut pas se laisser perdre par des formules pompeuses. J’avais été marquée par une émission sur France info où ils recevaient le médiateur de Radio France, à qui les auditeurs avaient demandé pourquoi l’équipe de rédaction avait accordé autant de place dans l’actualité à tels faits dans les émissions de la semaine écoulée, et passé sous silence tel ou tel autre aspect. Le médiateur avait répondu pour sa défense « C’est l’actualité qui nous commande » ; en somme, c’est là une espèce chahada médiatique : il n’est d’autre dieu que l’actualité et le journaliste est son prophète !

Il en va de même pour la notion d’événement : rien n’est en soi un événement. Ce sont les médias qui contribuent très largement à faire d’un fait un événement. Par exemple, lors de l’affaire du petit Aylan (cet enfant noyé dont la photo du cadavre sur la plage de Bodrum en Turquie avait été diffusée dans le monde entier), de lire par exemple dans 20 minutes que cette photo était « à elle seule un symbole » de la difficulté de l’Europe à gérer le problème migratoire, des problèmes que posait la forteresse Europe, etc. En réalité, rien n’est symbole en soi ; on érige quelque chose en symbole. Ce sont les journalistes qui décident eux-mêmes de l’interprétation à faire de cette photo, du sens qu’ils lui donnent, de sa dimension symbolique, etc. Dans le même article, on lisait encore : « La photo s’est répandue comme une traînée de poudre sur les Unes de la presse internationale » ; comme s’il n’y avait aucun investissement émotionnel de personne derrière, comme si cela n’émanait d’aucune volonté, que la photo arrivait d’elle-même sur les Unes ! En fait, bien sûr, l’efficacité argumentative de cette photo était parfaitement délibérée et s’inscrivait dans le cadre d’un discours médiatique très homogène et simpliste autour de la question de l’accueil des migrants.

L’idée que les médias construisent l’événement est importante, ne serait-ce que si l’on pense à un événement d’actualité qui rassemble des milliers de personnes chaque année, je pense à la Marche pour la vie. Nous savons ici de quoi il s’agit, mais la plupart des gens ignorent complètement que cette manifestation a lieu, et elle n’est pas relayée dans les médias ; sauf pour être tournée en dérision par des satiristes comme Guillaume Meurice, qui va promener son micro dans les rangs des manifestants, selon un petit rituel bien mené pour les discréditer et sans donner d’information sur l’événement lui-même. Je me souviens qu’il en avait été question une année sous deux angles totalement différents, dans deux médias qui lui étaient hostiles. Guillaume Meurice avait sélectionné uniquement les personnes âgées pour ses interviews et ironisait méchamment sur le fait qu’ils allaient à la Marche pour la vie, étant eux-mêmes en fin de vie…Or, le même jour, France 5 diffusait un reportage sur la Marche pour la vie et de façon générale sur le mouvement pro-vie. A l’inverse de Guillaume Meurice, ce reportage mettait l’accent sur l’importance quantitative des jeunes engagés dans ce mouvement et s’inquiétait de les voir abandonner les combats de leurs aînés. Deux présentations différentes donc, l’une pour se gausser d’un mouvement de vieillards et donner l’impression que la cause elle-même va s’éteindre ; l’autre, plus conforme à la réalité mais non moins idéologiquement marquée, pour dénoncer l’activisme des jeunes au sein de ce mouvement et s’inquiéter du nouvel élan dont bénéficie la cause Pro-vie. Ainsi, le média fait l’événement ou l’ignore.

 

Dans son livre « Que sont les médias ? », Rémy Rieffel estime que seules 5% des manifestations bénéficient d’une couverture médiatique. Cette sélection de l’information est également patente en ce qui concerne l’actualité internationale. On peut penser en effet que certains faits qui auraient mérité d’être traités au premier rang de l’actualité médiatique passent relativement inaperçus. Je pense par exemple à la crise yéménite. Quand le conflit au Yémen a commencé, je me souviens de quelques émissions qui laissaient penser qu’il serait traité au long cours, qu’il serait au cœur de l’actualité, mais en réalité, et cela demeure un mystère – est-ce parce que nous vendons des armes à l’Arabie Saoudite, impliquée dans le conflit  et soupçonnée de crimes de guerre ? -, le Yémen reste très discret dans l’actualité. Il y a donc toujours une sélection.

Sur cette question de la hiérarchisation de l’information, je me souviens par exemple d’une Une du Figaro qui traitait conjointement du problème de la pédophilie dans l’Eglise et dans l’Education Nationale. On voyait bien que ce qui faisait vendre, ce qui était le plus racoleur et le plus scandaleux était la pédophilie dans l’Eglise, qui occupait la moitié de la Une. En revanche la pédophilie dans l’Education nationale, un phénomène à mon sens d’une ampleur assez similaire, et qui avait été pris à bras-le-corps par Najat Vallaud-Belkacem, était destinée à rester un tabou, ne serait-ce que par le statut qu’on lui donnait dans l’actualité.

 

Quant aux choix de formulation, on peut évidemment penser aux ravages des anglicismes qui en réalité traduisent autre chose, la réduction lexicale. On sent bien qu’il n’y a plus, chez les journalistes d’aujourd’hui, le souci du mot juste. Je relève par exemple souvent la facilité de l’emploi du verbe « choquer ». Tout choque ; même quand un acteur meurt, les gens sont choqués, bref dans le vocabulaire journalistique ce mot remplace absolument toutes les nuances lexicales de la tristesse, de la surprise, etc. qu’on peut imaginer. Plus grave, je remarque actuellement la totale interchangeabilité, dans le discours journalistique à propos de la Covid, du mot « cas positif » avec le mot « malade », comme si l’un signifiait l’autre. On aura des phrases du genre : « Le nombre de cas positifs a augmenté de tant aujourd’hui, ce qui porte à tant le nombre de malades » ! Le journaliste se dit alors certainement qu’il a évité la répétition d’un mot, et pourtant le fait d’assimiler cas positif et malade fait partie de ces subtilités qu’il faudrait prendre en compte, car précisément un cas positif n’est pas nécessairement un malade et ces amalgames constituent un vrai problème actuellement ! Une journaliste me disait un jour qu’à son entrée à l’école de journalisme, elle avait été surprise de voir les formateurs considérer que l’entrée en école de journalisme impliquait pour l’étudiant de savoir déjà bien écrire et d’avoir du vocabulaire… Or on note souvent les fautes de syntaxe, la pauvreté du langage journalistique etc. Donc il faudrait tenir compte du fait qu’à leur arrivée en école de journalisme les étudiants – j’en ai formé à la Sorbonne au niveau Bac + 3 – ne maîtrisent pas suffisamment la langue, le style ou encore la grammaire pour être capables de réfléchir véritablement sur une tournure de phrase ; il n’ont pas vraiment conscience qu’il y a mille manières de dire les choses, et par suite, qu’un choix réfléchi sur la manière la plus adéquate d’élaborer son discours sur un événement donné est éminemment nécessaire. On observe comme un règne de l’évidence dans la manière de dire et une tendance à la reproduction des formules entendues chez les confrères qui est vraiment regrettable.

 

  1. Les contraintes extrinsèques :

Ici, je mettrai davantage l’accent sur des problèmes qui ne relèvent pas de la production de l’information elle-même mais de son contexte, du statut du journaliste actuellement et du formatage des journalistes. Concernant le problème de la précarité du statut des journalistes, je me suis aperçue que j’ignorais la manière dont ils vivaient et travaillaient. Avant d’écrire mon premier livre, j’avais connu des étudiants futurs journalistes, mais quand j’ai été invitée par des médias pour parler de mon livre, j’ai enfin rencontré des journalistes en activité qui m’ont parlé de la manière dont ils travaillaient. Or ils trouvaient que si mon jugement était sévère, c’était sans doute parce que j’ignorais leurs conditions de travail. J’ai donc, ensuite, pris davantage en compte cette dimension dans mon travail sur la langue journalistique. Et il m’est apparu que, quelque goût qu’ils aient de la vérité, les conditions dans lesquelles travaillent les journalistes ne sont pas propices à la rigueur et à l’exigence.

On leur demande de plus en plus d’être ‘’multitâches’’, par exemple. Je connais une journaliste qui a démissionné d’un grand quotidien régional alors qu’elle avait toujours rêvé de faire de la presse écrite, qu’elle aimait écrire des articles… Car un jour on lui a signifié que cela ne suffisait pas, qu’il fallait désormais aller sur le terrain avec son téléphone pour faire des vidéos à mettre en ligne sur le site. Elle était donc censée se transformer en journaliste audiovisuel,  filmer, sélectionner les images, ce qui impliquait d’assumer une responsabilité différente, demandait un temps énorme pour la mise en ligne, le choix des commentaires, de la voix off, etc. Or elle estimait n’avoir déjà pas le temps de faire correctement son travail, et ne parvenait plus à relire ses articles.

Je peux aussi vous citer l’exemple d’un journaliste qui m’interviewait un jour :il n’était pas d’accord avec tout ce que je disais dans mon livre, mais le point qu’il soulignait était qu’il perdrait sans aucun doute son travail s’il suivait tous mes conseils, en me faisant remarquer que je ne mesurais absolument pas la réalité du métier de journaliste. Lui-même espérait seulement le renouvellement de son CDD, et acceptait ouvertement de le payer au prix de quelques compromissions, de reprendre les mots de ses confrères – aveu qui était très honnête de sa part. J’ai alors compris qu’avant de traiter les journalistes de grands manipulateurs il fallait se rendre compte de leurs conditions de travail !De même, si l’on pense à la plupart des articles mis en ligne, ils sont écrits par des journalistes qui, pour la majorité d’entre eux, n’ont pas demandé à faire leur métier dans ces conditions-là, et à qui l’on demande de trouver des titres racoleurs, de mettre beaucoup de liens hypertextes renvoyant le lecteur à un autre article, afin de ‘susciter du trafic’ et de faire vendre des espaces publicitaires, autant de choses qui rompent la fluidité de la lecture. De fait, il ne s’agit absolument plus de travailler le style, quand le but est de mettre un maximum de liens, de sorte que les gens quittent l’article en cours de lecture pour aller vers un autre, puis reviennent au premier dont ils auront conservé l’onglet ouvert, etc. La fluidité de la lecture et la rigueur de l’information elle-même sont donc perdues au profit de stratégies commerciales, de marketing. J’ai prévenu mes étudiants qui s’apprêtaient à entrer en école de journalisme (la plupart sont dans le métier depuis quelques années maintenant) qu’ils seraient peut-être amenés à faire des choses dégradantes avant de pouvoir exercer leur métier correctement. Au début de leur parcours, ils sont encore idéalistes et rêvent un peu d’être Tintin reporter… C’est plus tard qu’il y a une forme de résignation.

Par ailleurs, il y a aussi des problèmes quant à l’éthique du journalisme, dont je me suis aperçue en lisant le livre de Jean-Jacques Cros, Médias, la grande illusion. Lui qui faisait de l’interview politique dans les années 90, il y attirait l’attention sur le fait qu’en France, il existe des pratiques inimaginables aux Etats-Unis. Par exemple, si l’on veut obtenir le traitement médiatique d’une campagne politique ou d’une manifestation organisée, en France on paiera l’hôtel et le restaurant au journaliste, qui en échange ressentira une certaine gratitude et s’interdira de trop vous maltraiter. Cela créée donc une sorte de relation incestueuse assez scandaleuse entre l’homme politique, dont le besoin est qu’on parle de lui, et les médias heureux d’être dispensés de payer le train, l’hôtel, le restaurant. Cette manière de faire assure aux journalistes un certain train de vie. Les journalistes pour la plupart ont d’ailleurs honte de leur salaire mais sont fiers de leur train de vie, assuré par ces sortes d’arrangements professionnels. Il y a là matière à questionnement sur la déontologie de cette profession.

A cela s’ajoute une forme de pression idéologique concrète, explicite ou plus insidieuse. Explicite, parfois, oui : ainsi, après la publication de mon deuxième livre, j’étais allée donner une interview à un important quotidien régional, dans une autre région que la mienne ; je n’avais donc pas suivi la publication de l’entretien et supposais qu’il était paru quand, un jour, j’ai reçu un message du journaliste qui m’avait interviewée, me faisant part de sa colère pour avoir été censuré par sa hiérarchie, qui avait refusé de publier l’interview. On était en pleine campagne présidentielle, et ses supérieurs avaient estimé le moment « inopportun » pour faire paraître un article de critique des médias. Pourtant, on aurait pu trouver courageux de la part d’un journal de prendre un peu de hauteur par rapport au travail des journalistes ; eh bien, au contraire, il fallait sanctuariser la parole médiatique… Ce n’était pas le « bon moment » pour la critiquer.

Bien entendu, la plupart du temps, la dimension idéologique est totalement intériorisée et, dans une certaine mesure, je dirais qu’il n’y a pas besoin de conditionnements : beaucoup de sociologues des médias constatent la sociologie assez homogène du milieu médiatique, les journalistes étant issus de la bourgeoisie de gauche, souvent fils d’enseignants, ou de journalistes…. Il y a un profil de journaliste, et « même physiquement ils sont tous pareils », disait Pascal Praud l’autre jour à la télévision. Moi qui suis enseignante, fille d’enseignants, épouse d’un enseignant, cela ne me pose pas de problème de reconnaître qu’il existe, comme dit mon père, « une tête de prof ». Eh bien, il y a aussi une tête de journaliste. Il est indéniable qu’on peut observer un type physique du journaliste, qui est en fait la traduction d’un profil mental. On dit souvent que les écoles de journalisme formatent les journalistes. Or je pense que le problème est plutôt moins lié à ce qu’elles font qu’à ce qu’elles ne font pas. Elles devraient, selon moi, faire prendre conscience aux journalistes de leurs préjugés. Il est normal d’en avoir, d’avoir une orientation politique, idéologique, mais cela ne devrait pas se transformer en présupposés d’un discours censé être informatif.

Certains exercices que l’on faisait autrefois dans les écoles de journalisme ne se pratiquent plus, et c’est fort symptomatique : on faisait faire tout simplement l’exercice suivant, à savoir réécrire pour le Figaro un article tiré de Libération, ou à l’inverse réécrire un article tiré du Figaro pour Libération. Ce sont des exercices passionnants ! J’aurais aimé faire cela, comme cet exercice de lycée qui consistait à réécrire un texte de Victor Hugo à la manière de Balzac. Or, tout comme nous ne sommes plus capables d’écrire un texte de Victor Hugo à la manière de Balzac, de même peu de journalistes arriveraient aujourd’hui à réécrire pour le Figaro un article de Libération. Pourtant, ce type d’exercice obligeait à s’intéresser à tellement de choses : la formulation des phrases, le choix des mots, les présupposés, tout le non-dit qui irrigue le texte ! On imagine la supériorité intellectuelle du journaliste que l’on formait avec de tels exercices…

Les journalistes produisent aujourd’hui un discours qui certes n’est pas forcément faux, mais qui influe sur notre lecture du monde en fonction de présupposés, d’un non-dit très pesant. Nous sommes en permanence baignés dans un discours progressiste, marqué par une croyance proprement irrationnelle, de type religieux, en un sens de l’Histoire, qui se manifeste notamment par le truchement de petits adverbes glissés dans les articles. Par exemple, on va nous dire que « tel pays a déjà légalisé le mariage homosexuel » ; c’est une information authentique concernant la légalisation du mariage homosexuel, mais le mot « déjà » induit qu’il y a un sens de l’Histoire, que nous allons vers un certain accomplissement du monde où le mariage homosexuel fera partie des critères de l’avènement du bien universel.  De la même manière, on aura des informations indiquant : « Tel pays pratique encore la peine de mort », avec implicitement l’idée d’un retard par rapport à cette flèche indiquant le sens de l’Histoire, d’un retard par rapport au camp du bien. Il conviendrait de prêter attention à d’autres formulations colorées par une logique bien spécifique. Je pense à cet article du Monde parlant d’un texte du pape François. L’article était bien fait, bien écrit, pas malveillant vis-à-vis de l’Eglise, mais à la fin se glissait cette phrase :« L’Eglise juge immorales des pratiques pourtant aujourd’hui répandues ». Ainsi, selon cette journaliste, le fait qu’une pratique soit répandue n’était pas compatible avec le fait d’être jugée immorale. Bien entendu, la logique de l’Eglise est toute autre, mais la journaliste plaquait sa propre logique sur ce dont elle était entrain de parler, ce que trahissait l’adverbe « pourtant ». Que se passe-t-il ici ? Se met en œuvre ce dont Oliver Reboul a parlé dans Langage et idéologie, un livre que m’avait offert mon père et qui m’a beaucoup marquée. Il dit que la langue est un code que nous partageons pour communiquer, sur laquelle l’idéologie vient se greffer en tant que sous-code, écartant certains mots, imposant d’autres mots, formulant interdits et obligations lexicales. Cela culmine avec ce qu’on appelle communément le ‘’politiquement correct’’, anglicisme un peu gênant désormais marqué ‘’vieux ringard de droite’’.Or si l’on analyse ce ‘’politiquement correct’’,on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas de mensonges mais avant tout d’une euphémisation du réel, selon un langage que nous pratiquons couramment, ce qui explique son succès. Comment ne pas aimer un langage qui adoucit le réel ? Comment ne pas aimer un article qui puisse être titré « La religion s’invite au travail »,  quand il s’agirait en fait de nous expliquer l’islamisation rampante du monde de l’entreprise avec une mise au pas des consciences, une espèce de terrorisme du quotidien orchestrée par un islam rigoriste de plus en plus puissant ? Dans ce merveilleux titre « La religion s’invite au travail »,la personnification d’une idée abstraite, qui en outre est désignée par un terme global et générique, sonne gaiement et suggère une certaine légèreté ;elle s’invite au travail comme par surprise, et la réalité s’estompe derrière l’euphémisme. Or cette façon de s’exprimer invite en réalité à une forme d’acceptation, elle manifeste une coloration idéologique poussant le lecteur à accepter l’inacceptable.

 

3/ La crispation sur la maîtrise de la vérité

Enfin, je voudrais insister sur un phénomène indéniable actuellement, celui de la crispation sur la maîtrise de la vérité. En effet, on perçoit de plus en plus dans le langage médiatique une posture défensive manifestant une prétention à nous protéger contre le mensonge, notamment celui des réseaux sociaux, et à nous livrer la vérité ! En réalité cette crispation sur la thématique de la vérité cache un renoncement à celle-ci, renoncement par lequel l’éthique du vrai est devenue en fait une éthique du bien. On voit proliférer des choses comme le fact checking, la condamnation des fake news. Or ces anglicismes ne sont pas anodins, ils donnent l’impression que des choses nouvelles sont arrivées dans le paysage alors que les fake news ne sont que des mensonges, sous leur forme la plus banale, des rumeurs sous leur forme invérifiée, et le factcheking n’est en fait que la vérification de ces faits. Ces concepts laissent donc penser qu’émerge quelque chose de nouveau et qu’il est nécessaire d’être défendu contre le danger de la fake news. En réalité c’est une diversion. On voit pulluler ces rubriques vrai ou fake’ sur France Info télévision ; sur France info la Radio, il y a l’émission Le vrai du faux etc. Dans Les décodeurs du Monde sur le site internet du Monde, on trouve même une case pour entrer le nom d’un média dont on va nous dire s’il est crédible ou pas ! Un petit texte apparaît, où l’on nous demande de « penser à vérifier », de recouper les sources car les « informations peuvent être erronées ». Mais comment vérifier, s’il s’agit par exemple d’actualité internationale ? On ira voir sur le site du Monde, lire un autre média jugé plus crédible pour recouper les sources ? Mais ils ont quasiment tous la même source, la même agence de presse  – l’AFP -, dont ils se contentent très souvent de changer le titre de l’article tout prêt mâché. Le recoupement sera donc une mascarade, et l’on reconnaîtra le même contenu dans les deux médias ! Il y a aussi des rubriques comme Info ou intox dans Libération, où ce sont les lecteurs eux-mêmes qui viennent comme avec révérence demander « Est-ce que c’est vrai » ? Donne-moi la vérité, journaliste ! La parole de vérité va alors comme tomber d’en haut…

Ce qui est gênant avant tout, c’est la posture du journaliste qui apparaît en grand vérificateur, en détenteur de la vérité, qui veut nous protéger. Si vous regardez l’émission de Julien Pain sur France info télé, Vrai ou fake, cette posture du journaliste est précisément mise en scène. Il va dans la rue avec son téléphone, montre aux gens des petites vidéos trouvées sur internet, sur des médias alternatifs, et leur demandent ce qu’ils en pensent, leur soutirant des commentaires du genre : « C’est une honte, ce que nous dit ce médecin, mais si c’est vrai cela signifierait qu’on nous ment à la télé » ! C’est alors que Julien Pain intervient en grand interprète de la vérité des faits, expliquant aux naïfs et aux vulnérables que nous sommes comment comprendre cette vidéo : « ha ha, celui qui a fait cette vidéo essaie de vous manipuler mais moi, je suis là pour vous défendre et je vais vous faire rencontrer un expert qui dit que tout ce qui est affirmé dans cette vidéo est faux. » Fort bien, merci « l’expert » ; et merci au journaliste qui nous a sauvés in extremis de l’emprise d’un horrible média alternatif. Julien Pain s’est donné pour mission de nous rendre à la raison et de nous protéger. Ainsi les médias comme France Info cherchent-ils à apparaître comme des remparts de la vérité. Ce qui est gênant, derrière cela, c’est l’absence de scrupule moral qui émerge dans cette posture d’autorité, autorisant absolument tout. Je pense par exemple au débat entre Eric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon, qui avait fait l’objet d’un dispositif assez surprenant. Au cours du débat, des pauses étaient ménagées, pendant lesquelles on faisait intervenir la fact-checkeuse officielle de la chaîne, qui reprenait les débatteurs pour signaler un mensonge ou une erreur, comme s’il était entendu qu’on avait affaire à des menteurs professionnels ; ce présupposé rendant nécessaire l’intervention régulière d’une journaliste pour protéger le téléspectateur de leurs manipulations. Avec une absence totale de scrupule moral : ainsi, cette dame contestait à Eric Zemmour le droit de citer Charles Prats, dont les chiffres, selon elle, n’étaient pas bien établis, mais n’hésitait pas à lui opposer les travaux d’Hervé le Bras qui, lui, était sans doute totalement objectif ! Il ne s’agissait plus alors de se demander en quoi ce dernier était meilleur spécialiste ni comment il parvenait à ses chiffres, puisque, dans la bouche de cette journaliste, il était le porteur des chiffres officiels. Elle s’autorisait donc des partis-pris qu’elle refusait aux intervenants. Cette posture de rectificateur en chef devient révoltante quand, prétendant nous dire le vrai, on veut surtout éviter que nous pensions ‘’mal’’. La question du bien et du mal vient alors se substituer à la question du vrai et du faux et là, tout devient possible, même le mensonge.

Je voudrais rappeler l’affaire tout à fait scandaleuse et symptomatique de l’article publié sur le site de France Inter en septembre 2015, qui s’appelait « Migrants : le fantasme de l’infiltration terroriste », et qui commençait par l’introduction suivante : « Y a-t-il des terroristes parmi les migrants ? Non, et on vous dit pourquoi ». Deux mois plus tard, le 13 novembre 2015,on découvre que les terroristes étaient arrivés parmi les migrants. France Inter retrouve alors son article (des gens avaient gardé la capture d’écran de cet article, son lien, et l’avaient rediffusé), et devant le scandale, en modifie le titre et le contenu. L’article est désormais intitulé : « Des terroristes parmi les migrants ? ». Quant à la petite introduction de l’article, elle a purement et simplement disparu. Et la nouvelle version de l’article fait apparaître cette rhétorique qui sera ensuite largement déployée dans beaucoup de médias pour dissocier au maximum les migrants des terroristes, à savoir que les terroristes avaient« emprunté le chemin des migrants » !

Or ce genre de modification se fait avec une parfaite bonne conscience, au nom de ce que les journalistes appellent« l’éthique de responsabilité », selon laquelle il s’agit par exemple de ne pas faire le jeu du ‘’populisme’’. Les journalistes se sentent en fait investis du devoir de faire des choix conscients édictés par l’anticipation permanente de la réception de leur propre discours. Il ne faut pas qu’en entendant ou en lisant tel article les gens pensent par exemple qu’un tel, stratégiquement étiqueté sulfureux, pourrait avoir raison. Par conséquent, les journalistes vont développer tout un jeu autour de l’anticipation permanente de nos réactions supposées mauvaises.

 

En conclusion je dirai qu’il s’agit manifestement d’une mutation récente. Après avoir écrit mon premier livre, je n’arrivais pas à mesurer à quel moment avait pu avoir lieu cette espèce de dégradation du discours médiatique en discours moralisateur, prétendant dire le vrai et nous protéger contre le faux, et renonçant d’une certaine façon à viser la vérité au profit d’un discours moralisateur, d’un discours du ‘’bien’’. On m’a alors offert le livre de Michel Legris Le Monde tel qu’il est (1976), qui m’a permis une prise de conscience telle que mon livre semblait rendu inutile : tout y était si bien expliqué ! Certains passages m’ont vraiment marquée, par exemple quand Michel Legris explique qu’aujourd’hui les journalistes ont cette prétention à l’objectivité. Alors que, dit-il, quand il a commencé à travailler au Monde les journalistes savaient ce qu’était « la subjectivité honnête ». Il y a dans son livre un passage très beau sur le sens de la signature du journaliste, sur ce que signifie signer un article. Il rapporte que ses jeunes confrères, au moment de signer leur article, pensent avec fierté avoir dit le vrai et en être les détenteurs : « C’est vrai et c’est moi qui l’ai dit ». Or autrefois signer un article voulait dire : « Ce n’est que moi qui le dis, après avoir tourné mes yeux dans toutes les directions possibles. »On avait donc cette humilité de reconnaître qu’il ne s’agissait que d’un point de vue personnel, malgré tout l’effort mené en vue de la plus grande objectivité. Le journaliste était conscient qu’il ne pouvait pas asséner une parole de vérité. Il est donc très frappant de voir le décalage entre ces deux  postures.

 

Je vous livrerai, en anecdote finale, le témoignage de mon premier contact avec les médias après la publication de mon premier livre. Pour préparer une émission de télévision, un journaliste m’appelle ; nous discutons ; il me dit avoir trouvé mon livre très intéressant, mais il ajoute « pourtant, vous comprenez bien, madame, qu’on ne peut pas laisser les gens penser n’importe quoi ! »Ce très gentil journaliste partageait beaucoup de mes points de vue, il avait bien aimé mon livre, mais il se rendait au triomphe de l’éthique du « bien » aux dépens de l’éthique du vrai.

 

 

 

ECHANGE DE VUES

 

Marie-Joëlle Guillaume

Un grand merci à Mme Riocreux pour cet exposé plein de finesse. Vous m’avez fait un très grand plaisir en parlant de Michel Legris à la fin. Car en vous entendant j’y pensais, évidemment. Son ouvrage a une certaine ancienneté maintenant (publié en 1976), mais il faisait comprendre avec beaucoup de perspicacité comment le journal Le Monde, encore vraie autorité intellectuelle à cette époque, utilisait les figures de style pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes ! Je pense notamment à cette affaire terrible de la prise de Phnom Penh par les Khmers Rouges en 1975 : à l’époque j’étais abonnée au Monde et avais été furieuse d’y lire que selon lui, les malades qui avaient été traînés sur les routes par les révolutionnaires après avoir été chassés des hôpitaux y seraient « morts de toute façon » s’ils y étaient restés…!

J’aurais aussi une remarque à faire à propos du facteur temps. Un vieux journaliste m’a dit il y a quelques années qu’on mettait un point d’honneur autrefois à prendre le temps de vérifier ses informations, alors qu’aujourd’hui les plus jeunes journalistes étaient entrés dans une course au scoop et servaient une volonté, encore accentuée avec la concurrence des réseaux sociaux, d’être les premiers à dire quelque chose, la presse ne pouvant pas apparaître trop loin derrière. Alors, on ne se vérifie pas, tout est approximatif, et l’approximation devient une espèce de vérité. Je voudrais savoir ce que vous en pensez de cela. Autre chose : le sacro-saint journal de 20 h a toujours la même durée, que l’actualité soit riche ou non, ce qui introduit un biais, donnant parfois à un événement une importance qu’il n’aurait pas eue en d’autres circonstances.

 

Aymeric Pourbaix :

Merci beaucoup aux organisateurs de la communication, et à Ingrid Riocreux dont l’exposé était très stimulant. Je suis tout à fait d’accord, comme praticien, sur la question de l’humilité à avoir. Néanmoins j’aurais une petite nuance à exprimer, une réflexion ou une question, qui m’anime au quotidien dans l’exercice de mon métier. Il est vrai qu’aujourd’hui il y a une espèce de nouvelle « clérocratie » des journalistes, qui ont remplacé le clergé dans leur prétention à dire le bien ; néanmoins, est-ce que le vrai et le bien ne sont pas liés, en bonne philosophie ?  Et est-ce qu’un journaliste, qui plus est catholique, peut renoncer, en cherchant  à dire le vrai, à le faire en lien avec le bien ? Ce lien me semble fondamental, au risque, sinon, de tomber dans une forme de relativisme au nom de l’humilité et du renoncement à dire le vrai et le bien.

 

Ingrid Riocreux :

Oui, mais je pense justement que le bien est dans l’honnêteté, c’est-à-dire dans le fait de reconnaître qu’on regarde l’actualité nécessairement selon un biais, qu’on n’a pas toutes les informations nécessaires sur ce dont on parle, etc. C’est cela qui est moral, qui est l’éthique de la profession ;et puis justement, les journalistes devraient rappeler sans cesse, au lieu de prétendre à l’objectivité absolue, qu’ils sont inévitablement limités par leurs moyens, par le temps qu’on leur donne, qu’ils sont obligés de hiérarchiser l’information. Je trouve par exemple qu’on ne devrait pas distinguer médias d’information et d’opinion. Il n’y a pour moi que des médias d’opinion : les grandes chaînes de médias d’information continues ont des médias d’opinion qui ne s’avouent pas, et c’est bien hypocrite. Alors que, quand on est officiellement un média d’opinion, on assume un certain point de vue sur le réel.

 

Bernard Vivier :

Madame, vous nous avez dressé un tableau, documenté, passionné. Votre dernier propos sur la fausse distinction entre médias d’opinion et d’information est tout à fait exact. Comme Marie-Joëlle Guillaume, j’ai beaucoup apprécié votre référence à Michel Legris, que j’ai bien connu et apprécié, et qui a souffert des années de chômage à cause du Monde qui interdisait à tout journal en France de l’employer même comme pigiste. Il a dû travailler comme journaliste en Suisse pour gagner sa vie. Il appartenait- il est mort – à la race des gens pugnaces, comme ceux qui, avant lui, avaient déjà décrypté les méthodes du Monde.

Une fois dit cela, vous m’avez lourdement inquiété, car j’ai ressenti votre propos comme un discours de démolition des journalistes et des médias dans le style « tous pourris » et sans discernement. Je suis un peu direct et brutal avec vous, mais j’espère avoir ici une certaine liberté. J’ai relevé beaucoup d’amalgames. Dire que le type physique du journaliste traduit un profil mental est excessif. Or ce qui est excessif n’est pas toujours signifiant. Vous avez eu des propos très exacts sur la formation, la rémunération. Cela étant, si la plupart des journalistes ont un petit salaire et de grandes responsabilités, ils ne mènent pas tous un grand train de vie aux frais de ceux qu’ils sont chargés d’interviewer. Mon propos est inquiet, parce qu’en décrivant ainsi tous les journalistes et en considérant qu’ils sont une espèce de caste assimilable au démon – je me réfère à votre comparaison dans votre présentation -, vous donnez le sentiment qu’ils empêchent la société de recevoir une narration des faits rigoureuse.

Bien évidemment, la distinction entre objectivité et rigueur/honnêteté est une distinction fondamentale. Au syndicat des journalistes CFTC où j’ai été très engagé, nous avons beaucoup travaillé cette question. Tous les journalistes ne sont pas en manque de repères. La classe journalistique est souvent celle que vous décrivez, mais à trop amalgamer on peut avoir le sentiment que ce ‘tous pourris’ se répand. La critique contre les journalistes rejoint alors la critique contre les partis politiques ou contre les organisations syndicales, contre les corps intermédiaires. Nous avons vu dans des manifestations publiques des gens prendre leur smartphone, et, après avoir violemment et physiquement rejeté les journalistes qui faisaient leur métier avec leur professionnalisme malgré tout, s’attribuer le rôle de média, de journaliste, grâce aux réseaux sociaux. Autrement dit, l’absence de distance et d’esprit critique submerge à ce moment-là l’opinion générale et dès lors les réseaux sociaux portent des germes très préoccupants pour nos libertés.

 

Ingrid Riocreux :

Je pense qu’il en est des journalistes  comme des professeurs. Je suis professeur, fille de professeurs et femme de professeur. Quand les gens disent du mal des professeurs, considèrent qu’il y a un type physique du prof, quand ils reprochent aux professeurs d’être des idéologues, qu’ils dénoncent le pédagogisme, je trouve que tout cela est vrai et pourtant je suis moi-même professeur…Je  peux seulement espérer ne pas coller à ce modèle-là, être plus libre. Mais je constate la politisation d’une majorité de mes collègues, comme je constate les ravages du pédagogisme, etc. De même, je pense qu’il ya aussi un modèle dominant, écrasant chez les journalistes, même si à titre individuel ils aimeraient sans doute faire beaucoup mieux leur travail qu’ils ne le font ou ne le peuvent. Je pense qu’à l’instar des professeurs, les plus jeunes journalistes sont moins bien formés que les plus anciens. J’estime être moi-même moins bien formée que mes parents, mais être mieux formée que mes jeunes collègues. On ne peut nier la dégradation…

La généralisation n’est pas une universalisation. J’avais travaillé sur l’emploi par La Rochefoucauld du mot souvent, qui est un outil de généralisation n’empêchant pas l’exception. Chacun aspire sans doute à être une exception et à faire son travail du mieux qu’il peut. Mais je pense qu’il est important de prendre en compte l’impression globale que donne une profession…et le rejet du journaliste tient à cela. Dans mon premier livre j’avais écrit le Journaliste, avec un grand J ! Et j’avais dit qu’il s’agissait d’une caricature qu’on peut constituer à partir de tous ces fragments de discours que sont les mots de beaucoup de journalistes différents, qui certes à côté de cela ont aussi leurs qualités. Mais il y a un type du journaliste, cet espèce d’inquisiteur qui nous fait la morale, qui emploie un vocabulaire stéréotypé comme « extrême-droite », reprend à son compte une expression comme « militant antifasciste », sans se rendre compte de ce qu’il est en train de dire. Ces mots-là créent de vrais problèmes, car ils rendent les gens mécontents d’être étiquetés ainsi et ils ont raison, puisque ces notions ne sont pas définies mais sont bien plutôt des mots-chocs, comme le dit Olivier Reboul. Or ces mots-couperets, comme les appelle aussi Laurent Fidès, vous tuent sur place, et vous collent une étiquette contre laquelle vous ne pouvez pas vous défendre. On la porte ensuite alors qu’elle n’est pas une désignation officielle. Il en est de même avec tous les mots augmentés du suffixe -phobe : quand on vous a mis l’étiquette de –phobe, vous ne pouvez plus vous sortir de cette « cage aux phobes » ! Ce sont donc bien des faits observés dans les discours médiatiques qui ont entraîné ce rejet violent des journalistes par beaucoup de gens.

 

Marie-Joëlle Guillaume :

Je peux comprendre la réaction de Bernard Vivier et Aymeric Pourbaix, pour avoir fait aussi l’expérience du journalisme et n’avoir jamais séparé la tension vers le vrai du désir de servir le bien, loin de tout ‘’politiquement correct’’. Le journaliste chrétien, en principe, a des exigences de ce côté-là, et il n’est pas le seul.  Mais au-delà des personnes et de l’influence à l’intérieur d’un milieu, ce qui est intéressant dans votre présentation, c’est que vous nous avez parlé de faits. A savoir d’un type de discours dont les personnes peuvent aussi être prisonnières. Vous avez mis en évidence cette croyance latente au progrès qui fait qu’on vous dit : ‘on a déjà légalisé telle chose’. J’ai souvent fait la même observation. Pourquoi nous dit- on : ‘voilà le premier cas de’ ? Est-on sûr qu’il y en aura d’autres ? On pourrait dire : ‘on a observé un cas de’, pour les affaires de clonage, par exemple…La formulation oriente donc d’emblée dans un sens. Mais je pense que ce n’est pas forcément conscient de la part des journalistes. C’est pourquoi je crois que le plus important est d’apprendre à décoder ce discours, sans juger forcément les personnes.

 

Ingrid Riocreux :

En effet, et c’est pourquoi tout à l’heure j’ai dit que le plus gênant dans les écoles de journalisme est moins ce qu’elles font que ce qu’elles ne font pas. Je pense que tout ce travail de chasse aux préjugés, à faire avant tout sur soi-même, devrait être réalisé au sein des écoles de journalisme. Traquer ses propres présupposés est salutaire, et il est dommage que ce ne soit pas fait, mais on comprend pourquoi : puisque le discours de « tolérance » inculqué par les dirigeants de ces écoles est ‘’bon’’, puisqu’ils pensent ‘’bien’, pourquoi irait-on leur dire qu’ils ont des présupposés à éradiquer ? On considère en réalité qu’ils sont bons et qu’ils formeront des gens qui penseront bien !… Un jour où j’intervenais sur RMC, le directeur de l’ESJ de Lille avait appelé la station pour réagir en direct, car il tenait à signaler que je disais n’importe quoi ! Mais le simple fait de ne plus pratiquer les exercices de réécriture que je vous a cités en dit long sur l’absence de regard critique envers ses propres préjugés.

 

Jean-Luc Archambault :

J’aurais une remarque et une question. Ma remarque, en complément de ce que vous dîtes, regarde la noblesse du métier de journaliste et ses conditions d’exercice, qu’il faudrait souligner pour ne pas sombrer dans une démarche trop négative.

Cela conduit à ma question : j’aimerais vous entendre sur le rôle du lecteur, dont on n’a pas encore parlé. Il me semble en effet qu’en définitive tout cela est en partie de notre faute : si nous nous contentons de médias qui nous disent comment penser plutôt que de nous apprendre à penser, nous sommes dans une forme de paresse et d’abandon de liberté, qu’on pourrait élargir à d’autres sujets…Et donc, quels sont selon vous le rôle et la marge de manœuvre des lecteurs pour lutter contre ce mouvement par divers moyens, y compris celui du levier financier, si l’on considère que la vérité a un prix et que cela coûte plus cher de faire des articles sérieux que de recopier des dépêches AFP ?

 

Ingrid Riocreux :

Votre remarque me fait immédiatement penser à quelque chose que je dis souvent : Internet était censé avoir fait sauter toutes les barrières. En théorie, c’était merveilleux, on pourrait aller lire les informations de n’importe quelle tendance politique, lire les informations sur des sites musulmans ou autres…, tout étant accessible. On pourrait donc aller voir le monde à travers les yeux de l’autre, et personnellement j’aime beaucoup aller lire des infos sur des sites dont je ne partage pas du tout les idées, où normalement je n’aurais donc rien à faire. De même, mon mari achète Libération une fois par semaine et c’est toujours une bonne expérience ; soit une occasion de remettre en question notre propre point de vue en découvrant une réalité sous un autre angle, soit l’occasion de le conforter en constatant les failles d’une approche inverse. Je pense vraiment que voir le monde à travers les yeux de l’autre est très salutaire ; mais personne ne le fait ! L’effet d’internet a été en réalité un cloisonnement et une communautarisation de l’information assez terrifiants. Au lieu de multiplier les sources et les angles, on a aujourd’hui tendance à se crisper sur des sites dont on partage les préoccupations parfois monomaniaques et, ce qui est plus grave encore, nous allons surinvestir la confiance refusée aux grands médias dans ces médias alternatifs qui ne sont pas nécessairement plus fiables, et qui en tout cas ne devraient pas nous faire renoncer à notre esprit critique. Karl Kraus, que je cite dans mon second livre, a eu ce mot : « Il ne faut pas lire un autre journal, mais lire le même journal autrement ». Je suis assez d’accord avec cela. A titre personnel, je critique beaucoup France info mais j’écoute sans cesse France Info, comme BFM, etc. Je passe assez peu de temps sur les sites alternatifs, même si je les regarde de temps en temps pour avoir d’autres angles de vue. Je pense donc qu’il est préférable de développer un esprit critique vis-à-vis du message et de sa forme, plutôt que d’aller chercher ailleurs un message qui nous convient mieux mais face auquel on va renoncer à tout esprit critique par confort idéologique, ce qui peut être tout aussi dangereux que le formatage du politiquement correct.

 

Rémi Sentis :

Vous avez parlé de l’utilisation de l’image. Or, est-ce que la manipulation possible de l’information par les images n’est pas bien supérieure à celle qui provient du texte ?

 

Ingrid Riocreux :

Oui ; c’est Vladimir Volkoff qui dans son livre sur la désinformation avait un chapitre intitulé « C’est vrai parce que je l’ai vu ». Les images sont assez terribles, car effectivement on se dit ‘je l’ai vu’, sans se poser la question de l’angle, par exemple. Combien de fois un scandale a-t-il éclaté à cause de quelques minutes voire quelques secondes filmées avec un téléphone portable ? Par exemple, l’affaire d’un professeur qui gifle un élève…J’estime ne pouvoir juger ce collègue qu’à la condition de savoir ce qui s’est passé avant, dans les minutes, l’heure et même dans les mois qui ont précédé le geste. On ne peut pas juger sans savoir ce qui s’est passé. Peut-être ce geste traduit-il l’exaspération de quelqu’un qui n’a pas été entendu par son administration face à un élève dont l’attitude rend impossible la pratique même de son métier? Nous jugeons de réalités que nous prétendons voir parce qu’en effet nous avons les images ; mais bien souvent ces images sont aussi décontextualisées que les citations à partir desquelles nous jugeons les gens… En fait, le risque est le même, et il est d’autant plus grand que l’illusion de l’image est d’avoir accès directement aux faits, ce qui n’est absolument pas vrai.

 

Nicolas Aumonier :

Je voudrais être un peu iconoclaste et faire suite aux propos de Jean-Luc Archambault, qui a soulevé l’enjeu de la question financière : et si tout cela n’était qu’une question de prix ? De fait, si l’on n’est pas prêt à mettre le prix, il n’est pas étonnant que les informations soient douteuses…Les militaires, les diplomates, les royaux disposent de leurs propres réseaux d’informations, tandis que le grand public n’a que la presse, la radio, la télévision, internet qui lui donnent l’illusion d’avoir les informations nécessaires pour décider, alors que celles-ci sont plus ou moins fabriquées, orientées, filtrées par des moteurs de recherche qui nous enferment dans les bulles de nos préférences, ces fameuses filter bubbles théorisées par Eli Pariser. On nourrit la bête, on l’endort, mais pourquoi et dans quel but lisons-nous le journal si ce n’est pour éviter de faire notre prière le matin…pour paraphraser Hegel, ou éviter de travailler et d’agir ? Finalement, à quoi sert de lire un journal ou que cherchons-nous quand nous cherchons à être informés ?

 

Ingrid Riocreux :

Je pense en effet qu’il y a une surabondance d’informations. On nous parle souvent de ce qu’on ne nous dit pas, ou de ce qu’on nous cache, mais en même temps l’information vient à nous par le biais notamment de nos boîtes mails qui affichent les informations des grands médias. Si bien que notre esprit est occupé par beaucoup d’informations inutiles. Les chaînes d’information continue sont terribles pour cela aussi, car elles nous tiennent dans l’instantanéité totale et la surabondance, alors qu’en réalité on n’a pas le recul pour savoir si telle information relayée est vraiment importante ou même si, finalement, elle n’est pas fausse. Je suis frappée par cela ; à chaque fois par exemple qu’il y a une attaque terroriste, on est plongé dans l’overdose d’informations que permet le conditionnel : on a l’impression de recevoir une grande quantité d’informations, alors qu’en fait on ne sait rien, rien n’est vérifié, on occupe seulement du temps d’antenne. On va faire venir un spécialiste, on interroge un correspondant et tout est au conditionnel parce qu’on ne sait rien, et cela peut durer trois heures ! De notre côté, nous sommes pris par cette attente, nous ressentons un besoin factice de savoir, alors qu’il n’y a pas d’information tant qu’il n’y a pas de certitude.

 

Joseph Thouvenel :

Merci beaucoup, Madame, pour cette passionnante présentation. Vous avez terminé en citant un journaliste qui vous avait choqué en disant : « On ne peut pas laisser les gens penser ce qu’ils veulent », et je comprends votre réaction. Cela dit, l’éducation, c’est aussi d’apprendre à penser. Alors, pensez-vous que la presse n’a qu’un rôle informatif, et absolument pas éducatif vis à vis d’un public ignorant d’un certain nombre de choses ?

 

Ingrid Riocreux :

La formule du journaliste était la suivante : « On ne peut pas laisser les gens penser n’importe quoi », ce qui est très vague. Mais ce que vous dites rejoint ce qu’affirmait Walter Lippmann dans Public Opinion. Il disait que si les journalistes n’existaient pas, la multiplicité des opinions engendrerait le chaos, ça partirait dans tous les sens…L’intérêt de l’existence des journalistes est qu’ils vont créer une vérité officielle propre à canaliser les choses. On est finalement dans la même perspective qu’Edouard Bernays dans Comment manipuler l’opinion en démocratie ?

Je ne pense pas que les journalistes aient un devoir d’éducation et je trouve même assez  gênant qu’ils puissent s’arroger ce devoir-là étant donné leur peu de formation. C’est pourquoi je pense qu’ils devraient davantage rester à leur place et assumer le bornage de leur capacité, choisir la« subjectivité honnête », c’est tout ce qu’on attend d’eux. Dès qu’ils vont au-delà, qu’ils commencent à mettre en avant l’éthique de responsabilité, on voit immanquablement apparaître des problèmes de dissimulation de l’information : « parce qu’il ne faut pas faire le jeu de l’extrême droite », on va encore changer le nom d’un suspect, etc. Ainsi, dès qu’on met en jeu la question de la responsabilité morale, on prend le risque de cautionner  des postures qui ne sont pas déontologiques. Je ne vois donc pas bien ce qu’est la responsabilité éducative des journalistes ; il nous revient à l’inverse d’apprendre à nous méfier de l’information, à la prendre avec la distance qu’il faut, à toujours nous rappeler que nous avons des yeux pour voir et que les médias ne doivent en être que le prolongement, non les substituts. C’est cela qu’il faudrait apprendre aux élèves dans le cadre de ces journées de formation aux médias, à savoir les former à la réception aux médias et non pas attendre de ces derniers une éducation à l’information, dans laquelle ils seraient en effet juges et parties.

 

Marie Joëlle Guillaume :

Cela va dans le sens de ce que je voulais vous demander pour conclure. Vous vous intéressez aux médias, vous êtes en même temps professeur de Lettres. Comment, à vos yeux, peut-on former à l’esprit critique, par rapport à la langue, les jeunes générations plongées dans le bain médiatique, les réseaux sociaux, etc. ? Comment faites-vous ?

 

Ingrid Riocreux :

C’est un projet très ambitieux…Les copies que je corrige sont souvent illisibles, avec des phrases sans queue ni tête, sans verbe, etc. Alors je sème des petites graines en répétant notamment à mes élèves qu’il y a mille façons d’écrire une chose. Je voudrais qu’ils soient conscients qu’il n’y en a pas qu’une seule. Pour eux, c’est déjà tellement dur de faire une phrase, encore plus pour la génération Covid…Déjà, je lisais quelque part que depuis quinze ans le QI moyen a beaucoup baissé- ce que je veux bien croire. Dès lors, hélas, on ne peut guère entrer dans des choses subtiles, sauf en spécialité HLP (Humanités, lettres et philo), où je peux tout de même faire un cours sur les médias, que j’intègre à ma séquence sur la rhétorique. On y parle d’Aristote, de Cicéron et mes élèves sont dans le bain d’un questionnement sur le langage et le discours. Je conclus même ma séquence par une séance sur les médias où j’apporte le livre de Michel Legris ou celui de Philippe Breton sur la Parole manipulée par exemple… Mais dans un cours de français habituel je me contente de répéter que face à une phrase, il faut se dire que quelqu’un a choisi de la dire de telle manière et se demander quel effet elle produit. Je souhaite que les élèves soient conscients que, normalement, ils devraient avoir assez de vocabulaire pour se demander comment dire ce qu’ils ont à dire, quelles sont les différentes manières de s’exprimer, quelle est la meilleure, la plus adaptée. Mais, hélas, cela reste très théorique pour ces élèves qui ont du mal à lire et beaucoup de difficultés à écrire. Donc on ne peut pas être très ambitieux. La conséquence de cela est qu’ils sont très peu touchés par la propagande médiatique : « Il y a trop de mots compliqués à la télévision », me disent-ils à 16 ou 17 ans, « C’est trop fatiguant de lire». On peut donc seulement semer des petites graines…

 

Marie-Joëlle Guillaume :

Merci pour les petites graines livrées ce soir ! Je retiendrai en conclusion votre formule sur ‘’la subjectivité honnête’’, à la fois humble et tournée vers la finalité de la vérité. La vérité, on ne la possède pas, on l’atteint rarement mais on peut essayer de la chercher. Quant aux moyens de la subjectivité honnête, ils passent par l’analyse exigeante du discours, dont vous nous avez donné un très bon exemple ce soir. Un grand merci.

 

Séance du 13 janvier 2022