Mgr Jean-Pierre Batut, Evêque de Blois

Présentation par Marie-Joëlle Guillaume[1]

Monseigneur, né en 1954, vous avez été ordonné prêtre en 1984 pour le diocèse de Paris, après des études d’allemand et de philosophie. Entre 1985 et 2009, vous êtes professeur de théologie dogmatique à l’École cathédrale à Paris et à la Faculté Notre-Dame. Vous êtes aussi curé de paroisse de 2000 à 2009. Vous devenez ensuite évêque auxiliaire de Lyon de 2009 à 2014, et depuis 2015 vous êtes évêque de Blois. Vous êtes membre du comité de rédaction de Communio et vous avez été membre du Conseil permanent de l’épiscopat. Comme vous n’étiez pas rééligible, après tout un temps de bons et loyaux services, vous avez été réélu à la Commission doctrinale, où vous siégiez avant d’être membre du Conseil permanent. Nous en conclurons qu’on ne vous laisse pas respirer…

Vous avez également à votre actif des publications très intéressantes, à la fois pour leur profondeur et pour la perspective qui est la leur : Dieu, le Père tout-puissant (Paris, 1998) ; Pantocrator, Dieu le Père tout-puissant dans la théologie pré-nicéenne (donc avant le concile de Nicée), à l’Institut d’études augustiniennes (Paris, 2009) ; Qui est le Dieu des chrétiens ? (Paris, 2011), ouvrage que vous avez réalisé avec Rémi Brague. Citons ensuite À partir du Credo, (Parole et Silence, 2013) ; un ouvrage sur Les Pères de l’Église, première rencontre entre foi et raison, sous la direction d’Élie Ayroulet (Lyon, 2015) ; puis Sur les pas de Marie-Virginie Valin (Éditions des Béatitudes, 2018) : voilà qui est un peu plus mystérieux, pour moi en tout cas … Je citerai enfin votre étude sur « L’usage de l’Écriture dans Le salut par les juifs » dans Blois et l’antisémitisme (Paris, Minard, 2021), Le salut par les juifs étant, je le rappelle, le titre d’un ouvrage de Léon Bloy.

Lorsque nous avons évoqué ensemble votre intervention à venir, vous avez insisté, Monseigneur, sur votre attachement aux Pères de l’Église, ce qui apparaît clairement dans la liste de vos publications. Mais je précise que vous avez fait votre thèse sur une période très précise de la patristique, sur un mot du Credo, le « tout-puissant », le pantocrator. Avant le concile de Nicée de 325, c’était, m’avez-vous expliqué, un attribut du Père, alors qu’après Nicée cet attribut a été transféré au Christ. Et il est vrai qu’on voit dans l’art chrétien des Christ pantocrator. Vous avez toujours été fasciné par les Pères de l’Église et vous êtes resté marqué par le cours donné à Tubingen par le cardinal Ratzinger, et édité en français sous le titre La foi chrétienne hier et aujourd’hui (Cerf). Vous étiez sensible à un paragraphe en particulier, que le cardinal Ratzinger n’a cessé de développer, à savoir l’option chrétienne en faveur de la philosophie. Vous m’avez dit à quel point cette option de l’Église primitive était capitale, car c’était le refus de se ranger parmi « les religions », pour se mettre du côté de la raison. Cette option s’est poursuivie dans toute l’histoire de l’Église, jusqu’à l’encyclique Veritatissplendor de Jean Paul II, avec les fameuses « deux ailes de la foi et de la raison ». C’est aussi cette question qui vous a intéressé chez Origène (185-253). Vos centres d’intérêt se situent donc plutôt avant Nicée, avec un demi-siècle de patristique entre Irénée et Origène.

Nous avons demandé à l’éminent théologien et au pasteur que vous êtes de nous éclairer, en cette séance de clôture sur le thème de la Vérité, sur la question des liens entre Vérité humaine, conscience et liberté

 

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Communication

 

Mgr Batut 

 

Je vais me situer davantage en pasteur qu’en théologien ou en philosophe, même si le sujet que je vais traiter est un sujet extrêmement théologique et philosophique, à savoir conscience, vérité, liberté. J’aurai peut-être une attention particulière à cet adage qu’on entend très souvent, selon lequel il faut agir selon sa conscience : que vaut cet adage ?

On sait que l’Église prétend à une autorité magistérielle en matière de foi et de morale, et qu’elle fonde cette prétention sur la mission que le Christ a confiée à ses apôtres d’enseigner toutes les nations, comme sur la garantie qu’Il leur a donnée, à savoir que cet enseignement se ferait avec sa propre autorité : « Qui vous écoute, m’écoute ». Ainsi donc la foi de l’Église en sa propre autorité n’est pas un acte de foi en elle-même, c’est fondamentalement une foi dans le Christ. En même temps, l’autorité et spécialement celle de l’Église, est compatible avec l’exercice de la conscience individuelle. Le concile Vatican II a eu des paroles très fortes au sujet de la conscience, dans une déclaration qui n’avait pas un statut magistériel très élevé, (puisqu’il s’agit uniquement d’une déclaration) Dignitatis humanæ, sur la liberté religieuse – même si l’on sait que souvent les textes des conciles ont une portée historique qui dépasse leur statut théologique. Et c’est le cas de Dignitatis humanæ. Ce texte affirme que personne, ni les autorités de l’État, ni celle de l’Église, ne peut attenter au droit de la conscience individuelle :

« La dignité de la personne humaine est en notre temps l’objet d’une conscience toujours plus vive. Toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options, et en toute libre responsabilité ; non pas sous la pression d’une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir » (§1).

Je souligne ce mot « devoir », j’y reviendrai. « De même requièrent-ils que soit juridiquement délimité l’exercice de l’autorité des pouvoirs publics, afin que le champ d’une franche liberté, qu’il s’agisse des personnes ou des associations, ne soit pas trop étroitement circonscrit. Cette exigence de liberté dans la société humaine regarde principalement ce qui est l’apanage de l’esprit humain, et au premier chef ce qui concerne le libre exercice de la religion dans la société ».

Donc, de la liberté de conscience en général, on va passer de façon plus précise à la liberté religieuse, mais ce n’est pas directement mon propos. Ce qui m’intéresse, c’est le constat que le paragraphe 2 du même document tire de ce qui vient d’être dit : « La personne humaine a droit à la liberté religieuse, cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte, de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse, nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir dans de justes limites selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ».

Mais avant cette affirmation de principe, le texte avait énoncé deux points tout à fait fondamentaux, d’une part que l’unique vraie religion subsiste dans l’Église catholique, parce que la vérité est le Christ lui-même, affirmation qui est dans la constitution de Lumen gentium sur l’Église ; et d’autre part que tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, et quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles. Donc, ces deux affirmations sont l’arrière-fond de la déclaration très explicite de la liberté de conscience qui est au paragraphe 2. Ainsi le devoir, dont il avait été question dans la première phrase se trouve précisé ici : ce n’est pas un devoir kantien, abstrait, c’est un devoir par rapport à la vérité. Le devoir de chercher la vérité, et l’ayant trouvée, le devoir d’y adhérer, et de se conduire en accord avec elle. Le paragraphe 1 concluait : « que ce double devoir concerne la conscience de l’homme et l’oblige, et que la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance». Tout se passe comme si le rapport à la vérité était un rapport personnel, interpersonnel, ce qui se conçoit dans la mesure où dans la pensée chrétienne, la vérité est une personne, la personne du Christ. Il y a donc une relation personnelle à la vérité, et l’affirmation que la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec douceur et puissance, fait songer par exemple à une antienne de la semaine qui précède Noël, où il est question de la Sagesse de Dieu qui régit l’univers avec force et douceur. La sagesse est personnifiée, la vérité est personnifiée. « Alors que, puisque la liberté religieuse que revendique l’homme dans l’accomplissement de son devoir de rendre un culte à Dieu concerne son immunité de toute contrainte dans la société civile, elle ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral de l’homme et des associations à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ. » Ceci pour rassurer ceux qui penseraient qu’il y a là une volte-face par rapport aux affirmations traditionnelles de l’Église sur ce que le texte appelle « la vraie religion ». Le vocabulaire pourrait peut-être évoluer sur le sujet, mais le fond demeure, tout comme la question de l’unique Église du Christ. « En traitant de cette liberté religieuse », conclut le texte, « le saint Concile entend développer la doctrine des souverains pontifes les plus récents sur les droits inviolables de la personne humaine et l’ordre juridique de la société ». Nous voyons donc s’exprimer la préoccupation de s’inscrire dans une tradition homogène, et en même temps d’affirmer un point qui n’a pas été, c’est le moins qu’on puisse dire, mis en lumière de façon aussi éclatante dans les textes antérieurs.

Si je résume cette introduction, dans la perspective de Dignitatis humanæ et du Concile, la liberté religieuse, et plus largement la liberté dans la recherche de la vérité, est un droit, mais c’est un droit qui repose sur un devoir, qui lui-même est un double devoir, le devoir de chercher la vérité et le devoir d’y adhérer quand on l’a trouvée. La liberté laissée à la conscience subjective est donc un préalable, et seulement un préalable. Il faut que cette conscience subjective – je l’appelle ainsi par provision, mais je préciserai ensuite ce qu’on peut entendre par là – adhère à la vérité objective : c’est requis par sa dignité propre de conscience subjective, ce que le texte résume au paragraphe 2 dans une formule remarquable, je cite : « Ce n’est pas sur une disposition subjective de la personne, mais sur sa nature même, qu’est fondé le droit à la liberté religieuse ». Cette manière de tisser ensemble l’objectif et le subjectif est tout à fait caractéristique de ce texte. Je voudrais donc développer dans un premier point ce que je viens d’appeler vérité objective et conscience subjective – le moins qu’on puisse dire, c’est que nous avons là un point nodal dans notre réflexion – ; ensuite, dans une deuxième étape, je parlerai de deux acceptions du mot conscience.

 

Vérité objective et conscience subjective.

Ce que je viens de dire en introduction ne fait en réalité qu’esquisser la problématique de la vérité objective. Nous le savons bien, la difficulté c’est de saisir le lien entre celle-ci et la conscience subjective. Il y a deux écueils possibles. Le premier écueil consiste à considérer qu’il n’y a pas de vérité objective, et que dès lors toutes les opinions auxquelles on adhère en conscience se valent. Tout se ramène au principe de Pirandello « A chacun sa vérité », très en vogue aussi de nos jours. Il n’y a pas de vérité, il y a seulement des sincérités, chaque individu demeure enfermé dans ses propres convictions, sans portes ni fenêtres donnant sur l’extérieur. Ceci finit d’ailleurs par empêcher tout dialogue, dans la mesure où il n’y a pas d’objectivité vers laquelle tendent les deux personnes en dialogue. A des jeunes qui me tiennent le langage de la sincérité en l’opposant au langage de la vérité qui leur paraît totalitaire, je dis souvent que le problème, c’est qu’Hitler était sincère quand il affirmait par exemple qu’il fallait exterminer les juifs, et que Staline était tout aussi sincère quand il considérait que l’avènement du communisme justifiait des millions de morts, des victimes collatérales ; et que les terroristes d’aujourd’hui sont tout aussi sincères dans leurs pensées et dans leurs actes.

Le second écueil serait de considérer, à l’inverse, que les convictions subjectives sont sans pertinence, et que l’erreur n’ayant aucun droit la vérité doit obliger tout le monde, même si pour cela on doit l’imposer de manière contraignante. Je précise à ce sujet que l’idée selon laquelle l’erreur n’a aucun droit est à mes yeux parfaitement exacte : ce sont les personnes qui ont des droits, même quand elles sont dans l’erreur, ce n’est pas l’erreur elle-même. Et on voit que dans les deux cas, dans les deux attitudes, que je campe évidemment de manière caricaturale, on résout le problème posé en supprimant un des deux termes : soit la notion même de vérité, ce qui est très généralement le cas aujourd’hui, soit, dans la version autoritaire, la liberté requise pour la recherche de la vérité par les consciences individuelles.

Pour échapper à ces deux écueils, il ne suffit pas de tenir une voie moyenne, en disant par exemple que tout le monde n’a pas la chance de voir ce qui est vrai, qu’il faut bien s’accommoder de l’existence de gens qui ignorent ce qui est vrai, ou même que c’est finalement une bonne chose que beaucoup de gens ne connaissent pas le vrai, car leur vie est peut-être rendue plus facile par cette ignorance. Il ne suffit pas de s’en tirer par des échappatoires aussi faciles, il faut situer la vérité, non pas comme quelque chose qui s’impose à nous de l’extérieur, mais, pour reprendre une formule célèbre de saint Augustin, comme ce qui est « plus intime à moi que moi-même ». Et s’il est vrai, comme le Christ l’affirme, que la vérité rend libre, il doit y avoir au plus profond de la personne une aspiration à cette liberté-là qui vient de la vérité, et qui libère non seulement de l’erreur, mais aussi du mensonge dont l’humanité est si souvent victime ; car théologiquement la vérité s’oppose autant au mensonge qu’à l’erreur. Une conscience subjective qui se sait en désaccord avec la vérité est peut-être plus libre, ou du moins beaucoup plus en voie de libération qu’une conscience subjective qui ne connaît plus ni le bien ni le mal. Le fait de réduire l’homme à sa subjectivité ne le libère pas, mais l’enfonce dans ses préjugés et dans ses esclavages.

Saint Paul, au chapitre 2 de l’Epître aux Romains, nous dit que même les païens, alors qu’ils n’ont pas la Loi, sont capables de savoir ce qui est bien et ce qui est mal. Cela signifie que l’homme est capable d’accéder à la vérité par nature, antérieurement à toute révélation, et donc d’avoir une conscience morale, de connaître ce qui est bien et ce qui est mal, et d’exercer cette conscience morale, cette connaissance. Selon saint Paul, l’homme a donc en lui la conscience d’une vérité qui existe en dehors de lui, puisqu’elle est universelle. Et s’il en est ainsi, le mot conscience ne désigne pas seulement ce que j’ai appelé un peu rapidement la conscience subjective, il désigne aussi quelque chose qui est en nous et qui nous permet d’adhérer à des valeurs qui existent en dehors de nous, et cela, même si ces valeurs ou principes moraux sont en contradiction avec ce que nous faisons, et nous remettent en question dans ce que nous faisons. Ce principe est intérieur à nous. On peut évoquer saint Augustin, dans son célèbre texte des Soliloques : « noli foras ipse, in te ipsum redi », ne va pas au-dehors, rentre en toi-même, « in interiore homine habitat veritas », c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité.

Je viens de citer saint Paul, mais on trouve quelque chose de très proche chez Socrate, dans son opposition aux sophistes. Ces derniers prétendaient que la vérité se ramenait en définitive à l’utilité – est vrai ce qui est opératoire – et se ramenait finalement à ce qui servait leur pouvoir. Le signe que leur vie n’était pas orientée vers la vérité était le mensonge qui finissait par s’y introduire et y prendre une place tout à fait centrale. Ce problème du pouvoir, de l’utile et de l’opératoire est central. Dans un certain nombre de problèmes moraux actuels, par exemple celui des nouvelles techniques médicales concernant le vivant et la procréation, si je ne peux même plus poser la question de savoir si ce que j’ai le pouvoir de faire est moralement justifié ou non, cela signifie que la vérité a été totalement absorbée par l’utilité, et le devoir par le pouvoir. De cette absorption par le pouvoir, nous sommes malheureusement trop souvent témoins.

J’ai identifié deux acceptions du mot « conscience », d’une part la conscience subjective, d’autre part la connaissance intuitive, plus ou moins claire, de la vérité objective. Ces deux niveaux étaient parfaitement identifiés au Moyen Âge, sous le nom de conscientia et de syndérèse.

 

Première acception du mot « conscience », la syndérèse.

C’est un mot un peu barbare qui peut être illustré de manière très simple, à partir d’une parabole bien connue de l’évangile de Luc, celle du fils prodigue. On peut prendre cette parabole dans un sens très large, selon lequel le fils prodigue représente l’humanité qui, séduite par le mensonge, a voulu faire comme si elle tenait d’elle-même sa propre existence, et s’en aller vivre loin de Dieu dans le pays lointain de la parabole. Et là, au lieu de trouver la liberté qu’elle espérait, cette humanité se retrouve réduite en esclavage au service d’un des habitants du pays qui l’envoie dans ses champs garder ses porcs, ce qui est une manière codée de dire que le fils prodigue est sorti de la terre promise, puisqu’on n’élève pas de porcs au pays des juifs, et qu’on n’en consomme pas non plus. Le fils prodigue est donc en dehors de l’alliance, en dehors de la relation vivante à Dieu, et condamné à la famine. Coupé de la source de vie, l’homme est désormais dans la mort, et même la nourriture des porcs lui est refusée. C’est alors qu’il va se passer quelque chose, non pas en dehors de lui, mais en lui : « rentrant alors en lui-même, il se dit… » (Lc, 15,17). Dans un récit mythologique, on aurait pu faire intervenir une armée, ou un géant, qui serait venu délivrer de l’extérieur celui qui était tombé en esclavage. Mais ici nous n’avons rien de tout cela, la libération ne vient pas de l’extérieur, elle vient de l’intérieur. L’homme rentre en lui-même, et qu’y trouve-t-il ? Il trouve le souvenir de la maison du père, c’est-à-dire le souvenir de Dieu, et ce souvenir le rend capable de se lever : « Je me lèverai et j’irai vers mon père ». Ce souvenir le rend capable de se lever et de faire la démarche inverse de celle qu’il a faite au point de départ.

Quel est l’enseignement de ce texte ? L’enseignement de ce texte, c’est qu’il y a en nous-mêmes un principe de libération, qu’on pourrait définir comme une sorte de mémoire originelle du bien et du vrai. Une mémoire que le mensonge et le péché, fût-il lui-même originel, n’ont jamais pu totalement détruire, et une mémoire qui peut se réveiller de manière tout à fait paradoxale lorsque l’homme touche le fond de sa misère. De cette conscience-là nous parle saint Paul : « Quand des païens, sans avoir de loi, font naturellement ce qu’ordonne la Loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes ; alors qu’ils n’ont pas de loi, ils montrent que les exigences de la Loi sont inscrites dans leur cœur, comme le prouve le témoignage de leur conscience, ainsi que les jugements intérieurs qui tour à tour les excusent et les défendent » (Rm, 2, 14). Je souligne le mot « cœur », car ce mot au sens biblique n’a rien à voir avec l’affectivité. Le cœur, c’est le centre de la personne, c’est le lieu où la personne est capable de dire je, est capable de s’engager et de rencontrer sa conscience ; mais au-delà de sa conscience, Dieu lui-même. C’est le sanctuaire intérieur et le mot « sanctuaire », nous allons le retrouver dans un instant. Car cet enseignement paulinien est repris et développé par le concile Vatican II dans la constitution Gaudium et Spes, au chapitre 16 ; il s’agit d’un texte célèbre, qui a été repris dans le Catéchisme de l’Église catholique (art. 6) :

« Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix [quelque chose qui est interpersonnel, celle de quelqu’un qui parle à quelqu’un] qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal au moment opportun, résonne dans l’intimité de son cœur car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme, sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. »

On note ici encore le mot cœur. Et nous avons une définition : la conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. Le sanctuaire, le tabeiön, c’est un mot que le Christ utilise à propos de la prière, lorsqu’il parle des trois œuvres de miséricorde, jeûne, prière, aumône : « Toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre la plus secrète (tabeïon), prie ton père qui est là dans le secret, ton père qui voit dans le secret te le revaudra. » (Mt, 6, 6). En fait, il s’agit d’une allusion au Saint des Saints du temple de Jérusalem, et tout se passe comme si chaque être humain portait en lui son propre tabeïon, son propre Saint des Saints où Dieu lui parle, parle à son cœur, au sens biblique du terme, et où la voix de Dieu se fait entendre. Le texte de Gaudium et Spes poursuit : « C’est d’une manière admirable que se découvre à la conscience cette loi qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et du prochain. Par fidélité à la conscience, les chrétiens, unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie privée que la vie sociale ». Il y a une vérité à recevoir, il y a une vérité à chercher, deux formes de la même vérité d’ailleurs ; le texte poursuit en faisant un ajout essentiel en utilisant le qualificatif droite accolé au mot conscience, car la conscience peut être erronée, peut être obscurcie, mais la conscience droite c’est la conscience qui s’exerce à plein, si je puis dire :

« Plus la conscience droite l’emporte, plus les personnes et les groupes s’éloignent d’une décision aveugle et tendent à se conformer aux normes objectives de la moralité. Toutefois, il arrive souvent que la conscience s’égare, par suite d’une ignorance invincible, sans perdre pour autant sa dignité ».

L’ignorance invincible signifie un obstacle qui fait que je ne peux pas accéder au vrai et au bien pour quantité de raisons : « Ce que l’on ne peut dire lorsque l’homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien, et lorsque l’habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle ». Là, il y a faute de la part de l’homme, mais on pourrait énumérer d’autres raisons qui le mettent dans une situation d’ignorance invincible, comme des éléments civilisationnels que peuvent être aujourd’hui le relativisme moral, l’individualisme libertaire devenus comme une seconde nature chez beaucoup de nos contemporains, etc. De ce texte justement fameux, le Catéchisme de l’Église catholique propose le commentaire : « Présente au cœur de la personne, la conscience morale lui enjoint au moment opportun d’accomplir le bien et d’éviter le mal. Elle juge aussi les choix concrets, approuvant ceux qui sont bons, dénonçant ceux qui sont mauvais » (C.E.C., 1777). Elle ne se limite pas aux généralités, elle entre dans la dimension très concrète, très incarnée, des choix moraux à faire au quotidien.

« Elle atteste l’autorité de la vérité en référence aux biens suprêmes dont la personne humaine reçoit l’attirance, et accueille les commandements. Quand il écoute la conscience morale, l’homme prudent peut entendre Dieu qui parle ».

Cette explicitation établit, non pas une équivalence entre la conscience et Dieu, mais une équivalence en tout cas de lieux spirituels, dans le sanctuaire intérieur de l’homme, entre l’écoute de Dieu et l’écoute de la conscience. C’est, me semble-t-il, ce qui différencie la conscience entendue en ce sens de « l’immortelle et céleste voix » dont nous parle Jean-Jacques Rousseau, car l’immortelle et céleste voix n’est en aucune manière référée à un Dieu personnel, tandis qu’ici tout dépend de la parole et la présence d’un Dieu personnel qui inaugure et poursuit ce dialogue de personne à personne entre lui-même et le sujet humain. Et le Catéchisme de l’Eglise catholique à son tour donne une définition qui n’apporte pas grand-chose de neuf, mais qui précise quand même les choses : « La conscience morale est un jugement de la raison par lequel la personne humaine reconnaît la qualité morale d’un acte concret qu’elle va poser, qu’elle est en train d’exécuter ou qu’elle a accompli. » Deux points à noter : il s’agit d’actes concrets, pas de considérations générales, et il s’agit d’un exercice de la raison. Sans raison, et avec l’affectivité toute seule, il n’y a plus de conscience morale. Dans Dogville, film absolument terrible du réalisateur – un peu sulfureux – Lars von Trier, on a l’illustration absolument dantesque d’une conscience morale qui n’en est plus une, se laissant dériver au gré de l’affectivité : on assiste à une espèce de naufrage collectif d’une communauté humaine.

« En tout ce qu’il dit et fait, poursuit le C.E.C., l’homme est tenu de suivre fidèlement ce qu’il sait être juste et droit ; c’est par le jugement de sa conscience que l’homme perçoit et reconnaît les prescriptions de la loi divine : ‘ la conscience est le premier des vicaires du Christ’ ». Il s’agit ici d’une citation provenant de la Lettre au duc de Norfolk de saint John Henry Newman. Il faut insister sur le fait que bien que la conscience puisse être obscurcie voire erronée, la mémoire du bien et du vrai n’est jamais totalement détruite dans l’homme. C’est un dogme pour la foi chrétienne que le péché originel a blessé, mais n’a pas détruit l’humanité de l’homme, ce qui le rend capable de Dieu. Une personne humaine qui n’aurait plus cette mémoire du bien et du vrai ne serait plus vraiment humaine. Quand saint Paul dit que les païens se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, cela ne veut pas dire qu’ils inventent des valeurs, dirait-on aujourd’hui, mais qu’ils connaissent intuitivement quelque chose de la vérité, parce qu’en leur cœur, en leur tréfonds, il n’y a pas le pire, mais le meilleur. Pour désigner le cœur, on peut aussi utiliser le mot grec bathos[2], une expression utilisée par les spirituels de la tradition patristique pour évoquer une mémoire profonde. Cette mémoire demeure et subsiste toujours, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas besoin d’une aide extérieure pour être réveillée. Elle en a besoin dans la mesure où elle est toujours plus ou moins obscurcie. Quelle sera cette aide extérieure ? Ce sera une instance éducatrice de la conscience, et l’Église prétend être garante, en première ligne, au premier chef, de la mémoire de Dieu et de la vérité dans l’humanité. Une aide extérieure, pourquoi ? Parce que c’est une aide extérieure qui va solliciter cet intimior intimo meo dont parle toujours Augustin, Dieu qui est plus grand que ce qui est plus grand en moi, et plus profond, plus intime, que ce qu’il y a de plus intime en moi. Et qui d’autre pourrait le faire, qu’une instance experte en humanité, au sens où elle est experte dans cet intimior intimo meo où Dieu habite ? Or, puisque cette aide extérieure n’est pas opposée aux aspirations profondes du sujet, elle doit procéder de manière à l’aider à en prendre conscience, plutôt qu’en le heurtant de front. Principe pédagogique très important à retenir !

A ce sujet, on peut méditer toute sa vie les textes évangéliques de rencontre de la Vérité en personne avec des individus humains : la rencontre avec les disciples d’Emmaüs, la rencontre avec la Samaritaine, toutes les rencontres de Jésus qui nous sont rapportées dans l’évangile sont des rencontres d’écoute qui amènent les personnes à parler et le Christ à apporter une réponse. Elles conduisent également à une attitude de salut consistant à prendre une initiative décisive provoquant la conversion : « Va chercher ton mari », dit-il par exemple à la Samaritaine. Tout cela a permis au grand théologien Urs von Balthazar de proposer une formule synthétique extrêmement forte par laquelle je conclurai ce propos sur la syndérèse. Elle se trouve dans un texte très dense que la Commission théologique internationale avait retenu in forma generica (c’est-à-dire en renonçant à l’intégrer dans un autre texte, et sans y apporter de modification). Dans ce texte intitulé Fragments d’éthique extra-biblique, le paragraphe 7 intitulé La conscience nous dit : « L’homme est marqué d’une orientation, synderesis, conscience primordiale inconditionnée vers le bien transcendantal par la nécessité d’une inclination naturelle [cette expression caractérisant l’orientation vers le bien transcendantal est empruntée à un texte de saint Thomas parlant de necessitate naturalis inclinationis[3] ]. Même dans les parties sensibles de son être qui sont toutes dominées et pénétrées par l’esprit, existent des inclinations vers ce bien ».

Ce n’est pas une inclination intellectuelle, c’est une inclination de tout l’être, l’être incarné. « Ni le fait que l’inclination primordiale se voile [conscience obscurcie], ni l’attirance par des biens qui sollicitent l’homme immédiatement, ni enfin l’obscurcissement par le péché de la gratuité du bien, ne peuvent entraver l’orientation secrète de l’homme vers sa lumière, ainsi saint Paul peut-il dire : “Les païens eux-mêmes sont jugés par Jésus-Christ selon mon Evangile” (Rm 2, 16). »

Ce qui veut dire que, pour Balthazar, la conscience humaine est d’abord une conscience interpellée, et interpellée par Dieu. Il commence d’ailleurs son propos en écrivant : « Le sujet moral (Abraham) est constitué par l’appel de Dieu et par l’obéissance à cet appel ». C’est absolument admirable : le texte de Genèse 12 concerne l’émergence d’un sujet moral. Le sujet moral est constitué par l’appel de Dieu et l’obéissance à cet appel, et en ce sens il ne peut jamais y avoir de morale purement naturelle, au sens où il y aurait une nature pure qui existerait antérieurement à cette interpellation, derrière laquelle toujours Dieu se trouve.

 

Deuxième acception du mot « conscience » : conscientia.

Ce mot ne désigne pas l’aspect subjectif comme s’il était opposé à l’aspect objectif, parce qu’on vient de voir que cet aspect objectif lui-même était éminemment personnel. Ce mot désigne plutôt la nécessité de se déterminer dans les cas concrets, c’est-à-dire d’incarner la conscience transcendante dans des jugements et dans des décisions particulières. C’est-à-dire que ce n’est pas une réalité hétérogène à la syndérèse, c’est finalement la manière dont la syndérèse va s’appliquer dans les choix particuliers, concrets, que toute liberté est amenée à faire, sinon à tout moment, du moins fréquemment. À ce niveau, s’applique le principe selon lequel même la conscience erronée oblige le sujet : on doit toujours agir en suivant sa conscience. Et c’est à ce niveau que le principe s’applique. Mais on voit bien que ce niveau du jugement et de la décision présuppose qu’on puisse s’appuyer sur un premier niveau, qui va donner les critères de l’agir. Les deux n’étant pas séparés, même au niveau de l’agir, on ne peut pas être livré à sa seule subjectivité, il ne suffit pas de dire que la conscientia est l’aspect subjectif, mais c’est l’incarnation concrète de la conscience transcendante. Ce qui veut dire que la conscience n’échappe pas à un jugement de valeur. Dans quelle mesure ma conscience est-elle éclairée, et dans quelle mesure obéit-elle vraiment à des principes transcendants ? Parfois c’est ma conscience profonde qui va me révéler que ma conscience pratique s’est fourvoyée. Je vais me sentir mal à l’aise avec une décision prise, me sentir divisé à l’intérieur de moi-même. Il y a un exemple classique pour illustrer cela, c’est l’Orestie d’Eschyle : Oreste, fils de Jocaste, tue sa mère dans un acte conforme à sa conscience ; mais après avoir commis ce meurtre, Oreste est persécuté par les Érinyes, les Érinyes personnifiant sa conscience profonde qui prend position contre sa conscience erronée et qui la juge. C’est finalement Athéna qui va absoudre Oreste ; et quand il sera pardonné par Athéna, les Érinyes se transformeront en Euménides (« bienveillantes »). On trouve là le pressentiment d’un dépassement de la faute par une réconciliation de la conscience avec elle-même, une réconciliation des deux dimensions de la conscience l’une avec l’autre. On a le pressentiment de la venue de la vérité en personne dans notre monde tragiquement divisé avec lui-même et qui le demeurerait, si la vérité en personne n’intervenait pas. Il est tout à fait extraordinaire de voir ce sentiment chez un auteur comme Eschyle[4].

Dans sa mission l’Église, il faut le dire, a souvent joué le rôle des Érinyes, ce qui n’est pas le plus agréable, étant donné le risque de se voir accusée de trop d’interdits. Or l’Église le fait chaque fois qu’elle révèle combien l’humanité est en guerre avec elle-même, ce qui la conduit à être alors violemment attaquée. La vérité pourra ainsi faire son chemin dans les cœurs, et l’Église, souhaitons-le, pourra montrer son vrai visage, plus proche de celui des Euménides, visage de la miséricorde. Mais encore faut-il pour cela que le pécheur ait été amené à ressentir le besoin de transformation, et de transformation reçue comme une grâce qui est au fond de lui. Car le nom de Dieu est miséricorde, comme le pape François aime nous le rappeler. Cette miséricorde, pour toucher l’homme pécheur, suppose une sorte de brisure du cœur – telle qu’on la voit chez Oreste – et une componction. La componction, nous la voyons à la fin du discours de Pierre le jour de la Pentecôte : « D’entendre cela, ils eurent le cœur transpercé » (Actes, 2, 37). On peut donc avoir le cœur brisé – David dans le psaume Miserere -, ou bien le cœur transpercé : la foule de Jérusalem à la Pentecôte. Mais l’effet est le même, parce qu’à la question Que devons-nous faire ? Pierre répond : « Convertissez-vous… ». Cette miséricorde suppose donc la componction, la brisure du cœur, commune aux deux textes.

Dans le recueil intitulé Le nom de Dieu est miséricorde (paru en 2016), le pape François commente : « Le psaume dit “un esprit repentant est un sacrifice à Dieu. Pour un cœur brisé et humilié, Dieu, tu n’as point de mépris”. Saint Augustin écrivait “cherche dans ton cœur ce qui peut plaire à Dieu, il faut briser ton cœur. Ne crains pas qu’il en meure, il en vivra au contraire[5].” ». Il souligne que l’exclamation du psalmiste “Dieu, crée en moi un cœur pur ! ” est un des rares passages où le terme bara, « créer » est employé : c’est un verbe réservé à Dieu que l’on retrouve au début de la Genèse (Dieu créa le ciel et la terre). Seul Dieu a cette puissance, cette capacité de créer ce qui était détruit, ce qui n’existait plus.

« Et donc, poursuit le pape, le cœur impur doit être détruit afin que le cœur pur soit créé. Les Pères de l’Église enseignent que ce cœur brisé est l’offrande la plus appréciée de Dieu, c’est le signe que nous sommes conscients de notre péché, du mal que nous avons fait, de notre misère, de notre besoin de pardon, de miséricorde ».

 

Sur l’esprit de l’homme.

Dans son annonce de l’Evangile, l’Église est chargée de transmettre aux hommes une parole, qui est pour elle la parole même de Dieu. Et le fait qu’il s’agisse d’une parole est très important, car l’existence de la parole signifie qu’on s’adresse à une liberté. Évidemment on peut s’adresser à la liberté pour donner des ordres, le bourreau peut donner des ordres, mais normalement une parole s’adresse à une liberté pour l’interpeller. L’Esprit-Saint n’est pas une force qui s’empare de nous, mais qui en appelle à notre liberté à travers une parole qu’Il nous donne d’entendre ou de comprendre. En fait, une conception autoritaire de la foi et de la vérité a toujours tendance à la réduire à la morale, ou plus précisément à la réduire à un système de défense. Une bonne part de nos problèmes d’aujourd’hui provient de cette conception réductrice, qu’on trouve dans des catéchismes d’autrefois, mais qu’on retrouve aussi dans l’instrumentalisation de la morale chrétienne par certains régimes autoritaires, certaines ‘démocratures’. L’évangélisation n’a aucune chance d’aboutir si elle présente Dieu et le Christ comme des gardiens de l’ordre moral. Dieu n’est pas le gardien de l’ordre moral, Il est celui dont nous venons, vers qui nous allons, pour vivre en communion avec Lui ; et la possibilité de se comporter droitement découle de cet acte de salut que Dieu accomplit à notre égard, de cette venue de Dieu vers nous. Mais cela même suppose qu’il y ait, à l’intérieur de l’homme lui-même, une instance qui soit capable de recevoir cette parole, de recevoir ce salut, d’acquiescer aux suggestions de l’Esprit, et c’est précisément cette instance que l’Écriture appelle le cœur. C’est cette idée que reprennent les Pères de l’Église lorsqu’ils parlent de l’esprit de l’homme. Selon Origène – ou selon l’anthropologie tripartite saint Irénée, l’homme étant âme, corps et esprit (reprenant 1 Th 5, 23) -, on peut dire que cet esprit de l’homme est ce par quoi l’homme est un être radicalement ouvert à Dieu, mais qui ne se confond en rien avec l’Esprit de Dieu. L’esprit de l’homme est réceptif à l’Esprit de Dieu, mais distinct de lui. Je cite ici Mgr de Moulins-Beaufort, (qui a beaucoup travaillé ce sujet en s’inspirant d’Henri de Lubac) : « Le pneuma qui est en l’homme, en tout homme, assure une certaine transcendance cachée de l’homme au-dessus de soi, une certaine ouverture, une certaine continuité reçue de l’homme à Dieu. Non qu’il y ait la moindre identité d’essence de l’un avec l’autre ».

Comme Irénée, comme Clément, Origène est un adversaire implacable de ce panthéisme des pseudo-gnostiques qui confondent justement l’esprit avec un petit e et l’Esprit avec un grand E. Pour eux, c’est le cœur de l’homme qui est le lieu privilégié toujours intact de leur rencontre. Et finalement, derrière tout notre propos, il y a une rencontre : car « plus profondément que par ses capacités intellectuelles, c’est par son esprit que l’homme est profondément à l’image de Dieu. »

L’image de Dieu en l’homme, c’est ce point sacré de l’être qui touche naturellement à Dieu. C’est en ce centre mystérieux qu’il tend à la ressemblance, c’est-à-dire selon l’exégèse que les Pères de l’Église font de l’image et de la ressemblance, l’accomplissement auquel il est ordonné, mais qu’il ne peut se donner.

 

Echanges de vues

 

Marie-Joëlle Guillaume

Merci, Monseigneur, vous nous avez fait prendre conscience de ce qui est notre véritable dignité intérieure, devant Dieu et avec Dieu, et à quel point celle-ci est difficile à vivre aujourd’hui. Vous avez bien mis en évidence à la fois le fait qu’il fallait passer d’une subjectivité un peu superficielle à une subjectivité beaucoup plus intérieure, où on peut retrouver Dieu, et l’objectivité de ce qui nous est proposé pour notre vie. J’aimerais faire deux remarques. Premièrement, dans le monde où nous évoluons, l’homme intérieur a quand même énormément de difficultés à percer, parce que – c’est la fameuse citation de Bernanos sur « la conspiration universelle contre la vie intérieure » consubstantielle au monde moderne – on a le sentiment que pour arriver à la démarche du fils prodigue qui rentre en lui-même, qui finalement est capable d’y trouver Dieu, de se repentir et d’y trouver la miséricorde, il y a beaucoup d’obstacles extérieurs, l’être humain étant poussé de toutes parts à vivre à la surface de lui-même. Deuxièmement, je suis frappée par le fait qu’on assiste à une espèce de collectivisation de la conscience, dans la manière dont des idéologies voudraient nous imposer une nouvelle vision du bien et du mal où Dieu n’a rien à faire : on nous décrète que telle chose est bonne, telle chose est moins bonne. Je pense par exemple au terme de « discrimination », qui connaît aujourd’hui une espèce de sanctification : la façon de se situer par rapport à cette notion tient lieu de bien et de mal. D’où l’idée qu’au niveau de la société un certain nombre d’idéologies se présentent comme une nouvelle morale, et sont en réalité extrêmement prégnantes sur l’homme intérieur.

Etes-vous d’accord avec cette analyse, et comment peut-on faire pour se délivrer de cette espèce de volonté de puissance sur les consciences personnelles ?

 

Mgr Batut

Merci, je ne puis qu’adhérer au diagnostic que vous posez, en particulier dans votre premier point sur l’énorme difficulté à rentrer en soi-même, à échapper au bruit, à entrer dans le silence tout simplement. Le diagnostic que vous posez dans votre second point me paraît également fondé, dans la mesure où la manipulation des consciences par toutes sortes de moyens, dont internet n’est pas le moindre, fonctionne souvent sans régulation ; et comme aimait à dire le cardinal Lustiger, « chacun peut tout faire, mais tout le monde fait la même chose »,et en s’imaginant faire quelque chose de très original, dire quelque chose de très original ! Cela dit, je suis d’un incurable optimisme, au sens où, comme je crois l’avoir dit avec insistance dans mon propos, il y a quelque chose d’indestructible à mes yeux, dans la présence en l’homme de ce lieu, comme disait Claudel, « qui dit Pater noster » ; un très beau texte, je sais plus où il se trouve, qui dit qu’en tout homme même le plus dégradé, il y a un lieu qui dit Pater noster. Et le fait que ce soit présent, et que ça ne puisse pas être détruit, ou alors par des conditionnements extrêmement violents comme peuvent l’être des recyclages de la pensée à la façon d’Orwell si vous voulez. Lorsque j’étais évêque auxiliaire de Lyon, j’ai eu l’occasion d’emmener à Taizé des lycéens. Taizé est à 80 km de Lyon, c’est très facile à atteindre ; si vous êtes allé à Taizé, vous savez qu’à Taizé il y a de très beaux chants ; on écoute un texte biblique, et puis après ce texte biblique, il y a un temps de silence, qui dure une vingtaine de minutes, c’est un minimum, et un silence total, total ! Et ensuite on se remet à chanter, quelqu’un fait un commentaire, que sais-je. Et je m’amusais à chaque fois à demander aux lycéens ce qui avait été le plus difficile pour eux à Taizé. La réponse était toujours : le silence. Et ensuite, je leur demandais qu’avez-vous préféré à Taizé ? La réponse était : le silence. Ils avaient découvert quelque chose dont ils n’avaient que rarement l’occasion de faire l’expérience, parfois jamais, et qui leur faisait peur, parce qu’on fuit le silence, et cette découverte était une borne milliaire dans leur existence. Le resterait-elle, c’est une autre question, mais voilà, c’est pour moi la démonstration que cette aspiration à rentrer en soi-même pour y trouver un lieu de rencontre, le lieu de la rencontre, ce qui est très différent d’une manière de rentrer en soi-même qui pourrait être inspirée d’autres spiritualités, orientales par exemple, demeure dans l’être humain. Après, vous allez peut-être m’objecter l’homme augmenté, ou toutes sortes de choses qui sont effectivement extrêmement préoccupantes, voire redoutables et sur lesquelles je n’ai pas de compétences. Mais je dirais qu’un être humain dans la vérité de sa nature, comme dirait le bon Rousseau, retrouve ce besoin.

 

Pierre de Lauzun

Un grand merci Monseigneur pour votre exposé extrêmement clair et stimulant ; j’ai une question à vous poser à propos des dilemmes moraux. Dans la mesure où quelqu’un écoute la voix de la conscience (syndérèse) en lui, qui elle-même en un sens est informée par Dieu, comment expliquer à ce moment-là qu’il y ait des dilemmes moraux qui peuvent durer pendant des siècles, qui manifestement ont été disputés par des gens pourtant en grande partie bien intentionnés ? Je pense par exemple à un débat récent sur lequel je ne prends pas position sur le fond, mais que je cite, qui est celui sur la peine de mort. Le pape François a pris une position qui n’est pas celle de saint Thomas. Or l’un et l’autre sont des personnes de bonne volonté, écoutant la voix de Dieu en eux s’exprimant à travers cette conscience : comment s’explique le fait qu’ils n’arrivent pas aux mêmes conclusions ?

 

Mgr Batut

C’est une très belle question, je vous remercie. Je pense qu’il en va des collectivités un peu comme des individus, de même que la présence en nous de la syndérèse n’exclut pas, mais suppose, d’une certaine manière, une maturation de la conscience ; et si les choses se passent comme elles doivent se passer, nous avons à l’âge mûr une conscience, un discernement plus affiné, une conscience plus opératoire que nous ne l’avions quand nous étions plus jeunes, où peut-être nous avions plus d’enthousiaste mais moins de discernement. On peut aussi, en vieillissant, devenir blasé, c’est une autre question, et se résigner à ses propres limites et à ses propres défauts, mais en tout cas idéalement, il y a un progrès possible dans le développement de la conscience. Je pense qu’il en va de même pour les communautés humaines, avec la contrepartie qu’elles sont capables de progrès, mais aussi de régressions, et de régressions qui peuvent être dramatiques. Et les progrès et les régressions peuvent être contemporains : on peut progresser dans certains domaines et régresser dans d’autres, et je trouve que notre époque est particulièrement riche d’enseignements à ce propos, parce que nous progressons dans un certain nombre de domaines, vous avez cité la peine de mort, on pourrait citer la dignité de la femme par exemple, on pourrait citer quantité de choses, et pour autant ça ne nous empêche pas de régresser dans d’autres domaines. On progresse dans la conscience de la dignité de la femme tandis que les partisans de la GPA, elle-même réelle négation, certainement une des pires négations, de la dignité d’une femme, tentent de gagner du terrain dans l’opinion et sont en train d’en gagner. On progresse dans la protection des personnes, mais on régresse sur des questions comme l’euthanasie, ou comme la question de savoir où commence la vie humaine etc. Donc nous sommes typiquement dans ce contexte-là. Mais si on poursuit cette comparaison entre les collectivités et les individus, on se rend compte que chez un individu le même type de phénomène peut se produire. Il y a des âges de la vie où on n’a pas de compromission avec l’argent, par exemple parce qu’on n’en a pas beaucoup, on est adolescent, on a d’autres problèmes ! Et on peut avoir ce genre de compromission avec l’argent, avec le pouvoir, quand on avance dans la vie, et régresser dans ce domaine, alors que peut-être on aura progressé dans d’autres, rien n’est jamais gagné !

 

Jean-François Lambert

Je voudrais vous faire réagir sur la notion de consensus, versus la vérité. Il me revient en tête une phrase de Karl Popper, je ne sais plus exactement dans quel texte. Vous savez que Popper a quitté Vienne en 1933, pour émigrer, etc., et un certain nombre de ses écrits sont une réponse directe à la montée du nazisme ; il y a une formule de Popper dans laquelle il dit qu’une majorité n’a jamais fait une vérité. Je pense que dans les milieux scientifiques, et pas seulement, il y a une grande confusion à ce sujet. La démocratie repose sur la majorité, et, comme disait Churchill, on n’a rien trouvé de mieux que ce régime, mais il subsiste un problème : ainsi, quand on regarde la manière dont fonctionnent certains comités d’éthique, ou comment fonctionnent beaucoup d’hommes politiques, c’est dans la pure ligne de l’utilitarisme américain, etc. Il y a donc une confusion entre majorité et vérité : tout revient à considérer qu’il n’y a pas de vérité objective, la vérité n’étant que la résultante du consensus, ici et maintenant. S bien qu’à la limite toute vérité est précaire, puisque les consensus peuvent varier, notamment en fonction de la connaissance scientifique. Je vais ajouter quelque chose que j’ai un peu de mal à dire, mais c’est malheureusement quelquefois le cas dans nos paroisses. J’ai en tête des situations vécues dans le cadre de mouvements d’Église, ou lors d’actions paroissiales, où l’on décide qu’on va faire ci, on va faire ça, on va prendre telle ou telle décision, on va faire une assemblée paroissiale et puis on va faire voter, et s’il se dégage une majorité, on fera ce qu’elle aura dit. Pour moi, il y a là une dérive, mais dans certains milieux quand on tient ce discours, on passe pour un réac !

 

Mgr Batut

Merci, c’est une question multiforme que vous posez, consensus, vérité, majorité ou démocratie, et synodalité, allons-y pour la synodalité, je sentais qu’elle affleurait ! Il me semble qu’une source de grande confusion, sur le plan politique et sur le plan de la vie des sociétés humaines – mais l’Église est aussi une société humaine parmi d’autres-, une grande confusion vient de ce que j’appellerais d’une façon un peu inadéquate peut-être, la transformation d’une forme en contenu. La démocratie, c’est une forme, c’est une forme de libération, c’est une forme de prise de décision, c’est une forme de gouvernement, mais ce n’est pas un contenu, au sens où la vérité n’est pas démocratique, la beauté n’est pas démocratique, il y a des choses qui ne sont pas démocratiques, tout en étant des fondamentaux de l’existence de l’existence humaine et du monde. Et indéniablement, nous assistons à une tendance à transformer la forme en contenu, et à s’imaginer que le consensus, ou la voix de la majorité, ou les sondages d’opinion, nous apprennent ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est à décider, à faire, et ce qui est à ne pas faire. C’est un dévoiement de la démocratie.

D’où vient ce dévoiement ? Il vient me semble-t-il, de ce que nous avons un discours extrêmement indigent pour ce qui ne fait pas l’objet d’un débat démocratique. Or l’humanité de l’homme ne fait pas l’objet d’un débat démocratique. Le fait que je sois un homme et pas une femme, ou l’inverse pour ma voisine, ne fait pas l’objet d’un débat démocratique. Je dis ça parce que – je peux vous le raconter sans trahir de secret- nous recevons une fois par an à notre assemblée de Lourdes le secrétaire général de l’enseignement catholique pour qu’il nous parle pendant une demi-heure de ce qui se passe dans l’enseignement catholique. Or ce qui m’a stupéfié en novembre dernier c’est qu’il a consacré vingt minutes – les deux tiers de son temps de parole- au problème des enfants qui se prétendent transgenres ; il disait qu’il nous en parlait, parce que ça lui paraissait un problème majeur, qui se poserait de plus en plus, non seulement dans l’école publique, mais aussi dans les écoles catholiques ; il avait besoinde l’éclairage des évêques, de leur décision, tout en nous faisant part aussi des limites auxquelles il se heurtait. Par exemple dans le cas de parents venant trouver un directeur d’établissement pour leur dire que leur fils pense être une fille, ou leur fille pense être un garçon, et bien le directeur d’établissement n’a pas le droit de leur conseiller d’aller voir un psychologue, parce que ce serait attentatoire à la liberté de l’enfant ! Et donc nous sommes dans un mirage : en effet tout ce à partir de quoi ma liberté va s’exercer doit être détruit, parce que ma liberté ne doit pas s’exercer à partir de quelque chose, d’un donné préalable, elle doit s’exercer de façon ‘ab-solue’, comme le dit bien le mot. Et ça me paraît être une conséquence de ce que vous évoquiez à l’instant, à savoir cette idée que tout doit faire l’objet, soit d’une délibération, soit d’une décision personnelle, qui ne doit être entravée par aucun obstacle. En ce qui concerne l’Église, saint Thomas d’Aquin dit quelque part qu’aussi bien le régime monarchique que le régime oligarchique et le régime démocratique sont légitimes, dans la mesure où ils existent tous les trois dans l’Église. Pour le régime démocratique, il évoque l’élection du père abbé dans les communautés monastiques, etc. donc le mode d’élection. Ce qui est important, ce n’est pas d’opter pour une forme au détriment des autres, ce qui d’ailleurs nous ferait retomber dans la transformation de la forme en contenu, que je dénonçais en commençant ; ce qui est important, c’est d’articuler les différentes formes les unes avec les autres, pour permettre justement aux communautés humaines et aux individus de vivre véritablement humainement. Alors la synodalité ? On nous dit à satiété que pour saint Jean Chrysostome, la synodalité c’est une définition de l’Église, c’est à dire étymologiquement vous le savez, le fait d’avancer ensemble, de faire chemin ensemble, dont l’exemple type est Emmaüs. Mais Emmaüs, ce n’est pas une assemblée délibérative, mais ce sont des personnes, deux en l’occurrence, ce qui est peu mais il suffit de deux, et puis il y a une troisième personne qui arrive, un trublion qui bouleverse complètement la manière de penser et d’agir des deux autres. Et ce troisième, c’est la vérité en personne. Cela signifie qu’une démarche synodale n’est jamais binaire, elle n’est jamais une juxtaposition de points de vue entre lesquels il faut choisir, et dont on choisirait celui qui aurait le plus de voix ; mais c’est toujours un phénomène trinitaire, c’est-à-dire que la référence, c’est la parole de Dieu, c’est une personne qui guide l’Église dans l’espace et dans le temps. Dans ces conditions je ne suis pas inquiet pour ma part de ce qu’on engage un processus synodal si le Saint-Père l’estime utile – et il a l’air de l’estimer utile ; je craindrais plutôt que ce soit une usine à gaz ; or ça peut l’être, mais ça peut être aussi quelque chose d’intéressant, dans la mesure où le peuple chrétien dispose de ce qu’on appelle le sensus fidei, c’est-à-dire d’une capacité de discerner, une intuition de ce qui est selon la foi et de ce qui ne l’est pas. Le pape François y fait souvent référence à cause de sa culture latino-américaine. Maintenant, savoir si ce sensus fidei n’est pas blessé dans certaines aires géographiques de notre monde, c’est une autre question ; mais je pense que ce sensus fidei a des choses à nous dire et nous les dira, et que de toute façon le pape et les évêques feront leur travail de discernement, qui leur incombe en tant que pasteurs du peuple de Dieu. Voilà ce que je veux dire au point où nous en sommes. Après, fais ce que tu dois, advienne que pourra !

 

Rémi Sentis

Vous avez parlé de la conscience transcendante qui est dans tout homme, mais comment se fait-il que certains hommes ne sont absolument pas conscients de l’existence de cette conscience transcendante ? De fait si on leur parlait de cela, ils ouvriraient de grands yeux en se demandant de quoi il s’agit « je n’ai jamais entendu parler de cette voix intérieure, je ne vois pas ce que vous voulez dire… »

 

Mgr Batut

Je pourrais vous faire une réponse un peu facile, en vous disant que le fait qu’ils n’en aient jamais entendu parler, ne signifie pas, ni qu’elle n’existe pas, ni qu’elle n’est pas, même obscurcie, même niée, agissante en eux. Elle peut être étouffée, nous savons très bien que la liberté humaine a ce redoutable de pouvoir de s’exercer contre elle-même, et de se nier dans ses actes. La liberté n’est pas une liberté d’indifférence, nous sommes d’autant plus libres que nous faisons ce qui est bon. Quand j’avais le bonheur de faire du catéchisme, hélas il y a longtemps que je n’en fais plus, un enfant m’a demandé un jour : « Est-ce que Marie peut faire des péchés ? ». Je m’apprêtais à lui donner une réponse, mais grâce à Dieu je n’ai pas eu le temps de le faire, c’est une petite fille qui m’a devancé : « Elle pourrait, mais comme elle a Jésus dans son cœur, elle ne peut pas. » C’était bien mieux que tout ce que j’aurais pu dire. Donc je pense que Jésus dans son cœur au degré où l’a sa sainte Mère, nous ne l’avons pas, mais cependant in interiore homine habitat veritas : de la part d’Augustin c’est une profession de foi. Ensuite si l’on prend des exemples concrets, on est toujours embarrassé : qu’en est-il de la conscience morale d’Hitler, qu’en est-il de la conscience morale de tel ou tel cynique, qui n’agit que dans le but de ce qui va lui procurer un bienfait égoïste ? Ce sont des questions que nous pourrons toujours nous poser, et dont ultimement Dieu seul est juge, mais cet acte de foi n’est pas seulement un acte de foi, c’est un acte de raison qui repose sur une définition de l’humanité de l’homme, encore une fois. Le loup mange l’agneau, il ne se pose pas de problème de conscience, et ne cherche pas à se justifier, sauf dans la fable de La Fontaine, où le loup est un homme et utilise des arguments, dont il sait bien qu’ils sont fallacieux. L’acte de foi dans la conscience à l’intérieur de l’homme est lié à un postulat de la raison, qui n’est pas seulement un postulat, mais une affirmation liée à une saine philosophie.

 

Pierre de Lauzun

Je voudrais revenir sur le sujet de la syndérèse : en dernière analyse le fait est que c’est Dieu qui parle en nous d’une certaine manière, et certainement dans l’orientation vers le bien que nous avons en nous, mais pas sur la réponse précise. Je reviens sur la question de la peine de mort, puisque des gens ont pu donner des réponses complètement différentes. Donc Dieu nous oriente vers le bien, mais en un sens il nous laisse une marge, non seulement de liberté, mais une espèce de travail à faire ; autrement dit, la syndérèse n’est pas une voix qui m’indique la réponse de manière nécessaire, alors que Dieu, lui, si j’ose dire, a en un sens la réponse, mais il ne me la donne pas entièrement.

 

Mgr Batut

Dieu a la réponse et ne la donne pas entièrement ; nous avons la réponse, mais nous ne voyons souvent qu’une partie des arguments pour y arriver, et surtout nous ne voyons pas toujours comment concilier des arguments rationnels différents ou contradictoires, parce que la peine de mort a pour elle un certain nombre d’arguments rationnels, et sa suppression aussi, donc il s’agit de voir où va être la probabilité la plus grande ; et cette vision ne pourra pas advenir sans qu’un problème particulier soit mis en rapport avec d’autres questions, qui touchent à la dignité humaine, à la rétribution, à la proportion entre le délit et la peine, à toutes sortes de choses. Peut-être le pape François va-t-il un peu loin dans cette position à propos de la peine de mort, parce qu’il faut quand même se rappeler que l’Église a pratiqué la peine de mort, dans son histoire ; or si elle était totalement dans l’erreur quand elle l’a fait, ce serait quand même un peu préoccupant ! Cependant, je pense qu’on peut légitimement dire que l’abolition de la peine de mort est un progrès de la conscience collective, et que les corrections qui ont été apportées au Catéchisme de l’Église catholique dans ce domaine sont bonnes et légitimes et prennent acte de ce progrès. De même si vous lisez le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église.

Par ailleurs quand on regarde le Compendium, on s’aperçoit que les questions liées à l’écologie y figurent, mais avec une place réduite. Or en peu de temps, parce que les problèmes ont grandi de façon exponentielle, des prises de conscience considérables ont eu lieu, qui certes n’ont sans doute pas abouti à toutes les décisions espérées. En tout cas, si on devait aujourd’hui rééditer le Compendium, la place qu’y tiendrait ce sujet serait beaucoup plus importante, et on ne pourrait que s’en réjouir, ainsi que pour bien d’autres sujets aussi. De même qu’il y a un progrès dogmatique dans l’explicitation du dogme, de même y a-t-il un progrès dans l’enseignement moral de l’Église.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Je vais peut-être, si vous le permettez, faire tout de même une petite objection : si l’on prend l’exemple de la peine de mort, la différence des positions de l’Eglise au fil du temps ne tient-elle pas aussi à autre chose ? N’est-ce pas aussi parce que, tout en ayant un langage absolument ferme et net sur la loi morale profonde, l’Eglise est amenée à s’adapter à la manière dont une époque donnée voit les choses ? Pour moi, la peine de mort, telle que l’Église l’a défendue pendant des siècles, allait de pair avec des sociétés qui croyaient à la vie éternelle. Finalement, le fait de défendre dans certaines conditions – je ne vais pas rentrer dans le détail des arguments – la privation de vie comme une sorte de prix à payer pour le mal qu’on a fait, était rendu possible du fait que l’on avait en tête l’assurance du jugement de Dieu, qui seul connaît les reins et les cœurs, et la certitude de la vie éternelle. Or aujourd’hui, peut-être est-ce au fond la réflexion du pape François (ou peut-être pas), il y a un tel athéisme dans nos sociétés, une telle absence de foi en la vie éternelle, que défendre la peine de mort devient très difficile, les gens considérant qu’il n’y a qu’une vie. Mais est-ce un progrès ? Ce que je veux dire surtout, c’est qu’indépendamment d’une vision de fond, d’une loi morale, l’Église est aussi amenée à mesurer, selon la compréhension qu’elle a de son époque, jusqu’où elle peut avoir telle ou telle exigence.

 

Mgr Jean-Pierre Batut

Oui, j’adhère à ce que vous dites, mais j’aurais tendance à le référer, pour une raison qui vous paraîtra peut-être un peu étrange, à ce que le cardinal Journet appelait le patrimoine d’hérésie, il parlait de cela à propos des chrétiens non catholiques, c’est encore une terminologie que l’on utilise très peu aujourd’hui. Que voulait-il dire par là ? Il mettait l’accent sur le fait que la privation d’une vérité entraîne parfois des déséquilibres et même souvent, mais peut aussi provoquer la mise en lumière d’autres éléments qui viennent jouer un rôle en quelque sorte compensatoire, un petit peu comme lorsqu’un sens s’atrophie, par exemple la vue, on va compenser par l’ouïe, etc. Il me semble donc que « des vertus chrétiennes devenues folles », comme disait Chesterton, ou du moins qui ne sont plus intégrées dans une architectonique chrétienne, nous reviennent par un effet boomerang. Elles ont une origine chrétienne mais nous reviennent déséquilibrées. L’exemple que vous citez est très révélateur, parce que s’il est vrai que la peine de mort, comme toute mort d’ailleurs, peut être mise en relation avec la vie éternelle – on ne comprend la mort que par rapport à la promesse de vie éternelle -, la question posée, même par des gens qui ne croient plus à la vie éternelle, demeure néanmoins une vraie question ; et ces gens-là peuvent mettre en lumière des aspects que la foi en la vie éternelle n’avait pas mis en lumière, ou en tout cas pas de cette façon. À charge pour l’Église ensuite d’intégrer cela dans son architectonique, qui demeure. Et c’est ça qui est souvent difficile, puisqu’on parle de la mort. L’Église par exemple a fini par se résigner à la crémation, dont elle a néanmoins demandé que la pratique ne vienne pas troubler, obscurcir, l’espérance de la vie éternelle et de la résurrection. Elle a demandé en particulier qu’on ne disperse pas les cendres d’un défunt ou d’une défunte. C’est typiquement, en l’espèce, non pas un progrès, mais un donné, un état de fait auquel on ne se résigne pas, mais également quelque chose dont on se dit qu’on ne peut pas le rejeter purement et simplement. Il faut en fait essayer d’œuvrer pour faire en sorte que dans l’architectonique chrétienne, cela ne vienne pas comme une sorte de béance, de pierre qui se détache de la voûte et qui va faire s’écrouler tout l’édifice.

 

Mgr Brizard

A côté d’une réflexion onto-théologique, il existe une pratique humaine qui reste à évangéliser, pratique qui s’exprime par l’échange, le dialogue. C’est une caractéristique très humaine. La question qui se pose alors n’est pas tant celle des vérités fondamentales que celle des vérités qu’on recherche pour vivre. Dans cette recherche, il peut arriver un moment favorable, un kairos. Je m’en souviens de deux. Le Cardinal Jean-Louis Tauran, qui a été un bon ami pour moi, a remporté un vrai succès qui a été déterminant pour sa carrière diplomatique quand, au cours de la CSCE d’Helsinki, en 1975,qui réunissait les Grandes Puissances et l’Union soviétique, et où était traité le respect des droits de l’homme M. Gorbatchev avait affirmé qu’il n’y avait rien de plus démocratique que son système. Mgr Tauran lui a répondu : « comment pouvez-vous dire que vous êtes en démocratie alors que chez vous l’individu n’a pas le droit de penser et de croire ce qu’il veut dans le fond de son cœur ! » Réponse de Gorbatchev ; « je suis chrétien ». Le moment était venu où pareille chose pouvait être dite, ce fut le kairosà partir duquel commença la fin de l’ère soviétique.

Dans un tout autre contexte, j’ai fait pas mal de catéchuménat avec des candidats qui provenaient de l’islam. Dans le cas de figure qui était le mien que je ne généraliserai pas, j’ai été frappé de voir combien ces gens avaient des démarches spirituelles qui se ressemblaient, à savoir qu’ils étaient tous des musulmans profondément religieux, ayant une vraie vie spirituelle : c’est dans la vérité de leur démarche qu’ils rencontraient le mystère de Dieu à travers Issa (Jésus). Je ne développe pas un argument ; je veux simplement dire que l’homme est ouvert à la vérité. Dans cette ouverture survient un moment favorable où la vérité s’exprime.

 

Mgr Batut

Oui, je n’ai rien à objecter ni à ajouter à ce que vous venez de dire, si ce n’est qu’effectivement l’ouverture à la vérité se fait souvent à partir d’un manque, on voit ça très fréquemment chez les catéchumènes qui viennent de l’islam par exemple. En effet ils cherchent un Dieu de miséricorde, qu’ils découvrent en lisant des textes bibliques ; il y a une aspiration qui n’est pas comblée, et qui va l’être justement par la découverte du Christ. J’ignorais cette anecdote sur Gorbatchev qui est assez étonnante.

 

Séance du 19 mai 2022

 

[1] Par Marie-Joëlle Guillaume

[2] Qui se traduit par : profondeur (comme la mer est profonde), cf. bathyscaphe

[3] Voir De Veritate 22, 5

[4]Cela me conduit à une digression : j’ai lu un livre passionnant de Michel Fédou, jésuite, qui donne une relecture des grands textes grecs à la lumière de la théologie ; la relecture d’Homère en particulier est tout à fait extraordinaire.

[5]Saint Augustin,Sermons, n° 19