Emmanuelle HENIN, Professeur de littérature comparée à la Sorbonne

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Présentation par Nicolas Aumonier [1]

J’ai la joie d’accueillir le Pr Emmanuelle Henin que vous avez élue à l’unanimité en septembre dernier comme membre de notre Académie. Comme vous allez le constater, c’est une lourde tâche de la présenter, parce que son CV est tout à fait impressionnant. Emmanuelle Henin est ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm où elle entre en 1992 à 18 ans en option lettres classiques ; elle y entame un double cursus de lettres classiques et d’histoire de l’art, passe l’agrégation de lettres classiques trois ans plus tard, obtient des bourses de recherche à l’École Normale Supérieure de Pise, à l’École française de Rome, et au Warburg Institut de Londres, soutient sa thèse de doctorat en littérature comparée en 2000 sur « Ut pictura theatrum, théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français » ; puis en 2009 sa thèse d’Habilitation à Diriger des Recherches en littérature comparée sur « Ceci est un bœuf. Le débat sur les inscriptions dans la peinture du Concile de Trente à la Révolution française ». En 2001, Emmanuelle Hénin est élue Maître de conférences à l’Université de Reims, puis, en 2011, Professeur de littérature comparée, dans la même université qu’elle marque ainsi pendant seize ans. En 2017, elle est élue Professeur de littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne, et devient membre puis directrice adjointe du Centre de recherches en littérature comparée de cette même université.

Emmanuelle est, si je puis employer ce vieux mot de la Renaissance, l’autrice de quatre livres. D’abord deux livres que j’ai mentionnés, l’un issu de sa thèse de doctorat, 710 pages chez Droz à Genève, Ut pictura theatrum. Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français ; l’autre, issu de sa thèse d’habilitation, Ceci est un bœuf. La querelle des inscriptions dans la peinture, publié chez Brepols en 2013 ; mais aussi deux énormes livres, chez Citadelles & Mazenod, Écrire la mythologie en 2016 et Écrire le corps en 2022. A cela s’ajoutent encore sept directions d’ouvrages, une édition critique du Véritable Saint Genest de Rotrou, 70 articles et chapitres d’ouvrages, six directions de thèses, une supervision d’HDR, treize participations à des jurys de thèses, notamment de Madeleine de Jessey que nous avions reçue il y a quelques années pour parler de christianisme et politique et qui avait travaillé sur « Bethsabée et la fortune littéraire de Bethsabée ».

Le Pr Emmanuelle Henin est aussi une personne qui s’est engagée, comme elle le dit elle-même, au service de la liberté intellectuelle. A ce titre elle est membre depuis 2021 de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, et elle a organisé à la Sorbonne – elle va nous en parler – un grand colloque de 60 participants intitulé : « Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies », chez Odile Jacob, 528 pages. Emmanuelle Hénin est aussi membre du comité scientifique du Laboratoire d’analyse des idéologies communautaristes ; elle rédige enfin une chronique mensuelle dans Les essentiels de La Vie, et dans Prier (« L’école du regard »).

Ses thèmes de recherche portent sur le théâtre, la représentation, le lien avec les grands auteurs, Platon, Aristote, la mimésis. Depuis le vers 361 de l’Art poétique d’Horace, il est classique de redire : Ut pictura poesis, littéralement « comme la peinture, la poésie », ce qui, par rapport au thème de la correspondance des arts cher à la Renaissance, signifie que « la poésie ressemble à la peinture ». Inversant le point de vue habituel qui considère le parallélisme entre peinture et théâtre comme un simple cas particulier du parallélisme entre peinture et poésie, Emmanuelle Hénin  affirme au contraire que « l’ut pictura poesis fut d’abord un ut pictura theatrum »[2] et propose de « rectifier une erreur de perspective, afin de rétablir l’ordre des priorités et souligner la dépendance de l’ut pictura poesis par rapport à l’ut pictura theatrum, originaire et seul pleinement valide sur le plan théorique »[3]. En un mot dont elle me pardonnera je l’espère la trop grande simplification, sa thèse Ut pictura theatrum affirme que la fonction de représentation du théâtre précède celle de la poésie, avec toutes les conséquences qui en découlent pour la constitution des formes classiques de l’art dramatique, notamment sur les trois terrains où se développe la comparaison entre les deux arts, l’inventio, la dispositio et l’elocutio : le contenu de la représentation, la disposition de l’image et l’exigence d’expression[4]. Je simplifie à l’extrême, mais allez voir, ce travail magistral réjouit l’intelligence et le cœur.

Étienne Gilson écrivait : « Les chrétiens trépassent, le christianisme reste, à nous de travailler à la meilleure chrétienté du moment ». Il me semble que les travaux et la personnalité du professeur Emmanuelle Henin illustrent magnifiquement cette ambition. Je n’ai que trop parlé, mais vous comprenez pourquoi. Je lui laisse maintenant la parole.

 

Communication

 

Emmanuelle Hénin

Merci beaucoup de me recevoir ce soir, mais aussi de m’avoir reçue comme membre parmi vous, puisque j’ai été élue tout récemment à l’AES. En raison de mon engagement dans l’Observatoire du décolonialisme et de l’organisation du colloque de janvier 2022, il m’a semblé logique d’y consacrer ma première intervention, et j’avais choisi cette date en espérant qu’elle coïnciderait avec la sortie des Actes, mais celle-ci a été retardée au 8 mars prochain. Tout d’abord je voudrais revenir sur l’histoire de l’Observatoire et sur l’histoire du colloque : l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires a été créé en janvier 2021 à la suite d’un appel signé par 76 universitaires et publié dans Le Point, qui dénonçait l’emprise des idéologies de la déconstruction à l’université et définissait ainsi sa mission : « Nous appelons à mettre un terme à l’embrigadement de la recherche et de la transmission des savoirs. » Depuis, l’Appel des 76 a été signé par des centaines d’universitaires. Ce collectif n’aurait pu voir le jour ni se faire connaître sans l’énergie extraordinaire de Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences HDR en linguistique médiévale à Paris XIII Saint-Denis, donc aux premières loges pour observer la pénétration de l’islam à l’université, et par ailleurs chargé de cours à la Catho, spécialiste de la Bible historiale publiée à la fin du XIIIe siècle. L’Observatoire compte actuellement environ 300 membres de toutes disciplines, de tous horizons politiques – Insoumis et écologistes exclus bien sûr, puisque ce sont des partis communautaristes. Ainsi, finalement, notre ennemi commun nous unifie, unifie des personnes qui n’auraient jamais pensé se retrouver ensemble : je n’aurais quant à moi jamais cru faire cause commune avec le Comité Laïcité-République qui est une émanation du Grand Orient de France, et pourtant ce sont eux qui ont soutenu le colloque, qui m’ont aidée à l’organiser.

Le site de l’Observatoire, que je vous invite à aller voir, s’intitule decolonialisme.fr, il est très simple, c’est une ressource précieuse et qui commence à être connue et citée par les médias. Il effectue un travail de veille quotidien, en recensant d’abord chaque jour les publications, conférences, colloques sur les idéologies identitaires, ou qui en relèvent en tout cas, et tous les membres alimentent le site en articles, en éditos. Il y a aussi une partie plus potache, un générateur de thèses décoloniales, qui invente un sujet farfelu en une seconde. Donc vous cliquez sur le bouton pour découvrir de quoi vous êtes devenu spécialiste, je l’ai fait pour vous, ça a donné : « Dire sa vision de transmâle dominant entre masque et expression d’un jeu antisémitophobe, etc. », je vous passe la suite ! L’humour n’est pas une arme à dédaigner pour faire éclater l’imposture prétentieuse de certains discours. Les décoloniaux en sont totalement dépourvus, ils ignorent absolument l’ironie en particulier, Alain Finkielkraut en a fait l’expérience, comme vous le savez peut-être. En pleine affaire #MeToo, pour dénoncer l’expression « culture du viol », il a eu le malheur de dire : « Je viole ma femme tous les soirs », ce qui lui a valu bien sûr une vague d’indignation, de harcèlement, de foudres etc. De même le fameux chapitre de L’Esprit des lois de Montesquieu sur l’esclavage des nègres ne peut plus être enseigné aujourd’hui dans les lycées, car il est pris systématiquement au premier degré, non seulement par les étudiants, ce qui pourrait être pardonnable, mais par nombre de militants adultes qui font de Montesquieu un raciste patenté.

Ma principale contribution au mouvement de l’Observatoire a été l’organisation du colloque de janvier 2022. L’idée m’en est venue au printemps 2021 quand j’ai pris conscience, en lisant certaines copies, que le vocabulaire militant était devenu courant, que les étudiants l’utilisaient de manière anodine, sans penser faire acte de militantisme. Par exemple l’expression « société cis-hétéronormée » paraît banale sous la plume d’un étudiant, ou « racisme systémique », que sais-je encore. Cette déformation se répand donc à une vitesse accélérée grâce au militantisme de certains collègues, mais aussi ensuite en raison de la lâcheté des autres, de leur silence. Avec l’aide de Xavier-Laurent Salvador et de Pierre-Henri Tavoillot, mon collègue à la Sorbonne, nous nous sommes lancés, d’autant plus que nous avions aussi un allié de poids en la personne de Jean-Michel Blanquer, et de son bras droit Richard Senghor, le descendant du poète, qui était très sensible à notre cause. Donc Blanquer et Senghor non seulement ont financé le colloque, mais comme vous le savez peut-être, Blanquer est venu l’inaugurer. Or la présence du ministre, incertaine jusqu’à la veille au soir, manifestement du fait de tensions au sein de son cabinet, a enflammé les esprits et causé sa chute. Sa présence a en effet été perçue comme une immixtion insupportable du politique dans la recherche, et comme celle d’un ministre qui sortait de son domaine, puisque c’eût été normalement le rôle de Frédérique Vidal d’y être, le cas échéant.

Le colloque a fait l’objet d’un déferlement de haine sans égal, « colloque de la honte », « colloque fasciste », « d’extrême-droite », « pseudo-colloque », « colloque clownesque » aussi, « maccarthysme soft » (intéressant oxymore), « chasse aux sorcières », « rhétorique réactionnaire », « nouveaux inquisiteurs », etc. ; bref un déluge d’insultes, de calomnies dans une cinquantaine d’articles sur le moment, mais qui se prolongent jusqu’à aujourd’hui. La dénonciation de ce colloque dans les médias a été le fait, à 99%, de journalistes ou de collègues qui n’avaient pas écouté un mot du colloque, je le précise quand même, mais qui avaient seulement vu passer le programme. Le Monde a été particulièrement ignoble et de mauvaise foi, puisqu’après avoir publié cinq ou six jours de suite une page entière pour cracher sur nous, il a refusé de publier dix lignes de réponse de notre part, prétextant un manque de place. Entre autres, Élisabeth Roudinesco nous a accusés dans Le Monde de nous livrer à un banquet totémique où il s’agissait de démolir les idoles de la déconstruction, Derrida, Foucault, Balibar, etc. Cette intervention d’Élisabeth Roudinesco illustre donc exactement le credo déconstructionniste selon lequel il faut tout déconstruire, tout remettre en cause, sauf les déconstructeurs, qui ne tolèrent aucun examen critique. Tout ce scandale a finalement bien profité à notre cause en lui assurant une grande publicité. Fin janvier 2023, il y a un mois, un colloque était organisé à Paris I, « Qui a peur de la déconstruction ? », en réponse au nôtre. Inutile de dire que les personnes qui y parlaient n’étaient pas du tout de la même trempe que dans le nôtre, ni aussi nombreuses. Invitée sur France Culture le 27 janvier, son organisatrice Anne-Emmanuelle Berger nous a accusés d’être d’extrême-droite bien sûr, partisans de Zemmour, habités par la haine de l’étranger, et singulièrement par la haine des Juifs, du juif algérien en particulier qu’était Derrida. Elle a donc poussé l’ignominie jusqu’à nous accuser d’antisémitisme, sachant qu’une grande partie de l’Observatoire est composée en l’occurrence de juifs sionistes, comme Pierre-André Taguieff ou Yana Grinshpun, qui luttent au contraire contre l’islamo-gauchisme. Ils ne reculent devant rien.

L’organisation de notre colloque a donc été épique : non seulement j’étais lâchée au fur et à mesure par des collègues qui mesuraient où ils s’embarquaient – un professeur de droit m’a menacée d’un procès si je ne retirais pas son nom immédiatement du programme, une autre m’a menacée de harcèlement sur les réseaux sociaux etc. ; et surtout, à l’automne 2021, au mois de novembre, une nouvelle vague de Covid s’est mise à enfler, si bien que deux mois avant le colloque de nombreux collègues insistaient pour qu’il ait lieu en ligne, ce qui bien sûr n’aurait pas du tout eu le même effet, et les étrangers se désistaient en masse par peur de ne pas avoir d’avion pour venir. J’ai donc dû annuler des chambres d’hôtel, et plusieurs collègues ont préféré intervenir à distance. Il a fallu que je les supplie un par un pour ne pas trop dégarnir le panel. Je pense par exemple à Dominique Schnapper, dont j’ai pu obtenir qu’elle vienne juste le temps de prendre la parole avec un masque chirurgical, avant de rentrer chez elle parce qu’elle a une santé fragile. En bref, cette organisation a représenté une lutte véritablement harassante, et la veille du colloque les syndicats ont écrit à la présidente de la Sorbonne pour lui réclamer une protection juridique contre la menace que nous représentions ! L’UNEF a appelé à manifester contre l’islamophobie devant la Sorbonne, et de fait ses militants ont brandi des pancartes « Halte à l’islamophobie » juste à l’entrée de l’université. L’étudiant qui devait s’occuper de la technique s’est désisté deux jours avant sous la pression des syndicats ; il a donc fallu trouver in extremis quelqu’un pour s’occuper du Zoom, auquel il y avait quand même 1200 inscrits. Par crainte d’être chahutés nous avons en outre été obligés d’admettre les participants au compte-goutte dans la salle et de basculer tous les autres en Zoom ; quant à ceux dont les noms nous étaient inconnus, nous ne les avons pas admis. Je ne pensais pas au départ publier d’Actes, mais Pierre-Henri Tavoillot en a parlé à Olivier Jacob, qui a accepté – ce qui a entraîné le désistement de nouveaux collègues, puisque verba volent, scripta manent ! J’ai donc dû « boucher les trous » en quelque sorte, puis remodeler un peu l’architecture que vous pourrez découvrir dans cette Table des Matières. J’ai même ajouté un chapitre sur l’histoire, qui manquait dans le colloque lui-même.

En prenant appui sur cet événement, je voudrais vous livrer deux séries de réflexions : la première sur la nature du mouvement woke à la lumière des débats que le colloque a ouverts et qui ont d’ailleurs suscité la publication de nombreux livres sur le sujet en 2022. Nous pouvons vraiment nous targuer d’avoir mis le sujet au goût du jour, beaucoup de députés aussi s’en sont saisis, et une dizaine de livres sur le wokisme ont paru en 2022. La seconde série de réflexions portera sur ce que le wokisme fait à la liberté, pour rejoindre le thème de notre année académique.

Un des principaux enjeux du colloque, en tout cas de sa première journée, lors de la première table-ronde, était d’établir la généalogie de ces idéologies : d’un côté les mouvements actuels se réclament assez volontiers de Foucault et Derrida, et de l’autre il y a une rupture sur un certain nombre de points. Je voudrais donc parler d’abord des continuités et en particulier reprendre la typologie de Pierre-Henri Tavoillot, assez simple, sur ce qu’il appelle ‘’les trois âges de la déconstruction’’, concept qu’il emprunte je crois en partie à Luc Ferry. Ce qu’il appelle le premier âge de la déconstruction, c’est celui de la critique, qui correspond à la philosophie de Descartes et de Kant. Ce courant remonte donc assez loin et a pour but de faire émerger une idée humaine de la raison et de la vérité, à côté des dogmes religieux révélés, voire contre eux si nécessaire. L’âge de la critique est donc celui du doute cartésien ou de la critique kantienne de la métaphysique. Un deuxième âge de la déconstruction commence avec Schopenhauer et Nietzsche. Selon eux le travail critique doit se poursuivre à propos des idées humaines elles-mêmes, et de l’humanisme ; cela renvoie au fameux slogan de Nietzsche « philosopher avec le marteau », pour détruire les idoles morbides qui vivent leur crépuscule, parce qu’elles font obstacle au monde réel. Enfin le troisième âge, celui qui est véritablement fondateur pour notre époque, c’est celui du déconstructionnisme de ‘’la pensée 68’’, pour reprendre l’expression qui a été inaugurée par Luc Ferry et Alain Renaut dans La pensée 68 ou l’anti-humanisme contemporain paru chez Gallimard en 1985. Les auteurs désignaient par là des penseurs comme Derrida, Foucault, Bourdieu, qui pour une part ne font qu’approfondir cette idée de la déconstruction, mais plus profondément en déploient la radicalité, dans une critique impitoyable de la rationalité occidentale dans son ensemble, et de la civilisation démocratique jugée par Derrida « phallogocentrée », selon sa belle expression : « phallo », parce que patriarcale, « logo » parce que rationaliste, et « centrée », parce qu’elle aspire à imposer au monde entier la civilisation et la liberté occidentales. Donc, sous couvert d’émancipation, se cacherait en fait une oppression sournoise d’autant plus implacable qu’elle est invisible et qu’elle offre un beau visage. Avec ce déconstructionnisme, l’esprit critique devient un esprit de critique, peut-on dire, ou encore une critique de l’esprit. En tout cas on est loin de Descartes et de Kant.

Malgré les différences ou les différents qui opposent ces penseurs, Derrida, Foucault, Deleuze, etc., qu’il ne faudrait pas réduire l’un à l’autre, ils ont tout de même pour point commun d’être invités dans les années 60-70 sur les campus américains, et leurs courants de pensée sont associés sous le nom de French Theory, comme vous le savez. Or finalement on trouve chez eux les racines de ces idéologies identitaires d’aujourd’hui : premièrement l’idée que tout savoir est pouvoir, selon la doxa de Foucault ou encore de Bourdieu dans Les Héritiers (1964), idée qui aboutit à la mise en cause de tous les savoirs occidentaux, comme étant selon eux intrinsèquement racistes, colonialistes, puisque tout savoir cache un pouvoir. La deuxième grande idée qui me semble remonter à cette époque, c’est l’importance donnée au langage, qui aboutit aujourd’hui à une forme de nominalisme sous la plume de Judith Butler – celle qu’on appelle la papesse woke -, puisque pour Judith Butler tout se réduit à un acte de langage. Elle a en effet une compréhension extensive et dévoyée du concept de performativité, qui a été développé par John Austin dans son célèbre ouvrage Quand dire c’est faire (1962). En effet la performativité, je le rappelle, trouve son paradigme dans la Parole de Dieu : quand Dieu dit « Que la lumière soit », la lumière fut. Dans ce cas-là son langage est performatif, puisqu’il suffit de dire et la chose se fait. De même quand le prêtre dit « Je vous déclare mari et femme », ou plutôt quand le maire le dit, puisqu’à l’Église on dit plutôt « Je te prends pour époux », etc., on est là dans la situation de paroles exceptionnelles qui peuvent être dites performatives. Mais pour Judith Butler, il suffit de dire quelque chose pour le faire advenir, c’est-à-dire que si, à cette minute, je dis « Je suis homme », eh bien je suis homme. C’est aussi simple que ça. Et donc, par un acquiescement tacite au test de Butler, ou à ce qu’on appelle aussi de plus en plus l’autodétermination, si l’on dit que l’on est une chose, on l’est. Ainsi l’État français, sous la pression de Bruxelles, a-t-il reconnu par la loi du 18 novembre 2016 que toute personne majeure, ou mineur émancipé, pouvait changer de genre à l’état civil, simplement en se déclarant comme étant du genre opposé. « Genre », puisque le mot sexe est devenu tabou, j’y reviendrai peut-être plus tard. C’est donc cette performativité qui est en cause : je vais à la mairie, je dis, « Excusez-moi, je m’appelle Robert, écrivez Robert Hénin s’il vous plaît », et la mairie s’exécute. Cependant il est sûr que ni Derrida ni Foucault n’ont directement prôné cela, c’est pourquoi j’ai insisté sur l’idée de filiation. Mais à l’inverse, d’autres insistent plutôt sur les différences, sur ce qui nous sépare, puisqu’on imagine assez mal Derrida ou Foucault déboulonner la statue de Voltaire par exemple, ou une autre statue, interdire une conférence ou une représentation théâtrale, censurer un livre pour sa non-conformité morale, encore moins évidemment accuser quelqu’un de pédophilie, surtout Foucault évidemment : ils étaient trop libertaires, trop individualistes, et sans aucun doute cette atmosphère totalitaire n’était pas tellement dans leur idée. Finalement, ce fut un des points de divergence entre les intervenants du colloque, qui sont loin d’être dogmatiques, puisqu’il y a de vraies nuances entre eux, voire des oppositions : certains ont voulu blanchir ces philosophes de toute responsabilité dans les délires actuels, et Jean-François Braunstein, qui a longtemps été un admirateur de Foucault, a même souligné que ce dernier défendait fondamentalement la liberté et qu’il n’aurait jamais accepté d’être réduit à sa couleur de peau, à une communauté de race, de genre, etc. Cependant, la plupart de mes collègues et des ouvrages qui traitent de ces idéologies soulignent plutôt la continuité, la manière dont cette pensée de 68 ou cette French Theory ont été la matrice du point de départ de ces mouvements actuels. Bien sûr, l’inculture aidant, les mouvements actuels ont simplifié la pensée de ces philosophes. Pour Helen Pluckrose, ce qu’elle appelle « la Théorie », la Trench Theory, a accompli une mutation dans les années 1990 aux États-Unis, pour devenir une théorie appliquée, ce qui en fait un postmodernisme appliqué pour détruire l’injustice sociale, selon les militants. Il s’agissait d’opérer une convergence entre les théories post-coloniales, gender, queer, et critiques de la race, de permettre une sorte de convergence stratégique afin d’abattre l’injustice sociale. Pierre Valentin, qui est le benjamin extrêmement doué de notre Observatoire – il n’a que 24 ans -, et qui va publier dans deux mois chez Gallimard un ouvrage Comprendre la révolution woke, développe une idée très éclairante, selon laquelle cette pseudo-théorie, aussi appelée « théorie de la justice sociale », est en fait malgré son nom, totalement inconsistante et cache derrière ses causes vertueuses une intention seulement destructrice. D’où le nom de ‘’déconstruction’’, qui est vraiment à prendre au sens premier. Elle ne défend les minorités que dans le but de détruire l’Occident, et pour preuve elle abandonne ces minorités en rase campagne dès qu’elles ne sont plus utiles à cette tâche de déconstruction. Ainsi la cause des femmes fut-elle un temps utile pour s’attaquer à la domination des hommes, puis la cause des homosexuels s’est avérée plus utile pour saper les fondements de la société, mais finalement les homosexuels sont délaissés pour les transgenres, qui sont la nouvelle figure de la liberté moderne et de l’autodétermination. Or l’idéologie trans est profondément homophobe : si vous êtes attiré par un individu du même sexe, c’est forcément selon elle que vous êtes né dans le mauvais corps (même s’il ne faut pas le dire comme ça) et qu’en fait vous n’êtes pas d’accord avec le sexe qu’on vous a arbitrairement assigné à la naissance. Les transactivistes n’hésitent d’ailleurs pas à insulter les femmes et les féministes qu’ils traitent de TERF (Trans Exclusionary Radical Feminists), en les traitant aussi de transphobes. En gros une femme qui prétend émettre des réserves sur les théories trans est une transphobe qui ne mérite donc aucune considération mais qui doit être attaquée. Ainsi JK Rowling, l’autrice de Harry Potter, pourtant engagée dans les causes progressistes, a été victime d’une véritable cabale de harcèlement pour avoir prononcé le mot « femme », et avoir réclamé le droit de dire « femme ». Les droits des femmes régressent en Occident depuis que cette cause trans est devenue la cause officielle de l’Occident, elles sont victimes de nouvelles discriminations, dans le sport en particulier, et de nouvelles agressions dans les prisons. Quant aux droits des femmes et des homosexuels hors de l’Occident, mystérieusement, ils n’intéressent pas nos militants, qui n’ont pas eu un mot pour soutenir les Iraniennes, par exemple, à l’automne 2021. La justice sociale est donc le nom flatteur d’une entreprise de démolition.

Un autre débat, après celui de la généalogie, concerne le mot de « religion » qu’on adosse parfois au wokisme. Mon collègue Jean-François Braunstein a publié à l’automne La religion woke, en reprenant la thèse de John McWhorter dans Woke Racism : How a New Religion Has Betrayed Black America, livre qui date de 2021. Ce linguiste noir américain y montre la continuité entre le wokisme, comme son nom l’indique d’ailleurs, et les théologies du réveil qui ont marqué les Eglises protestantes américaines au XIXe siècle. Les adeptes de ce courant woke le présentent comme une illumination, une révélation : « Ah, j’ai compris que j’étais en fait secrètement raciste, j’ai compris que j’étais transphobe, et donc je vais battre ma coulpe ». Il y a même vraiment des cérémonies où l’on se met à genoux, où l’on est à deux doigts de prendre des fouets pour se faire battre ; il y a des bourgeoises américaines qui payent des milliers de dollars pour subir des rééducations pendant certains dîners en ville, pour se faire expliquer qu’elles sont des méchantes ! D’ailleurs cette religion a ses prêtres, ses articles de foi : le racisme systémique, le colonialisme insidieux, etc., puisque pour ses militants la décolonisation n’a pas eu lieu. Nous sommes encore colonialistes. D’autres au contraire font remarquer la différence de ce mouvement avec une religion, puisque premièrement il manque une transcendance, et qu’ensuite le fonctionnement se rapproche davantage d’une secte avec des pratiques de recrutement, de séduction, d’exclusion aussi. En effet, au moindre mot allant à l’encontre de ce credo, on est exclu de la secte.

Outre la religion, le wokisme a été rapproché d’autres idéologies, en particulier totalitaires. Dans les interventions du colloque, la comparaison était récurrente avec les totalitarismes du XXe siècle, le nazisme et le communisme, en particulier de la part des universitaires originaires des ex-pays communistes, dont Sergiu Klainerman, un brillant mathématicien américain d’origine roumaine, et Yana Grinshpun et Dania Tchalik d’origine russe. Ils ont développé ces parallèles qui leur paraissaient criants, entre ces totalitarismes et le fonctionnement du wokisme, même si on n’en est pas encore à faire des camps de concentration ni des goulags ; on se contente encore de ce qu’on appelle très élégamment la mort sociale. Ainsi, concrètement, l’idéologie woke fonctionne comme un totalitarisme par le projet d’imposer une grille de lecture unique sur la totalité du réel, par le fait de censurer, d’intimider les contrevenants, d’encourager la délation également, de promouvoir un nouveau langage, une novlangue tout à fait orwellienne, pour faire advenir une réalité nouvelle. C’est tout l’enjeu de l’écriture inclusive, comme d’un certain nombre de mots-clés qu’il faut à tout prix recaser, ou encore de leur propension à subvertir les mots pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils signifient. La laïcité est devenue la discrimination, l’égalité une tyrannie, etc. De même la tendance à ramener le discours d’un intellectuel, de quelqu’un, à ce qu’il est, et d’opposer un homme, un Blanc par exemple à un Noir, ou d’opposer une science blanche à une science décoloniale. Cela fait tristement penser à la science juive pourfendue par les nazis ou à la science bourgeoise honnie par les marxistes. Comme le montre Bruno Chaouat, un universitaire qui travaille aux États-Unis depuis trente ans, la vérité n’est donc plus universelle, elle est déterminée par l’identité. Dans les années 70, quand on demandait « D’où parles-tu ? », il fallait répondre en termes de classe sociale : bourgeois, prolétaire. Aujourd’hui il faut répondre en termes de race, et d’ailleurs j’ai regardé des vidéos où les professeurs aux États-Unis se présentent à leurs étudiants selon ces nouveaux critères : par exemple, « Je suis une femme cis, hétéro », et c’est la manière dont je me définis, pas du tout comme une spécialiste du théâtre. À l’université, on l’observe même parmi nos étudiants : une jeune femme va naturellement étudier les autrices, des autrices féminines voire féministes, un émigré sud-américain travaillera des auteurs sud-américains, un handicapé, lui, étudiera le handicap dans la littérature, etc. La recherche doit à tout prix coïncider avec l’identité supposée du chercheur, et au lieu d’être un processus, un questionnement d’identité devient une essence et une prison.

Mais d’un autre côté aussi, plusieurs traits importants me semblent distinguer les nouvelles idéologies du nazisme et du communisme. Et ce n’est d’ailleurs pas à l’avantage du wokisme – à part, encore une fois, l’absence de goulag, je mesure bien sûr la comparaison. Premièrement, ces idéologies-là étaient encore nourries par une espérance, elles faisaient miroiter un grand soir ou des lendemains qui chantent. Les nouvelles idéologies ne sont habitées que par le ressentiment. Malgré leur prétention à la justice sociale, on ne trouve jamais en elles de perspective positive. Si vous lisez tout ce qu’écrivent les tenants de ces idéologies, jamais on n’espère que demain les femmes seront égales, non, le but est de démolir, démolir, démolir. Les communistes français étaient à la fois patriotes et universalistes, pour eux la couleur de peau ne faisait pas de différence, on en vient à regretter le bon temps du PCF !

Deuxièmement, malgré le lyssenkisme ou les manipulations des données scientifiques qui avaient lieu en URSS, le rationalisme demeurait l’horizon indépassable de l’activité scientifique dans ces pays. Les militants étaient nourris de dialectique hégélienne et ils étaient clairement mieux structurés que les militants actuels. Les pays de l’Est avaient d’ailleurs d’excellents chercheurs en mathématiques. Or aujourd’hui la rationalité est elle-même taxée de raciste, certains soutiennent que 2+2 = 4 est un point de vue de dominant et demandent de décoloniser la science, en enseignant notamment les savoirs indigènes, les mythes maoris, la conception de la lumière qu’avaient certaines ethnies, en les situant non pas dans des cours d’anthropologie, mais dans des cours de sciences, sur le même plan que ce qu’on appelle en Occident la science. En conséquence, dans les années 70-80, un disciple de Sartre pouvait débattre avec un partisan de Aron, mais un woke ne peut pas débattre avec un non-woke, puisque le logos lui-même est suspect. Ce qui explique d’ailleurs, vous l’avez peut-être remarqué, qu’il y ait assez rarement de confrontation entre les deux, de débats organisés. Quand il y en a, ceux-ci tournent très vite à l’invective, à la cacophonie.

La troisième différence, c’est que cette défaite de la raison n’est possible à mon avis qu’en raison de l’effondrement du niveau d’instruction dans les pays occidentaux et de la complicité du système capitaliste comme des États, qui trouvent beaucoup plus profitable et plus commode d’entretenir des troupeaux de consommateurs ignares que d’éduquer à la liberté d’esprit. Peu nombreux sont les jeunes et les moins jeunes qui réfléchissent vraiment, la plupart absorbent tout ce qui passe sur les réseaux sociaux, témoin le succès d’ailleurs des théories complotistes depuis quelques années. Donc, j’ai affaire à des étudiants endoctrinés, qui collent des autocollants sur leur ordinateur, « halte à la transphobie », « non à l’islamophobie », sans avoir seulement réfléchi à la pertinence de ces concepts.

La dernière différence, de taille, c’est que le communisme ou le nazisme n’étaient l’idéologie officielle que d’un ou de quelques pays, combattus par de nombreux autres. En France les stalinistes et les maoïstes étaient libres de s’exprimer, mais ils n’étaient pas au pouvoir. Or le wokisme est l’idéologie officielle de l’Occident, et notamment de la Commission européenne, qui impose aux pays de s’aligner sur elle (cf. les sanctions adoptées à l’égard de la Hongrie, de la Pologne, pour les punir de ce non-alignement). Toutes ces différences me conduisent à penser que cette idéologie est tout aussi délétère, et même à certains égards, plus dangereuse que celles du XXe siècle, une fois encore le goulag excepté. Car la plupart des garde-fous institutionnels (l’État, les Eglises) et théoriques (la raison, l’universalisme, la nature, et la biologie) ont sauté. L’individu postmoderne est donc un terrain vague, « lavé comme une grève », pour reprendre l’image de Bérénice Levet, une grève sur laquelle le raz-de-marée nihiliste est libre de déferler. Un des points frappants qui est souligné par tous les observateurs, dont Eugénie Bastié en particulier, est le recours fréquent des woke à la « logique du chaudron », selon l’expression et la petite anecdote de Freud, et donc à la logique de la contradiction. Les militants disent d’abord que le wokisme n’existe pas, qu’il s’agit d’un amalgame, d’un slogan d’extrême-droite ; ensuite, qu’il ne concerne que peu de groupes de recherches finalement en France ; enfin, que le wokisme est formidable. Des contradictions peuvent donc être décelées à tous les niveaux de ces trois temps du discours militant. Le problème, c’est que les militants sont tellement sûrs d’eux, et par ailleurs tellement peu structurés, qu’on a beau leur mettre leurs contradictions sous les yeux, ça ne les intimide nullement.

Je voudrais vous donner deux exemples de ces contradictions. Laure Murat, qui conteste le terme de cancel culture dans son livre Qui annule quoi ? dit dans un premier temps que la cancel culture n’existe pas, qu’il s’agit d’un fantasme d’extrême-droite. Puis, qu’il ne faut pas tout confondre, que déboulonner les statues relève seulement d’une sensibilité à l’histoire, et que seul l’État peut se rendre coupable de cancel culture : puisque la cancel culture est ‘’mal’’, alors quand des militants woke déboulonnent une statue, ce n’est pas de la cancel culture. Donc, vous voyez qu’on passe d’une négation du phénomène à une défense et au renversement du réel, à l’inversion des termes. Deuxième exemple, la transition d’un sexe à l’autre par des opérations de réassignation sexuelle au moyen de la chirurgie complétée par des traitements à vie : d’une part les militants disent qu’il ne faut surtout pas considérer leur souhait de transition comme une maladie mentale, puisque diagnostiquer une dysphorie de genre, c’est pathologiser le trans, et donc c’est transphobe, puisque l’avenir est dans le trans, qui finalement représente l’humanité normale, tandis que les ‘’cis’’ sont encore en deçà, du fait qu’ils ne sont pas encore éveillés ! Donc les trans ne sont surtout pas des malades, et pourtant ils veulent que leurs opérations et leurs traitements soient financés par l’assurance maladie… Ils savent donc qu’ils ne sont pas malades, mais pour des raisons stratégiques ils acceptent d’être traités comme des malades le temps qu’on leur rembourse leur opération. La stratégie passe donc avant les convictions, avant la théorie. Cette attitude a même été très cyniquement théorisée sous le nom d’« essentialisme stratégique » par une spécialiste indienne de littérature postcoloniale qui s’appelle Gayatri Spivak. Selon elle l’identité est statique si et seulement si c’est opportun pour gagner un combat politique. Cela explique la contradiction patente entre les demandes de quotas dans les jurys, tant d’hommes et tant de femmes dans un jury de thèse, au Parlement, ou dans les partis politiques, sur les listes électorales, que sais-je, et l’affirmation de la fluidité universelle du genre. Cela pourrait paraître contradictoire, et d’ailleurs quand il n’y a pas assez d’hommes dans les jurys – et en littérature il y a peu d’hommes – si je dis : « Pas de problème, je suis homme le jour du jury », curieusement ça ne passe pas bien ! Pourtant, c’est exactement la revendication des militants qui prônent la fluidité mais ne sont pas le moins du monde gênés par la contradiction, elle-même liée au fait qu’ils n’ont pas de conviction mais simplement une stratégie politique. Or cet essentialisme stratégique est l’exact opposé de l’intégrité intellectuelle et de la recherche de la vérité. Cette nouvelle idéologie est donc antiphilosophique, puisqu’elle remplace la recherche de la vérité par une stratégie politique qui fait feu de tout bois pour abattre l’adversaire. C’est d’autant plus facile que le concept de vérité a du plomb dans l’aile au terme de trois vagues, désormais, de déconstruction philosophique. Nul n’ose plus se réclamer d’elle, à peine plus que de la vertu.

Je voudrais à présent, dans un deuxième temps qui sera plus court, montrer ce que le wokisme fait à la liberté, et d’abord à la liberté académique. Un phénomène frappant dans le combat d’idées actuel est la réversibilité des arguments. En effet, nos adversaires nous accusent d’être des censeurs, des dogmatiques, de ne pas respecter la liberté académique. Ainsi François Cusset vient de publier un Tract chez Gallimard il y a quelques jours, qui s’appelle La haine de l’émancipation. Debout la jeunesse du monde, dans lequel il explique que le courant antiwoke est un courant dangereux d’extrême-droite qui menace la paix civile et la cohésion des générations, et où il appelle les jeunes à se révolter. Autre exemple, un article paru l’an dernier dans Mouvement de Christelle Rabier – qui est à l’EHESS sans avoir jamais rien publié à part quelques articles militants rédigés en écriture inclusive ; peu importe. Voilà ce que nous dit cette femme : « Avec la « reconstruction » antiwoke, on observe un recours actif à des formes de cancel culture pragmatiques ». Selon elle, c’est donc nous qui pratiquons la cancel culture, relevant de la censure, de la diffamation, quoique de manière insidieuse peut-être : recours régulier à l’intimidation dans la correspondance individuelle ou sur les listes de diffusion, fabrique de réputation dans les couloirs feutrés d’un établissement d’enseignement supérieur, usage direct ou indirect de mesures de rétorsion professionnelle, etc. À ces attaques nous répondons que nous n’avons jamais annulé de conférence, nous n’avons jamais déboulonné de statue, nous n’avons jamais harcelé de collègue ni demandé la démission de personne. Et la preuve que c’est nous qui respectons la liberté académique, c’est le nombre de collègues qui ont applaudi en coulisse notre colloque, qui ont avoué avoir souhaité y participer mais y avoir renoncé pour ne pas voir leur carrière brisée, et avoir même demandé de ne pas donner leur nom. D’ailleurs je publie de temps en temps des articles sous des pseudonymes pour dénoncer cela. Mais ce serait nous qui pratiquons l’intimidation et la cancel culture ! A ma connaissance il n’est jamais arrivé qu’un universitaire se rende à un colloque sur le genre, la race ou le décolonialisme en risquant de briser sa carrière. Plus radicalement, un chercheur peut de moins en moins espérer un poste ou un financement s’il ne montre pas patte blanche à l’idéologie. La France a délégué depuis une dizaine d’années à l’Agence européenne de la recherche le pilotage de ses orientations : les financements n’appellent plus les chercheurs que par la médiation de cette agence, donc par le biais d’appels internationaux ou régionaux, or ceux-ci récompensent clairement la conformité des chercheurs aux idéologies dominantes.

Je prends un exemple parmi des milliers, celui d’un programme financé par l’Union européenne qui s’appelle Gender-Net Plus et qui impose le contrôle de la recherche par des statistiques ethniques et sexuelles, en contradiction avec la loi française. On lit par exemple dedans que le « niveau national (donc le gouvernement et les ministres) doit appliquer des pressions pour faire respecter les quotas de genre » ; qu’il faut établir – je traduis en lisant – des centres d’égalité de genre, et les maintenir pour promouvoir l’égalité de genre, etc. ». Il faut former partout des comités, et absolument promouvoir l’égalité et la diversité de genre, c’est-à-dire la prise de conscience des gens, passant par des activités qui leur permettent de découvrir à quel point ils sont transphobes. Evidemment ces programmes sont largement financés par la Communauté européenne, à laquelle nous adhérons. Outre que de nombreux postes sont fléchés directement dans les études de genre, les études décoloniales, etc., certaines universités européennes exigent une déclaration de conformité idéologique. Pour obtenir un poste à l’université Humbolt de Berlin il faut soumettre « une déclaration d’une page identifiant les contributions passées et futures à l’équité, la diversité, l’inclusion ». Il faut rappeler ici la définition de la liberté académique, telle qu’Anne-Marie Le Pourhiet, juriste qui s’est battue notamment au moment du mariage pour tous, l’a définie dans notre colloque. Celle-ci n’est pas la liberté d’expression. La liberté de l’enseignant-chercheur n’est pas celle de dire n’importe quoi, elle est ordonnée à l’objectivité du savoir, et l’objectivité est donc son principe régulateur. Anne-Marie Le Pourhiet cite deux articles de loi que je répète ici : « Le service public de l’enseignement supérieur est laïc et indépendant de tout emprise politique, économique, religieuse, ou idéologique, il tend à l’objectivité du savoir, il respecte la diversité des opinions ». Deuxième article : « Les enseignants-chercheurs jouissent d’une pleine indépendance, d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leur fonction d’enseignement et leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires, les principes de tolérance et d’objectivité ». On le voit, nos militants sont loin de respecter les pré-requis de cette définition, puisqu’ils ne sont pas indépendants de toute emprise idéologique et qu’ils ne respectent pas l’objectivité, pour la raison qu’ils n’y croient pas eux-mêmes, toute réalité étant pour eux un fait de discours et de pouvoir, l’objectivité étant impossible. De notre côté, certes les membres de l’Observatoire écrivent des articles militants, mais nous essayons de bien distinguer les articles de recherche et les articles militants. Certes c’est plus facile à faire quand on travaille sur le théâtre du XVIIe siècle que quand on étudie par exemple l’islam contemporain, mais dans tous les cas nous essayons de ne pas nous départir de notre rationalité et de notre objectivité. En revanche la caractéristique de ces militants, c’est que leur certitude d’avoir raison entraîne pour eux la nécessité de bâillonner l’adversaire. Faute de pouvoir débattre, on l’a vu, puisqu’il n’y a pas de vérité, pas de raison, les opinions adverses voire les opinions différentes sont qualifiées d’illégitimes, offensantes, et doivent donc à ce titre être censurées, mises hors la loi. Et toutes les institutions se prémunissent contre le surgissement de ces idées dites subversives. La Commission européenne, les États, les entreprises, le CNRS, tous signent à l’envi des chartes diversitaires et doivent faire allégeance à la nouvelle trinité : non pas le Père, le Fils et le Saint-Esprit, même pas liberté, égalité, fraternité, mais diversité, égalité, inclusion, DEI pour la formule anglaise diversity, equity inclusion. Subrepticement, une devise en a donc remplacé une autre sans qu’on demande l’avis des citoyens, et alors même que le contrat républicain français ne se reconnaît nullement dans ce modèle communautariste.

Phénomène plus dangereux, une convergence paradoxale s’opère entre les lobbies déconstructionnistes et les lobbys islamistes, et notamment fréristes, comme l’a très bien montré Florence Bergeaud-Blacker, à ses dépens d’ailleurs. En effet c’est une universitaire qui a fait toute sa carrière sans avoir un demi-centime de financement, parce qu’elle dénonçait justement l’emprise des islamistes. Cette convergence peut sembler paradoxale puisque les droits des femmes et des homosexuels ne sont pas particulièrement honorés dans les pays d’islam, mais depuis les années 1980, les Frères musulmans se sont donnés entre autres pour objectif d’infiltrer, de déstabiliser les départements de sciences sociales. Ils accusent « tout bas » les sciences sociales de propager l’athéisme, mais tout haut ils pratiquent finalement un chantage à l’islamophobie et à l’orientalisme, cette injure propagée depuis le livre d’Édouard Louis. Les salafistes et les militants woke se rejoignent donc dans leur entreprise de déstabilisation de la société occidentale et de ses valeurs. Et la République se trouve prise dans une tenaille islamo-wokiste, pas une tenaille identitaire mais bien une tenaille islamo-wokiste. Outre ces chartes, des formations sont proposées voire imposées dans toutes les institutions par des formateurs autoproclamés, comme Caroline de Haas, dont la société Egaé gagne des millions en portant la bonne parole androphobe et francophobe, et notamment en calomniant à la légère des personnes, sans se soucier des conséquences sur leur vie et leur avenir. Un malheureux professeur de violoncelle au Conservatoire National Supérieur de Paris en a fait les frais en 2021, ayant été licencié sans préavis ni indemnités pour avoir tenu des propos douteux selon ses élèves, et en particulier, dit le jugement, commis des contrepèteries. Et ce malgré le soutien de nombreux élèves à ce professeur, et l’absence de tout fait prouvé. Dans l’univers woke, comme dans celui de You Tube d’ailleurs, la présomption d’innocence n’existe pas. Toutes les universités et les grandes écoles doivent proposer, et parfois même imposent aux professeurs de suivre des formations de rééducation aux VSS, c’est-à-dire aux Violences Sexistes et Sexuelles, assurées bien sûr par des militants, et financées par l’État ! Ce n’est pas le cas à la Sorbonne mais à l’École Normale, à Polytechnique ou à Sciences Po ces formations sont imposées. Chaque université, chaque département, doit avoir une ‘’référente égalité’’, qui n’est jamais un homme car ce ne serait pas égalitaire, il serait juge et partie. Anne-Marie Le Pourhiet nomme cette référente égalité « commissaire à genritude » ; ces missions égalité, qui sont partout, dispensent au personnel administratif des formations à l’écriture inclusive, encouragent la délation, font des campagnes d’affichage partout. Chacun est invité à dénoncer celui qui l’aurait regardé de travers, et de fait il paraît qu’au Canada désormais les gens ne regardent plus que leurs pieds dans la rue, par peur d’être dénoncés. Bref, ces « missions égalité » financent à grand frais toute une série d’événements comme à la Sorbonne, où la mission égalité organise tous les ans le mois du genre à l’automne et le mois de l’égalité au printemps ! Les associations transactivistes LGBT et antiracistes font en outre un lobbying énergique auprès des institutions. Le Planning familial en est l’exemple le plus flagrant, avec son récent lexique où parmi les mots à éviter figurent « masculin », « féminin », « mâle » et « femelle », « monsieur » et « madame », qui sont pour eux devenus des injures perpétuant les préjugés : quand on croise quelqu’un, on ne pourrait pas, selon eux, prétendre savoir si on a affaire à un homme ou à une femme, à un monsieur ou à une dame. On apprend aussi dans ce lexique que le pénis n’est pas un organe sexuel mâle, et on doit aussi compter avec toutes ces affiches sur les hommes enceints qui ont défrayé la chronique cet été.

L’école est en outre une cible de choix, puisque les enfants d’aujourd’hui sont les hommes de demain, et que sur de jeunes cerveaux on peut agir plus facilement. On ne compte plus désormais les formations ou les dossiers pédagogiques livrés clés en main aux enseignants, renseignés par des experts en nouvelle sexualité, militants associatifs ou pédagogues, qui proposent donc de réformer la société de demain en commençant, tant qu’à faire, dès l’âge de six ans, c’est plus sûr ! À l’Institut de Formation des Professeurs de Lille en mars 2022 a été organisée une formation contre les ‘’LGBTQIA+phobies’’ à l’école, pour « guérir les futurs enseignants de l’hégémonie sexuelle ». En 2019, autre exemple, lors d’une conférence organisée à l’ESPE de l’Académie de Paris, on pouvait entendre un conférencier expliquer que « passer de la lutte contre l’homophobie à l’égalité entre les sexualités nécessite d’opérer un renversement, une rupture, et de postuler qu’il s’agit de promouvoir à l’école des représentations positives d’autres sexualités que la sexualité hétérosexuelle, et de déconstruire un système social et idéologique, l’hétérosexisme ». Promouvoir les sexualités, bien sûr « pour les rendre aussi enviables les unes que les autres pour les enfants ». Sur le site Canopée de l’Éducation nationale qui propose des dossiers pédagogiques aux enseignants, on repérait il y a quelques mois une série introduite par l’Inspection Générale qui proposait la déconstruction de la parenté. L’association LGBT organise des permanences dans les collèges pour sensibiliser les enfants des classes de 4e à la lutte contre les discriminations sexuelles, et on leur lit des questionnaires pour les inciter à s’inscrire dans telle ou telle pratique alternative.

Donc, en amont de la vie intellectuelle et sociale de notre pays, une multitude de chartes, lexiques, formations, drapeaux sont censés garantir que la doxa diversitaire sera respectée ; et en aval le contrevenant risque l’annulation, la mort sociale, c’est la fameuse cancel culture dont je vous dirai un mot pour finir. En prenant d’abord quelques exemples dans la création artistique, je citerai l’une des premières affaires qui aient éclaté en France, celle des Suppliantes d’Eschyle. Le 25 mars 2019 des activistes antiracistes, pour la plupart membres du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires), ont empêché une représentation des Suppliantes d’Eschyle par le metteur en scène et grand helléniste Philippe Brunet, par ailleurs militant d’extrême-gauche, dans le cadre des Dionysies, ce festival de théâtre antique à la Sorbonne, au motif que certains acteurs étaient grimés en noir, ce qui relevait pour eux d’un délit de blackface. Brunet s’expliqua en disant qu’il s’agissait de mettre en scène une opposition entre les Grecs d’Argos, qui sont supposés être blancs, et les Danaïdes venues d’Égypte, à la peau noire et aux costumes bariolés. Il a fait amende honorable et s’est excusé d’avoir pu blesser quelqu’un, mais quand il a pu rejouer la pièce quelques semaines plus tard, les fameuses Danaïdes avaient des masques dorés, la censure avait donc gagné. L’UNEF a exigé des excuses de l’université en ces termes : « Dans un contexte de racisme omniprésent à l’échelle nationale dans notre pays, le campus universitaire reste malheureusement perméable au reste de la société perpétuant des schémas racistes en leur sein. » Ils ont publié un communiqué en forme de fatwa, exigeant réparation des injures, sous forme d’un colloque consacré au blackface. Ainsi beaucoup de nos concitoyens ont-ils découvert à cette occasion le terme blackface et le concept d’appropriation culturelle, très en vogue en Amérique du Nord. Allons-nous suivre l’exemple américain ?

Second exemple, un exemple américain justement, qui n’est pas encore arrivé en France : il s’agit de la pratique de l’autodafé – de sinistre mémoire me semble-t-il -, puisque le Conseil scolaire Providence, catholique je précise, qui gère une trentaine d’écoles au sud de l’Ontario, a procédé en 2019 à une cérémonie de purification par le feu en brûlant 5000 livres de littérature jeunesse, pour les bannir des bibliothèques, au motif qu’ils véhiculaient des stéréotypes négatifs sur les populations autochtones. Parmi eux bien sûr Tintin en Amérique, Astérix et les Indiens [1995] et puis quand même 4998 autres ! Les cendres ont servi d’engrais à la plantation d’un arbre, geste évidemment symbolique d’effacement de la culture par la nature, où l’homme polyprédateur détruit ses productions et les offre en holocauste pour racheter le mal qu’il a infligé à la planète et aux autochtones. Pour l’instant la France résiste tant bien que mal, mais la menace se rapproche de jour en jour. Les statues sont désormais vandalisées chez nous aussi, comme celle de Voltaire qui était au square Honoré Champion, et qui ne sera pas remise au même endroit, mais sous les arcades de la Faculté de Médecine pour la protéger des agressions.

Dans la partie de notre colloque concernant les arts, les intervenants ont développé trois exemples bien français : Jérôme Delaplanche a parlé des tapisseries de la Tenture des Indes à la Villa Médicis, que les jeunes pensionnaires veulent décrocher du grand salon, ou plutôt qu’ils ne veulent pas raccrocher après leur restauration, au motif qu’elles serviraient le colonialisme, et alors même que le roi indien y est présenté en majesté. Deuxième exemple, celui qu’Alexandre Gady a pris de la statue de Champollion dans la cour du Collège de France, qui jusqu’à une date très récente n’avait jamais ému personne. Or cette statue est désormais accusée d’être raciste et colonialiste, parce qu’on y voit le jeune égyptologue poser le pied sur la tête de Pharaon. Plus grave encore : l’exemple de Bénédicte Savoy elle-même, qui dans sa leçon inaugurale au Collège de France il y a deux ou trois ans, a consacré une partie de cette leçon à dire son malaise en passant devant cette statue et à critiquer l’institution qui l’accueillait – institution qui la paye à plein temps pour dénoncer les exactions commises par les musées français dans les anciens pays colonisés, puisque c’est son sujet principal. Intrigué que l’on puisse faire de Champollion un ennemi des pharaons, lui qui a dévoué sa vie à l’Égypte jusqu’à en mourir précocement d’épuisement, Alexandre Gady a mené l’enquête sur cette statue. Il s’avère qu’elle fut commandée par Méhémet Ali pour le pavillon égyptien de l’Exposition universelle de 1867. Ce pavillon devait montrer les réussites de l’Égypte moderne d’un côté, et la richesse de son patrimoine antique de l’autre. Il était donc déjà curieux que Méhémet Ali commande une statue colonialiste, mais en outre en regardant de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas une tête de pharaon qu’il écrase, mais simplement un chapiteau brisé, et que le pharaon est simplement là comme un bon indice visuel pour faire reconnaître Champollion. Ainsi donc Champollion médite, et il n’a pas du tout l’air triomphant du guerrier qui écrase Pharaon, mais plutôt l’air du Penseur de Rodin qui médite sur cette tête cassée, sortie du sol par l’archéologue.

Un exemple dans le domaine des lettres pour finir : à deux reprises les candidats à l’agrégation de lettres modernes ces dernières années se sont insurgés contre le programme, qui ferait selon eux l’éloge d’une culture du viol. En 2017 c’était le poème « L’Oaristys »  d’André Chénier, en 2019 le sonnet 20 des Amours de Ronsard, qui raconte l’histoire de Jupiter et Danaé. Dans les deux cas le jury a fait une réponse mesurée, mais pour combien de temps ? On voit que les Dix petits nègres s’appellent désormais Ils étaient dix, Le Nègre du Narcisse s’appelle Les enfants de la mer, donc la cancel culture fait rage. Concrètement aujourd’hui, les annulations de conférences sont monnaie courante, plusieurs membres de l’Observatoire en ont fait les frais ; en particulier les linguistes qui militent contre l’écriture inclusive ont vu leurs conférences empêchées à plusieurs reprises. Nathalie Heinich qui a commis le péché capital de s’opposer au mariage pour tous, ce qui était très courageux de la part d’une femme de gauche, est régulièrement boycottée : dernièrement elle n’a pu faire une conférence dans une école privée supérieure de Poitiers que parce que le directeur a accepté d’appeler la police pour disperser les militants qui voulaient l’empêcher.

Les plus enragés sont clairement les transactivistes. Caroline Eliacheff et Céline Masson, femmes de gauche fondatrices de l’Observatoire de la petite sirène, qui ont publié fin 2022 La fabrique de l’enfant transgenre sont tout simplement interdites de parole dans l’espace public. Au mois de novembre la mairie du IIIe arrondissement a annulé leur conférence sous la pression des militants, et quelques jours plus tard le Café laïc de Bruxelles a été vandalisé, couvert d’affiches infamantes et rempli d’excréments, parce que les deux femmes y étaient passées la veille. Comme on voit, ces exemples sont à l’intersection du monde de la recherche et de la société plus généralement. Ils montrent que si la liberté académique est menacée à l’université, la liberté d’expression l’est tout autant. La rédaction des grands quotidiens est d’ailleurs fracturée par la question woke, et la fracture passe souvent entre générations, ce qui ne laisse pas d’inquiéter, puisque ce sont les plus jeunes qui sont les plus woke, comme vous le savez. Les chantres de l’universalisme sont nés peu ou prou avant 1985, ce qui est mon cas, et sont poussés dehors, vers la sortie des rédactions, par ceux qu’on appelle les millenials, nés à partir des années 1980 et totalement acquis aux communautaristes anglo-saxons.

On pourrait imaginer que dans un monde idéal les deux tendances cohabitent ou bien s’expriment au sein d’un même journal, mais ce n’est pas possible, les jeunes contraignent les vieux à partir. Ainsi Xavier Gorce, accusé sur les réseaux sociaux de transphobie, a été immédiatement désavoué par la rédaction du Monde et a démissionné. Autre exemple, que j’ai trouvé raconté dans L’Express : en avril 2020 la revue Savoir/Agir  s’est déchirée autour d’un article de la philosophe Stéphanie Rosa qui critiquait justement l’exaltation des identités dans les récents travaux universitaires, et voilà ce qu’elle raconte : « Mon article était sur l’anti-universalisme de gauche, il convenait au chef de la rubrique mais pas à une partie du comité de rédaction ; on a proposé que le papier soit publié et qu’ils le critiquent dans le numéro suivant dans le cadre d’une controverse scientifique. Mais ils ont refusé sans argumenter, et finalement, après des menaces de création d’une nouvelle revue, ceux de l’ancienne garde ont fini par claquer la porte et quitter la revue ».

Donc, pour conclure en quelques mots, sur un ton plus personnel peut-être, je n’ai jamais regretté un instant mon engagement, qui s’est même imposé comme une évidence, puisque la liberté de l’esprit, celle de former l’esprit aussi, me semble être un pré-requis à l’université et la condition de tout enseignement disciplinaire, la pierre angulaire de l’institution – en tout cas cela devrait l’être. Ce travail me donne en outre la chance de côtoyer des personnalités remarquables et remarquablement libres justement, ces esprits libres qui se font de plus en plus rares aujourd’hui. Merci.

  

ECHANGES DE VUES

 

 Marie-Joëlle Guillaume

Un grand merci pour cette conférence, qui je dois le dire nous laisse pantois, inquiets ; nous savions déjà un certain nombre de choses, mais il est vrai que faire la généalogie de tout cela, nous montrer aussi l’étendue de ce panorama, est quelque chose d’impressionnant. On a envie de savoir – vous allez nous le suggérer sans doute en réponse aux questions – comment lutter contre ce déferlement. Car vous avez fait le premier pas, le plus important, qui consiste à mettre en évidence à travers ce colloque la nature et l’ampleur de l’attaque, mais il faut pouvoir riposter ensuite. Il y a une chose qui me frappe : dans les totalitarismes du XXe siècle, le brun, le rouge, il y avait les États. Là, certes vous avez cité, et Dieu sait qu’elle est nuisible sur toutes les questions sociétales, la Commission européenne ; on sait aussi que la propagande vient d’abord des États-Unis, mais ce qui frappant c’est qu’au fond on a le sentiment d’un rouleau compresseur contre lequel on ne peut pas grand-chose, et pourtant il ne vient pas des États. Vous n’avez pas fait allusion aux réseaux sociaux, à tout ce qui passe par les grandes entreprises californiennes, pour l’écriture inclusive, etc. Or on a envie de comprendre ce qui fait que cette déconstruction a une telle puissance. Qu’y a-t-il derrière ? Probablement l’ONU : l’idéologie du gender est quand même partie des grandes conférences de l’ONU de la décennie 1990 !

Emmanuelle Henin

Je pense qu’en effet les États n’ont plus beaucoup de pouvoir aujourd’hui, et l’État français singulièrement, et donc en effet les grandes entreprises sont pionnières là-dedans, comme Disney, etc. Elles se sont mises à militer parce que ça les arrangeait, elles y ont trouvé une forme de clientèle. En fait, ce qu’il faut comprendre, c’est que dans l’entreprise cela permet de fractionner les clientèles, et donc s’il faut une trottinette pour les bisexuels, une trottinette pour les trans, une trottinette pour les filles, une trottinette pour les garçons, cela fait autant de segments d’acheteurs et de clients ! Donc, pour les entreprises, ce communautarisme est rentable. Il est vrai qu’elles se sont jetées à corps perdu là-dedans, parce qu’apparemment ça leur rapporte et aussi parce qu’il y a une sorte de bonne entente entre les deux : les entreprises élaborent des ‘’chartes de la diversité’’, accueillent des militants, et en échange ils récupèrent une plus grande visibilité.

Il est vrai que le phénomène des réseaux sociaux est énorme, et si le wokisme a déferlé si vite en France sous cette forme aussi radicale, c’est sans doute dû au rôle joué par ces réseaux. Je pense que le Covid, qui a livré pendant deux ans les jeunes sans contrepartie aux réseaux sociaux, a joué un grand rôle aussi dans la manière dont ça s’est répandu. Il paraîtrait que l’on compte en France aujourd’hui presque une personne par classe de collège se déclarant transsexuelle, ou pas dans le bon corps, et tout cela parce que la propagande très organisée de ces activistes trans se déploie en toute liberté sur les réseaux. Face à cela l’État n’a pas beaucoup de force, car il applique les diktats de la Commission européenne. Je pense que la faiblesse de l’État est pour quelque chose dans l’ampleur du phénomène.

Jean-Didier Lecaillon

Je voulais d’abord vous féliciter pour l’ensemble de votre exposé, surtout pour la modestie et la force de votre témoignage final. Plus largement, étant moi-même universitaire, je tiens à vous remercier pour votre engagement dans l’enseignement supérieur. Je partage l’essentiel de votre analyse et, venant de prendre ma retraite de l’enseignement supérieur, j’y trouve a posteriori – preuve sans doute que je suis moins courageux que vous ! – une bonne occasion de fuir cet environnement que vous avez décrit et qui m’inquiète tout particulièrement. Cela étant dit, pour prolonger la question de Marie-Joëlle, au début de votre exposé vous avez insisté sur le fait que votre colloque a été médiatiquement très contesté, que la presse vous a été très défavorable, le monde politique aussi, comme nous l’avons compris avec ce qui est arrivé au ministre Blanquer à la suite de son soutien. Le monde politique semble donc aussi très contaminé et vous avez également mentionné l’influence de la Commission européenne.

D’où ma question : est-ce que, au cours du colloque ou en fonction de votre expérience, vous avez des éléments qui puissent nous faire comprendre, avant d’en arriver à savoir quoi faire, comment on en est arrivé là, comment tout le monde médiatique, tout le monde politique, peut être si complètement contaminé par cette idéologie ? C’est très impressionnant. Il n’y a pas que les réseaux sociaux ; comment se fait-il qu’aujourd’hui toute la presse, tous les journalistes, soient inféodés à cette idéologie… ?

Emmanuelle Henin

D’abord, je n’ai pas mentionné qu’il y avait tout de même aussi des articles positifs, des personnes qui nous ont soutenus, plutôt à droite certes pour ne rien vous cacher, mais aussi Marianne. Ainsi, Jacques Julliard a écrit deux éditoriaux, que nous avons d’ailleurs publiés dans le colloque, puisqu’il a finalement renoncé à venir pour des raisons de santé. Donc il y a quand même encore quelques personnes de gauche qui nous soutiennent, et dans toute l’Europe d’ailleurs, puisqu’il y a eu des articles en Italie, en Allemagne, etc. Mais par ailleurs je pense, pour répondre à votre question, que c’est l’intimidation qui joue, simplement l’intimidation, et c’est la cause qu’ils portent. C’est-à-dire que si vous n’êtes pas d’accord, c’est que vous êtes transphobe, homophobe, raciste, islamophobe, etc. L’intimidation par l’accusation d’islamophobie, par exemple, est très forte. Bizarrement, cela marche comme ça. Donc je pense qu’un homme politique ne veut surtout pas être livré en pâture au public avec cette sorte de stigmate d’être islamophobe ou que sais-je, si bien qu’il cède, alors qu’il pourrait très bien argumenter, comme le font quand même quelques-uns d’entre eux. François-Xavier Bellamy, par exemple, est venu à notre colloque, il nous soutient bien sûr, mais il dit que bien souvent à la Commission européenne il est le seul à voter une loi, le seul de tous les députés, donc évidemment sa voix est très minoritaire ! Je pense que c’est assez bizarre, mais cela vient d’un mélange de conformisme, de lâcheté, de peur, et puis sans doute aussi du sentiment qu’on va réussir, en s’engageant dans ce mouvement porté par tout le monde, notamment par les jeunes, et qui semble être l’avenir. C’est aussi sans doute une question électoraliste. L’islamo-gauchisme est né dans les banlieues, parce qu’on y faisait des accommodements pour capter les voix de la communauté musulmane. C’est un peu pareil dans le cas du wokisme : il s’agit simplement de plaire aux gens, puisque c’est ce qui est en vogue.

 

Bernard Vivier

Je voudrais poser une question sur les milieux universitaires. Ce que vous nous avez décrit ressemble à un bazar, ce bazar est fou pour qui raisonne et cette religion (je ne sais pas si on peut oser cette comparaison) cette ‘’messe’’ wokiste est folle. Pourtant le phénomène se propage extrêmement vite, d’où ma question : avez-vous une idée des moyens, des techniques, des procédés par lesquels ce phénomène a pu se propager ? Comment ses militants ont-ils pu entrer aussi facilement dans les milieux universitaires, c’est-à-dire dans des milieux de mesure, de raison ? On sait comment les communistes pénétraient autrefois dans les usines, dans les entreprises, et dans les milieux universitaires où ils restent encore très puissants. Aujourd’hui, quelles sont les techniques utilisées par ces milieux wokistes ? Est-ce que ce sont des méthodes du type de celles qui étaient utilisées au XXe siècle par les communistes, ou est-ce que ce sont d’autres techniques et d’autres outils ?

 

Emmanuelle Henin

Je n’ai pas étudié les choses en détail, mais il me semble qu’il y a un point commun, c’est que c’était un peu la mode dans les années 60-70 d’être à l’extrême-gauche, et globalement le milieu de la culture en France a toujours été, non pas à gauche, mais à l’extrême-gauche, et de plus en plus, si étrange que cela puisse paraître. Il y a une sorte de partage, je ne sais plus qui disait cela, entre la droite qui s’attache au pouvoir qui rassure le bourgeois, et la gauche qui investit dans la culture. Les enseignants ont aussi toujours voté à gauche. Ensuite, il y a l’idée d’un renouvellement qui offre une nouvelle grille de lecture assez simple : de même qu’il y avait la grille de lecture marxiste qu’on appliquait à tout-va, maintenant il y a cette grille de lecture décoloniale qui donne l’impression d’être la nouvelle clef permettant de tout investir à nouveau, de satisfaire à un besoin de nouveauté à tout prix permettant par exemple de réétudier pour la millième fois La Nouvelle Héloïse mais sous un angle neuf, etc. Or ces perspectives renouvelées attirent les étudiants, même si j’ai un peu simplifié les choses et qu’il y a quand même toute une gradation dans l’adhésion à l’idéologie woke : il y a une différence entre le type complètement décérébré qui voit du racisme partout, et certains collègues – notamment en littérature comparée, puisque certains sont spécialistes du gender – qui raffinent davantage leurs analyses, malgré cette même grille de lecture.

Comment est-ce que ça s’est répandu ? A mon avis par le biais des appels à projets. Le CNRS, depuis le début des années 2010, a créé l’Institut du genre pour financer sa propagation et Antoine Petit a déclaré que la clé de lecture universelle était désormais soit le genre, soit la race. Dès lors, vous avez 100 000 euros ou 200 000 euros si vous travaillez là-dessus, et il suffit de mettre quelques mots-clés pour que votre projet soit sélectionné et que vous ayez de l’argent. Les jeunes chercheurs vont donc être découragés de travailler à autre chose, par exemple ‘’La substance chez Spinoza’’, et encouragés à étudier plutôt le décolonialisme, ce qui leur assurera une manne certaine et un poste, tout simplement. En fait, le système s’auto-entretient par l’argent et les postes offerts qui attirent les candidats.

Jean Chaunu

Je suis arrivé très en retard et je le regrette beaucoup, mais j’ai regardé la Table des Matières du colloque. Il y a une question qui est quand même fondamentale, qui vient de l’impression que l’on a de vivre un remake de 68, 50 ans plus tard, et même une forme de révolution culturelle qui rappelle la manière dont Mao Tsé-toung avait réussi à instrumentaliser la jeunesse pour reconquérir le pouvoir – rappelez-vous, c’était la Révolution culturelle de 1966 et Simon Leys l’avait très bien décrit dans un livre célèbre Les habits neufs du président Mao. Ma question est donc de savoir s’il y a une analyse historique du fait générationnel, et si nous sommes devant des aînés, il faudrait définir de quelle génération on parle. Qui forme ces jeunes ? Et y a-t-il la possibilité de construire une filiation historique avec ce qui s’est passé en 68 ? Parce que si c’est le cas, cela ouvrirait une perspective tout à fait importante en ce qui concerne l’histoire des révolutions et du phénomène de 68 précisément.

Emmanuelle Henin

Il est dommage que vous ayez raté le début de notre séance, parce que j’ai précisément expliqué qu’il y avait à la fois une filiation et des ruptures sur certains points. Je n’ai pas pris tout à fait le phénomène dans ce sens de révolution-là, mais j’ai cité le livre de Pierre Valentin qui va bientôt sortir chez Gallimard, Comprendre la révolution woke ; pour lui c’est vraiment le terme, et je pense qu’en effet il y a une filiation très claire.

 

Dans la salle

J’ai trois questions assez différentes. D’abord, je voudrais faire remarquer que la Commission européenne est complètement noyautée par les ONG dans maints domaines, d’où une situation extrêmement compliquée. Comment va-t-on s’en sortir, sur ce sujet comme sur beaucoup   d’autres, dans la mesure où les ONG noyautent complètement la Commission européenne ? Ma deuxième question concerne nos jeunes. Mais il faut d’abord que je vous remercie et vous félicite pour votre propos, ce que vous nous avez décrit là est tout à fait terrifiant ; on le sait en partie, mais vous l’avez nourri d’exemples, vous l’avez expliqué, et c’est très inquiétant, car les jeunes sont d’une vulnérabilité incroyable, et cela concerne toute la jeunesse, qui est par exemple actuellement sous une emprise totalement excessive à propos du climat. Aujourd’hui les jeunes n’entrent dans une entreprise que si elle s’occupe d’abord du climat, or c’est vraiment exagéré (je suis le premier à me soucier du climat). D’où ma deuxième question : est-ce que ce sont les mêmes populations parmi les jeunes qui sont sensibles aux arguments que vous avez déployés ? Car une écrasante majorité d’entre eux est aujourd’hui obsédée par le climat, par la non-consommation de viande, par tous ces poncifs qui circulent et qui les envahissent. Dans les services de recrutement des entreprises, on voit 40 à 50% des jeunes poser comme première question : « Que faites-vous pour le climat ? sinon je ne rentre pas dans votre entreprise ». Mon troisième point n’a rien à voir ; je suis les activités du CERU, le Centre d’études de recherche universitaire qui s’intéresse au sujet, et j’ai eu l’occasion d’assister à des conférences. Comment vous situez-vous par rapport à l’action du CERU, qui revendique aussi la liberté d’expression au niveau des enseignants ? Convergez-vous ou non avec ses travaux ? Je trouve que leur activité est intéressante, peut-être un peu marquée politiquement, je ne sais pas, c’est peut-être une différence, mais ça m’intéresserait de savoir ce que vous en pensez.

Emmanuelle Henin

Je n’avais pas entendu parler du CERU jusqu’à une date récente, et j’ai posé la question à Xavier-Laurent Salvador qui ne m’a pas répondu. A mon avis, une des raisons est probablement en effet qu’ils sont tellement marqués politiquement qu’ils risquent d’être inaudibles au niveau national, je ne sais pas. Mais il me semble que nous avons en effet des objets communs, des convergences, c’est évident. De toute façon, dès que l’on critique le wokisme, on est classé à l’extrême-droite, quand bien même on milite au Parti socialiste comme c’est le cas de Nathalie Heinich. C’est pourquoi l’on ne devrait pas craindre d’être classé à droite – même si c’est pour eux l’injure suprême – puisqu’on l’est par définition, de toute façon, qu’on le soit ou pas. En réalité, cela revient surtout à faire l’économie de la pensée : « Vous êtes d’extrême-droite, donc je ne vous écoute pas », et c’est fini, la messe est dite ! En ce qui concerne les jeunes, comme ils sont totalement déstructurés, je pense que si on leur parle avec des arguments, ils peuvent entendre.

Je suis plus inquiète, en un sens, par les gens de ma génération qui les forment, par tous ces gens qui font du décolonial à tour de bras, comme les François Cusset et autres, parce qu’ils ont, eux, les postes de pouvoir où ils sont arrivés assez cyniquement grâce à ces théories-là, et qu’ils embrigadent la jeunesse. Alors que pour ma part, quand j’en parle à mes étudiants, et je le fais souvent, je n’ai jamais provoqué de réactions violentes, ou de prises à partie, mais je les fais réfléchir. C’est pourquoi je pense que si le monde revenait à la raison, ils reviendraient à la raison aussi. C’est vraiment la faute des aînés, car on prend les étudiants dans un état d’immaturité totale, aggravé par le fait que l’enseignement secondaire ne permet plus guère l’apprentissage de l’esprit critique ni l’acquisition d’une réelle culture ; il s’agit donc d’un embrigadement, d’un endoctrinement qui en effet ne permet pas de leur imputer de réelle responsabilité dans leurs convictions affichées ; ils sont finalement de la chair à idéologie.

Pierre Deschamps

Une question très basique, et je m’en excuse, je ne vois pas bien la cohérence de ce mouvement entre le domaine de la colonisation, le décolonialisme, qui d’ailleurs pour moi mérite peut-être d’être discuté, et ces histoires de genre ; quel est le lien ?

 

Emmanuelle Henin

C’est ce que j’ai expliqué tout à l’heure, il y a en fait une cohérence d’ordre stratégique, qu’on appelle l’intersectionnalité, selon la terminologie inventée par la militante Kimberlé Crenshaw. C’est le fait de faire cause commune, qu’on explique par la fameuse image du carrefour : si vous êtes à un carrefour et qu’il y a une seule voiture, en gros vous avez moins de chances de vous faire écraser que s’il y a une voiture qui arrive de chaque côté, etc. Bref, ça signifie globalement que si vous êtes une femme, vous êtes seulement discriminée un peu, si vous êtes noir, discriminé un peu, mais si vous êtes une femme noire, vous êtes doublement discriminée. A partir de là, ils opèrent une sorte de convergence entre la cause des « racisés », et la cause des « sexuellement dominés », enfin de ceux qui sont discriminés en raison soit de leur genre, comme les femmes – mais encore une fois c’est déjà un peu démodé – soit, surtout, de leur orientation sexuelle ou du genre qu’ils ont choisi, etc. Donc, globalement, toutes ces causes se réunissent sous le vocable de « dominés ». Je ne l’ai pas mentionné tout à l’heure, mais cette grille de lecture relève d’une autre convergence avec le marxisme : pour eux le monde se divise en deux, les dominés et les dominants, et le point commun entre toutes ces causes est de traquer chaque fois une domination. C’est pour cela que l’homme, Blanc, de plus de 60 ans, hétérosexuel, est à la convergence de toutes ces dominations, et qu’il est l’homme à abattre par excellence.

 

Pierre Deschamps

Oui mais alors, du coup, ils suggèrent de supprimer la notion de genre ?

 

Emmanuelle Henin

Ah non, de supprimer le sexe ; attention, c’est différent.

 

Pierre Deschamps

En revanche, pour ce qui est de la couleur de peau blanche ou noire, il n’y a pas moyen de changer. Un homme peut dire : ‘’je ne suis pas homme, je ne suis pas femme, je suis trans’’… mais un Blanc ou un Noir ne peut pas changer de race !

 

Emmanuelle Henin

Si, si ! Il y a une célèbre émission de télévision que cite Pierre Valentin, dont l’animateur -malheureusement je ne me rappelle plus son nom – s’est pris les pieds dans le tapis parce qu’il a dit qu’ils étaient sur le plateau entre hommes, etc., et un homme s’en est défendu : « Excusez-moi, vous m’avez insulté, je suis une femme ». Un peu plus tard l’animateur a exprimé le fait qu’ils étaient tous Blancs, mais son interlocuteur lui a rétorqué qu’il était Noir ! Donc en réalité, il y a effectivement une forme d’essentialisme du côté de la race et une forme de fluidité du côté du genre, mais ils ne sont pas à une contradiction près, comme j’ai essayé de le montrer ; au contraire, si c’est contradictoire, ça ne fait rien, l’essentiel est de militer.

 

Nicolas Aumonier

Je voudrais ici reprendre la question initiale qu’a posée Marie-Joëlle : comment lutter ? Au moins deux modèles de lutte peuvent venir à l’esprit. Le premier se réfère au texte d’Ammien Marcelin cité et commenté par Erich Auerbach dans son grand ouvrage Mimèsis[5]. Ammien Marcelin raconte l’histoire du préfet de Rome Léonce qui ne se laisse pas impressionner par les démonstrations de fureur du peuple qui, sous le prétexte d’une disette de vin, s’est rassemblé au Septizone. En dépit des conseils de prudence de tout son entourage de fonctionnaires et d’officiers, Léonce s’y rend en personne, marche droit au rassemblement sans se préoccuper de l’affaiblissement progressif de son escorte, identifie le meneur, le fait garrotter, fustiger, arrêter, et aussitôt la foule se disperse et l’ordre est rétabli[6]. Modèle de lutte extraordinairement efficace et économe de moyens, supposant l’identification ciblée du fauteur de troubles.

Le deuxième modèle est celui de l’obfuscation : lorsque quelqu’un voit sa réputation attaquée sur Internet, il ne peut pas demander ni obtenir l’effacement de ces données, mais il peut demander à une société spécialisée de saturer les réseaux et de recouvrir ainsi ces informations par d’autres qui viendront les effacer ; les informations gênantes se trouvent ainsi reléguées plus loin, au-delà des pages habituellement consultées lors d’une requête sur un moteur de recherche.  Ce que l’on ne peut pas effacer, on le recouvre.

D’où ma question : dans la lutte contre le wokisme, avons-nous affaire au premier modèle de lutte, ou au second ? Ou à un troisième ? Sommes-nous face à un ou plusieurs financiers ou influenceurs qu’il suffirait d’identifier pour neutraliser leur action ? Ou s’agit-il de données qu’il sera plus efficace de recouvrir par d’autres ? Comment lutter ? Faut-il cibler quelques-uns, ou recouvrir l’ensemble ?

Emmanuelle Henin

Il me semble malheureusement qu’il ne s’agit pas seulement de quelques-uns, c’est tellement diffusé, tellement omniprésent. En revanche, chacun doit déjà porter la bonne parole, c’est à dire la parole de la raison, la rationalité ; chacun doit agir à son niveau, en parlant à ses étudiants, en écrivant des articles, en rejoignant l’Observatoire du décolonialisme où vous êtes les bienvenus. Et puis en effet nous avons créé, grâce désormais à des financeurs privés – puisqu’évidemment on ne peut plus compter sur le ministre de l’Éducation nationale comme autrefois -, une association pour pouvoir non seulement recevoir des dons mais aussi se pourvoir en justice le cas échéant. Il s’agit du LAIC, le Laboratoire d’Analyse des Idéologies Communautaristes. Petite anecdote à ce sujet : il y a eu un appel aux dons, et Xavier-Laurent Salvador, la semaine dernière, a intitulé une de ses chroniques « Nous sommes la voix des morts » ; le lendemain il recevait un don de 5000 € de Roc Eclerc, entreprise de pompes funèbres.

 

Marie-Joëlle Guillaume

J’aimerais ajouter une chose : finalement, le nœud de tout cela, n’est-ce pas que notre époque a un problème avec le réel ? Si cette idéologie ‘’prend’’ à ce point, c’est peut-être parce que nous sommes en fuite vers le virtuel, vers tout ce qui nous désincarne, avec pour conséquence le fait que nous sommes d’autant plus vulnérables. Mais je me demande si le réel ne se venge pas assez vite. En effet, je vois un motif d’espoir dans ce que vous nous avez dit tout à l’heure des trans et de leurs difficultés avec les homosexuels ou autres : car nous savons que tout royaume divisé contre lui-même périra. Or actuellement un certain nombre de femmes et d’homosexuels ou de femmes homosexuelles sont en proie à la haine des trans, qui considèrent que sont eux qui sont les vraies victimes. Alors l’intersectionnalité, nous l’avons bien compris, est censée bien fonctionner, mais peut-être tout de même qu’au carrefour, il y a aussi des collisions entre eux !

 

Emmanuelle Henin

Bien sûr que oui, c’est une des choses que j’avais l’intention de vous dire, mais j’ai oublié de le faire. Effectivement l’on peut compter sur le fait que cette révolution va s’auto-anéantir par sectarisme. A force de ne garder que les plus purs et de tuer tous les autres, il va en rester très peu. Il y a une sorte de course à la pureté, ne dire aucun mot offensant, faire ceci ou cela, qui finalement laisse beaucoup de monde sur le côté. Et maintenant on sait que dans les manifestations LGBT, il y a les L, les G, les B, les T, les Q encore plus évidemment, qui ne fonctionnent plus ensemble. Sans compter le scandale sanitaire qui nous attend, et qui est déjà patent au Royaume-Uni, puisque la clinique Tavistok est attaquée en justice par 1000 familles dont les enfants à 6 ans et demi ont décidé de se faire opérer, de changer de sexe et qui désormais se retournent contre la clinique. Ces familles arguent maintenant du fait qu’on n’a pas idée de croire un enfant ! On devrait regarder cet exemple, ce que l’on fait un peu car on est quand même encore relativement prudent en France pour l’instant, les mineurs n’ayant pas droit aux opérations. Mais ils ont hélas droit aux bloqueurs de puberté, qui sont je crois, à l’origine, des médicaments contre le cancer de la prostate et qui entraînent des conséquences graves sur la santé – ils fragilisent les os, par exemple. Ces bloqueurs de puberté sont donc loin d’être sans conséquences, mais on n’en est pas au degré d’irréversibilité où en sont les personnes de certains pays comme l’Angleterre. Je crois d’ailleurs que la Suède, et certains pays du Nord, font déjà marche arrière sur ce plan, ce qui constitue là aussi un motif d’espoir. En effet, on est tout simplement rattrapé par le réel quand on s’aperçoit qu’on est stérile, qu’on est malade à vie, qu’on doit prendre des médicaments tous les jours, que finalement on n’a pas le résultat attendu, qu’on a une voix d’homme dans un corps de femme, etc. Donc on peut espérer en effet que cette folie trans se dégonfle…

 

Jean-Luc ARCHAMBAULT

Juste peut-être une suggestion pour lutter contre le wokisme, à la suite de ce que disait Nicolas : en plus d’essayer évidemment de réhabiliter la notion de vérité et la notion de nature, je me demande s’il ne faudrait pas aussi réhabiliter la notion du pardon. Parce qu’en fait les personnes woke n’existent que dans la mesure où elles sont victimes, c’est leur façon d’exister, plutôt que d’exister en faisant des choses. Or évidemment, dans la mesure où pour elles, c’est leur être même que d’être une victime, elles ne peuvent pas y renoncer, sauf à disparaître immédiatement. Je pense donc qu’une culture du pardon serait un des axes pour lutter contre le phénomène. Par exemple vous parliez, Monsieur, de la colonisation ; or on ne peut pas dire que tout s’est passé conformément aux exigences de la charité chrétienne ; en revanche il y a un moment où il faut en sortir, pardonner, et ensuite être dans les conditions pour reprendre, recréer une vie commune, et faire à nouveau société.

 

Emmanuelle Henin

Une précision à propos du colonialisme, si vous voulez bien, parce que vous avez dit qu’on pouvait très bien travailler sur le colonialisme et le décolonialisme. En effet, ce n’est absolument pas cela qu’on met en cause, mais simplement ce qu’on appelle l’étude décoloniale, à distinguer des études post-coloniales. En effet ce sont ceux, les « décoloniaux », qui nous considèrent encore comme des colonisateurs en train de maintenir sous notre sujétion les peuples colonisés ; ce sont eux qui prétendent que nous continuons sournoisement la colonisation. Sinon, bien sûr, nous n’avons aucun problème à travailler sur ces sujets.

 

Jean-Didier Lecaillon

Brièvement, et sans vouloir m’opposer pour le plaisir, mais nous sommes dans une académie, nous sommes d’abord là pour échanger en confiance et partager nos réactions par rapport à telle ou telle proposition : au sujet du pardon que vous préconisez, qui est une belle vertu évidemment, je vois une limite à son expression dans le cas que vous évoquez. En effet, est-ce que cultiver ce pardon ne pourrait pas aussi se retourner contre la bonne cause ? De l’aveu de l’inconduite de l’Occident, les wokistes ne pourraient-ils pas tirer la preuve qu’ils ont raison de se poser en victimes ? Je ne suis pas contre le pardon, mais en l’occurrence je serais plus réservé sur sa mise en œuvre.

 

Emmanuelle Henin

C’est la victime qui pardonne, de toute façon, et ils ne pardonneront pas, ça c’est sûr.

 

Jean-Luc Bour

J’en profite pour revenir sur la manière dont ce mouvement est entré dans les entreprises. Cela tient notamment, dans les entreprises internationales, à l’expérience des Américains. Ce phénomène est entré dans les entreprises commerçant ou opérant à l’étranger par le besoin pour le management et pour le business de prendre en compte la diversité. Celle-ci amène forcément une meilleure compréhension d’un monde qui lui-même est extrêmement divers ; c’est donc probablement pour cette raison que les choses sont allées très vite dans les entreprises.

 

Emmanuelle Henin

En fait j’ai parlé seulement du wokisme, mais bien sûr, je ne suis pas contre la diversité en général, je ne suis ni misogyne, ni raciste, ni rien ! Simplement, effectivement, aux États-Unis, ils ont une histoire très traumatique avec la ségrégation, qu’on n’a pas en France. Ce qui est fou, c’est que nous battions notre coulpe comme si nous étions tombés dans les mêmes travers !

 

Marie-Joëlle Guillaume

Je suis totalement d’accord avec vous, et je répondrai d’abord, Jean-Luc, que le fait d’apprécier la diversité, la présence des femmes dans les entreprises – Dieu sait que je ne suis pas contre ! – n’a rien à voir avec une espèce de lutte revancharde pour expliquer que la femme est opprimée. Cela remonte loin, mais je me souviens de Valéry Giscard d’Estaing commençant un discours par ces mots : « Au commencement était l’esclavage, et la première esclave fut la femme ». Je suis désolée de le dire, mais c’était une sottise. Je pense d’autre part qu’on ne peut pas comparer la volonté de faire davantage de place aux femmes et cette espèce de revendication wokiste qui revient, à la limite, à ne pas vouloir de son sexe ! Je trouve aussi que c’est une très mauvaise appréciation de la différence des cultures que de réagir exactement comme les Américains, comme si nous avions la même histoire. Ne serait-ce que dans nos institutions, nous avions des parlementaires africains à l’Assemblée Nationale française dans les années 1950, nous avons eu Gaston Monnerville comme président du Sénat, nous avons eu Léopold Sédar Senghor comme ministre du gouvernement français, et même Félix Houphouët-Boigny comme ministre d’Etat. On ne sait plus cela aujourd’hui ! Et pour aller dans le sens de votre propos, je dirai qu’il y a une méconnaissance de l’histoire qui est sciemment entretenue. Vous parliez tout à l’heure de l’effondrement du niveau d’instruction, je pense en effet qu’il est pour beaucoup dans la perméabilité à l’idéologie. Quant à la façon de lutter, il faudrait songer à une sorte de ré-information, de nouvelle instruction, mais ça passera par quoi ? Cela devrait passer par l’école ; encore faut-il que les écoles soient un peu indépendantes…

Merci en tout cas pour ces analyses très riches, qui nous poussent à ne pas rester passifs.

 

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[1] Membre du Conseil d’administration de l’AES

[2] E. Henin (2001), Ut pictura theatrum. Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, Genève, Droz, p. 9

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Erich Auerbach (1946), Mimèsis. Dargestellte Wirkichkeit in der abenländischen Literatur, Bern, C.A. Franke Verlag, tr. Fr. Cornélius Heim, Mimèsis. La representation de la réalité dans la literature occidentale, Paris, Gallimard, 1968, pp. 61-87.

[6] « Assis tranquillement sur son char, il promène un regard assuré sur les masses tumultueuses qui l’environnent et dont l’agitation convulsive semble celle d’un nid de serpents. D’injurieuses vociférations éclatent ; il les endure avec sang-froid. Tout à coup, apostrophant au milieu de la foule un individu remarquable par sa stature athlétique et ses cheveux roux, il lui demande s’il n’est pas Pierre, dit Valvomère. A quoi celui-ci répond, d’un ton insolent, que c’est bien lui. Alors le préfet, à qui de longue main cet homme était signalé comme drapeau de sédition, le fit garrotter, les mains derrière le dos, et fustiger, en dépit des clameurs que l’ordre ne manqua pas d’exciter. Mais on n’eut pas plutôt vu Valvomère au poteau, que, malgré ses appels réitérés à la compassion de ses camarades, la foule, si compacte tout à l’heure, s’évanouit en un clin d’œil par les rues adjacentes ; et ce dangereux promoteur de troubles se vit labourer les flancs sans plus d’opposition que si tout se fût passé dans le secret du cabinet du juge. Valvomère fut ensuite relégué dans le Picentin, où il fut depuis condamné à mort et exécuté par sentence du consulaire Patruinus, pour attentat à la pudeur d’une fille de condition » (Ibid., pp. 61 (texte latin) et 62 (traduction française).