Marc Fromager, Ancien Directeur de l’Aide à l’Eglise en détresse, de Mission Ismérie, Directeur de l’information de SOS chrétiens d’Orient
Présentation par Rémi Sentis [1]
Dans la prière universelle du Vendredi Saint, nous entendons cette supplique : « Que s’affermissent avec ta grâce la sécurité et la paix, la prospérité et la liberté religieuse. » Dans sa concision, la prière des chrétiens concernant le politique insiste donc sur ces quatre aspects, et, on le voit, la liberté religieuse est un des points centraux de la vie en commun. C’est sur ce sujet crucial que nous allons nous appesantir aujourd’hui, et Marc Fromager est sans doute un des mieux placés pour le faire. Marc Fromager, vous avez travaillé pendant 21 ans à l’association Aide à l’Église en Détresse, vous en avez été le directeur pendant 15 ans, puis vous avez créé la Mission Ismérie dont vous avez été directeur pendant deux années et demi – vous en êtes encore administrateur ; après un bref passage dans la petite association Phoenix, d’aide à la population libanaise, vous êtes depuis le début du mois je crois, le nouveau directeur de l’information à SOS Chrétiens d’Orient. Vous êtes donc passé dans plusieurs associations, ce qui vous permet d’avoir de multiples angles de vision sur la problématique qui nous intéresse aujourd’hui. Vous avez publié trois livres : Prier 15 jours avec le père Werenfried en 2010, Chrétiens en danger, 20 raisons d’espérer en 2013, et un livre qui a fait pas mal parler de lui hier, Pétrole et radicalisme, les chrétiens d’Orient pris en étau aux éditions Salvator en 2015. Vous avez 6 enfants, vous êtes aussi un homme de terrain, passionné par l’Orient mais pas uniquement, puisque vous avez visité 170 pays sur tous les continents, tout en étant passionné de géopolitique. Vous connaissez donc les conditions de vie parfois dramatiques des humbles populations locales. Donc, cher Monsieur, cher Marc, la parole est à vous.
[1] Secrétaire Général de l’AES
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COMMUNICATION
Marc Fromager
Merci beaucoup à l’AES pour cette invitation, je suis déjà venu il y a peut-être une dizaine d’années, c’est un bon rythme, sinon l’on s’habitue aux gens !
La liberté religieuse est primordiale. Comme l’a dit Benoît XVI, elle est en effet la mère de toutes les libertés. Le plan de mon propos n’est pas compliqué. Je vais donner quelques définitions, notamment formulées par Benoît XVI, avant de faire un petit panorama de l’état de la liberté religieuse dans le monde ; puis j’aborderai surtout la question de la liberté religieuse en Occident, où l’on aurait pu imaginer que cette question était réglée depuis longtemps. En réalité ce n’est pas le cas, ou du moins ça ne l’est plus complètement. Il serait certes exagéré de dire que cela ne l’est plus du tout, mais il est un fait que la question de la liberté religieuse revient peu à peu à l’ordre du jour, et l’on peut même craindre qu’elle prenne de plus en plus d’importance. En effet je viens de dire que la liberté religieuse est la mère de toutes les libertés ; dès lors, si elle devient problématique chez nous, cela veut dire que l’on se trouve tout simplement en face d’un problème majeur de liberté tout court.
Concernant les définitions, appuyons-nous donc sur Benoît XVI. Pour lui, la liberté religieuse est non seulement la mère de toutes les libertés, mais c’est encore « une arme authentique de la paix », dit-il selon un oxymore intéressant. Quand on parle d’armes on pourrait imaginer qu’il ne s’agisse pas de paix, quoique l’on connaisse bien le fameux adage romain « Si tu veux la paix, prépare la guerre », adage qui est au principe même de la dissuasion nucléaire, celle qui avait poussé paradoxalement les blocs opposés de la « guerre froide » à des investissements massifs. En tout cas la liberté religieuse est une arme authentique de la paix. En effet, on observe que lorsqu’elle décroît ou disparaît, parallèlement les tensions sociales s’accroissent, et même les violences apparaissent. Il ne s’agit pas toujours de guerres, mais ces violences peuvent déboucher sur une guerre civile. C’est pourquoi on peut parler d’un lien évident entre la liberté religieuse et la paix. Pour Benoît XVI toujours, « la liberté religieuse est la synthèse et le sommet des libertés fondamentales » : sommet et synthèse, on ne peut pas faire plus.
Le pape Benoît XVI discerne également deux obstacles principaux à la liberté religieuse aujourd’hui, le fondamentalisme religieux et le laïcisme, dont l’évocation nous fait entrer dans le vif du sujet. Le fondamentalisme religieux, même s’il commence à se développer chez nous, concerne plutôt d’autres pays – on en fera le panorama dans la première partie ; quant au laïcisme, il concerne plutôt l’Occident, on l’évoquera dans un second temps.
Le fondamentalisme religieux et le laïcisme, dit Benoît XVI, sont des formes extrêmes du refus du légitime pluralisme et du principe de laïcité – la laïcité étant bonne, tandis que le laïcisme est à la laïcité ce qu’est l’islamisme à l’islam, pourrait-on dire. On se trouve donc devant la dégradation extrême d’un principe valable au départ. Au passage, on peut se demander s’il y a une vraie différence entre islam et islamisme, mais ce n’est pas notre sujet. En tout cas l’on retiendra comme définition que le laïcisme est une laïcité devenue malade, comme les idées modernes sont d’après Chesterton « des vertus chrétiennes devenues folles ».
Selon Benoît XVI toujours, « ces deux refus, [le fondamentalisme religieux et le laïcisme], aboutissent à une vision réductrice et partielle de la personne humaine, favorisant dans le premier cas des formes d’intégralisme religieux et dans le second de rationalisme. »
Je voudrais citer maintenant le cardinal Nzapalainga, archevêque de Bangui, qui est pour moi un ami. Il déclare : « En Centrafrique, la liberté religieuse n’est pas un concept, c’est une question de survie. » Là, on n’est plus dans le sommet et la synthèse, mais dans quelque chose de plus concret puisque c’est une question de vie ou de mort. Selon le cardinal, « l’idée n’est pas de savoir si on est plus ou moins en phase avec les soubassements idéologiques qui président à la liberté religieuse, mais d’éviter un bain de sang. » Il poursuit : « Ici à Bangui, où des forces de destruction ont été semées et entretenues, nous n’avons pas le choix : soit nous parvenons à rétablir la paix, soit nous disparaîtrons. Et cette paix aura notamment pour fondement une véritable paix religieuse, qui ne sera possible dans un contexte pluri-religieux que si la liberté religieuse est comprise, acceptée, et mise en œuvre. »
Par extension, dans de nombreuses autres zones de crise à travers le monde, on s’aperçoit que la religion est de plus en plus instrumentalisée, dans une stratégie de chaos, en vue d’intérêts politiques ou économiques, et le plus souvent des deux à la fois. C’est important à comprendre. Nous avons certes en tête la définition de la liberté religieuse comme mère de toutes les libertés, mais il faut aussi repérer concrètement les effets immédiats de son absence, de sa limitation. Et un double écueil doit être évité, me semble-t-il : celui qui consiste à hypertrophier ou au contraire à minimiser le facteur religieux dans l’analyse des causes d’un conflit. C’est très important lorsqu’on parle de liberté religieuse ou de religion en général.
Il se passe toujours quelque chose sur la scène religieuse dans le monde. Il suffit de voir tous les soubresauts des violences liées à l’islam – au Moyen-Orient, au Proche-Orient, par exemple – qui donnent toujours l’impression d’être éminemment religieuses. Or certes ces convulsions ont toujours une base religieuse, c’est évident, mais souvent, et au Moyen-Orient particulièrement, il y a aussi des enjeux énergétiques, c’est à dire économiques et politiques, qu’il faut essayer de bien démêler. Il est vraiment nécessaire de prendre conscience que le problème dans la plupart des cas n’implique pas seulement la question religieuse, mais qu’il est le résultat de facteurs concomitants. On y retrouve pêle-mêle le poids de l’histoire, l’impact de la géographie, voire du climat, l’héritage mais aussi le jeu actuel des acteurs politiques, la démographie – je crois que vous allez réfléchir sur la démographie bientôt, or la démographie in fine contrôle tout. Ainsi, si Israël a gagné récemment un certain nombre de guerres, il sait néanmoins que la bataille de la démographie ne lui est pas favorable et qu’en conséquence il se trouve dans une situation difficile.
Donc, la démographie, la réalité socio-économique, la culture, les niveaux d’éducation, et enfin la religion, sont autant d’éléments à prendre en compte dans l’analyse des problèmes de ces pays, éléments que l’on pourrait sans doute rattacher à trois dimensions essentielles prises dans leur acception la plus large : la politique, l’économie, et la religion. Illustrons cela par le cas de la Syrie, et ensuite celui des Rohingyas en Birmanie. Il s’agit là de crises relativement récentes, qui d’ailleurs ne sont pas terminées. Concernant la Syrie, la crise qui la traverse est généralement présentée comme une guerre civile, par les médias français notamment, alors qu’en réalité elle revêt une dimension géopolitique internationale. On peut même dire d’ailleurs qu’elle a été non seulement une guerre régionale mais aussi une guerre internationale, dans laquelle se sont retrouvés énormément d’acteurs locaux de la péninsule arabique, du Moyen-Orient et de l’Occident. On pourrait déjà parler d’un affrontement irano-saoudien puis russo-américain. Il y a aussi la dimension économique, depuis au moins la Deuxième Guerre mondiale, avec une sorte de continuité, puisqu’on parle du gazoduc qatari, du pétrole syrien, au nord-est du pays ou offshore (en haute mer), du pétrole maritime, ou du gaz maritime. Il y a surtout énormément de gaz, mais aussi du pétrole maritime dans la Méditerranée orientale. Quant à la dimension religieuse, elle vient de ce qu’il existe une lutte entre les sunnites et les chiites sur fond d’expulsion des minorités religieuses. Rien qu’en se limitant au cas de la Syrie, tout cela montre bien la complexité des choses, qu’on ne peut pas réduire au problème religieux au prétexte qu’Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda, a voulu avec ses « collègues » de l’État islamique imposer l’islam radical. Ce serait aussi réducteur que de dire, à l’opposé, qu’il s’agissait d’une guerre civile contre Bachar el-Assad – insuffisamment démocrate pour nous Occidentaux.
En ce qui concerne les Rohingyas, la présentation usuelle a également eu souvent tendance à simplifier à outrance le conflit, en le résumant au fait que des victimes musulmanes sont persécutées par des moines bouddhistes. Je noterai d’ailleurs au passage que lorsque des musulmans souffrent quelque part, les médias en parlent sans cesse, et il est normal d’en parler ; mais dans le même pays, parfois dans la même région, lorsqu’il s’agit des victimes d’autres religions, cela n’intéresse plus personne. Rappelez-vous la crise du Darfour au Soudan : il s’agissait de musulmans persécutés et même tués – environ 200 000 au moins – par d’autres musulmans. La situation était présentée à juste titre comme une catastrophe face à laquelle il fallait absolument se mobiliser. Mais en même temps, au Sud Soudan, il y a eu plus de 2 millions de chrétiens persécutés, en partie animistes ; pendant 30 ans, ils ont été assassinés par Khartoum, c’est-à-dire par les musulmans du nord du pays. Et personne n’en a parlé, cela n’a eu l’air d’émouvoir personne. Donc il y a vraiment deux poids et deux mesures dans ce genre de considérations. Pourquoi ne parle-t-on que d’une certaine catégorie de victimes ?
Revenons à ces victimes musulmanes assassinées par des moines bouddhistes. Sans chercher bien entendu à amoindrir la souffrance de près d’un demi-million de réfugiés musulmans, ni à atténuer la réelle tragédie des nombreuses victimes, il n’en demeure pas moins que le caractère purement religieux de cette crise ne résiste pas à l’analyse des faits. Car l’on retrouve là encore des facteurs politiques, liés à un projet manifeste de sécession d’une partie du territoire birman, sur fond de mutation démographique (les Rohingyas sont pour la plupart d’origine bengali, et donc des immigrés) et de mutation économique : comme par hasard, on a découvert un important gisement d’hydrocarbures au large de cette région, ce qui suscite l’appétit de prédateurs qui peuvent avoir intérêt à semer du chaos pour pouvoir ensuite piller plus facilement. Enfin il faut compter avec des investissements chinois considérables, qu’on aurait pu vouloir contrer en faisant une sécession d’une partie du territoire pour bloquer leur pénétration dans le pays. Il ne s’agit donc pas seulement de l’histoire de pauvres moines bouddhistes – je dis qu’ils sont pauvres, mais il y en a certainement qui sont riches puisqu’ils contrôlent l’économie du pays. En tout cas dans cette crise présentée comme uniquement religieuse, le facteur religieux, s’il est réel, n’explique pas tout. En revanche la prise en compte de cette complexité met en exergue tout l’intérêt qu’il y a à promouvoir la liberté religieuse, afin de réduire la possibilité d’instrumentaliser la religion. La liberté religieuse supprimerait par là même un des facteurs crisogènes importants, et donc contribuerait à la paix.
Faisons un petit panorama des territoires où la liberté religieuse est limitée, voire carrément absente, en regroupant ces menaces selon leur origine. Pour schématiser, leur cause est soit d’origine politique soit d’origine religieuse. Il y a plusieurs causes d’origine politique. En général les menaces viennent des régimes autoritaires voire dictatoriaux, dans lesquels le chef ne veut pas de concurrence, d’allégeance à une autre ‘’divinité’’ que lui-même. Elles sont présentes aussi dans les pays idéologiquement matérialistes, comme les pays où le communisme est résiduel et où la population est nombreuse, je pense notamment à la Chine ; mais il faudrait aussi citer la Corée du Nord, la péninsule indochinoise dans son ensemble, Cuba et ainsi de suite. Evidemment la situation de chacun de ces pays serait à nuancer. Mais dans tous les cas l’on est face à une menace évidente sur la liberté religieuse. Prenons le cas de la Chine par exemple, et essayons de nous mettre à la place de ses dirigeants. En réalité, si j’étais membre du parti communiste chinois je ferais comme eux, car je serais effrayé par le développement du christianisme. Les Chinois ont un énorme projet pour 2049, qui sera l’année du centenaire de la révolution maoïste : ils veulent être les premiers dans le monde sur tous les plans, économique, militaire, etc. Or ils ont un souci démographique, encore, et l’observation de leur pyramide des âges explique leur inquiétude vis-à-vis de la politique de l’enfant unique, politique compliquée par le fait que la culture chinoise exige d’avoir un descendant mâle pour assurer le culte des ancêtres. C’est pourquoi autrefois ils se débarrassaient des filles par infanticide – aujourd’hui c’est par l’avortement. Aussi la Chine manque-t-elle beaucoup de femmes : on pense qu’il manque plus de cent millions de femmes dans le monde en tenant compte uniquement de l’Inde et de la Chine. Par conséquent les Chinois organisent des filières de rapt de Laotiennes et dans tout le Sud-Est asiatique, pour essayer de combler ce déficit de femmes, qui va nécessairement fragiliser leur survie démographique. Quant au régime communiste athée, il s’est acharné contre l’Église, avec des nuances selon les périodes, mais avec une dureté accrue pendant la Révolution culturelle. En fait, on a le sentiment qu’ils ont suivi le modèle de la Révolution française de manière assez rigoureuse : après le début de la Révolution tout s’effondre, puis, pour sauver la Révolution, il apparaît nécessaire de se radicaliser avec la Terreur, qui correspond à la phase de la Révolution culturelle puis les choses se calment avant de finir par trouver un compromis – le Concordat en France, compromis qui reste à trouver avec la Chine.
En tout état de cause aujourd’hui, la question religieuse en Chine reste compliquée. Je pense notamment au problème musulman des Ouigours, dont la complexité tient aussi à leur volonté sécessionniste, qui oblige les Chinois à composer avec eux – je ne dis pas qu’ils le font bien, mais en quelque sorte ils ne peuvent pas faire comme si rien ne se passait. Quant aux chrétiens en revanche, il est rare de les voir entraînés dans des projets sécessionnistes ou de renversement politique, même si ce serait peut-être une bonne idée de s’y mettre ! Alors, de quoi les dirigeants Chinois ont-ils peur ? De fait on ne peut pas à la fois être engagé au parti communiste chinois et être chrétien, encore moins être catholique. En effet, être catholique implique de dépendre d’une certaine façon d’une puissance étrangère, le Vatican, dont certes, comme le disait Staline avec ironie, le nombre de divisions est assez faible ! Mais il y a un nombre important de conversions au christianisme, certes surtout chez les évangéliques, chez les protestants, et pour une raison assez précise, à savoir que les protestants ont beaucoup plus de facilité à opérer en terrain clandestin. Dans l’Église catholique en effet, il y a une hiérarchie, les prêtres dépendent d’un évêque, il faut dix ans pour former un prêtre, par conséquent on connaît tout le monde, ce qui normalement devrait rassurer les régimes hostiles, mais de fait ils en profitent pour tout bloquer. En revanche, alors que les protestants peuvent s’organiser en micro-Églises clandestines, en églises domestiques, rendant l’occupation du terrain et l’encadrement des populations plus aisés, on peut former un pasteur en six mois sur internet – cette remarque n’est pas péjorative mais objective. Or on retrouve ce phénomène autant en Kabylie qu’en Chine, et dans tous les endroits où il est difficile d’être chrétien. En Iran par exemple, où il est impossible de devenir chrétien, les protestants prospèrent beaucoup plus facilement. Certes cela s’explique aussi par leur zèle apostolique et missionnaire, que nous catholiques avons peut-être un peu perdu. Mais encore une fois, à notre décharge, il y a réellement une plus grande facilité pour les protestants d’opérer en milieu clandestin, ce qui fait que, selon des chiffres que je n’ai plus très précisément en tête, il y a environ 3 millions de nouveaux chrétiens chaque année en Chine, sur 1,4 milliards d’habitants. A ce rythme, la Chine pourrait compter dans dix ans 30 millions de chrétiens en plus et en 2050, selon les courbes démographiques, être le plus grand pays chrétien au monde. Ce qui me ramène à ma remarque préliminaire : si j’étais cadre du Parti communiste chinois, dans ces circonstances j’accentuerais la pression contre l’Église. C’est pourquoi, si ces persécutions sont évidemment inquiétantes pour les chrétiens, et notamment pour les catholiques, elles révèlent en même temps une bonne nouvelle, celle de l’expansion du christianisme. On devrait donc s’en réjouir.
D’ailleurs on peut même aller plus loin, car le Christ lui-même l’a annoncé : « Ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi ». La persécution est donc la condition normale du chrétien ; à l’inverse, on peut se demander s’il est normal pour un chrétien de ne déranger personne, de ne subir aucune espèce d’intimidation, de n’être pas visé par un refus de liberté religieuse. En dehors de contextes historiques très précis, où toute la population d’un pays était catholique, ou au moins chrétienne – et où il n’y avait pas d’autre raison d’être persécuté que celle d’être un véritable disciple du Christ, qui nécessairement finit toujours par déranger à un moment ou à un autre – bref, en dehors de ce genre de contexte historique très précis, la condition normale du chrétien, c’est d’être une sorte de pierre d’achoppement, un « signe de contradiction » du fait qu’il n’est pas ‘’du monde’’. On peut d’ailleurs se demander si en France l’on a suffisamment dérangé ; désormais visiblement on commence à déranger un peu plus, ce qui est peut-être une bonne nouvelle.
Je ne suis pas en train de m’auto-persuader par la méthode Coué que tout va bien, ou qu’il faille rechercher la persécution ; je fais un constat. En Chine les chrétiens sont inquiétés parce qu’ils sont de plus en plus nombreux et que cela dérange le système ; mais une fois encore, il serait inquiétant que ce phénomène laisse les autorités indifférentes !
En ce qui concerne les raisons religieuses, on pense tout de suite à l’islam, et je vais y venir. Mais en réalité l’islam n’est pas seul concerné, car il y a un phénomène de radicalisation religieuse dans le monde d’aujourd’hui qui concerne par exemple aussi l’hindouisme. Pourtant l’hindouisme est censé être structurellement tolérant, avec une grande quantité de dieux ; un de plus ou de moins en soi ne les gêne pas tant que cela, et d’ailleurs beaucoup d’Indiens acceptent la divinité de Jésus. Mais il y a un phénomène de radicalisation politique autour de partis extrémistes. Le BJP qui est au pouvoir en Inde depuis un certain nombre d’années prône l’hindutva, qui est une idéologie de l’extrême-droite hindoue, et rêve de réhindouiser totalement l’Inde. Il y a déjà eu, après l’indépendance de l’Inde, la partition entre le Pakistan, la partie occidentale, et la partie orientale qui est devenue le Bangladesh ; mais l’Inde reste le troisième plus grand pays musulman au monde avec plus de 135 millions de musulmans, le Pakistan étant le second, et le Bangladesh le quatrième. Il y a donc beaucoup de musulmans dans la région, l’Indonésie en étant le premier réservoir. Les chrétiens y sont une minorité absolument dérisoire, avec 2,5% de la population – et les catholiques encore plus, avec 1,6%. Alors, pourquoi s’en prend-on encore aux catholiques ? Certes, 1,6%, cela représente tout de même 18 millions de catholiques, davantage qu’en France, et il s’agit de catholiques pratiquants d’une Eglise très ancienne, puisqu’elle a été fondée par l’apôtre saint Thomas. Bien sûr, la christianisation s’est faite en plusieurs vagues. Bien après la fondation, il y a eu des missionnaires – notamment jésuites comme saint François-Xavier, etc. – qui ont relancé la christianisation du pays, christianisation restée cependant extrêmement discrète si l’on considère les chiffres d’aujourd’hui.
Alors, revenons-en à notre question : pourquoi les chrétiens et en particulier les catholiques dérangent-ils ? En effet le BJP, par exemple, s’en prend aujourd’hui à l’Église de façon très nette : on observe par endroits des émeutes, des attaques antichrétiennes, des massacres même, certes pas tous les jours – le dernier grand massacre date de 2008 dans l’État d’Orissa. Mais les attaques, elles, sont quotidiennes, et il est de moins en moins facile d’être chrétien en Inde. Pour comprendre, il faut remarquer tout d’abord que l’Eglise a une influence très importante dans la société indienne malgré le faible nombre de catholiques. En effet l’Église catholique gère 25.000 établissements scolaires, parascolaires, universités, etc., ce qui représente 20 millions d’étudiants. Elle gère aussi 25% des hôpitaux et des centres de soins, ce qui est énorme et même cocasse étant donné le si faible poids de cette population ! Sans compter le fait que ce sont presque exclusivement des Hindous qui fréquentent ces centres de soins, sauf dans les régions musulmanes. Cet impact de l’Eglise catholique dans la société dérange le BJP. Ensuite, l’Eglise représente une réelle menace pour le système des castes, puisque le message évangélique affirmant l’égale dignité de tous – qui n’est pas l’égalité de tous – lui est par nature contraire. Le cardinal Topo, qui était l’archevêque de Ranchi, allait même jusqu’à dire que les chrétiens étaient « de la matière explosive dans le système des castes », au sens symbolique évidemment. En effet, avec ses programmes de formation et d’aide sociale et sanitaire pour les populations hors castes, l’Église favorise leur développement. Si toutes les personnes hors castes et les groupes tribaux devenaient chrétiens – parce que, de fait, ce sont essentiellement eux qui deviennent chrétiens, les hindous se convertissant peu, c’est trop compliqué pour eux –, leur nombre pourrait croître jusqu’à 200 millions, estime le Cardinal, et menacer ainsi l’hégémonie du système traditionnel des castes. C’est pourquoi, si j’étais hindou du BJP, je tiendrais au système des castes – surtout en appartenant aux plus hautes – car il m’offre une armée d’esclaves, de sous-hommes intouchables, et pour ainsi dire pas payés !
L’Église dérange également par son action opiniâtre en faveur des femmes, dont la situation a empiré ces dernières années. Toutes les sept minutes une femme meurt à cause d’une grossesse, tandis que l’élimination volontaire des fœtus féminins a atteint des proportions dramatiques. Cela est lié non pas à une politique d’enfant unique, mais au fait qu’une fille doit recevoir une dot ruineuse pour sa famille lors de son mariage, lequel entraîne l’aliénation de cette fille à la famille de son mari. Pour moi qui ai six filles, s’il fallait que je paye six dots, ce serait catastrophique ! Il faut savoir que chaque jour en Inde il manque 5.000 filles alors que naturellement il devrait y avoir autant de garçons que de filles. Il y a donc en réalité deux millions de filles en moins par an, ce qui fait vingt millions sur dix ans, et ainsi de suite.
On a également eu parfois des problèmes avec les bouddhistes, dont certains sont extrémistes malgré la philosophie de Bouddha, comme au Sri Lanka par exemple, ou bien encore au Bouthan. J’ai assisté pour ma part à une messe clandestine dans un hôtel avec un prêtre bouthan, mais pas vraiment reconnu car il n’y a pas d’Église catholique du tout dans le pays. Le judaïsme aussi évolue vers une radicalisation ; ce n’est certes pas le cas de tous les juifs, mais c’est assez net en Israël où la société est déchirée. On ne voit pas bien d’ailleurs comment vont pouvoir s’entendre les laïcs et les ultra-orthodoxes qui sont de plus en plus puissants au niveau du gouvernement. Or ces conflits ont un impact sur le reste de la population, chrétienne et musulmane, du pays. Quant à l’islam, il est lié à une histoire faite de conquêtes dans les contrées où il s’est développé, et malgré les mythes de ‘’l’âge d’or andalou’’ on ne peut nier les conflits que cette histoire a entraînés. Puis, à partir du milieu du XXe siècle et de la découverte du pétrole, l’islam qui était moribond a d’un seul coup retrouvé des forces et une puissance financière – notamment saoudienne, plus tardivement qatarie – qui ont permis d’exporter un islam radical, le wahhabisme, et de transformer sa pratique dans beaucoup de contrées où il était souvent jusqu’alors plutôt inculturé et tolérant. En réalité, la carte des territoires où les chrétiens sont menacés dans le monde montre bien le lien entre ces menaces et la présence de populations à majorité musulmane, malgré ce que je viens de dire sur la Chine, l’Inde, etc.
Venons-en à l’Occident. Benoît XVI l’a dit, l’Occident est traversé à la fois par le fondamentalisme religieux et le laïcisme. En France, le fondamentalisme religieux est essentiellement le fait de musulmans. Le premier problème en France vient de la radicalisation d’une partie de notre population musulmane, minoritaire heureusement mais néanmoins non négligeable, si bien que dans certains territoires le fait de ne pas être musulman devient difficile à vivre. Cela relève donc bien d’un problème de liberté religieuse en France, où en certains endroits une femme non voilée est exposée aux crachats et à une pression telle qu’elle peut en arriver à se « convertir » pour tout simplement avoir la paix ! Certes, tout n’est pas négatif dans l’islam, qui a su conserver l’appétence pour le religieux chez ses adeptes : j’ai fait de l’évangélisation de rue, j’ai constaté que les musulmans sont les premiers à s’arrêter pour discuter de la question de Dieu, tandis que les ‘’Gaulois’’ s’en moquent éperdument. Les musulmans se montrent souvent enthousiasmés par le fait de rencontrer des chrétiens fiers de leur foi en Jésus-Christ, chrétiens qui sont la plupart du temps « invisibles » pour eux. Ces rencontres donnent souvent lieu à de belles discussions, certes pas toujours à des conversions, mais j’ai souvent pu observer du respect et de la bienveillance de leur part. Il y a sans doute là une espérance pour l’avenir, et l’on sait d’ailleurs qu’il y a déjà maintes conversions au christianisme parmi les musulmans. Il faut espérer qu’elles seront de plus en plus nombreuses ; c’est d’ailleurs l’objet de Mission Ismérie, à savoir accompagner ces musulmans qui cherchent le Christ. D’ailleurs, dans mes voyages au Moyen-Orient ou ailleurs, j’ai été le témoin d’énormément d’histoires de conversions de musulmans au christianisme, d’autant plus étonnantes qu’ils n’ont rien à y gagner mais souvent beaucoup à perdre au plan temporel. Certes on compte aussi des conversions de Français à l’islam, même si le plus souvent elles sont liées à des mariages mixtes, ou à la volonté d’avoir des repères identitaires, d’appartenir à un groupe viril fort, dans une forme d’opposition à la confusion des idées postmodernes sur le transgenre ou le transhumanisme véhiculées par les LGBTQUIA++ etc. Il y a un besoin chez les Français de donner du sens à leur vie qui peut expliquer cette attirance vers l’islam, d’autant qu’il est sans danger pour eux de se convertir, alors que de son côté le musulman n’a pas le droit de quitter l’islam. S’il le fait, c’est donc bien parce qu’il est bouleversé par la figure du Christ. Or les convertis sont de plus en plus nombreux, y compris dans des pays comme l’Iran, où il est interdit – sauf pour les personnes de souche arménienne – de se convertir au christianisme : on parle de 800 000 conversions. Il y a des églises en Iran, mais elles sont absolument interdites aux Perses.
Quant au laïcisme, il est considéré par les Etats de tradition libérale comme une neutralité, une neutralité laïque affichée. Or on s’aperçoit de plus en plus que cette prétendue neutralité sert en réalité à neutraliser le fait religieux, comme le souligne astucieusement Philippe Valin, prêtre diocésain de Strasbourg et professeur de théologie à la faculté théologique catholique de Strasbourg. La laïcité affichée de l’Etat sert en effet aujourd’hui à tout le moins à privatiser le fait religieux. On organise aujourd’hui en Occident, par le moyen des médias modernes, de la circulation sur les réseaux, des opinions fondées sur l’émotion, une sorte de régime de bienséance de l’expression religieuse ; et pour être bienséant, ou religieusement correct, on ne se donne aucun principe objectif, mais on invite à épouser doucement mais sûrement les vagues incertaines du relativisme.
A ce sujet, je souhaiterais prendre le temps de citer Philippe de Villiers qui a publié un article très intéressant dans le Figaro d’hier, cet article exprimant parfaitement ce que j’avais à dire. Sa tribune est une réaction à l’affaire de la statue de saint Michel aux Sables-d’Olonne, dans laquelle le Conseil d’État a fini par statuer, un Vendredi Saint, après avoir pris vraiment tout son temps ! Cela ressemble bien à une provocation et en tout cas la coïncidence, remarque Philippe de Villiers, est évidemment symbolique. Selon lui il s’agit d’un nième acte de suicide assisté d’une nation aux murs porteurs chancelants, descellés, dans laquelle la loi devient un instrument servant à tuer les âmes, les corps, les images, et les piétés populaires. Pourtant cela n’a pas toujours été le cas en France. Ainsi, après la défaite de Sedan, malgré la Révolution française et l’anticléricalisme forcené de la fin du XIXe siècle, on avait constaté avec effroi que la France avait perdu son ciment et n’avait plus d’élément fédérateur. C’est exactement la situation d’aujourd’hui. Or la réponse trouvée alors est intéressante à citer : la Révolution ayant voulu évacuer le sacré, Jules Ferry et Jules Michelet notamment s’avisèrent de la nécessité de créer un saint-chrême de substitution pour fédérer et unir les petits Français et faire naître à nouveau des têtes épiques. À la recherche d’une sacralité d’incarnation ils convoquèrent la bergère de Domrémy, après celle de Nanterre, sainte Geneviève. Il est intéressant de noter que l’Église, quant à elle, a attendu trente ans ensuite pour la canoniser ; ce sont donc des laïcards qui l’ont remise en valeur, bien avant l’Église catholique. Après avoir exhumé Jeanne d’Arc, les bons historiens républicains percevant la menace sur l’unité française – tout à fait la situation actuelle – sont aussi allés chercher saint Louis à la Sorbonne, etc. Je cite encore Philippe de Villiers : « Il n’y a pas d’unité de destin sans unité des cœurs, il n’y a pas d’unité des cœurs sans lien amoureux, sans un peuple amoureux, amoureux de quoi ? De nos héritages sublimes, puissants et féconds. Malraux a tout dit dans une phrase : toute civilisation s’adosse à une religion, si nous récusons le lien de chrétienté intime entre la France et nos civilités ancestrales, nous allons mourir. » La laïcité ne peut pas s’entendre de la même manière en 1905 et en 2023. L’antichristianisme en 1905 est un luxe en terre d’abondance, on pouvait encore se le permettre. Je ne dis évidemment pas que c’était bien, mais détruire la chrétienté face à l’islam conquérant aujourd’hui, c’est une folie. Même les musulmans nous regardent avec sidération, eux qui ont aussi saint Michel dans leur patrimoine, bien vivant à la sourate 2 du Coran, et participant à la pesée des actions. Bientôt, faudra-t-il attendre que saint Michel nous revienne par la porte des mosquées, par les prières des quartiers, par les nouveaux Français qui eux respectent leur religion, le sacré de leur civilisation, et nous regardent en train de choir ? Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu patrimonial mais d’un enjeu vital. Aujourd’hui en réalité, notre pays est pris en tenaille entre deux forces, le wokisme et l’islamisme. Concernant le wokisme, un sondage IFOP montre que personne ne savait ce que c’était en France en 2021. Les chiffres sont impressionnants : 14% des Français sondés avaient déjà entendu ce mot, et seulement 6% d’entre eux en connaissaient le sens. Or si autrefois « pâturage et labourage » étaient « les deux mamelles de la France », désormais c’est le wokisme et l’islamisme ! Certes les wokistes et les islamistes se détestent, même si les wokistes sont souvent islamo-gauchistes et assez favorables à l’islam, sans se rendre compte qu’ils seront les premiers à se faire décapiter une fois que les musulmans seront au pouvoir. Mais si ces deux mouvements se détestent, ce sont néanmoins deux forces qui s’entendent. La division du travail est impressionnante, je cite encore Philippe de Villiers : « Le wokisme emploie son industrie à déciviliser et l’islamisme se donne pour mission de reciviliser ». Les idiots utiles accompagnent le mouvement, et ils sont les fils spirituels de Robespierre, etc. Le tout au sein d’un État qui cherche aujourd’hui à neutraliser, privatiser totalement, voire anéantir toute espèce d’expression religieuse, en tout cas pour les chrétiens. Je citerai Philippe Valin pour conclure, il est pour sa part plutôt optimiste : « Qu’il le veuille ou non, l’État sera bien contraint de revenir à des normes universelles qu’il n’aura pas à inventer mais dont il favorisera seulement la compréhension et l’intériorisation. » Je ne sais pas si votre étude sur le wokisme arrive aux mêmes conclusions, ou si cela relève de l’espérance d’un prêtre strasbourgeois ; mais en ce cas comment comprendre cette affirmation audacieuse ? Le Père Valin se rapporte aux propos du pape François et explique que « quand on veut expulser Dieu de la société au nom d’une idéologie, on finit par adorer des idoles. » Le saint curé d’Ars serait allé plus loin, et aurait prophétisé l’adoration des bêtes, qui a d’ailleurs commencé : en Espagne, la zoophilie vient d’être dépénalisée. « En d’autres termes, [poursuit Philippe Valin] si on ne laisse pas la personne humaine reconnaître en Dieu son absolu, elle le cherchera ailleurs avec toutes les formes du fanatisme religieux, considérant comme en peu de temps dans nos sociétés a surgi une sorte de religion animaliste, antispéciste sourde et résistant à toutes les interrogations philosophiques et qui non rarement met à mal la paix sociale avec une extrême violence. »
Par conséquent le moment va arriver où l’État, ne pouvant plus endiguer cette violence sociale, devra bien revenir à un minimum de normes universelles – à moins qu’il ne cherche ce conflit, ce qui serait un autre débat. Il reste que l’État pourra bien légiférer et revenir à des normes universelles, si la population française continue de demeurer indifférente à la question religieuse, cela ne changera rien. C’est pourquoi la seule solution serait de redevenir chrétien. Nous avons souligné la réalité de ces conversions de musulmans au christianisme, mais cela ne suffira probablement pas, même s’ils sont les seuls à s’intéresser encore à la question de Dieu, ce qui leur donne un peu d’avance sur nous. Par ailleurs, il y a une grave crise au sein de l’islam, vous le savez : un certain nombre de musulmans se posent des questions, et beaucoup se laissent toucher par le Christ. En tout cas la société française est comme prise dans une sorte de course de vitesse, où l’urgence d’un sursaut est criante, comme après la défaite de 1870. Faut-il subir une telle défaite pour pouvoir se souvenir du trésor de notre tradition, du patrimoine de notre civilisation, de notre héritage de civilisation, en particulier religieux ? En effet, on ne peut nier que cette civilisation a été fécondée par le christianisme, qui est seul à pouvoir nous rendre cette liberté, au cœur de votre étude. Merci beaucoup.
ECHANGES DE VUES
Marie-Joëlle Guillaume
Il est très intéressant et agréable d’avoir avec vous le témoignage de quelqu’un qui a beaucoup observé par lui-même un certain nombre de situations de par le monde. Comme la fin de votre propos n’est pas très optimiste, puisque de fait nous vivons une situation pénible sur le plan religieux en France, j’ai été particulièrement intéressée par ce que vous nous avez dit de ces différents endroits du monde, et notamment de ces deux très grands pays que sont la Chine et l’Inde : quand on pense que chez eux le christianisme dérange en étant effectivement le levain dans la pâte, on est réconforté de constater que si nous dégringolons, il y a d’autres endroits où le christianisme émerge. Maintenant, en ce qui concerne notre situation française, il y aurait évidemment beaucoup à dire, mais n’y a-t-il pas quand même aussi, au fond de cette dégringolade, une attente ? Comme un certain nombre de personnes ici, j’ai suivi de près ce qui s’est passé avec les chrétiens de l’Est qui se sont finalement délivrés de la férule communiste. Je pense au livre de Denis Lensel Le passage de la mer Rouge (1991), qui expliquait comment la liberté religieuse apparaissait vraiment à tous ces chrétiens des pays de l’Est comme l’horizon, comme « la mère de la paix et la mère de toutes les libertés » pour reprendre les mots de Benoît XVI que vous citiez. Alors est-ce que, du fond de notre déréliction, cela ne va pas finir par nous apparaître comme le point d’ancrage, de délivrance ? Je ne le sais pas, mais il reste à l’espérer.
Marc Fromager
Il y a quand même une grosse différence entre la situation de l’Europe de l’Est et la nôtre à l’Ouest, c’est qu’à l’Est les peuples étaient en grande majorité profondément religieux, je pense aux Polonais notamment : quand on a essayé de leur imposer l’athéisme, eux n’ont jamais cessé d’aspirer à retrouver cette liberté religieuse. En revanche en Occident la situation est sensiblement différente puisque non seulement on ne croit plus mais on ne se pose même plus la question de Dieu, qui rencontre la plus grande indifférence. Je ne suis même pas sûr que les gens comprendraient la question si on leur demandait : « Aspirez-vous à une plus grande liberté religieuse ? » !
Marie-Joëlle Guillaume
Oui, mais quand nous serons au fond du trou, en n’ayant plus aucun espoir, peut-être que quelque chose ressurgira…
Aude Mirkovic
Nous avons compris que la solution passe par l’évangélisation. J’imagine qu’il n’y a pas de précédent dans l’histoire d’une situation équivalente à celle de la société que nous connaissons, c’est-à-dire la situation d’une société qui a sombré dans l’athéisme pratique comme la nôtre, ce qui rend difficile le fait d’aller chercher dans de tels précédents ce qui a pu « marcher » pour faire face à de telles circonstances. Cependant, même s’il n’existe pas de précédent au sens propre, est-ce que l’expérience des chrétiens, dans d’autres lieux, pourrait nous donner des pistes ? Tu parlais tout à l’heure d’évangélisation de rue, il y a des travaux comme les nôtres qui s’inscrivent dans une forme d’apostolat de l’opinion publique, ne serait-ce qu’en apprenant aux gens à réfléchir. Je ne sais pas si l’on peut parler de hiérarchie entre les différents moyens d’évangélisation, mais est-ce que l’expérience d’autres chrétiens en d’autres lieux, où l’on a pu observer le témoignage réussi de la foi, ayant réussi à faire des émules, pourrait nous aider à dégager une sorte de stratégie d’évangélisation à envisager pour la France ?
Marc Fromager
Non, il me semble que tout est perdu. Sauf que Dieu a un faible pour la France et la Vierge Marie aussi, c’est le pays je crois où elle est le plus apparue. Il y a selon moi deux explications à cela. La Vierge Marie est une mère, or pourquoi une mère interviendrait-elle beaucoup auprès de son enfant ? On peut penser qu’elle aide beaucoup la France parce que les Français sont quand même des gens agréables et sympathiques… ! Ou bien qu’en bonne mère, elle passe plus de temps auprès de son enfant malade, car de fait la France est particulièrement malade. C’est pourquoi il semble nécessaire et l’on peut espérer que Dieu s’en mêle. Cela ne signifie pas qu’il ne faille rien faire, mais il est intéressant de constater que dans l’histoire tout ne s’explique pas ; c’est un peu comme pour le climat, il y a des cycles de pratiques religieuses. Jusqu’au milieu du XXe siècle nous étions sur un modèle de pratique massive. Est-ce que cela veut dire que tout le monde adhérait vraiment ? Que tout le monde était profondément chrétien ? Sans doute pas, mais cette situation avait tout de même le mérite de constituer un cadre de transmission des valeurs chrétiennes. Toutefois, si l’on reprend l’histoire de l’Eglise, à la veille de la Révolution française, beaucoup de monastères étaient vides ; les gens allaient à la messe, mais on s’aperçoit qu’il y a quand même eu une adhésion à la Révolution. On a fermé toutes les Églises, certes parfois sous la contrainte etc., mais cela ne semble pas avoir traumatisé tout le monde, sauf dans certaines régions comme en Vendée. Donc, à la veille de la Révolution française, on ne peut pas dire que le catholicisme en France était extraordinairement dynamique, missionnaire, etc. Ensuite il n’y a plus rien eu, notamment pendant la Terreur, mais à la fin du XIXe siècle, donc un siècle plus tard, le christianisme avait connu un renouveau incroyable, un réveil de la foi, suscitant la création de congrégations religieuses, un élan missionnaire rayonnant dans le monde entier. Au début du XXe siècle un missionnaire catholique sur deux dans le monde était Français ; or si on se réfère à la situation du christianisme au moment de la Terreur ou même à la fin du XVIIIe siècle, il était inimaginable de prévoir un tel sursaut. A quoi a-t-il été lié ? A vrai dire on ne le sait guère ; peut-être aux martyrs de la Révolution, « semences de chrétiens » selon Tertullien ? On peut imaginer qu’après ce tumulte s’est fait sentir comme une nécessité, une volonté de retrouver la foi comme un certain nombre de valeurs fortes. Mais on peut également penser que Dieu a aussi participé à ce réveil. C’est Marthe Robin qui disait que la France tomberait très bas, vraiment très bas, plus bas que les autres nations, mais qu’ensuite elle rebondirait, qu’elle se relèverait et qu’à nouveau elle serait une lumière pour les peuples au regard de la foi. Evidemment Marthe Robin n’est pas Docteur de l’Église, alors était-elle inspirée ou pas ? Si l’on prend l’histoire de France en général, on constate aussi des moments de quasi-effondrement total, dont on s’est relevé.
Mais ta question est de savoir comment repartir sur un terreau d’athéisme quasi généralisé ou d’indifférence totale, et de fait c’est vraiment une grande question. Encore une fois, je ne veux pas avoir l’air de tout remettre dans les mains de Dieu pour nous dédouaner de nos responsabilités ; mais quand je vois par exemple les conversions de musulmans dans les pays de tradition musulmane, où les missionnaires sont rares – certes il y a tout de même un petit activisme évangélique clandestin – je dois bien constater qu’elles ne sont le fait d’aucune médiation humaine, mais de l’intervention directe de Dieu à travers des songes, des rêves, des apparitions de Jésus, de la Vierge Marie, etc. J’en viens même à les jalouser, voyez-vous ! Et je supplie Dieu de faire quelque chose pour la France ! Certes Il a déjà beaucoup fait pour la France qui est bien ingrate, mais Il est fidèle et persévérant, donc on peut espérer qu’Il fera encore quelque chose. De notre côté que pouvons-nous faire ? Nous convertir déjà, bien sûr, chacun, moi le premier. Et puis un jour, dans le chaos total de la perte de valeurs – que le wokisme accélère en entretenant de terribles confusions dans la tête des jeunes en particulier – peut-être, d’un seul coup, le témoignage d’un chrétien apparaîtra-t-il comme une bouffée d’air pur, une bouffée d’oxygène…
Emmanuelle Henin
En ce qui me concerne, je songeais que quand on se promène en Italie ou en Espagne par exemple, on admire a contrario le dynamisme de l’Église de France, le nombre de propositions, pour les jeunes etc., ou pour les chants liturgiques qui sont terriblement désuets ailleurs. Donc je pense que le christianisme n’est pas mort en France. Certes quantitativement il représente peu de gens, mais enfin qualitativement il est dynamique et ses propositions sont foisonnantes – je pense aux diverses retraites, sessions etc. qui s’offrent aux chrétiens de France – et de ce point de vue, il est permis d’espérer !
Marc Fromager
Vous avez tout à fait raison, lorsqu’on s’observe, on se désole, et lorsqu’on se compare on se console ! Vous parlez de l’Espagne et de l’Italie, mais c’est pire encore au nord de notre pays, c’est-à-dire en Belgique, aux Pays-Bas ou en Allemagne. Et il est vrai qu’il existe en France une jeunesse extraordinairement motivée, profondément spirituelle, sans doute davantage que nous au même âge, et que cela représente de vrais motifs d’espérance. Mais cette jeunesse est minoritaire, très minoritaire, ultra minoritaire. On peut donc se demander si elle suffira pour nous permettre de renaître. On parlait tout à l’heure de levain dans la pâte et il est vrai qu’il n’y a pas besoin de beaucoup de levain, mais à un moment donné on se heurte à la question de la démographie, avec laquelle on ne peut pas tricher. En même temps l’Église, il est vrai, a commencé avec douze apôtres…
Emmanuelle Henin
L’autre question que je voulais vous poser est de savoir si vous pensez que le pape François défend vraiment la civilisation chrétienne, enfin le christianisme comme héritage de civilisation, en tout cas occidental, car on a l’impression que c’est le cadet de ses soucis.
Marc Fromager
Je ne suis pas un spécialiste de toute la pensée théologique de notre Pape, et il est vrai qu’il donne parfois l’impression d’être un peu étranger à l’Occident européen, duquel il ne provient pas, et de ne pas toujours en comprendre les enjeux. Je pense aussi aux chrétiens d’Orient, qui ont été profondément meurtris lorsqu’en plein milieu de la crise des migrants le pape n’a ramené de Lampedusa que des musulmans dans son avion. En soi, c’était très bien de prendre des musulmans, qui représentent la majorité de la population de ces pays, mais ne pas prendre un seul chrétien était plus étonnant, voire choquant ! Cela dit, le pape François n’est pas que le pape de l’Occident, il est le pape du monde entier, comme vous le disiez, or aujourd’hui le poumon de l’Église n’est plus en Occident, provisoirement.
Jean-Didier Lecaillon
Une précision, très brièvement. Au début de votre exposé vous avez dit que lorsque les musulmans sont martyrisés de par le monde, la bonne conscience universelle prend fait et cause pour eux, alors que quand il s’agit de chrétiens, ce n’est pas le cas. Auriez-vous une explication de cette asymétrie des réactions ? Pourquoi les musulmans arrivent-ils à susciter autant de compassion alors que ce n’est pas le cas des chrétiens ? C’est quand même troublant.
Marc Fromager
C’est une vraie question, mais qui se décline selon les cas. Par exemple dans les médias français on parle du ramadan avec beaucoup d’émotion et d’enthousiasme, mais jamais du Carême, comme s’il y avait une espèce de prime aux nouveaux arrivants, une culture du ‘’grand remplacement’’. Est-ce l’explication ? Je ne sais pas. Ou alors il s’agit de résidus de franc-maçonnerie, résidus n’étant d’ailleurs peut-être pas le bon mot puisque les francs-maçons ont très bien compris, eux, que la cible à abattre était l’Église et qu’ils pouvaient se servir de l’islam à cette fin : en pointant la tension et la peur que le développement de l’islam peut susciter, ils en profitent pour combattre tout ce qui est religieux, espérant ainsi en finir pour toujours avec l’Église. Le wokisme, la cancel culture, participent bien sûr de cet effacement du religieux. Mais on parle du ramadan. Est-ce parce qu’on a quand même besoin de rester très amis avec les pays de la péninsule arabique, pour leur vendre des armes et pour qu’ils rachètent notre dette ? S’agit-il alors d’une sorte de contrat tacite destiné à favoriser l’émergence de l’islam dans notre pays ? Ce n’est là qu’une hypothèse parmi d’autres…
Aude Mirkovic
Au fond, à l’origine de cet acharnement contre la religion chrétienne, ne peut-on penser qu’il y a le Diable, qui sait très bien quelle est la vraie religion ? En effet, si le but du laïcisme était réellement de s’attaquer au fait religieux lui-même, d’exclure de l’espace public toute référence à la religion, y compris culturelle, il ne faudrait pas seulement enlever les statues de saint Michel, mais aussi les peintures de Mercure et de Zeus qui sont au plafond des universités, etc. Je ne dis pas que ces personnes font ce raisonnement-là de façon consciente, mais que derrière elles on peut voir en réalité le Diable qui cherche à se débarrasser non pas tant du fait religieux en tant que tel mais du fait religieux en ce qu’il concerne le christianisme.
Marc Fromager
C’est vrai, l’Église catholique reste « l’infâme » (Voltaire) qu’il faut abattre, ce qui est plutôt une bonne nouvelle en soi, parce que, pour en revenir ce que je disais tout à l’heure, cela signifie que les chrétiens dérangent encore un peu. Si nous ne représentions plus rien, si nous n’attirions plus personne, on ne chercherait pas tant à nous abattre, nous ne rencontrerions qu’indifférence totale. Si l’on s’acharne encore à vouloir nous détruire, en profitant de notre extraordinaire faiblesse chaque jour plus évidente, c’est qu’en réalité nous, les chrétiens, n’avons pas totalement disparu.
Monseigneur Brizard
Je suis un peu déçu par les propos qui se tiennent autour de cette table, parce qu’ils sont empreints de défaitisme, et d’un arrière-fond de chrétienté globale et rêvée comme si elle avait toujours existé. Or je crois que ce sont des approches trop parcellaires. Il faut que les chrétiens sachent qu’il y a peut-être eu pour eux des époques plus agréables à vivre, mais qu’il y a un chemin qui se fait, une annonce de la Bonne Nouvelle. Il y a des pays où ça marche et d’autres où ça ne marche pas, mais globalement l’Église catholique continue à grandir, même au niveau des vocations, et à mon avis il faut cesser ce défaitisme-là.
C’est pourquoi je pense que l’approche purement sociologique n’est pas suffisante, parce que la sociologie est une science volontiers désespérée, adossée à de simples statistiques ; de même bientôt, à coup d’algorithmes, on finira par tuer toute vie, or la vie résiste à tout. J’aurais donc aimé plus de nuances sur des problèmes qui sont à la fois religieux et politiques, car même la position antireligieuse est aussi une position religieuse ; le religieux chimiquement pur n’existe pas, toutes les choses sont mêlées, c’est profondément humain. Et la laïcité a des vertus, notamment dans un pays où il y a un certain pluralisme. Je voudrais signaler quand même que le pays le plus laïc au monde est les États-Unis, où il n’y a pas de ministère attribué à la religion, pas de bureau chargé de religion au ministère de l’Intérieur, ce qui est le cas en France. Par ailleurs 70 ans de communisme n’ont pas remis en question la civilisation russe. Quant à la situation aujourd’hui en France, ce ne sont pas quelques années de wokisme qui me font peur, il faut voir les choses autrement. Enfin, si l’Église en France est en mauvaise posture, c’est parce qu’on a une Église qui globalement dans sa facette politique n’est pas très brillante. A contrario l’archevêque de Martinique, Mgr Macaire, qui était autrefois à la Sainte-Baume porte un témoignage enthousiasmant : tout à fait récemment, après avoir célébré Pâques, il a dit à quel point l’Église était belle, que ce qu’elle vivait était beau, etc. C’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas tomber dans la sociologie et arguer du fait que le plus grand nombre ne suit pas pour considérer la situation est nécessairement mauvaise ! Non, en France aussi nous avons des œuvres sociales ou hospitalières qui sont beaucoup plus importantes que notre proportion de pratiquants ! Je suis donc un peu déçu par ces propos. En outre il y aurait une lecture plus juridico-politique des choses à affiner – je suis juriste, on ne se refait pas -, parce que même dans les pays où l’on parle de liberté, comme par exemple le Liban, qui est aussi en mauvaise posture, on voit que cela ne marche plus. Pourtant, c’est le seul pays [en Orient] où il y a une liberté religieuse, mais elle est fondée sur un concept abracadabrant, le communautarisme, qui semble avoir fait long feu. Il y a de beaux jours pour la laïcité, la vraie, qui permet effectivement la vraie liberté religieuse.
Marc Fromager
Merci Monseigneur, nous avons ensemble de bons souvenirs de tempêtes de neige à Istanbul, alors quand on a vécu cela… Quelques réponses peut-être, tout de même. Je ne vais pas chercher à me justifier, de fait je ne suis pas juriste, j’ai plutôt été sur le terrain et par conséquent j’ai surtout apporté des témoignages, assortis de quelques analyses, à partir de ce que j’ai cru comprendre de ce qui se passait dans un certain nombre de pays. Je ne pense pas m’être appesanti sur la chrétienté occidentale, puisque j’ai parlé longuement de la Chine, de l’Inde, du Bouthan, du Sri Lanka, d’Israël, etc., et je ne suis pas dans la nostalgie, d’autant que je suis né en Nouvelle-Calédonie et que j’habite en France depuis assez peu de temps finalement, après avoir vécu en Australie et au Maroc.
Alors oui, je tiens à la France, mais pour encore combien de temps est-elle la France, je ne le sais pas. Quant au laïcisme et à la laïcité, je pense avoir fait la part des choses dans mon introduction, et je suis tout à fait favorable à la laïcité, d’ailleurs inventée par le Christ. En revanche la dérive idéologique extrémiste du concept de laïcité devenant laïcisme est une menace réelle. Alors, défaitisme ? Oui en effet ; car lorsqu’on dresse un constat de la situation de l’Occident où plus personne ne croit en Dieu, on songe à Moïse à qui Dieu dit : « Choisis la vie sinon c’est la mort ». On a choisi la mort, donc on risque de mourir, si ce n’est qu’au dernier moment il peut se passer encore quelque chose, et à cet égard j’ai évoqué un certain nombre de bonnes nouvelles, même si elles sont paradoxales : le fait que l’Église soit persécutée en Chine et même en Inde constitue en fait une bonne nouvelle, puisque cette persécution est liée à son développement et à sa réelle force à l’intérieur de ces pays. Il n’y a donc là nul défaitisme. Par ailleurs, nous concernant, j’ai dit qu’il y avait certainement des choses à faire mais qu’in fine la Vierge Marie et même Dieu lui-même ne nous abandonneraient certainement pas.
Bien sûr on peut aussi se nourrir de discours rassurants, il reste que la situation actuelle paraît tout de même à court terme assez compliquée. J’ajoute une toute dernière remarque sur le communisme et le wokisme. Selon moi on ne peut guère comparer les deux, car le communisme était une idéologie athée antichrétienne qui s’imposait à des chrétiens désireux de le rester, alors que le wokisme n’est pas quelque chose d’aussi net, c’est une idéologie floue qui détruit le cerveau de nos jeunes – et des moins jeunes aussi d’ailleurs. Un exemple : il y a des jeunes qui se font stériliser pour ‘’sauver la planète’’ ! Que va-t-on pouvoir faire de cela ? ! Sous les régimes communistes, les gens continuaient de croire chez eux, je pense notamment à ces babouchkas qui récitaient le chapelet, etc. Certes les voisins pouvaient toujours témoigner contre vous, mais vous pouviez aussi garder les idées claires et garder la foi. En revanche un jeune dépourvu aujourd’hui de toute culture religieuse et de structure de pensée, baigné dans un athéisme pratique total ou une indifférence à la question religieuse, vaguement attiré par l’islam également, et dont le niveau de réflexion a beaucoup baissé par rapport à celui des générations précédentes, un jeune qui passe son temps avec son pouce à ‘’liker’’ des images, sans lire plus aucun livre – le niveau de l’Éducation nationale s’est tout de même effondré -, bref ce jeune évolue dans un contexte tout de même assez alarmant. C’est pourquoi je ne suis pas sûr que l’on puisse comparer cette situation à celle qu’ont vécue les croyants d’URSS restés fidèles malgré la persécution.
Jean-Paul Guitton
Je voudrais revenir aussi sur la laïcité et le laïcisme. La laïcité, Marc Fromager vient de le rappeler, est une notion chrétienne, mais qui est devenue une vertu républicaine ; cela est acceptable si la laïcité est neutre, a fortiori si elle est bienveillante. Or la laïcité républicaine, en France, est souvent anticléricale et donc anticatholique, avec des degrés différents selon les époques. La guerre scolaire, par exemple, est toujours sur le point de se rallumer. On avait trouvé un certain équilibre, mais l’arrivée de l’islam perturbe les choses, et la République ne sait plus que faire de sa laïcité républicaine, si ce n’est de la raidir. En effet la laïcité fonctionne avec les chrétiens, les juifs aussi par assimilation si l’on veut, mais avec les autres religions et notamment avec l’islam cela ne marche pas. Or les républicains n’ont pas d’autres moyens que de faire des lois qui s’appliquent en principe de la même façon à toutes les religions, pour combattre des revendications comme le port du voile ou celles liées aux pratiques typiques de l’islam. C’est pourquoi les signes religieux chrétiens, qui ne gênent quasiment personne, risquent finalement de déranger la République et de disparaître. L’histoire montre qu’il faut à peu près un siècle pour qu’une loi modifie profondément la société. A titre d’exemple la loi sur le divorce, en 1884, n’a d’effets sociaux remarquables que 70 à 100 ans plus tard. C’est un peu pareil en ce qui concerne la séparation des Églises et de l’État. Je ne néglige pas les difficultés qu’ont connues nos grands-parents il y a cent ans, mais c’est cent ans après que Dieu et la soif de Dieu ont à peu près disparu de la société. De ce point de vue-là la séparation était probablement une mauvaise chose, même si elle était souhaitable en tant que distinction du spirituel et du temporel. Mais l’islam ne connaît pas cette distinction. Alors parfois je me prends à rêver : la présence de l’islam ne permettrait-elle pas en France que Dieu retrouve sa place dans la société ? Je ne sais pas si c’est acceptable comme augure…
Marc Fromager
Je suis un peu d’accord, je l’ai dit d’ailleurs, en témoignant du fait que dans la rue ce sont les musulmans qui s’arrêtent pour parler de Dieu !
Jean-Paul Guitton
Je n’envisageais pas l’évangélisation de rue, mais le fait que l’État reconnaisse que Dieu a sa place dans la société.
Marc Fromager
Oui, mais alors dans ce cas-là la France sera une république islamique, ce qui est aussi une possibilité, mais je ne suis pas sûr que ce soit le rôle de l’État de régler cette question. C’est plutôt à la population française de savoir si elle veut se réapproprier une question métaphysique. On peut imaginer que si, en dépit de nos espérances, on s’acheminait vers des années sombres sur tous les plans, économique, démographique et autres, on verrait peut-être revenir le questionnement métaphysique, ne serait-ce qu’à travers la question de la mort : en effet on avait « réussi » à l’évacuer totalement, or depuis qu’il y a des attentats, on prend de nouveau conscience que l’on peut mourir à Paris en prenant le métro ou on allant au théâtre, à un concert… Depuis le Covid aussi, la mort s’est de nouveau invitée dans nos vies. Bref l’heure est peut-être venue de reprendre un questionnement métaphysique.
Marie-Joëlle Guillaume
Oui, même si l’on s’aperçoit que dans le débat actuel sur le suicide assisté et l’euthanasie, la question des fins dernières est largement évacuée.
Marc Fromager
C’est le gouvernement qui cherche à imposer un agenda…
Marie-Joëlle Guillaume
Oui, mais il pourrait y avoir une réaction dans l’esprit public, or on ne la voit pas ! Je suis tout de même frappée par le fait que dans le débat public l’idée que la mort puisse être le passage vers une rencontre avec Dieu est absente. On n’oblige personne à y croire, mais cela fait partie du questionnement de la mort. Or même les arguments, pleins de justesse, en faveur des soins palliatifs ne portent que sur les enjeux d’accompagnement sur terre, sauf exception quasi inaudible. Donc jusqu’où faudra-t-il descendre ?
Emmanuelle Henin
Vous parliez des fins dernières, on ne les entend pas très souvent non plus dans les homélies, on n’entend pas beaucoup de prêtres en parler !
Marie-Joëlle Guillaume
En effet, je ne trouve pas que l’Église institutionnelle, sauf exceptions, soit très à la hauteur.
Jean-Paul Guitton
Si la laïcité signifie neutralité, elle devrait permettre au moins que l’État soit vraiment neutre, mais la laïcité telle que nous la vivons depuis vingt ou trente ans devient laïcisme, et cela, c’est très grave car elle s’impose comme une religion qui veut exclure toutes les autres.
Marc Fromager
On ne sait pas gérer l’islam parce que de toute façon il n’est pas gérable. Comme vous l’avez dit, il n’y a pas de distinction entre le temporel et le religieux, et de fait l’islam est une religion politique, ou une idéologie politico-religieuse qui embrasse, bien au-delà de l’aspect religieux, toutes les composantes de l’ordre social, juridique, politique, économique. C’est pourquoi nous sommes démunis face à lui, nous n’avons ni les réflexes ni les armes pour le gérer, sauf à conserver cette communauté dans un état de petite minorité. Mais à partir du moment où la communauté musulmane devient une forte majorité, et même où elle est sur un schéma de conquête politique – inscrit génétiquement dans cette religion – alors qu’en face, je le redis, nous n’avons ni réponse politique ni réponse religieuse, on s’expose à de sérieuses difficultés.
Jean-Pierre Brulon
Pour répondre à une problématique liée à la mission, à l’évangélisation, je me permets de vous citer un texte écrit par un prêtre de paroisse, le père Pierre-Hervé Grosjean : « Nous sommes responsables les uns des autres, c’est particulièrement vrai pour nos amis ; l’amitié nous met au service les uns des autres, la dimension spirituelle de ces amitiés ne peut être ignorée si nous sommes chrétiens. Nos groupes d’amis, nos relations d’amitié avec nos camarades de classe, nos collègues de travail, nos proches, sont à mes yeux le premier lieu de la mission. Ne croyons pas qu’il s’agisse toujours d’aller ou de parler à des inconnus pour évangéliser, tout cela est possible, mais tous n’y sont pas appelés. En revanche nous sommes tous envoyés auprès de ceux que le Seigneur a mis sur notre route, de ceux qu’il nous a confiés. » Cette situation, je l’ai partagée avec un prêtre, le père Cyril Gordien, que nous avons enterré le 20 mars dernier. Pour donner un peu d’espoir je voudrais dire qu’à la messe de ses obsèques il y avait 2000 paroissiens présents, je crois qu’il y avait 250 prêtres et 6 évêques, or il était simplement curé de paroisse. J’ai vu à son contact pendant des années ce que c’était que de toucher le cœur des gens, d’être le témoin du Christ en paroisse.
Marie-Joëlle Guillaume
Il nous faut conclure, et je voudrais dire un grand merci à notre conférencier de ce soir. Les débats ont été assez animés : c’est bien le signe qu’à l’intérieur du thème général de La Liberté et les libertés, la liberté religieuse touche chacun de nous au plus profond. Je voudrais pour finir poser une question qui n’attend pas de réponse ce soir, mais qui devrait nous faire réfléchir : notre problème en France aujourd’hui, et en Occident plus largement, c’est que nous avons en principe la liberté religieuse, mais est-ce que nous l’aimons, est-ce que nous avons envie de l’exercer ? On entend beaucoup de laïcs, plutôt ‘’laïcards’’, vanter « la liberté de croire ou de ne pas croire » comme quelque chose de très important, et on a l’impression que ce à quoi ils tiennent, c’est surtout à la liberté de ne pas croire. Mais serons-nous capables d’affirmer à nouveau la joie inhérente à la liberté de croire ? Tout l’enjeu est là à mon avis. Merci beaucoup.
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