Pierre de Lauzun, Président de l’Association des économistes catholiques, ancien Chairman of the International Council of Securities Associations, co-fondateur de Geopragma, membre de l’Académie catholique de France, Président de Alba Cultura
Marie-Joëlle Guillaume[1]
Nous sommes très heureux que notre confrère et ami Pierre de Lauzun ait accepté de conclure notre année consacrée au thème La liberté et les libertés, et qu’il ait choisi pour ce faire de nous entretenir du lien entre liberté et intériorité. Pierre, nous vous connaissons bien et vous êtes un membre actif de l’AES. J’aimerais néanmoins rappeler ici quelques éléments de votre parcours personnel, qui donneront leur poids d’incarnation aux réflexions que vous allez nous présenter.
Après l’Ecole Polytechnique et l’ENA, votre carrière professionnelle s’est déroulée principalement dans la finance et les relations extérieures. Vous commencez cette carrière dans l’Administration, dans les services du Premier ministre, puis à la Direction du Trésor. Vous passez ensuite dans le secteur bancaire et financier, où vous exercez les fonctions de directeur général et président de plusieurs banques de premier plan. Vous rejoignez ensuite des associations professionnelles : la Fédération bancaire française comme directeur général délégué, et l’Association française des marchés financiers. Enfin, entre 2017 et juin 2019, vous êtes Chairman de l’International Council of Securities associations (qui regroupe les associations de professionnels des marchés).
Parallèlement à cela, vous êtes engagé dans la vie associative, en liaison avec vos activités de recherches dans le domaine économique, mais aussi philosophique et politique. Ainsi êtes-vous président de l’association des Economistes catholiques, président de la commission Economie et finance éthiques des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens, membre du corps académique de l’Académie catholique de France et depuis plus de dix ans membre de l’Académie d’Education et d’études sociales. En 2018, notamment avec Caroline Galactéros et Jean-Bernard Pinatel, vous avez lancé Géopragma, un think tank consacré à la géostratégie réaliste, attaché au principe national. Enfin, dans un tout autre domaine, porté par votre engagement chrétien, vous avez fondé en 2009 et vous présidez l’association Alba Cultura, qui s’attache à organiser expositions et événements culturels dans des lieux « clos », établissements pénitentiaires, maisons de retraite et hôpitaux, pour mettre l’art à la disposition des plus fragiles.
Votre palette personnelle est très riche, puisque, outre tout ce que je viens de rappeler, vous êtes un essayiste prolifique, avec dix-sept ouvrages à votre actif à la date d’aujourd’hui, qui ont porté tour à tour sur des thèmes philosophiques, politiques, économiques et financiers. Votre réflexion s’appuie sur la philosophie thomiste et la doctrine sociale de l’Eglise, ainsi que sur votre expérience professionnelle en faveur d’une finance éthique. Vos trois derniers ouvrages ont été publiés en 2019 : L’argent, maître ou serviteur ; et surtout : « Pour un grand retournement politique » (chez Téqui), lequel ouvrage entre directement en résonance avec le thème qui unifie les communications de notre année. C’est une réflexion de haut vol, dans la ligne de la pensée classique, sur cette question du Bien commun pour notre société. C‘est enfin en 2021, toujours chez Téqui, Dieu, le mal et l’histoire.
[1] Présidente de l’AES
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COMMUNICATION
Pierre de Lauzun
Dans cette année très riche, nous avons évoqué de nombreux aspects de la question de la liberté, principalement économiques, sociaux et politiques. Mais il en est un qui est au cœur de cette interrogation : la liberté dans la vie spirituelle, la liberté dans la vie intérieure. Apparemment bien éloigné des précédents, il peut aussi les éclairer de façon inattendue.
La liberté est comme on le sait au cœur de la promesse chrétienne : « La Vérité vous rendra libres » (Jean 8, 32). La promesse de Dieu est celle de la vraie et pleine liberté. Pourtant la voie proposée apparaît paradoxale, qui valorise notamment l’obéissance et l’humilité.
La libération comme délivrance à l’égard d’une fausse liberté
Rappelons d’abord quelques idées de base. Je n’insisterai pas sur ces faits bien connus ; ils illustrent une dimension essentielle de la voie chrétienne au sens traditionnel.
Déjà il y a le fait des passions : la liberté est d’abord vue comme délivrance de l’empire des passions. Bossuet disait aux moines que « les mondains courent à la servitude par la liberté, vous au contraire à la liberté par la dépendance ». Car, explique-t-il, « je suis, dit saint Augustin, qui l’avait bien éprouvé, je suis parvenu où je ne voulais pas, en obéissant à ma volonté ». Et il poursuit : « Voulez-vous que vos passions soient invincibles ? Qui de nous n’espère pas de les vaincre un jour ? Mais en les autorisant par notre liberté indocile, nous les mettons en état de ne pouvoir plus être réprimées. Vous suivez vos inclinations, vous faites ce que vous voulez ; vous ne pouvez plus en être le maître, vous voilà où vous ne voulez pas […] ; et ces chaînes, que vous avez vous-même forgées, vous coûteront plus à rompre, que le fer le plus dur […] : ainsi vous arrivez à la servitude par la liberté »[1].
Comment comprendre cette perspective ? Les tentations sont des captations conduisant à un asservissement. Elles se présentent comme le fruit ou le moyen de notre liberté, alors qu’elles sont exactement le contraire, et comme un désir naturel. Un point essentiel pour l’appréciation de la vraie liberté est alors la distinction entre deux plans : ce qui se présente spontanément et peut apparaître naturel, et ce qui est conforme à ce à quoi nous sommes appelés, notre vraie nature. Sur ce plan, le vocabulaire traditionnel, où ce qui est recommandé est exprimé en termes de soumission et d’abandon de notre volonté à Dieu, ne doit pas tromper : il ne s’agit pas de faire disparaître notre moi au profit de ce qui lui est extérieur ; mais d’éliminer l’erreur trompeuse d’un moi apparent qui renie en fait sa nature ultime, au profit d’un moi potentiel plus essentiel, qui est ce pour quoi nous sommes faits, et dont la recherche nous assure une liberté parfaite.
Ce processus ne se fait pas sans effort ni souffrance. Mais dans cette perspective, il ne faut pas confondre la souffrance, qui est nécessaire pour progresser et qu’il faut accepter avec joie ; et la tristesse au sens de l’acédie, qui conduit au contraire à refuser le progrès possible. Dans la parabole du fils prodigue, nous dit Benoît XVI[2], l’exemple du fils aîné montre une tentation qui touche des hommes de bien, ou ceux qui se voient tels : c’est, dit-il, une secrète amertume, car ils auraient aimé eux aussi « partir vers la grande liberté » [la fausse liberté donc] ; ils « portent leur liberté [la voie de la vraie liberté] comme une servitude ».
Pour sainte Thérèse d’Avila, corrélativement, « l’excès de sérieux révèle un manque de vertu ». Elle était inquiète quand ses novices étaient tristes. En d’autres termes, il manque un élément essentiel à l’approche par la délivrance que nous venons d’évoquer : reconnaître que la vraie liberté se vit dans la joie, la joie que donne le Seigneur. Cela appelle donc une autre dimension, plus positive et par là plus centrale : la possibilité de parvenir à la vraie liberté suppose de s’ouvrir à la joie du bien objectif, le bien du don infini de Dieu qui est amour.
La liberté en Dieu
L’exemple des maîtres spirituels nous montre en quoi c’est possible. Prenons sainte Gertrude[3] d’Helfta, moniale du XIIe siècle et l’une des plus grandes mystiques de l’histoire chrétienne. L’essentiel pour elle est Dieu, plus précisément le Christ, et cela lui fait prendre conscience de sa misère. Comme le dit le P. Doyère, pour le mystique, cette misère « qui lui est révélée dans la lumière où il perçoit – si confusément que ce soit – la transcendance divine n’est pas celle de sa vertu, ni même de son intention », mais « plus profondément et plus absolument c’est la misère de son être, non pas en manière de connaissance abstraite et métaphysique mais en manière de réaction vitale devant la Présence de l’Etre divin ». C’est « la grandeur même des dons divins qui fit l’humilité de Gertrude ». D’où le rôle essentiel chez elle du recueillement en soi-même, imprégné de Dieu ; il n’a rien d’une introspection. Pour remédier au désordre et à la confusion de son cœur, « elle compte beaucoup moins sur son effort personnel de discipline que sur la puissance purificatrice de la vie d’union elle-même ».
Dès lors, fait remarquable et directement pertinent pour notre sujet, le Seigneur notait que ce qui lui plaisait le plus en elle[4] était la liberté de l’âme (libertas cordis). Comme dit son biographe de l’époque « le Seigneur lui-même […], répondant à un homme de piété qui lui demandait dans sa prière ce qui lui plaisait davantage en la sainte, […] dit : ‘‘ la liberté du cœur ’’. Dans sa surprise […] cette personne dit : ‘‘ Je pensais, Seigneur, que votre grâce avait fait parvenir son âme à une très haute naissance spirituelle et à un amour d’une éminente ferveur ’’. Et le Seigneur répondit : ‘’Il en est bien ainsi que tu le penses ; mais la voie en est cette grâce de liberté, bien excellent qui la conduit sans détour au sommet de la perfection, puisqu’ainsi, à tout moment, elle est disponible à l’action de tous mes dons, ne permettant jamais à son cœur de s’attacher à quoi que ce soit qui me ferait obstacle’’. »[5]
Plus près de nous, comme dit Eric de Rus à propos d’Edith Stein (sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix)[6] : « l’expérience capitale[7] qu’elle relate dès 1918 […] d’une force agissante en elle dans un certain repos de son agir naturel, correspond à l’expérience qu’elle découvrira chez les mystiques qui ‘’ ont été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a exercé une pression plus forte que l’ensemble du monde extérieur : là ils ont éprouvé la présence d’une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie surnaturelle, divine ’’ […]. Loin de représenter une aliénation, cette ouverture à la force de Dieu nous situe au cœur de la liberté véritable ». Nous retrouvons notre liberté.
Un peu de réflexion philosophique le confirme. En méditant sur le fait que nous n’avons qu’une existence par participation, en cela que seul Dieu existe pleinement par Lui-même, nous prenons conscience de ce que veut dire être un instrument entre les mains de Dieu, du sens du fiat voluntas tua du Pater. Et cela aide à répondre à la question de ce que nous devons faire : tout simplement prendre conscience du fait que c’est Dieu qui en décide. Notre liberté ne peut donc consister à rester en balance entre deux possibilités et à choisir selon notre fantaisie, mais à s’ouvrir au dessein de Dieu et à la plénitude à laquelle il nous appelle. Dieu, plénitude d’être, fait être chacune de nos décisions, et même les termes du choix en présence ; celle qui est bonne est celle qui correspond à Son dessein ; mais nous pouvons la refuser. Telle est notre liberté immédiate, au sens trivial du terme. Mais la pleine liberté ne sera qu’au terme, dans la plénitude divine.
Détachement et liberté
La question de la liberté est donc un point essentiel. Selon l’exemple que nous donnent plus explicitement ces grands saints, le chrétien accompli est au fond de lui-même libre par rapport aux fluctuations du monde, qui ne peuvent que prendre à contre-pied ceux qui y mettent leur espoir. En effet, non seulement il est, au moins à ce niveau profond de son être, détaché des faux espoirs que le monde donne, mais en outre il l’a remplacé par le seul vrai espoir, celui qui par nature ne peut décevoir. Et plus il avance dans sa foi, plus il fait de la place pour cette deuxième perspective, infiniment plus vaste. Ou plutôt, il laisse Dieu libérer la place pour ce qui était et reste au fond le but normal de son être, la fin de sa nature profonde. En particulier, cela ne signifie pas disparition de la souffrance ; peut-être au contraire. Mais au lieu d’être une souffrance passive, subie douloureusement comme une injustice, c’est une souffrance en un sens active, non qu’elle soit provoquée par celui qui la vit, mais parce qu’il l’accepte comme élément indispensable, ayant une signification essentielle : de purification d’abord, de participation au salut apporté par le Christ ensuite.
La liberté est en tout cas un élément décisif de la stratégie divine à notre égard, ou plutôt un des dons essentiels qu’Il nous fait comme êtres créés à Son image, et disposant de cette caractéristique qui Lui est essentielle. C’est ce que dit la liturgie dans une de ses collectes[8], s’adressant à Dieu : ‘’Elimine tout ce qui agit contre nous, afin que le corps et l’esprit dégagés, nous puissions Te suivre l’esprit libre’’.
Ce qui bien entendu se relie directement à l’exaltation chrétienne de la pauvreté, notamment en esprit. Si Dieu marque Sa préférence pour la pauvreté intérieure, ce n’est pas choix arbitraire de Sa part, ou pure solidarité avec ceux qui souffrent ; c’est parce que c’est la seule voie libératrice.
Quelles sont les conséquences dans nos vies ? C’est d’abord ce que la tradition monastique appelle la vie intérieure. Pour Dom Romain Banquet, la vie intérieure est une « irradiation de la foi dans toutes les puissances de notre âme qui nous servent à connaître Dieu, nous-mêmes et les créatures ». Elle unifie, vivifie, pacifie, épanouit. C’est un don total de soi à Dieu. La prière (oraison) aide à sortir de soi ; elle n’a rien à voir avec l’introspection ; c’est une étape dans une transformation progressive de toute la personnalité. Elle conduit à la liberté et l’enjouement : on a abandonné le fardeau d’être des petits dieux, le fait de se prendre au sérieux.
Bien entendu, dans la pratique nous avons le sentiment d’être assez loin de ce que ces grands spirituels ont pu vivre ; en outre, ce que nous ressentons ou vivons ne forme pas un bloc homogène, il y a plusieurs degrés. Même si notre esprit est un, il s’étale si on peut dire en hauteur par une exposition à des affects très divers, allant du très instinctif, très matériel, aux habitudes, aux humeurs, aux sentiments subjectifs, pour finir avec cette fine pointe de l’âme au sens de saint François de Sales, qui seule représente véritablement notre liberté et notre ultime responsabilité.
Conséquence dans nos vies
Est-ce à dire que cela exclut toute vie active ? L’exemple des mystiques à nouveau prouve le contraire : sainte Thérèse d’Avila par exemple a été, à côté de sa vie mystique exceptionnelle, un formidable entrepreneur, passant sa vie sur les routes à négocier la formation de nouveaux carmels.
D’ailleurs saint Grégoire le Grand, comparant vie contemplative et vie active[9], selon un dilemme classique, affirme d’abord que la première a plus de mérite, car par elle nous « volons vers le désir céleste », et que pour la seconde simplement nous « faisons du bien », ce qui fait que la seconde est plutôt ‘’servitude’’ et la première ‘‘liberté’’. Mais il ajoute aussitôt qu’on peut entrer dans la patrie céleste sans la vie contemplative ; pas sans la vie active, puisque dans ce cas « on néglige de faire ce bien ». Lui-même d’ailleurs se livre un peu plus loin[10] à des confidences personnelles sur son passage du calme du monastère à des charges publiques, et notamment au pontificat, constatant la difficulté qu’il rencontre désormais à trouver des instants pour le recueillement et par là à se ressourcer, et s’efforçant de « vivre à la fois sur les hauteurs et sur ses gardes ». Mais il n’a pas d’hésitation sur le fait que c’est ce qui est attendu de lui, et il fait la volonté de Dieu.
C’est bien le message principal que nous envoient les mystiques : non pas que la voie contemplative est la seule bonne, tant s’en faut ; elle peut être une vocation particulière, mais la seule vocation commune est de faire la volonté de Dieu et donc d’abord de faire le bien. Mais leur vie témoigne pour nous de la présence irradiante de cette source infinie, qui est la base de notre libération, et qui permet dans la vie concrète de faire le bien qui est attendu de nous, dans la joie de l’amour.
Eclairage sur la liberté dans la société
La liberté véritable se trouve donc en dernière analyse en nous-mêmes, dans notre ouverture à Dieu. Est-ce à dire que tous nos débats sur les libertés publiques, politiques ou économiques, et sur leur fondement juridique, sont, au fond, secondaires ? Non bien sûr, et d’abord parce que comme on l’a dit cette libération intérieure, outre qu’elle reste très variable pour nous en ce monde, comme chacun peut le voir dans sa vie, ne doit en rien conduire à oublier ce pour quoi nous sommes en ce monde : faire le bien. Or faire le bien n’a de sens que si c’est en liberté, et donc nous avons aussi un besoin vital de cet espace de liberté et d’autonomie dans la société, ce qui suppose des lois adéquates pour la protéger et la réguler ; d’où aussi ce souci profond qu’exprime l’idée de subsidiarité, chère à la Doctrine sociale de l’Eglise.
Mais ensuite, plus profondément, parce que la liberté intérieure que nous promet le Seigneur n’est pas une liberté de monade retrouvant son Etre ultime, à la façon des religions de l’Inde, mais une liberté de communion et donc de partage, de vie commune. Ce qui implique en ce monde toutes les difficultés et les tracas de cette vie commune. De fait, la personne parfaitement libre qu’est le Fils, dans sa communion avec le Père, a assumé notre monde et ses soucis, c’est-à-dire en un sens l’interaction de toutes ces libertés maladroites et mal utilisées qui sont le propre de l’Homme ici-bas. D’une certaine manière donc, en protégeant telle liberté publique, telle possibilité d’entreprendre, ce que nous protégeons est un écho lointain, le reflet sous la forme d’une petite lumière vacillante, éventuellement la condition nécessaire, de cette liberté infinie et splendide que Dieu nous promet, et qu’Il a fait directement entrevoir à certains des siens.
ECHANGES DE VUES
Marie-Joëlle Guillaume
Merci beaucoup, cher Pierre, pour ces mots précieux que vous nous avez donnés. Je relèverai d’abord une coïncidence intéressante : nous allons couronner tout à l’heure le père Etienne Grenet pour son ouvrage Le Christ vert, et ce que vous nous avez dit pourrait en quelque sorte en être l’introduction et l’illustration. Dans certaines de ses analyses, en effet, il montre les liens de l’homme avec la terre comme étant dégradés, à la suite d’une sorte de peur de Dieu qui s’empare de l’être humain après la chute et le conduit à se cacher de Lui. Or vous nous avez montré que la vraie liberté ne s’obtient pas dans l’éloignement de Dieu mais au contraire dans le rapprochement avec Lui, à travers la liberté des mystiques et des personnes qui sont les plus proches du cœur de Dieu, qui ont la plus grande liberté, celle qui plaît au Christ. On voit que la liberté de l’homme n’a pas à vouloir être plus forte qu’elle n’est en se dressant contre la liberté de Dieu, car c’est au contraire quand elle est dans l’intériorité, dans la joie, dans l’amour qui rend proche de Dieu que notre liberté est tout à fait elle-même.
J’ai été sensible au fait que vous citiez d’abord des femmes qui sont de grandes mystiques, on ne les citera jamais assez, compte tenu de toutes les sottises d’un certain féminisme aujourd’hui ; et c’est un plaisir de voir que l’on a affaire à des femmes qui, en étant très proches du cœur du Seigneur, ont en fait donné le meilleur d’elles-mêmes. Dernier point que je voudrais relever : ce mélange intime de contemplation et d’action que vous avez mis en évidence, par lequel l’action prend son sens et la contemplation développe tout son potentiel. Vous l’avez montré avec sainte Thérèse ; or mon cher saint Vincent de Paul faisait la même chose : c’était un homme d’une activité extraordinaire, on se demande comment il pouvait réussir à tout faire. Mais il se mettait d’abord au pied de l’autel pour prier, et c’est de la contemplation du Seigneur qu’il tirait le sens des priorités et des urgences. Donc, merci pour cette belle méditation.
Rémi Sentis :
Merci beaucoup pour cet exposé qui remet bien en place les idées fondamentales, à savoir notamment que la liberté chrétienne est le refus de l’esclavage des passions. Je me demande si un drame de notre époque n’est pas justement que l’on n’ait plus conscience de tout ce que les passions obscures ont comme pouvoir sur les individus ; en particulier de ce qu’elles sont exacerbées par le Malin qui nous enchaîne.
Pierre de Lauzun :
Bien sûr, le premier degré de la liberté vient de la libération des passions dont j’ai parlé en citant Bossuet, et notamment le fait qu’il y a une erreur de perspective. A Eden le démon dit à Adam et Eve : « eritis sicut dei » (« vous serez comme des dieux ») ; il leur fait donc une promesse tout à fait attractive. Or si c’était vrai, ce serait tout à fait intéressant, mais il les a trompés. Donc c’est toujours au départ une tromperie, sur quelque chose qui pourrait être un bien vers lequel la volonté se trouve attirée, mais elle devient captive, car il manque en réalité quelque chose d’essentiel à la perspective. Et dans le cas d’Eden on sait ce qui manque, puisque Adam et Eve ont tourné le dos à Dieu, faisant le contraire de ce qu’Il avait demandé : « Ne touchez pas à ce fruit-là ». Donc ils ne vont pas à la source de la liberté, ils vont la chercher ailleurs, là où ils ne devraient pas la chercher.
Ce qui est intéressant, c’est ce que le démon lui-même a choisi encore en amont, car il a choisi tout seul, aucun démon n’est venu le conseiller. Le thème principal : ‘’non serviam’’ – ‘’ je ne servirai pas’’ – indique qu’il a choisi quelque chose qu’il a voulu définir lui-même comme son bien propre. Cela signifie : ‘’je ne veux pas le bien que tu m’offres’’. Alors qu’il avait certainement devant lui beaucoup plus clairement que nous les termes du choix, il a pourtant fait ce choix définitif, le choix que fait aussi celui d’entre nous qui part du mauvais côté à la fin de sa vie ; choix qu’il a préparé au cours de sa vie mais qui se concrétise à la fin par une position définitive. Mais j’attire votre attention sur le fait que le choix inverse n’est pas un choix stoïcien d’ascétisme. L’ascétisme par lui-même est le produit d’un raisonnement et d’une maîtrise des passions par lesquels on évite de faire quelque chose jugé mauvais. Or cette attitude ne relève pas de la voie principale. Comme le dit sainte Thérèse, si une de ses moniales se torture intérieurement, pour lutter contre quelque chose de mauvais en elle – ce qui en soi est une bonne chose – elle ne s’engage pas dans la voie de la libération proposée par le Christ ; en effet la voie de la libération correspond normalement à la voie du Seigneur qui se traduit par la joie. Il y a la même idée dans la règle de saint Benoît, d’ailleurs.
Jean-Luc Bour
On entend souvent dire que c’est la religion chrétienne et le Christ qui rendent libre. Donc cela veut-il dire que les autres religions ne parviennent pas à cette liberté véritable. Je me demande alors où est l’aiguillage qu’elles ont manqué pour ne pas y arriver. Pourrait-il donc exister cette liberté intérieure et cette recherche, mais néanmoins n’être pas libres ?
Pierre de Lauzun
C’est justement le thème qui a été développé dans la déclaration du concile Vatican II sur les autres religions. Cette déclaration dit quelque chose de tautologique : ce qu’il y a de bon en elles … est bon ! Donc il y a en elles des semences de vérité. Par exemple, le code moral est à peu près le même dans la plupart des religions. D’ailleurs, les stoïciens ont beaucoup été utilisés par les Pères de l’Eglise, car ils défendaient beaucoup d’idées justes ; mais ce qui leur manquait est précisément ce qui en principe donne la foi, soit ce rapport de communion avec Dieu, qui est une grâce et non pas un choix de la personne. Personne ne peut dire ‘’je veux la foi’’ et l’avoir, c’est Dieu qui donne cette possibilité de relation qui ne peut être le seul fait d’une des deux personnes, seule de son côté ; en effet si l’autre personne n’est pas impliquée d’une manière ou d’une autre, la relation n’existe pas.
Il manque donc aux autres religions ou philosophies cet élément essentiel, ce qui ne veut pas dire que leurs adeptes ne puissent pas être sauvés, ce qui relève d’un autre débat. Ils peuvent être sauvés, mais il leur manquera durant leur vie cet élément essentiel donné par la foi en Dieu. Cela nous ramène à une autre question, celle de l’importance fondamentale de la mission. Parce que si l’on fait un calcul purement économique on pourrait se dire : « comme on peut être sauvé dans les autres religions, ce n’est pas la peine de partir en mission pour convertir les non chrétiens ». Mais ce serait oublier cette différence immense entre celui qui tâtonne, qui précisément n’a pas cette idée de la liberté infinie de l’amour de Dieu et celui qui en a au moins la perspective, les prodromes, et peut donc ressentir au moins partiellement ou de façon obscure ce à quoi nous sommes appelés. D’où l’intérêt des mystiques, même si nous en sommes très loin, de nous parler, de nous montrer l’horizon vers lequel nous devons tendre. J’en suis bien loin, mais je le perçois grâce à eux.
Mgr Brizard
J’ai beaucoup aimé la réflexion de notre Présidente qui évoquait saint Vincent de Paul. Car votre présentation semble laisser entendre qu’il y a comme une dichotomie entre les mystiques et les autres, effet sans doute dû à la nature de l’exercice. Or nous sommes tous mystiques, en tant que nous sommes tous appelés à cette relation à Dieu qui est complètement commandée par l’amour. Aujourd’hui, vous n’avez pas parlé de l’autre sainte Thérèse, la petite Thérèse qui est beaucoup plus sensible à l’amour que ne le sont toutes les considérations un peu scholastiques. Or l’amour est une force, une passion, qui pour cette raison même, est aussi finalement la seule voie vers la liberté. C’est pourquoi notre foi catholique est un antisystème religieux, elle va au-delà, même s’il faut certes des lois et des règles, etc. Mais la liberté intérieure ne tient pas à l’observance des règles, à la religion, mais à une relation d’amour qui nous fait pénétrer jusqu’au cœur de Dieu, au cœur de la Trinité. C’est là où l’on sent une liberté intérieure qu’a par exemple très bien exprimée Vladimir Ghika. J’ai passé huit jours à expliquer qui était Mgr Ghika à des Parisiens[11], or ce qui me frappe en lui, c’est que précisément, en entrant en prison, au milieu de gens comme lui injustement condamnés, il a laissé à tout le monde l’impression d’être profondément libre. Autour de lui les attitudes étaient très diverses, certains se plaignaient beaucoup, gémissaient, etc. mais lui se moquait bien et de la condamnation et de la forteresse où il était emprisonné. Et nous sommes tous appelés à cette relation de fils ou fille de Dieu, en communion avec le Père, ce dont certains peuvent témoigner.
Je crois qu’il y a une illusion dans la vie spirituelle qui vient d’un état d’esprit d’adolescent poussant à croire que tout nous est dû tout de suite ! Or il faut beaucoup de temps pour entrer dans cette expérience libératrice de Dieu qui nécessite de se donner à Lui entièrement ; le don de soi est incontournable pour cette libération. Je me souviens encore d’un garçon qui avait des problèmes conjugaux, je lui avais dit que le seul moyen de s’en sortir était « simple » : tout donner. Il m’a répondu non. Alors je lui ai dit : « tu es foutu » ! Autrement dit l’expérience mystique n’est pas réservée aux célibataires qui ont fui le mariage pour des raisons pas très claires, dans la vie conjugale il peut y avoir une véritable vie mystique.
Pierre de Lauzun
Je crois que nous sommes d’accord sur le fond, mais si j’ai cité ces mystiques, c’est d’abord parce que je les aime bien – sainte Gertrude et sainte Thérèse – et puis parce qu’il me semble qu’il y a un rôle particulier d’éclairage pour ces mystiques officiellement mises en avant, qui montrent ce à quoi effectivement nous sommes tous appelés. Quand je lis l’une ou l’autre, par exemple sainte Gertrude, qui était une espèce de diamant parfaitement transparent, je mesure l’inouï de notre vocation. Je pourrais être pessimiste en me disant que j’en suis vraiment loin ou bien me réjouir d’entrevoir grâce à elle la voie dans laquelle m’engager ; c’est comme si tout à coup une ouverture se faisait dans un ciel orageux, par l’intermédiaire de ces mystiques reconnues qui pour le coup ont reçu la grâce non seulement de pouvoir aller beaucoup plus loin mais aussi de pouvoir le dire. A mon avis ils nous servent de phare et non de ligne de partage entre ceux qui leur ressemblent et les autres. Je pense vraiment qu’ils sont une espèce de signe pour nous encourager dans cette voie-là. Par ailleurs j’ai trouvé plusieurs passages où l’on parle de liberté, de la liberté de cœur, qui nous font découvrir comme le Christ aimait s’ébattre dans la liberté intérieure qu’il voyait chez sainte Gertrude. Je pense qu’Il doit avoir plus de difficulté chez Pierre de Lauzun, ce qui ne veut pas dire que ce dernier soit perdu ! Mais il n’a pas la même liberté intérieure que celle qu’avait sainte Gertrude.
Mgr Brizard
On doit dire que la foi chrétienne rend libre.
Marie-Joëlle Guillaume
Jésus dit non seulement : « La vérité vous rendra libre », mais aussi « Je suis la Voie la Vérité, la Vie » donc il est clair que c’est à travers Lui.
Mgr Brizard
Alors comment se fait-il que la foi chrétienne soit perçue comme le contraire de la liberté ? Le mensonge qui dure depuis le temps des Lumières commence à être fatigant et j’ai de plus en plus l’impression que ceux qui se disent héritiers des Lumières, et comme tels non croyants, sont en fait des enfants imbus d’eux-mêmes, voire des amputés à qui il manque quelque chose.
Pierre de Lauzun
C’est ce qui se déduit assez bien du texte de Bossuet que je citais tout à l’heure.
Bertrand Buffon
C’est parce que l’on confond liberté et libération. Les modernes veulent moins être libres que libérés de tout, émancipés. Or il n’y a de liberté que sous la loi, sous une loi ordonnée à une fin élevée, comme l’amour ou les transcendantaux, que sont le Vrai, le Bien, le Beau. Il n’y a pas de vraie liberté hors d’une loi. Or les modernes détestent la loi, ils la fuient. Ce qu’ils recherchent, c’est la libération de toute finalité imposée : seul vaut à leurs yeux ce à quoi ils consentent expressément ; mais, en réalité, ils ne peuvent pas se donner de fin par eux-mêmes puisque toute fin va à l’encontre de leur désir de libération en les rendant dépendants d’elle. En voulant sans cesse se libérer de toute influence et de toute loi, ils sont pris dans un cercle vicieux : ils s’émancipent pour s’auto-déterminer mais dès qu’ils se sont déterminés, ils doivent s’émanciper de nouveau ; prétendant choisir leur propre fin, ils sont en réalité incapables d’en choisir une.
Mgr Brizard
C’est pour cela qu’ils ne savent pas pourquoi ils vivent et sont incapables aussi de mourir correctement, car on ne meurt que pour la raison qui nous fait vivre.
Pierre de Lauzun
Ce qui est intéressant et que je n’ai pas beaucoup élaboré, c’est de faire le lien entre ces perspectives-là et le discours de notre année académique sur les libertés pratiques. Car il y a un peu ce lien-là dans l’exemple de sainte Thérèse, que j’ai pu qualifier d’entrepreneur. Quand elle était sur les routes de Castille, elle avait en elle-même cette liberté dont Dieu lui avait donné une forme beaucoup plus directe et plus visible que ce qu’Il donne à la plupart des gens, mais en fait elle fondait des entreprises ! C’était un vrai serial entrepreneur.
Marie-Joëlle Guillaume
Sainte Thérèse que vous citez est en effet un exemple exceptionnel, mais on est étonné de découvrir le nombre de saints qui sont des fondateurs et ne cessent d’aller d’un lieu à un autre. Regardez saint Bernard qui non seulement fonde des monastères mais aussi résout un certain nombre de problèmes de son temps, qu’ils soient politiques ou autres, le tout avec beaucoup de passion, parfois un peu trop d’ailleurs ! Mais sa vie est extraordinaire et c’est un mystique !
Bertrand Buffon
Quel commentaire feriez-vous de l’affirmation célèbre de Georges Bernanos selon lequel « on ne comprend rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute vie intérieure » ?
Pierre de Lauzun
Je crois que cela s’éclaire assez bien par ce que nous venons de dire. La grande injonction du monde moderne, c’est : « émancipez-vous » ! C’est-à-dire définissez vous-mêmes vos propres objectifs. En effet ce monde rejette le régime d’hétéronomie sous lequel le chrétien se place, de sorte que chacun puisse définir seul, par soi-même, tout objectif à atteindre. A partir de ce moment il se ferme par principe à tout ce qui pourrait venir de cette vie intérieure, la vie intérieure n’étant pas le fait d’une âme repliée sur elle-même qui médite, mais pour le chrétien au contraire une ouverture à Dieu. C’est pourquoi j’ai bien fait la différence avec la vision hindouiste ou bouddhiste mais surtout hindouiste, qui peut aboutir à avoir une perception de quelque chose mais qui le fait par une voie partiellement erronée dans la mesure où pour le chrétien il ne s’agit pas d’arriver, à la fin, à une unité qui aurait existé depuis le départ mais aurait été masquée par toutes les apparences, mais bien à deux êtres, l’un infini et infiniment aimant faisant exister l’autre être différemment de lui, en face de Lui, dans une relation où se répondent un Je et un Tu. On retrouve maints thèmes d’auteurs divers qui correspondent d’ailleurs tout à fait à cela.
C’est donc ainsi qu’il faut entendre la notion de vie intérieure qu’évoque Bernanos. Si en revanche on la regarde comme une méditation, le monde moderne propose une multitude d’approches allant dans ce sens, il suffit d’aller au rayon « spiritualités » de la Fnac pour s’en convaincre : il est massif, tandis que le rayon christianisme est dérisoire. Car la « spiritualité » est en fait aussi un produit à consommer selon son goût du moment, même si ce n’est certes évidemment pas mauvais de faire du jogging ou du yoga ; mais ce n’est pas la même chose que la liberté des enfants de Dieu. C’est pourquoi, comme l’avait très bien vu saint Grégoire, il ne faut pas manquer le but de la vie intérieure qui ne doit pas être déconnectée, mais nécessairement en communion avec Dieu. Or si l’on vise uniquement une communion avec Dieu mais sans les autres, on retombe assez rapidement dans le solipsisme. Comme le dit l’Evangile : « Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comme peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? ». Donc celui qui n’est pas tourné vers les autres fondamentalement a manqué quelque chose d’essentiel. La vie intérieure n’est donc pas seulement une activité de l’intériorité au sens où elle serait fermée sur elle-même.
Marie-Joëlle Guillaume
Merci infiniment, Pierre. Nous ne pouvions mieux achever notre réflexion sur La liberté et les libertés qu’en contemplant cette Liberté avec un L majuscule que vous avez dessinée pour nous ce soir à travers la mystique, en nous montrant qu’il faut commencer par elle.
[1]https://google.cat/books?hl=fr&output=html_text&id=qI0GAAAAQAAJ&dq=editions%3AOXFORD600005035&jtp=1
[2] Joseph Ratzinger Benoît XVI Jésus de Nazareth T. 1, Paris Flammarion 2007, p. 236.
[3] Gertrude d’Helfta Œuvres spirituelles Le Héraut Livres I-II Paris 1968, Editions du Cerf, pp. 39 sqq.
[4] Gertrude d’Helfta op. cit.p. 176.
[5] Et le texte poursuit : « C’est bien cette même délicate liberté qui faisait qu’elle n’acceptait jamais de garder quoi que ce fût qui ne lui fût nécessaire, mais se faisait autoriser à le donner aussitôt à d’autres, attentive d’ailleurs à favoriser plutôt celles qui en avaient besoin et ne donnant pas ici la préférence même aux personnes les plus intimes sur les plus hostiles ».
[6] Eric de Rus dans Edith Stein : Un chemin vers la joie, Colloque du 5 décembre 2009, Collège des Bernardins/Editions Parole et Silence 2009 p. 130.
[7] Eric de Rus, ibidem p. 134.
[8] « Omnipotens et misericors Deus, universa nobis adversantia propitiatus exclude : ut mente et corpore pariter expediti, quae tua sunt liberis mentibus exsequamur ». Collecte du 19ème dimanche après la Pentecôte, rite tridentin.
[9] Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel I, Editions du Cerf, 1986, p. 130.
[10] Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel I op. cit. pp. 454 sqq.
[11] Du 6 au 16 mai 2023, Paris a accueilli les reliques de Mgr Vladimir Ghika, prince roumain converti de l’orthodoxie au catholicisme, et mort martyr en 1954.