Par Jacques Trémollet de Villers, Avocat
L’engagement est un devoir, mais les circonstances de l’engagement ne se décident pas. Elles sont dictées par un appel. Il vaut mieux être « appelé » que « candidat ». Mais on peut être appelé à être candidat.
Quelles que soient les circonstances, l’essentiel, lui, ne change pas. Il s‘agit de servir le bien commun de la nation dont on est membre. L’état de vie de chacun définit les conditions ordinaires de l’engagement. Il est des conditions extraordinaires (Jeanne d’Arc), mais elles sont comme un soleil éclairant les conditions ordinaires. Elles les illuminent, mais ne s’y substituent pas.
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Anne Duthilleul : Je suis très impressionnée de présenter aujourd’hui devant ce public averti notre invité, que sans doute vous connaissez déjà mieux que moi !
J’avoue avoir encore tremblé davantage en apprenant que Maître Jacques Trémolet de Villers avait enseigné à l’École polytechnique, c’est une référence ! Peut-être la considérez-vous comme mineure au regard de toutes vos activités professionnelles, aussi n’insisterai-je pas…
Votre carrière d’avocat que notre collègue Marie-Joëlle Guillaume a rappelée dans ce même cadre lors de votre communication de 2008, s’est en effet toujours doublée de nombreux engagements dans la cité : engagements professionnels collectifs pour le Barreau de Paris ; enseignement, beaucoup plus largement que je ne l’ai dit en commençant ; mais aussi engagements associatifs, en particulier comme président d’ICHTUS pendant 17 ans !
Et dans le cadre de vos activités si riches et foisonnantes, vous avez également pris le temps d’écrire, pour le plus grand profit de vos lecteurs.
C’est ainsi que tout naturellement, lors de la réflexion préalable à notre programme de l’année, nous avons pensé à vous faire intervenir à l’occasion de la parution de votre dernier ouvrage sur le procès de Jeanne d’Arc. Quel plus bel exemple d’engagement pour son pays pouvions-nous trouver en effet ?
Dans ce livre, relatant –ou plus exactement reproduisant– le déroulé du procès de Rouen, vous avez accompagné les dialogues historiques de votre analyse si fine et percutante d’avocat, d’abord, et de croyant, ensuite, nous faisant savourer chaque instant et vivre le suspens et l’émerveillement jusqu’au bout.
Oui, émerveillement, malgré la fin dramatique que l’on voit s’approcher inéluctablement peu à peu. Car vous nous faites partager cette admiration pour Jeanne d’Arc qui vous a vous-même saisi.
Vous nous avez dit que la lecture, souvent reportée à plus tard de votre propre aveu, des minutes de ce fameux procès, vous avait alors instantanément transporté dans le surnaturel, que vous décrivez comme vécu de façon parfaitement naturelle par cette jeune fille exceptionnelle ! Les voix des saints, venant à son secours pour qu’elle sache se défendre, ou auparavant pour la conseiller tout au long de sa mission, sont bien vivantes, avec des visages, des vêtements, un langage : Saint Michel parle français mieux que le frère Seguin qui l’interroge avec l’accent du Limousin !
Et vous décrivez page après page, jour après jour, comment le procès politique (et non religieux en réalité) s’élève au plus haut degré de pureté comme le combat de la vérité elle-même contre ses juges terrestres iniques… Non sans humour de la part de l’accusée que l’on découvre dans toute la force de sa foi, mais aussi dans son humanité et sa clairvoyance… et non sans censure de ses juges, ce qui vous fait affirmer avec force que ce qui est relaté a été tellement passé au crible que c’est assurément vrai.
L’engagement pour son pays n’est pas toujours accompagné de cette manière surnaturelle, encore que… Mais vous allez nous en parler, à partir de cet exemple extra-ordinaire, et en même temps si français dans sa culture et ses origines… Nous sommes en effet replacés dans une France aux racines chrétiennes, mais où les institutions comme l’université de Paris ou le tribunal ecclésiastique de Rouen détournaient à des fins politiques leur rôle d’éclaireurs des consciences ! Et qui plus est pour l’ennemi, le roi d’Angleterre…
Nous ne nous contenterons pas de ce rappel historique, mais nous pourrons grâce à vous regarder en face les critères de toujours et les difficultés d’aujourd’hui pour mener une telle mission pour son pays, où l’on ne risque plus le bûcher, mais dont les conditions médiatiques ressemblent parfois si curieusement à un procès sans avocat de la défense ! L’expérience vécue aux côtés de votre père, député de Lozère et maire de Mende, appelé à s’engager par son évêque, nous avez-vous dit, sera sans nul doute évoquée à l’appui de votre communication.
Jacques Trémolet de Villers : Merci à vous de m’inviter à parler de ce sujet d’engagement dans la cité qui est effectivement très proche du sujet de Jehanne. Mais Jehanne est un cas tout de même si extraordinaire que on ne peut le regarder que comme éclairant les situations plus ordinaires. Et je voudrais commencer de façon plus ordinaire, en tout cas plus naturelle, encore que dans l’engagement dans la cité le naturel rejoint presque toujours le surnaturel.
Je me souviens de mon maître et ami, Jean Ousset, qui me disait, au temps où il faisait ses cours de cadres rue des Renaudes : « Faites des méditations historiques, vous verrez combien c’est surnaturel. » Et c’est vrai que lorsqu’on réfléchit au gouvernement des hommes on aborde très rapidement le domaine du mystère.
Je vais commencer par une citation. Je vous ai choisi quelques citations parce que, devant une Académie, je m’efface devant des hommes et des textes qui sont plus compétents et ont plus d’autorité que moi.
La première de ces citations, c’est d’un homme que, malgré la mauvaise réputation que certains historiens lui ont faite récemment, je considère comme un très honorable confrère, je veux parler de Cicéron. C’est un confrère également très talentueux, c’est certain, mais c’est aussi un citoyen en même temps qu’un confrère puisqu’il a été questeur, puis consul, puis membre du sénat et, enfin, il a été assassiné en raison de ses engagements.
Cicéron a beaucoup écrit, beaucoup médité sur le gouvernement de la cité, notamment dans son ouvrage La République et dans les dialogues qu’il imagine, avec cette méthode qu’il a héritée d’Aristote et qu’ensuite Saint Thomas reprendra, une méthode que nous avons beaucoup trop oubliée aujourd’hui, mais à laquelle nous, les avocats, sommes extrêmement attachés, qui est la méthode du “pro et du contra”.
Nous ne sommes pas dans un discours univoque où il y en a un qui dit tout ce qu’il faut penser, mais il y en a un qui dit ce qu’il pense et puis il y en a un autre, en face, qui dit à peu près le contraire. Et comme c’est un dialogue qui ressemble un peu à ceux de Platon, il n’y a pas seulement un “pro” et un “contra”, il y a aussi d’autres opinions. Et à la fin, Cicéron conclut, d’ailleurs avec une humilité qui est peut-être un peu affectée – parce que, il faut bien le dire, nous autres avocats, nous ne sommes pas très humbles – mais il s’efface devant, soit Scipion l’Africain, soit un autre qui lui donne exactement sa conclusion.
Et l’un des débats du « gouvernement », c’est de savoir si, en fait, on doit s’engager (c’est notre sujet) au service de la cité ou si, au contraire, cet engagement au service de la cité ne nous éloigne pas des réflexions profondes et de la paix, du loisir noble qui permet à l’âme de s’élever et si on ne corrompt pas son âme, en s’engageant dans le trouble des combats pour la cité et s’il ne vaut pas mieux, finalement, comme le professent à l’époque les Épicuriens, rester à l’écart de ces troubles et cultiver à l’intérieur de soi la partie divine de l’homme sans la compromettre dans la pourriture des combats.
Cicéron dit : « Tout ce que je veux établir, c’est que la nature a fait la vertu si nécessaire au genre humain et nous a inspiré une ardeur si vive pour le salut commun, que cet instinct triomphe de tous les attraits du repos et de la volupté. » Donc nous sommes guidés par une espèce de besoin, « par un instinct », qui fait que, malgré toutes les tentations auxquelles nous appelle une prétendue sagesse qui voudrait que nous nous retirions des affaires publiques, cet instinct est plus fort et il dépasse les attraits du repos et de la volupté pour nous jeter dans l’action et dans le combat, dans l’engagement pour la cité.
Car la vertu n’est pas comme un art dont la théorie suffit sans la pratique. La vertu est toute d’action. Et son action la plus noble est le gouvernement de l’État.
Donc nous sommes là tout de suite dans le premier terme de cette réflexion : l’engagement est-il un devoir ?
Cicéron va plus loin même que la notion de devoir. Il dit : « C’est une nécessité ». Et c’est une nécessité de notre instinct d’homme. C’est une nécessité du fait que l’homme est non seulement un animal social, mais qu’il est un animal politique. C’est-à-dire qu’il est un animal qui ne reçoit pas seulement l’organisation sociale telle que les fourmis ou les termites reçoivent leur organisation sociale de la nature, mais c’est lui qui modèle cette organisation sociale. C’est ce qui fait sa dignité.
Donc l’homme est un animal social et en même temps c’est un animal politique.
« Ainsi le citoyen qui, par l’autorité du commandement, dit toujours Cicéron, et par la menace des lois contraint tout un peuple à faire ce que l’éloquence du philosophe persuade à peine un petit nombre est supérieur aux habiles qui traitent ces questions. »
Indiscutablement l’homme d’action est celui qui rentre dans le gouvernement de la cité et par l’autorité du commandement et la menace des lois fait faire à un peuple tout entier ce que les philosophes en s’évertuant n’arrivent à faire qu’à quelques uns. Ce qui rappelle une formule que, dans ma jeunesse, j’avais retenue (je crois que c’était un jésuite mais je ne sais plus le nom) : « Si j’ai converti un roi, j’ai fait plus que si j’avais prêché des milliers de missions. »
Donc il y a une importance de cette dimension politique. Ainsi le citoyen – en latin, c’est “ergo ille civis” –. Donc ce citoyen parce que ille ne peut pas être rendu véritablement par notre traduction. Ille c’est comme au début de l’évangile « in illo tempore », ce n’est pas simplement « en ce temps-là », c’est en ce moment illustre, dans ce temps solennel.
Donc ergo ille civis, mais qui est cet ille civis ? Cela nous amène à la seconde question, après la nécessité de l’engagement. Qui peut s’engager ? Et comment s’engager ?
Est-ce que chacun d’entre nous est une ille civis ? Est-ce que nous sommes tous appelés à cet engagement ? Et à quel engagement sommes-nous appelés ?
Si l’on regarde l’histoire de Cicéron, il n’était pas appelé par son hérédité, par sa famille à exercer des magistratures dans la Rome de ce temps. Cicéron était ce qu’on appelait à Rome un homme neuf. Il est né à Arpinum dans un petit village à quelques dizaines de kilomètres de Rome. D’ailleurs on le lui reprochera, on l’appellera même “l’immigré”. Et il est de condition modeste. Il ne reçoit pas, par sa naissance, un état qui lui fasse dire qu’il est obligé de s’intéresser à la chose publique par cet état lui-même.
Dans un de ses Dialogues, il fera dire à Scipion l’Africain : « Moi qui suis fils d’un homme qui a consacré toute sa vie au gouvernement de Rome, ne serait-ce que par ma naissance, je ne peux pas ne pas être totalement engagé au service de la cité. » Scipion faisait état, en définitive, d’une hérédité qui le mettait là. Pour Cicéron, ce n’est pas le cas ; mais c’est parce que son talent, les circonstances, sa nature ont fait que, brillant avocat, il a été immédiatement appelé à être questeur, puis prêteur et consul. Mais il n’est jamais officiellement candidat.
Et c’est la troisième question que je voudrais aborder après cette question de l’engagement : doit-on être candidat ?
C’est étrange, du moins cela peut être une jolie coïncidence de l’examiner aujourd’hui parce que je vous prive peut-être en ce moment, d’un débat. Nous avons énormément de candidats, au moins sept, qui vont dire qu’ils vont être candidats et dire : « C’est moi le meilleur ! » Et puis il y en a un autre, hier, qui s’est déclaré en disant : « Mais non, c’est moi ». Il y en a d’autres qui sont déjà en place. On n’est pas loin de la dizaine, peut-être un peu plus, en comptant les petits, tout petits candidats, qui sont installés et qui sont là pour dire : « C’est moi qui doit être porté à la première place. »
Je suis toujours dans ma Rome antique qui, finalement a beaucoup de vertus, au moins dans l’idéal qu’elle poursuivait même si elle n’a pas toujours atteint cet idéal. Dans cette Rome antique, à la fin de la République du temps de Cicéron, la brigue, c’est-à-dire la candidature, la campagne électorale, sont interdites. Et lorsque la brigue est menée de façon un peu trop vigoureuse, elle est punie de mort ! Tout simplement. Donc on aurait sept condamnés à mort plus quelques autres à qui l’on dirait : « Messieurs, vous troublez gravement l’ordre public ! »
Et c’est le point que je voudrais aborder maintenant – si l’engagement est nécessaire, pour déterminer l’engagement que l’on doit prendre, il faut être appelé.
L’ambition noble, c’est de remplir la tâche à laquelle on est appelé. Mais l’ambition coupable, c’est de déterminer qu’on est appelé à la première tâche, et qu’on est seul à pouvoir remplir cette première tâche. Et c’est une cause plus que grave, c’est une cause fondamentale du désordre de la société et du gouvernement.
C’est pour cela que Cicéron, qui est un partisan ferme de la République, s’oppose à l’envie démocratique parce qu’elle corrompt la noble fonction de la représentation et du service du peuple pour la transformer en service de soi-même, une tyrannie.
Et c’est là que je vais reprendre l’exemple cité en introduction : j’ai quand même fait de la politique électorale non par procuration mais par filiation puisque mon père en a fait beaucoup et que j’ai fait ma première campagne électorale avec lui à huit ans et qu’après je les ai toutes faites jusqu’à ce qu’il abandonne ses mandats à quatre-vingt cinq ans.
Donc je connais un peu la vie électorale, au moins pour avoir suivi les campagnes. Et quand mon père racontait sa vie, il disait toujours : « Je n’ai jamais décidé, j’ai été appelé. Et, mes enfants, dites-vous bien que dans ce domaine-là comme dans d’autres, il faut être appelé. Et j’ai été appelé, je ne m’y attendais pas ». C’était en 1936 ou 1937, il avait 24 ou 25 ans. Il était jeune avocat à Mende, dans la Lozère et il y avait des élections d’arrondissement, institution qui n’existe plus aujourd’hui.
L’évêque l’invite et lui dit : « Jeune homme, vous êtes un jeune avocat. Tout le monde dit que vous êtes brillant. Il faut être présent dans la vie politique. C’est le devoir des laïcs. Donc je vous invite fermement à être candidat à l’élection au Conseil d’arrondissement qui va venir. » Déférent envers son évêque comme un bon fidèle, mon père se présente, fait une campagne assez vigoureuse et est élu. Et il va ensuite voir l’évêque et il lui dit : « Monseigneur, mission accomplie : vous m’avez demandé de me présenter, je me suis présenté et j’ai été élu. » Et Monseigneur lui a répondu : « Jeune homme, ne vous enorgueillissez pas. J’aurai présenté ce fauteuil, il aurait été élu ! » C’était un temps où la démocratie était assez maîtrisée, au moins dans certains endroits, particulièrement en Lozère.
Les réunions se faisaient soit à la mairie, soit au presbytère, soit au café – parfois le café étant un peu presbytère et mairie –, soit à la salle d’école. Et on était avec deux adjuvants absolument nécessaires qui étaient les cigarettes, le candidat devait faire circuler ses cigarettes, et des cigarettes brunes. Je sais qu’à un moment mon père avait changé de cigarettes. Il était passé de la brune à la blonde : « Mais qu’est-ce qu’il a, monsieur Trémolet ? Il est malade ! » (Il a rangé ses cigarettes blondes, il a ressorti ses cigarettes brunes) et le second adjuvant c’était ce qu’on buvait, au nord de la Lozère c’était le canon, le vin rouge ou rosé coupé de limonade, et au sud c’est le pastis. Le nord était blanc, le sud était rouge.
Je me souviens aussi d’un village très beau, Javols, 1000 m d’altitude, à 18 km de Mende, vieille ville romaine où le curé était vraiment un homme remarquable, un saint curé de campagne. Un jour on dînait chez lui, à la fin de la campagne, le curé dit : « Ici, maître Trémolet, vous n’avez pas beaucoup de soucis à vous faire. Je crois que vous aurez une très large majorité ». Le jour du vote, le dimanche, il disait en chaire : « mes frères, c’est aujourd’hui les élections. Il faut voter. Chacun votera selon sa conscience et je n’interférerai pas sur vos consciences. Ainsi, moi, je vote pour monsieur Trémolet ». C’était en général assez suivi. Il n’y avait que l’instituteur qui votait contre mais il n’avait pas la même autorité vu qu’il ne faisait pas cours le dimanche.
Donc il est vrai qu’au départ, c’est l’appel. Après il est certain que la mécanique suit, mais on est toujours un petit peu appelé. Si l’on n’est pas appelé, il y a quelque chose de véritablement dangereux.
Alors pour revenir à Rome, ce que l’on appelait le cursus honorum était quelque chose de vraiment bien installé, de constitutionnel si l’on peut dire : questeur d’abord, tribun de la plèbe ensuite (au moment où le tribun de la plèbe existait), prêteur et puis éventuellement consul, et puis on entrait, ou on n’entrait pas, au sénat. Il y avait là vraiment quelque chose qui permettait d’écrémer. Cela n’a pas empêché les difficultés, les guerres, les malheurs mais c’était une façon de trier.
Et je pense qu’aujourd’hui nous avons un peu la même chose. C’est-à-dire que les partis font cet office d’écrémage et définissent et permettent, comme nous le voyons aujourd’hui, par la primaire, de voir qui peut prétendre à quoi. Et comme le disait, d’une façon un peu méchante, Léon Daudet, mais je crois qu’il avait raison, c’était sous la IIIème république : « N’importe quel avocat pelliculeux (merci pour les avocats) qui s’est fait applaudir par une trentaine de personnes dans une arrière-salle de bistrot se voit Président de la République ». C’est un mal que nous portons un peu tous en nous-mêmes. Et on voit que chaque jeune qui se lance, homme ou femme dans ce combat, se voit Président de la République, d’autant plus que la présidence de la république est ouverte à tous, théoriquement.
Et donc peu à peu on a posé des moyens de sélectionner avec les 500 signatures d’un côté et aussi avec ces partis qui font leurs propres sélections. Je ne dis pas qu’elles font forcément arriver les meilleurs. Mais indiscutablement il y a un moyen de sélection. Ce moyen de sélection est-il bon ? De toutes les façons, il existe et il est nécessaire.
À ce stade de la réflexion, notre engagement dans la cité est considéré non seulement comme un devoir mais comme une nécessité, plus encore qu’une nécessité, « un instinct », « le fruit de notre instinct social » et qu’à partir de là la question qui se pose, tant à l’individu qu’à la société, est la question de la qualité de cet engagement.
La qualité de l’engagement, selon Cicéron, « ne peut pas être autre chose que le service de la concorde publique » guidé, par la pratique de quatre vertus : la justice, la force, la tempérance et la prudence. Ce sont les quatre vertus qui guident l’homme politique, le citoyen, et qui doivent toujours être les maîtresses. Notre organisme est un peu comme un char qui est tiré par des chevaux qui sont un peu fous et nous avons à ramener ce char dans une direction, donc il faut que nous ayons une direction, c’est le bien commun, c’est le service de la concorde publique, et en même temps, nous avons à maîtriser toutes les passions qui sont inhérentes à l’âme humaine qui sont l’envie, l’ambition, la colère ; et toutes ces passions doivent être maîtrisées par ce qui domine, c’est-à-dire la raison qui doit dominer l’homme politique comme la direction de la concorde publique doit dominer ses efforts. En définitive, Cicéron avait tout dit de ce à quoi nous pouvons être appelés et que nous pouvons servir.
Mais il s’est passé beaucoup de choses depuis Cicéron et, en France, nous avons eu un système de gouvernement qui n’est pas le même que celui de la République romaine et notre histoire s’est construite d’une autre façon.
Sur le plan essentiel, cependant, le souci de ce que le professeur Chaunu appelait : « Créer des espaces de paix et de sociabilité », c’est ainsi qu’il définissait la politique capétienne est exactement le même que lorsque Cicéron parle de la concorde publique et donc le fond même de notre art politique français est tiré directement de l’art politique romain, ou du moins de ce qui avait été défini, à Rome, comme étant l’idéal de l’art politique.
Nous, nous avons eu un autre ordre politique, qui est né de façon différente, avec deux caractéristiques que Rome ne connaissait pas : des rois – Rome a connu des rois et a connu de grands rois, de très bons rois. Numa est un très bon roi. Le premier Tarquin est un très bon roi et puis Tarquin le Superbe s’est rendu tellement odieux que, en définitive, Rome n’a plus supporté les rois. Nous, nous avons connu de très bons rois, un grand poète l’a dit : « Les plus beaux qu’on ait vues sous le ciel ».
Et il est vrai que quand on compare les dynasties à l’échelle du monde, même s’il y a des taches dans notre histoire, nous avons quand même une continuité extraordinaire précisément dans ce souci du service, de la concorde publique et jusqu’à l’oubli de soi dans la nécessité de ce service de la concorde publique.
Donc notre système royal (je ne parle pas du système monarchique mais je parle du système royal) se distingue de ce qui existait auparavant comme quelque chose de tout à fait neuf et, si Cicéron le regarde du haut des Champs Élysées où il se trouve sûrement, il peut dire que c’est une merveille qu’il n’avait pas imaginée. Même si dans l’essentiel elle est conforme à l’art politique qu’il enseignait, dans l’existentiel, elle est tout à fait nouvelle.
Et puis il y a évidemment un apport que Cicéron ne pouvait pas connaître puisqu’il est avant Jésus-Christ qui est l’apport chrétien.
Il est vrai que la Cité antique est une cité profondément religieuse. On n’imagine pas que les dieux ne soient pas au fondement de la cité. C’est impensable ! Le laïcisme tel que le professent aujourd’hui un certain nombre de penseurs ou de politiques français est impensable, inimaginable, pour ces grands politiques de l’Antiquité. On ne peut pas imaginer une cité sans dieux même si les dieux sont au pluriel.
Mais nous avons là quelque chose de différent, nous avons une présence divine qui est présence d’une personne divine, d’une personne que l’on aime et d’une personne qui s’est incarnée.
Et je vais en venir à l’exemple extra-ordinaire, mais en même temps lumineux pour notre vie ordinaire, de Jehanne et de ce qu’elle représente comme synthèse (mais le mot est beaucoup trop abstrait), comme incarnation de cette nouvelle forme politique qui transcende tout ce qui a existé auparavant.
Jeanne, vous le savez, apparaît dans un moment particulièrement dramatique de l’histoire de France, à un moment, pour dire les choses en très peu de mots, où un nouvel ordre mondial a été installé, à partir du Traité de Troyes où Charles VI et Isabeau de Bavière ont cédé le royaume au roi d’Angleterre, le roi d’Angleterre devient roi de France et d’Angleterre et déshérite Charles VII comme étant un parricide. Donc, on met fin à la guerre qui durait depuis quatre-vingt dix ans en supprimant le royaume de France et en remplaçant le royaume de France par le royaume de France et d’Angleterre.
Non seulement c’est béni par l’Université de Paris, mais c’est l’Université de Paris qui a fait le Traité de Troyes. L’Université de Paris, je le rappelle, se définissait elle-même comme « le soleil radieux de la chrétienté », en toute humilité. Et elle pouvait se définir ainsi parce que non seulement elle avait fait les rois – elle a fait le roi de France et d’Angleterre – mais elle prétendait aussi faire les papes puisqu’à l’époque nous avions deux papes, comme aujourd’hui, mais deux papes en contradiction, aujourd’hui ils ne sont pas en contradiction.
On avait demandé à l’Université de Paris une consultation pour savoir lequel était le vrai pape. Après celle-ci, on a eu trois papes, ce qui est assez courant puisque quand on demande à une commission d’experts de résoudre un problème, on a un problème supplémentaire, voire deux.
Mais c’est dire l’autorité de cette maison qui avait installé un nouvel ordre mondial puisqu’à l’époque la chrétienté c’était le monde, et cet ordre mondial devait fonctionner. Un serment avait été rédigé par l’Université de Paris que tout bon Français devait prêter de « servir les intérêts du roi de France et d’Angleterre et de lutter par tous les moyens contre le prétendu Charles VII ».
Tout devait se dérouler normalement jusqu’à ce qu’une jeune fille de Lorraine débarque à Chinon et en dix-huit mois mette par terre tout ce bel équilibre nouveau, et le réduise à néant en restaurant le Royaume de France. D’où, évidemment, la colère de l’Université de Paris et cette chose incroyable, inouïe (je le dis au sens fort du terme), jamais vue avant : lorsqu’elle est faite prisonnière à Compiègne, l’Université de Paris, immédiatement, dans la semaine, écrit au roi de France et d’Angleterre : « Il faut la juger ». On n’avait jamais vu cela. C’est la première fois dans l’Histoire que le vainqueur juge le vaincu.
Ce sont des hommes de Dieu – ce qu’ont fait de mieux dans la hiérarchie ecclésiastique du temps qui vont condamner solennellement cette jeune fille parce qu’elle s‘est dressée contre l’ordre établi par l’Université de Paris au service du roi d’Angleterre avec la complicité tacite de l’ensemble de la chrétienté puisque tout le monde avait accepté le traité de Troyes, hormis le pape qui ne l’a pas signé mais qui ne l’a pas condamné non plus et l’empereur Sigismond qui existait encore, pure autorité morale. Descendant fantoche des empereurs romains et qui, lui non plus, probablement obéissant au pape, ne l’a pas signé. Mais en dehors de ces deux grandes autorités de la chrétienté, ne le reconnaissant pas mais ne l’ayant pas condamné, l’ensemble de l’ordre mondial l’a accepté. Et donc Jehanne se trouve face à cette puissance extraordinaire, à la fois religieuse, politique et culturelle parce que l’Université de Paris n’est pas qu’une institution religieuse ; elle est peut-être même d’abord une institution culturelle.
Jehanne, dans ce procès de Rouen, va définir, en lutte avec ceux qui la jugent, l’essentiel et ce qu’il y a de plus pur dans l’essence même du royaume de France et de ce pour quoi elle est venue. C’est là où nous avons une nouvelle définition qui n’est pas contradictoire avec la définition antique, mais qui est, d’abord plus charmante parce que Jeanne est plus charmante que Cicéron, beaucoup plus vive et beaucoup plus simple ! Accessible à tous parce que, précisément, elle est (c’est sa première caractéristique) laïque, au sens le plus élémentaire du mot, c’est-à-dire qui signifie le peuple, le peuple par rapport au clerc, celui qui n’est pas clerc.
Or le clerc c’est l’homme de Dieu, l’homme d’Église, mais c’est aussi celui qui enseigne, c’est aussi celui qui parle, c’est celui qui vit de son intelligence, qui vit de sa parole. L’avocat est un clerc, le juge est un clerc, le professeur est un clerc. Est laïque celui qui ne vit pas du travail de sa pensée, de sa parole ou de sa plume. C’est-à-dire, à l’époque, il y a deux catégories de laïcs : les paysans, les soldats et les femmes (excusez-moi, mesdames).
Jeanne est femme (jeune fille), elle est paysanne et elle est soldat. Et la marque même qu’elle n’est pas clerc, elle le dit de façon extrêmement simple et avec une certaine fierté : « Je ne sais ni A ni B ». Il est certain que quand on ne sait ni A ni B, on n’a pas fait d’études.
Et tout ce qu’elle dit vient à la fois d’une inspiration divine et d‘un bon sens paysan, c’est-à-dire une espèce d’intelligence naturelle accomplie d’une vision immédiate et très forte, d’une intuition, qui va à l’essentiel tout de suite.
Le motif de son engagement, elle le dit dans la deuxième audience du procès : « environ à l’âge de treize ans, j‘eus une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner ». On peut rester très longtemps sur cette phrase parce qu’en définitive, contrairement à beaucoup d’images, fausses, qu’on a fait de Jeanne, ce n’est pas une marionnette guidée par des voix divines. « J’eus une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner. » Ce qui dit aussi infiniment sur l’humilité de Dieu, si on peut dire, qui envoie une voix pour aider une jeune fille de treize ans à se gouverner.
Et jusqu’au bout, cela se voit très bien dans le procès, elle gardera le gouvernement d’elle-même avec ses voix, parfois en divergence avec ses voix et parfois contre ses voix. C’est elle qui mène sa vie, ce n’est pas les voix. « J’eus une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner et la première fois j’eus grand peur ».
« Mais cette voix de Dieu, en quoi l’avez-vous reconnue ? » disent les juges. « Parce qu’elle était de bon conseil et de bon confort ». Donc elle a exercé son jugement sur cette voix qui, la première fois, lui a fait grand peur. Elle a exercé son jugement et à l’âge de 13 ans, elle se dit : Mais cette voix ne me dit que de bonnes choses et donc elle doit être bonne.
Et que lui dit cette voix, en matière politique ? Elle lui dit : « Jeanne, il y a grande pitié au royaume de France ». Donc le motif de l’engagement dans la cité de Jeanne, c’est un motif qui ressemble tout à fait à ce que disait Cicéron : la lutte pour la concorde publique.
Le remède, qui est apporté à cette grande pitié qui est au royaume de France, c’est de rétablir le gouvernement de France dans la tradition et dans la ligne de ce qu’il a toujours été, rétablir le roi à sa place. Et ce roi qui est perdu dans son coin et qui a fait cette prière par la révélation de laquelle Jeanne va établir la légitimité de sa mission vis-à-vis de Charles VII, elle le lui dit la première fois qu’elle le rencontre, à Chinon. Elle le traîne dans la chapelle qui est dans la grande salle du château de Chinon et là, elle lui dit en le tutoyant pour la seule fois de sa vie : « Je connais ta prière secrète et je suis venue te dire que tu es le légitime héritier du Royaume de France », parce que la prière secrète de Charles VII avait faite à Loches six ou huit mois auparavant, dans la chapelle, où, devant toutes les défaites qui s‘accumulaient, il avait prié le Seigneur en disant : « Seigneur, si je ne suis pas le fils de mon père (ce qui n’était pas impossible compte tenu de l’inconduite notoire de sa mère) et que donc je ne suis pas l’héritier légitime, envoyez-moi un signe pour qu’on arrête cette guerre et je me retirerai en Aragon ou en Écosse. Mais on ne va pas faire tuer des gens pour rien si je ne suis pas l’héritier légitime. » Et Jeanne est venue le rétablir et lui dire : « Tu es le fils légitime de ton père, tu es l’héritier légitime et tu es dans le bon droit et je viens t’établir ».
La mission surnaturelle de Jeanne épouse complètement des conditions extraordinairement simples sur le plan naturel. Elles sont : porter remède à la grande pitié – arrêter les bandes qui pillent, qui violent, qui tuent, qui brûlent, qui mettent la dévastation dans le pays – rétablir un ordre – qui est d’abord une politique – par celui qui est dans le bon droit.
Il n’y a pas besoin d‘être juriste pour se dire qu’un traité où un roi fou (parce que Charles VI était fou) et une reine que tout le monde considérait comme la plus grande putain de la chrétienté ce qui n’est pas un brevet de moralité, vendent à un autre un royaume en déshéritant un fils en prétendant qu’il est parricide est un acte nul. Il fallait tous ces gens intelligents de l’Université de Paris pour considérer qu’il était génial.
Un de mes cousins était venu à une conférence sur ce livre, au tout début. Quand je l’ai vu arriver, je lui ai dit : « Mais que fais-tu là ? » Il me dit : « Je suis venu t’écouter pour que tu m’expliques pourquoi Dieu était pour les Français contre les Anglais. ». Je lui ai répondu : « quand tu m’auras entendu, je crois que l’explication sera encore plus lointaine parce que plus on se plonge dans ces questions de haute politique, et plus on s’aperçoit qu’on entre dans le mystère ». Et j’ai raconté une anecdote qui m’est aussi arrivée. C’était dans une librairie de Paris, la librairie Tropiques, dans le XIVème arrondissement. J’avais reçu, du gérant de cette librairie, une invitation à venir parler de mon ouvrage dans sa librairie hégélienne-marxiste. Il a commencé en disant : « Certains se demandent pourquoi j’ai invité Maître Trémolet de Villers qui n’est pas franchement de mon bord, et sur Jehanne d’Arc qui n’est pas un sujet que je traite habituellement, et sur laquelle il n’y a pas beaucoup de livres dans ma librairie. Mais j’ai deux choses à dire simplement : la première, comme le disait le camarade Vladimir Illich Lénine : “Les faits sont têtus” et la seconde, comme disait mon maître Hegel : “L’Histoire est remplie de fait transcendantaux”.
Jeanne est un fait transcendantal, Maître, vous avez la parole. » Je lui ai dit : « Monsieur, vous avez à peu près tout dit ». Et je commence ma petite histoire. Quelqu’un, à côté de moi, me dit : « Enfin, Maître, vous n’êtes pas un perdreau de l’année. Vous avez beaucoup vécu, beaucoup vu de choses, beaucoup plaidé et vous croyez à ces anges, à ces saints, à ces saintes qui arrivent et qui lui expliquent qu’elle doit faire ceci, qu‘elle doit faire cela. Enfin, soyons sérieux ! ». Avant que je réponde, le patron de la librairie le regarde et lui dit : « Je t’ai dit un fait transcendantal, autant dire un mystère. Et le propre du mystère, c’est que c’est mystérieux, mon vieux. Et si tu demandes à expliquer un mystère, il n’y a plus de mystère ».
Et on s’aperçoit à ces moments-là (et c’est une des leçons de Jeanne) que, en fait, à la fois l’Histoire a un côté extrêmement rationnel, comme dirait Hegel, et en même temps un côté tellement traversé de transcendance qu’il est impossible de dire qu’elle n’est pas mystérieuse, au sens fort du terme. Et cette dimension n’est pas un mystère de noirceur, d’obscurité, de tristesse mais est au contraire un mystère de lumière. Quand vous regardez la réponse de Jeanne sur ses voix : « Et vint, cette voix, environ l’heure de midi, au temps de l’été, dans le jardin de mon père. » L’heure de midi, au temps de l’été. C’est une fille qui est complètement solaire. Le vrai mystère est dans la lumière. Il n’est pas dans l’obscurité.
Le ciel rejoint la terre et précisément cette lumière éclaire la fonction naturelle et l’ordre naturel des choses. Elle éclaire, elle transfigure, elle ne remplace pas. Dès qu’elle eut remporté ce qu’il fallait de victoires militaires, c’est-à-dire Orléans puis Beaugency… Anéantissement de l’armée ennemie : 3 850 Anglais au tapis pour 1 Français, tout le Conseil du roi dit : « C’est fantastique. Maintenant, on les repousse à la mer, on reprend la Normandie. » Et Jeanne dit : « Non, on va à Reims ».
Evidemment, le roi hésite, comme tous les rois, parce que tout le Conseil est pour la solution des militaires et Jeanne dit : « Non, on va à Reims ». Pour aller à Reims, il faut passer par Troyes, Châlons, etc. qui sont toutes à l’Angleterre. Là, il se passe une scène dont les historiens hésitent sur le point de savoir si elle est à Loches, à Chinon, ou pour d’autres, comme moi, à Saint-Benoît sur Loire. En tout cas il est certain qu’elle se situe après la victoire de Patay, probablement le 21 juin, et probablement lors de la fin d’un repas. Mais peu importent les circonstances, c’est juste une image.
Le 21 juin, Charles VII est amoureux de Jeanne. Elle lui a tout rendu. Il est Charles VII, le Victorieux ! Et donc il dit à Jeanne : « Jeanne, je vous dois tout ! Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Demandez-moi ce que vous voulez et je vous le donnerai ». Et Jeanne lui dit : « Donnez-moi votre Royaume ». Évidemment, cela jette un froid, mais elle appelle les notaires et dit : « Notez : Charles donne son Royaume à Jehanne ». Charles signe. Jeanne signe. Elle éclate de rire : « Voici le chevalier le plus pauvre de la chrétienté, il n’a plus rien ! » Rires contraints des courtisans. Puis Jeanne rappelle les notaires et dit : « Jeanne donne le royaume à Jésus-Christ, puis Jésus-Christ rend le royaume à Charles ». La triple donation. C’était à la fois, d’une beauté mystique et d’une habilité politique de Jeanne. Charles a dit : « On va à Reims ». Il a compris. Le cadeau qu‘elle voulait, c’est « on va à Reims ». Et donc ils sont allés à Reims.
Elle établit ce qu’elle est venue enseigner, qui est sur son étendard et qu’elle répétera tout le temps pendant son procès : « C’est Jésus-Christ qui est vrai roi de France ».
La tapisserie que j’ai voulue en première de couverture, (qui a été trouvée en 2010 et qui a été installée au Louvre après avoir été restaurée, avec un commentaire remarquable de Marc Fumaroli), représente Jésus-Christ, soleil invaincu, qui rayonne sur l’ensemble de l’univers, avec Saint Gabriel et Saint Michel, les archanges protecteurs de la France qui descendent couronner directement Charles VII sans l’intervention d’aucune puissance ecclésiastique.
Marc Fumaroli dit : « C’est la révolution de Jeanne », parce que c’est l’installation de la laïcité de l’État, une laïcité totalement catholique, totalement religieuse, totalement chrétienne mais laïque au sens fort du terme, c’est-à-dire que c’est une petite jeune fille, paysanne et soldat, qui n’a rien de clerc, qui accompagne l’ange du ciel, l’envoyé du ciel pour restaurer le Roi qui a, avec lui, le bon droit.
Jean Guitton a écrit ce texte en mai 1943, il est prisonnier, en Allemagne, et il constate que, dans la baraque de prisonniers où il est, Oflag 4D, il y a, malgré la communauté de malheur, malgré la juxtaposition de tous dans chaque baraque et même dans chaque travée, on sent encore l’esprit du camp originel et donc les diverses France qui sont là, se disputent.
Et je cite : « Au fond ces diverses France souffrent en grande partie parce qu’elles sont séparées l’une de l’autre. Et le jour où elles se retrouveront, elles se reconnaîtront assez vite. Encore faut-il un centre de pureté, de vérité, autour duquel les énergies latentes viennent se grouper. Il faudra peu, mais ce peu sera tout, un souffle, une lumière, une doctrine, une direction, une voix venue du fond de la conscience de la France et qui aille au-delà du présent. En somme, il faudrait l’analogue de ce que Jeanne fut. Or ce peuple n’a pas cessé d’être bien que ni les institutions, ni les personnes publiques ne le secourent assez ni ne l’expriment. Le suffrage de tous, malgré les espérances, n’a pas réveillé la conscience du peuple. Il a interposé entre le peuple et le pouvoir un être fictif appelé parlement qui, chez nous, n’a pas été une représentation. Le peuple français vit, il souffre, il est. De ce peuple, on peut encore beaucoup attendre, sous le rapport du bon sens, du travail et de l’amitié. Mais il faut savoir parler à son cœur, ne pas croire qu’on pourrait nous souder les uns aux autres par la haine. Les unions de demain ne pourront se faire qu’en hauteur. »
Et le texte fondamental : « En somme, sans attendre de miracle et en traduisant dans une longue durée, dans une longue chaîne d’actions et de patience ce que Jeanne d’Arc, en d’autres temps, a exprimé en un instant fulgurant, on pourrait refaire un pays. (C’est exactement ce qu’il nous faut) De même que l’histoire de Jésus, si rapide passage de l’Éternel a contracté en deux ans de vie publique une durée que l’Église depuis déploie et scande de siècle en siècle, de même l’histoire de Jeanne, en un intervalle égal et avec de bien curieuses ressemblances a résumé la durée française. Jeanne d’Arc nous a été donnée, pour ainsi dire, pour qu’à un âge plus avancé et cinq siècles après, nous puissions apercevoir comme en un raccourci tout ce que a France possède de misère et de puissance et peut-être aussi pour nous faire souvenir que rien ne s’achève en ce monde réfractaire sinon par l’oblation. Car l’histoire de Jeanne est peut-être la seule histoire critiquement connue où l’on voit les énergies mystiques mises au service d’une nation, ce qui prouve en quelque sorte qu’il y a eu jadis, qu’il y a donc encore une Providence particulière sr les destins de la France si du moins celle-ci ne s’en rend pas indigne. »
Échange de vues
Jean-Pierre Lesage : Vous avez évoqué la question qui vous avait été posée sur Jeanne d’Arc. Je voudrais la prolonger quelque peu. Nous, Français, nous aimons l’idée que Dieu envoie une sainte pour nous aider contre les Anglais. Mais la plupart des autres nations voient également Dieu à leur côté.
Les Allemands disent « Gott mit uns », les Anglais « Dieu et mon droit », les Américains « In God we trust », etc. Pourquoi, donc, Dieu soutiendrait-il particulièrement les Français ? Vous avez dit que c’était un mystère, mais pouvez-vous en dire un peu plus ?
Jacques Trémolet de Villers : Le fait d’être convaincu ne veut pas dire non plus qu’on a raison.
Lorsque l’ambassadeur d’Allemagne est venu voir le pape Pie X, au moment du début de la guerre de 1914 et qu’il a demandé au pape de bénir l’Allemagne, le pape lui a dit : « Soyez heureux que le pape ne vous maudisse pas ». Donc il y a quand même des moment où on a beau dire « Gott mit uns », Il n’est pas avec vous, politiquement. Il y a des choses qui sont justes et des choses qui sont injustes.
Il y a un premier fondement, qu’on oublie beaucoup trop, c’est que la prétention des Anglais était profondément injuste. cette injustice ne pouvait pas ramener la paix parce qu’il y avait des Français qui ne voulaient pas accepter cet ordre injuste et qu’ils étaient soumis aux bandes de mercenaires.
Jeanne a fait un métier très simple, c’est le métier d’artisan de paix. Elle commence par des lettres qu’elle leur envoie : « Rentrez chez vous ». À un moment elle dit même à Glasdall : « Rentrez chez vous et quand vous serez rentré chez vous, nous ferons, ensemble, le plus haut fait d’armes qui fût jamais en chrétienté. »
Elle a répondu à la question puisque lorsque Cauchon lui demande : « Dieu a-t-Il de la haine pour les Anglais ? » Elle dit : « De ce que Dieu pense des Anglais, je ne sais rien. Mais ce que je sais c’est qu’Il veut qu’ils aillent chez eux. »
Et quand Cauchon lui dit : « qu’est-ce que vous préfériez, votre étendard ou votre épée ? » « Je préfèrais quarante fois mon étendard à mon épée. D’ailleurs quand je chargeais, je chargeais toujours avec mon étendard et sans mon épée pour éviter de tuer personne ». Elle a ce cri extraordinaire pour un chef de guerre : « Je n’ai jamais tué personne ! »
Et un de mes excellents amis, qui est un prêtre, m’a dit un jour : « Votre Jeanne, elle m’énerve ! Parce qu’elle a dit : je n’ai jamais tué personne. Ce n’est pas vrai ! » Je lui ai dit : « Vous parlez exactement comme Cauchon » parce que Cauchon lui dit : « Comment pouvez-vous dire cela ? Vous avez quand même été dans des endroits où beaucoup d’Anglais furent tués ! » Et Jeanne lui répond : « Comme vous en parlez doucement, ils n’avaient qu’à rentrer chez eux ». Et à ce moment-là, dans l’assistance, un lord anglais s’écrie (c’est consigné dans le Procès-verbal) : « Quelle bonne femme ! Que n’est-elle anglaise ! » Et Cauchon supprime les audiences publiques à ce moment-là. Il se dit : elle est en train de retourner la foule. Après, il n’y aura plus que des audiences dans sa prison.
Donc en fait elle répond très bien. Il n’y a pas de haine. Mais la paix suppse que chacun soit chez soi, ce qui est quand même le B A ba de l’ordre public et de l’ordre international. Ailleurs, elle dit cette phrase qui me paraît lumineuse : « J’avais un grand désir que le roi eût son royaume ». Ce grand désir que le roi eût son royaume, c’est l’ordre politique intérieur, et c’est l’ordre politique international. Elle est vraiment artisan de paix.
Dieu n’est pas pour les Français contre les Anglais, Dieu est pour la paix. Mais il y a des moments où, comme le dit Jeanne à Charles VII : « Sire, vous aurez la paix à la pointe de la lance ».
Jean-Paul Guitton : Pendant le cours de votre communication, je me disais : il me semble qu’il faudrait parler de la laïcité. Vous en avez parlé, mais je pose quand même la question au regard de ce que l’on entend généralement, dans la France d’aujourd’hui, sous le nom de laïcité. Vous avez d’ailleurs employé l’expression de : laïcité catholique, qui sonnerait comme un oxymore pour beaucoup d’oreilles républicaines.
Jacques Trémolet de Villers : Oui. Il n’y a de laïcité que catholique, de toutes façons.
Jean-Paul Guitton : Mais comment, dans la France du XXIème siècle, la République s’accommode-t-elle de Jeanne d’Arc ?
Jacques Trémolet de Villers : Elle s’accommode très bien avec Jeanne d’Arc parce que la république a canonisé Jeanne d’Arc avant l’Église puisque la loi déclarant Jeanne, héroïne nationale, avec un culte qui lui est rendu le deuxième dimanche de mai, précède la canonisation. Pas la béatification, mais elle précède la canonisation. Elle est de 1920, à la demande de Maurice Barrès qui a déposé la proposition de loi. Elle a été adoptée par les deux chambres, à l’unanimité.
Je n’ai pas terminé mon anecdote sur la librairie hegelo-marxiste, après il y avait un petit pot. On mangeait du fromage, on buvait du vin rouge. Et le patron me dit : « Vous, vous êtes plutôt à droite, non ? ». Je lui dis : « Oui, en tout cas je ne suis pas à gauche. ». Et il me dit : « Je ne sais pas comment c’est chez vous mais chez nous, c’est la merde ». J’ai essayé de lui remonter un peu le moral et je lui dis : « Mais enfin, vous avez Mélanchon ». Il me dit : « Arrêtez ! Mélanchon, c’est le XIXème siècle ! »
Alors, je lui dis : « J’ai connu un communiste que j’ai beaucoup aimé, Philippe Robrieux qui était patron des jeunesses communistes. On s’est connu, on s’est battu puis on s’est fréquenté, on est devenu très ami. Et il a écrit une magnifique biographie de Maurice Thorez ». Il me dit : « Oui, je connais. C’est le temps où on pouvait encore écrire une biographie du Secrétaire général du Parti communiste. Parce que, maintenant, quand, sur Pierre Laurent, vous avez fait une ligne et demie, vous êtes au bout du sujet », et il ajouta « Que Jeanne revienne ! Et là où elle est naturellement chez elle, à gauche. » Et en fait, ce n’est pas faux !
Quelques temps après, le me suis retrouvé à France-Culture avec Colette Beaune et puis Michel Winock. Le sujet était : « Pourquoi le succès de Jeanne, aujourd’hui ? »
C’était peu de temps après qu’Emmanuel Macron ait célébré les fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans.
Et Michel Winock qui est le pontife à France-Culture, moi j’étais l’intrus, dit : « Mais Jeanne revient là où elle doit être naturellement, à gauche ! ». Ce n’est pas faux. Quand Jeanne revient, vraiment, c’est avec Quicherat. Il sort le procès, les minutes du procès. Quicherat est libre-penseur et il est agnostique. En même temps, il est fasciné par ce procès et par cette fille. Qui le suit immédiatement ? Michelet ! Son livre sur Jeanne, à l’époque, a fait scandale dans les milieux catholiques ! Mais, quand je le lis maintenant, on se dit : c’est un des plus beaux livres sur Jeanne.
On connait la formule d’Anatole France prévue pour la statue – heureusement, elle n’y est pas ! – : À Jeanne d’Arc, brûlée par l’Église, reniée par son roi, la République reconnaissante.
Après le Père de J.B. Ayroles, monseigneur Dupanloup, monseigneur Touchet ont rétabli les choses et les historiens ont révélé le vrai visage de Jeanne qui ne peut pas être quand même la fille du peuple révolutionnaire.
Mais, pour répondre à votre question, il y a quelque chose de profondément laïque, chez Jeanne. Et je pense que c’est l’un des obstacles, à la pleine reconnaissance de Jeanne. Quand on lit de très près tout le procès, on voit que ces insignes docteurs en sacrée théologie qui l’ont condamnée, étaient impeccables en doctrine. Regardez les exhortations, il n’y a rien à dire ! Ils sont impeccables ! Ils ont totalement raison ! Et quand ils disent : « Jeanne, est-ce que vous obéissez à l’Église ? “Ce qui a été lié sur la terre sera lié dans les cieux ; ce qui aura été délié dans la terre sera délié dans les cieux”. Donc si vous n’obéissez pas, si vous ne vous pliez pas à ce qu’on vous demande, là, c’est-à-dire de renoncer à vos voix, non seulement vous brûlerez sur la terre mais vous brûlerez dans l’Au-delà ». Jeanne répond : « Je suis entièrement soumise à l’Église, Messire Dieu, premier servi. » À un autre moment, elle leur dit : « Mais vous n’êtes pas l’Église. Vous êtes mes ennemis ». Et donc elle les remet à leur place avec cette intuition sublime de simplicité : « Vous utilisez toute la puissance, tous les dons qui vous ont été donnés, mais vous les utilisez pour quelque chose qui n’est pas le service de Dieu ». Et si vous le détachez du service de Dieu, c’est le cléricalisme le plus effrayant ! elle a été la victime du cléricalisme le plus effrayant de l’Histoire. C’est l’Inquisition dans toute son horreur.
Je vais vous faire une confidence. J’ai fait lire mon livre à un de mes petit-fils d’abord et ensuite à mon fils Vincent qui vit dans les livres et les articles. Après l’avoir lu, il m’a dit : « je ne sais pas si c’est un des livres les plus catholiques que j’ai lus, mais je suis sûr que c’est le livre le plus anti-clérical ».
Dominique Ducret : Je suis président de l’AEES, association d’entraide et d’études sociales, et j’ai exercé des fonctions politiques pendant vingt-six ans, en Suisse. J’ai terminé ma carrière politique en qualité de député au parlement de mon pays.
Si vous le voulez bien, oublions Jeanne d’Arc quelques instants et revenons à la première partie de votre intervention.
Dans l’introduction, vous affirmez : « L’engagement est un devoir, mais les circonstances de l’engagement ne se décident pas, elles sont dictées par un appel. Il vaut mieux être appelé que candidat, mais on peut être appelé à être candidat ».
Lorsque vous déclarez que l’engagement politique, social ou professionnel suppose nécessairement un appel, je dois avouer que je ne m’y retrouve pas vraiment.
Tout simplement parce que mon engagement a été le fruit de mon éducation et de ma formation et que je n’ai pas répondu, à proprement-parler, à un appel.
Mon engagement est lié à mon vécu. et je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir été appelé.
Dès lors, lorsque vous dites que l’engagement ne se décide pas, mais qu’il est dicté par un appel, j’émets une nuance. Quant à moi, je l’ai décidé sans me sentir véritablement appelé.
Jacques Trémolet de Villers : Votre nuance est tout à fait vraie. L’appel, ce n’est pas comme l’appel d’une vocation. C’est plutôt contre la brigue, contre le désir de s’imposer et une espèce de démesure.
Mais en même temps, dans le cas de Cicéron, il n’est pas appelé. C’est un débordement de sa nature. J’ai cité le cas de mon père. Mais peut-être que, sans l’évêque, le débordement de sa nature de jeune avocat talentueux dans une petite ville aurait fait que forcément, un jour, on lui aurait dit : « Est-ce que vous ne voulez pas exercer des fonctions civiques ? »
Vous avez raison : c’est naturel.
Vous avez décidé mais il n’y a pas un volontarisme d’ambition personnelle. Je crois que vous avez parfaitement rectifié les choses.
Pour revenir à ce lien entre le ciel et la terre dans l’ordre politique. Je vous cite un propos qui m’a énormément frappé que Cicéron met dans la bouche de Scipion l’Africain qui donc est mort et parle du haut du Ciel. Il dit, à son fils : « Pour animer ton zèle envers la patrie apprends, Ô mon fils, qu’une place fixée est marquée, qu’un bonheur éternel attend au ciel ceux dont les travaux ont conservé, soutenu et agrandi la République. Car le dieu suprême, modérateur de tout cet univers, ne voit rien sur la terre d’un œil plus satisfait que ces assemblées, ces sociétés d’hommes réunies sous l’empire des lois, qu’on appelle des cités. »
Séance du 17 novembre 2016