Par Xavier Fontanet, Ancien Président Directeur Général d’Essilor
Les grandes entreprises ont mauvaise presse. La mondialisation est chargée de tous les maux. Le capitalisme voué aux gémonies. Mais le comportement irresponsable de certains acteurs économiques ne doit faire oublier ceux qui – et ils sont nombreux – trouvent un épanouissement personnel authentique dans ce cadre, en nouant autour d’eux de solides relations de confiance.
C’est de cette expérience partagée par beaucoup mais souvent passée sous silence que Xavier Fontanet entend nous parler. Ses années vécues dans le monde de la concurrence économique l’ont conduit à sillonner la planète et à découvrir bien des cultures différentes de la nôtre. Il retracera cette aventure qui n’est pas que de chiffres, tout en décrivant de manière limpide l’univers méconnu des multinationales. Être passionné par son entreprise et être passionné par l’humain n’est pas si antithétique qu’on voudrait bien le croire.
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Jean-Marie Schmitz : C’est avec joie que j’accueille Xavier Fontanet et le remercie d’avoir un peu distrait de son temps pour nous parce que je le sais fort occupé.
Avec joie parce que l’ayant lu, je vous recommande vivement les deux livres qu’il a fait paraître.
Le premier Si l’on faisait confiance aux entrepreneurs dont je me suis servi à de nombreuses reprises pour les topos que je pouvais faire moi-même, et puis Pourquoi pas nous ? sur des expériences menées par des pays étrangers et qui pourraient être retransposées chez nous.
Donc, l’ayant lu et ayant la chance de le connaître un peu, je ne doute pas de l’intérêt de ce qu’il a à nous dire, non seulement sur le sujet que nous lui avons demandé de traiter : La confiance, clef de la réussite, mais de façon plus générale sur le thème de notre cycle de cette année : Transmettre l’essentiel.
En effet s’il est un retraité si occupé c’est précisément parce qu’il consacre son temps à transmettre l’essentiel de ce que lui a appris son expérience professionnelle, en particulier dans la conduite des hommes, et il le fait en utilisant les extraordinaires moyens de démultiplication qu’offrent les outils modernes de communication. Et je pense qu’il ne résistera pas au plaisir de nous en dire quelques mots dans son intervention ou dans les réponses aux questions.
Xavier Fontanet, né le 9 septembre 1948 à Malestroit (dans le Morbihan) en la fête d’un saint breton, Alain de La Roche, qui avait lui aussi le souci de transmettre l’essentiel puisque c’était un prédicateur dominicain.
Après des études secondaires au lycée Saint Louis de Gonzagues, il a la velléité de s’orienter vers HEC et le journalisme.
Mais son père a d’autres visées pour lui et l’encourage vigoureusement à préparer une grande école d’ingénieur. En fils obéissant, il obtempère, entre à Ginette et intègre l’École Nationale des Ponts-et-Chaussées.
Son diplôme d’ingénieur en poche, il part aux États-Unis pour suivre un master de Sciences of Management au fameux MAIT à Boston.
Et c’est à Boston qu’il commence sa carrière professionnelle dans le BCG [Boston Consulting Group] où il travaille sept ans avant d’entamer sa carrière de dirigeant d’entreprise.
D’abord comme directeur général de Bénéteau, le constructeur de bateaux, pendant cinq ans. Puis durant cinq ans il est directeur général d’Eurest, l’entreprise de restauration des Wagons lits avant de rejoindre en 1991 Essilor dont il a fait, avec son équipe, un leader mondial des verres ophtalmiques.
En 2012, il a abandonné la présidence d’Essilor mais a en revanche réalisé un rêve de jeunesse en devenant, partiellement, journaliste. Il tient une chronique hebdomadaire dans les Échos et fait des articles pour Challenge et Ouest-France notamment.
Marié, il est père de trois filles et l’heureux grand-père de sept petits-enfants.
Dans son ouvrage Si on faisait confiance aux entrepreneurs, Xavier Fontanet utilise une anecdote que j’ai trouvée très parlante.
Pendant la construction de la cathédrale de Chartres on demande à des ouvriers ce qu’ils font. Le premier répond : « Je casse des cailloux ». Le deuxième dit : Je taille des pierres ». Et le troisième explique : « Je construits la cathédrale ».
La tâche est la même pour les trois mais l’énergie qu’ils peuvent mettre à leur travail, l’intérêt que celui-ci présente pour eux ne sont, à l’évidence, pas les mêmes.
L’entreprise est un endroit où la plupart des gens passent le plus clair de leur temps et, comme dit Xavier Fontanet : « Il est dramatique que des salariés ne se réalisent pas au travail. C’est aux dirigeants de l’entreprise de faire percevoir à chacun au plus bas niveau possible à quelle œuvre commune ils participent car, nous dit Xavier Fontanet, avant de gagner de l’argent on construit une aventure, un destin commun ».
Il va maintenant nous expliquer comment on y parvient. Par la confiance, peut-être…
Xavier Fontanet : Je vais commencer par vous expliquer comment « si on faisait confiance aux entrepreneurs » est né. Il y a eu le hasard au départ : je prenais l’avion, j’étais bien placé, (en business), une femme prend la place à côté de moi amenée par les hôtesses en siège roulant, une femme très distinguée mais très fatiguée. L’avion était archiplein, j’appelle les hôtesses et sans savoir de qui il s’agissait, je leur demandais de me mettre à l’arrière, laissant ainsi ma place au mari de cette dame. On m’a donné un siège au fond de la cabine. En sortant de l’avion, je tombe sur… Alain Peyrefitte qui voulait absolument remercier » le monsieur qui avait laissé sa place ».
Mon père avait été ministre du général de Gaulle donc collègue d’Alain Peyrefitte, cela a facilité la discussion. C’était le moment où Peyrefitte écrivait La Société de confiance et un véritable bijou, moins connu, « Du miracle en économie ». Ce fut le déclic du livre. S’il y a une seule chose que vous devriez faire après cette séance de réflexion, c’est de retrouver ce livre en occasion sur Amazon. Il m’a invité à son bureau, je l’ai vu chez ma mère. Il était très intéressé de discuter avec moi de la mondialisation parce qu’il avait eu une vie politique essentiellement et les affaires n’avaient pas été son domaine.
Il avait fini sa vie politique, on peut le dire, très inquiet du blocage de la société. Et il avait retrouvé une vivacité énorme en s’intéressant à l’économie. Il lisait Braudel et Hayek. Ce qui le passionnait, c’était le mécanisme mystérieux de la confiance et son lien avec la croissance. Il cherchait à comprendre pourquoi, d’un seul coup, l’économie démarrait ? Pourquoi, à un moment de l’histoire d’un pays, les gens se mettaient à travailler et à entreprendre ? Il décortiquait le miracle des Pays-Bas, le miracle anglais, le miracle japonais… Quels facteurs psychologiques et sociologiques (il appelait cela l’éthos) créaient le mouvement ? Quête très intéres-sante venant d’un tel homme politique.
Il avait l’idée d’écrire une pièce de théâtre, (sous forme de dîner entre deux personnages) qui fasse le tour de France, mettant face à face un représentant du capitalisme et un représentant du communisme. « Pour faire comprendre les vertus de l’économie de marché, disait il, c’est peut-être la meilleure façon de procéder ».
Ce contact imprévu a beaucoup joué dans mes réflexions et ma décision d’écrire ; décision pas facile car j’avais un background d’ingénieur. Mon atout dans cette affaire (je vais parler sous le contrôle de Philippe Alfroid) – était d’avoir, avec Philippe, créé et fait durer dans Essilor une bonne atmosphère de confiance. C’était une expérience fantastique, ce serait le cœur du livre.
Qu’est-ce que ce climat de confiance ? Quels sont les mécanismes ?
J’ai eu, grâce à ma vie de dirigeant de grandes et de petites entreprises, une grande base de données (si je peux m’exprimer ainsi) en matière de climat de confiance. Essilor, présente dans au moins cinquante pays, avec de trois à quatre réseaux de distribution par pays auxquelles viennent s’ajouter toutes les filiales de production, abrite 250 sociétés. Ce qui frappe, quand vous en faites le tour régulièrement, c’est qu’il y a des endroits où il y a un bon climat de confiance et d’autres endroits où on ne peut pas en dire autant. En général quand la confiance règne (cause ou effet ?) les résultats sont bons.
Cette constatation simple m’a fait réfléchir ; je serais tenté de dire de façon sommaire qu’il y a une sainte trinité, où si vous préférez trois pieds : la confiance en soi, la confiance dans l’autre et la confiance dans la stratégie.
La confiance en soi, tout le monde le comprend, s’assurer que les gens aient confiance en eux est capital, surtout vous êtes dans une entreprise leader, disons comme Essilor. Quand vous êtes leader mondial, vous avez comme concurrents les meilleurs de chaque continent qui eux même sont issus d’un long processus de sélection et qui ne sont pas nés de la dernière pluie. (Un leader-ship mondial, cela se construit sur 50 ans au moins). On commence par être leader de son pays, puis les leaders locaux s’affrontent et il y en a un qui prend le dessus, il devient leader continental. Ensuite les leaders continentaux s’affrontent et l’un d’entre eux devient leader mondial. Nous avons eu la chance avec Essilor de nous hisser au sommet. Cela n’a pas été facile, cela a pris au moins cinquante ans et cela s’est construit par étape. On a d’abord été leader européen en 1985, puis la grande bataille américaine nous a permis de devenir n°1 mondial et la conquête asiatique a consolidé la position.
La conquête géographique a donc été au cœur de la stratégie mais, sans l’avance produits que nous avions dans certains domaines, nous n’aurions pas pu nous développer si vite à l’heure internationale. Sans nos prédécesseurs qui ont inventé ces produits géniaux, Bernard Maitenaz, l’inventeur du progressif, et René Grandperret, l’inventeur de l’organique, je pense que nous n’y serions pas arrivés. L’avance produits nous a permis de grimper, comme les aspérités permettent de grimper sur une paroi. Dans toute cette affaire, il y a eu une vraie volonté de conquête, un authentique élan humain, qui ont permis de monter l’entreprise là où elle est.
À ces niveaux de leader-ship, il faut que chacun (où qu’il soit dans l’entreprise) soit en forme, ce qui veut dire bien dans sa peau. Parce qu’un métier, c’est une chaîne de valeurs ajoutées. J’ai compté qu’il y avait à peu près cent maillons dans le métier Essilor, entre le commerce, la production, la vente aux ophtalmo, l’informatique… Un métier c’est un maillon ; si un maillon casse, la chaîne ne sert plus à rien. Donc il faut que chaque maillon de la chaîne soit au top mondial. Cela veut dire que tout au long de la chaîne, il faut être top mondial, tout le monde doit être top.
Tout le monde doit être bien dans sa peau comme un champion de tennis un jour de finale. Federer, (j’adore le tennis) quand il est vraiment en forme, il est imbattable et cela se joue au millimètre près. Il faut qu’il tape la balle au millimètre près. Pour atteindre une telle précision, il faut être parfaitement bien dans sa peau.
Pour cela rien ne vaut un bon climat de confiance. Attention, le problème de la confiance, c’est l’arrogance. Dès que l’on devient leader, très vite, la confiance peut se transformer en arrogance. L’arrogance, c’est la fin parce qu’on ne regarde pas les autres, on croit qu’on est invincible, on se fait alors rattraper. Le concepteur de l’univers a mis l’orgueil comme un système régulateur en économie.
Parce que l’économie, c’est aussi de la psychologie. La stratégie c’est 50 % de calculs et 50 % de psychologie. Si Essilor, qui était un petit a pu grandir, c’est probablement parce que les leaders de l’époque n’étaient pas devenus orgueilleux. Et donc notre grande lutte, à Philippe et moi, cela a été de garder l’humilité dans Essilor. La grande phrase c’est que l’humilité doit croitre comme le carré de la part de marché ! Il ne faut pas non plus tomber dans la flagellation qui paralyse. Il y a un équilibre à trouver entre la flagellation et l’arrogance. Vous avez saisi, ce que je définis comme confiance en soi.
Il y a un deuxième mécanisme qui est très différent, c’est la confiance en l’autre. Dans une entreprise, il faut avoir confiance les uns dans les autres. Les entreprises, aujourd’hui, ce sont des réseaux – vous allez tout de suite comprendre – il y a les chercheurs et puis des producteurs, puis les logisticiens, puis les vendeurs. Il faut que toutes ces équipes marchent ensemble. Il faut que le vendeur, quand il vend, ait confiance dans le logisticien parce que s’il vend en disant : « Votre verre sera livré mercredi matin à 10 h », il faut qu’il soit certain du logisticien. S’il n’a pas confiance, il ne va pas vendre parce qu’il pense à son client ! Et puis il faut que le logisticien ait confiance dans le délai que lui donne le vendeur, si le vendeur s’est engagé à livrer à une certaine heure, il faut que le verre soit livré à la bonne heure, sinon le système se grippe ; vous voyez le mécanisme ? Nous avons travaillé avec des orchestres de chambre, cela nous a fait beaucoup de bien. Il n’y a pas de chef d’orchestre, il faut tous se caler les uns par rapport aux autres.
La confiance dans l’autre est importante pour une autre raison absolument fondamentale : quand on fait confiance à quelqu’un, on l’aide à prendre confiance en lui. Je me rappelle comme si c’était hier, le premier jour où on m’a vraiment fait confiance dans le business, j’étais alors au Boston Institut Group. J’avais inventé un produit très astucieux mais qui n’était pas tout à fait rodé. En fait, c’est un de mes clients qui avait demandé que je le teste chez lui, mais ce n’était pas tout à fait dans la stratégie du groupe. C’était un modèle mathématique qui faisait les plans à moyen terme en partant des parts de marché de tous les concurrents. Le patron bureau de Paris à l’époque n’était pas branché ordinateur, il m’a dit : « Xavier, je te fais confiance. Le client chez qui tu veux faire ton expérience un très gros client, il est très prestigieux sur la place ; essaye de ne pas te planter parce que si tu te plantes, tu va abîmer tout le bureau, mais je te fais confiance ». Ce jour où il m’a fait confiance a été un des plus beaux jours de ma vie, quand on fait confiance on fait grandir la confiance.
Donc, il faut la confiance en soi mais aussi la confiance dans les autres. Il y a malheureusement beaucoup de gens qui ne sont pas capables de donner leur confiance aux autres. Dans les sociétés, vous les voyez très bien, ce sont des gens qui créent tout de suite des murs, ils veulent tout contrôler eux-mêmes. Tant qu’ils n’ont pas la main sur tout, ils sont paralysés. On ne peut pas les faire grimper, ils abîment les organisations en créant des petits silos partout. Il faut se priver de leurs intelligences, c’est grand dommage mais c’est comme cela !
Le troisième pied : il faut une bonne stratégie. C’est le point est le plus difficile. On peut tout faire pour créer une bonne ambiance, il n’empêche que si le patron envoie tout la monde dans le décor, la confiance ne viendra pas. Pourquoi ? Parce qu’on est tous des gens intelligents et qu’on a besoin pour se donner à fond de savoir qu’on va dans la bonne direction.
Un dirigeant, qui a toutes les qualités humaines de gentillesse, de sympathie, de justice mais qui n’a pas de stratégie ou en à une mauvaise, ne pourra pas créer la confiance. La bonne volonté, le courage, le travail, l’énergie, cela ne suffit pas ; dans le monde réel, il faut être vrai. Et ce n’est pas facile d’être dans le vrai.
C’est pour cela que j’ai beaucoup réfléchi, travaillé et développé les concepts de stratégie. J’ai fait un MOOC sur Apple store : « Les douze clés de la stratégie », c’est est un cours de stratégie. Si cela vous intéresse achetez le, c’est une petite dépense qui vaut le coup ! Une bonne stratégie ne suffit pas à faire la confiance mais elle est absolument nécessaire. Il faut donc passer du temps à bien comprendre ce que c’est qu’une bonne stratégie.
Une fois ces trois points acquis, il faut évidemment assurer une exécution à hauteur de la stratégie. Et l’exécution, c’est une bonne organisation dont le pivot est… la personne humaine.
La stratégie c’est 5 % du temps, 95 % du temps pour l’exécution et donc le temps passé avec les personnes. Respect de la personne, c’est le secret d’Essilor – Philippe Alfroid et moi, nous étions complètement aligné sur ce sujet – chaque personne a un génie, il faut le découvrir et le faire fructifier ; là réside la clés des bonnes organisations, de l’efficacité et de la joie au travail.
Les talents sont très variés. Prenons, par exemple, ceux qui ont trait à la production, les gens de la production sont organises, précis, ils ont le sens du détail, ils sont capables de sortir des produits de qualité en très grande quantité, ils vous robotisent tout ; c’est un type de talent. Les chercheurs, c’est différent, ce sont des gens qui ont besoin d’environnements calmes, ils ont besoin de voyager pour cultiver la créativité, il leur faut par moment du temps libre ; c’est un autre type de capacité. Vendeur, c’est tout autre chose, c’est un autre talent. Comme le service, ce n’est pas le même talent que le vendeur. La personne forte en service est très sensible, elle voit tout de suite les gens mal à l’aise, elle est en général très empathique. L’informatique, c’est encore un autre talent. Les logisticiens sont des gens qui ne sont pas forcément de grands matheux mais qui aiment les chiffres, ils aiment compter, ils n’aiment pas les équations, ils aiment gérer des chiffres.
Il y a toutes sortes de talents et l’on pourrait passer des heures à les décrire, des journées même… On est tous différents, il n’y a pas deux visages identiques. Cela veut dire qu’il n’y a pas deux cerveaux pareils. Chacun a son génie. Dans la construction d’une organisation, tout l’art consiste à trouver où est le génie de chaque personne et à la mettre là où elle excelle, chaque personne a un génie dans lequel elle peut (et doit !) devenir top mondial.
Pour faire progresser les personnes, il faut qu’elles prennent des responsabilités. Une personne ne se développe que dans la prise de responsabilité, que quand elle fait des choix, que quand elle assume une prise de risque ; être une personne, c’est faire des choix, des choix risqués.
Si l’on gagne à tous les coups, ce n’est pas une vraie prise de responsabilité. C’est le risque de l’échec qui fait la saveur du succès et le sel de la décision. La ligne très fine d’un bon objectif est placée là. Le progrès est à ce prix.
Attention, je parle de responsabilité personnelle, pas de responsabilité collective. Parce que dans une équipe, il ne faut pas que tout le monde soit responsable de tout, sinon plus personne n’est responsable de rien. En fait, dans une équipe, il faut séparer l’ensemble de la responsabilité en sous ensembles liés mais distincts. La difficulté, c’est de caler le bon niveau de responsabilités pour chacun. Vous savez, quand on porte une table très lourde à plusieurs, le risque c’est qu’il y en ait deux ou trois qui portent tout et puis quatre ou cinq qui ne portent rien. Il faut s’assurer que chacun porte un poids égal. C’est la responsabilité du dirigeant, ne pas surcharger les uns, et décharger les autres, c’est assez subtil de donner à chacun la bonne responsabilité.
Le budget n’est que la traduction annuelle de la stratégie, c’est un outil capital pour bien mener une entreprise. Avec Philippe Alfroid, nous assurions personnellement le budget des 250 filiales. C’était bien sur pour vérifier dans le détail que l’entreprise gagnait plus qu’elle ne dépensait, mais c’était surtout pour s’assurer que chacun avait sa juste (au sens d’ajusté) part de responsabilités et des challenges bien adaptés. Une fois que le budget est parti, je ne dirai pas que les dirigeants peuvent dormir, mais une grosse partie de leur travail est alors réalisée.
Si le budget est correctement construit, en fin d’année si cela a marché, il faut impérativement récompenser. Ne pas récom-penser, pour moi, c’est empêcher le développement des talents. Sur ce point je ne suis pas du tout socialiste, il y a des bons côtés au le socialisme, mais de mon point de vue la spoliation est un crime (parce que ne pas pas récompenser est une forme de spoliation) vis-à-vis de la personne et, on le verra, de la société.
Supposez que je sois prof de maths, j’ai deux élèves. L’un a fait un travail formidable, qui mérite 20 ; celui de l’autre est complètement nul, il mérite un 0 pointé. Si je dis : « je mets 10 à tout le monde notamment à celui qui mérite 20. Parce que si je mets 20 à celui qui le mérite, je vais démoraliser celui qui est complètement nul et donc même s’il mérite 0 je lui mets quand même 10 ». La fois d’après, celui qui aurait eu 20 ne fait plus rien puisque de toutes façons cela ne sert à rien, puisqu’il a eu 10. De même celui qui méritait zéro et a eu 10 ne fait rien puisqu’il a eu 10 sans rien faire. Dès que vous faites de la « moyennite » dans un système concurrentiel, vous coulez l’organisation dont vous êtes responsable. Bilan, il faut récompenser selon la réussite. Il y a une certaine parabole qui s’appelle la parabole des talents qui est très claire sur le sujet.
La seule valeur qu’on peut trouver dans le socialisme, c’est ce qui se passe quand on rate ; comment traite-t-on l’échec ?
Chez Essilor, nous considérons que les collaborateurs ont tous une grande valeur parce qu’ils connaissent le métier ; cette connaissance du métier représente un investissement pour la personne mais aussi pour l’entreprise. Le métier de l’optique ophtalmique n’est pas un métier que l’on apprend à l’école, on ne l’apprend que chez Essilor. Si vous cassez une personne parce qu’elle a raté, vous perdez vingt, trente ans d’investissement. Non seulement, ce n’est pas sympa mais en plus c’est une erreur. Le fin du fin est de faire progresser le collaborateur grâce a son erreur ; cela suppose évidemment une bonne pédagogie, cela suppose aussi que la responsabilité ait été clairement définie, que le niveau de challenge ait été correctement posé et que la personne en question ait une sincère volonté de s’améliorer.
Les grandes joies que l’on a eues, c’est quand l’on sortait quelqu’un d’une erreur, qu’il apprenait autant de l’erreur que du succès. L’erreur est pédagogique. Les gens qui n’ont jamais fait de bêtises ne sont pas aussi intéressants que ceux qui en ont fait et les ont surmontées. J’ai connu des cas d’échec qui n’ont servi à rien : une personne extrêmement douée, qu’on voyait comme un des futurs dirigeants ; je l’avais pris sous ma responsabilité (c’était un type très brillant, grande école, il n’avait rien raté dans sa vie). Je lui avais fixé trois objectifs. Jai dû lui dire : « Le premier objectif je vous donne 4/20, le deuxième 3/20 et puis le troisième 7/20. Au total, je vous donne 5/20, votre bonus théorique c’est 50 000 €, vous aurez donc 12 500 € ». Savez-vous ce qu’il m’a dit ? : « J’ai raté parce que vous m’avez mal dirigé ». Il n’acceptait pas l’erreur. Je lui ai proposé de faire l’arbitrage avec le DRH. Le DRH a regardé ces objectifs et a passé un savon à cette personne. N’ayant rien raté, il était incapable d’apprendre ; cette bonne claque, s’il l’avait acceptée, lui aurait fait du bien. L’échec construit aussi la personnalité.
Revenons maintenant à la confiance car nous avons maintenant toutes les pièces du puzzle. Si vous arrivez à créer une ambiance dans laquelle les gens savent que, s’ils réussissent, ils seront récompensés et que s’ils ratent, ils apprendront, ils se mettent en marche et vous créer une organisation apprenante et à long terme imbattable.
Donc pour la confiance, c’est aussi affaire d’organisation. Avant de conclure, un dernier mot sur les organigrammes. Je suis en faveur d’organisations plates parce que si vous partez de l’idée que la responsabilité forge la personnalité, il faut une organisation qui permette le maximum de prise de responsabilités personnelles.
Dans une affaire comme Essilor, il y a au moins 10 000 décisions clés par an (250*10*4). Chaque patron dirige 10 personnes qui seront jugées sur 4 challenges. Chaque année on distribue des opportunités de récompenser, de faire grandir les gens. C’est tout le travail des chefs d’organiser tout cela, d’être juste dans le niveau que vous mettez dans l’objectif, pas trop haut ni trop bas, dans la manière de faire la pédagogie de l’échec. En créant des organisations plates, vous contrôler la bureaucratie qui coûte très cher. Si une organisation est trop verticale (avec cinq responsabilités par personne) vous créer, overheads, de la bureaucratie qui fait des règlements et vous réduisez la prise de responsabilité. Il faut maintenir l’organisation la plus plate possible pour pousser les gens à prendre le maximum de décisions possibles.
L’autre avantage de l’organisation la plus plate, c’est que il y a peu de distance entre le PDG et l’ouvrier qui travaille dans l’usine la plus éloignée. Donc cela crée de la proximité, comme au temps de Haussmann où tout le monde était dans le même immeuble.
Nous arrivons à la fin de mon introduction ; vous avez toutes les clés sur les conditions de la création d’un climat de confiance (au moins de mon point de vue). Dans la pratique, c’est plus compliqué, d’abord c’est un travail de tous les jours, ensuite cela se construit sur la confiance et il faut des dizaines d’années, car les gens ne donne pas tout de suite leur confiance et ils ont bien raison.
Échange de vues
Anne Duthilleul : J’ai une question d’actualité, que pensez-vous des organisations syndicales ?
Xavier Fontanet : Une réponse un peu provocatrice ! Il faut leur donner un accès au capital. Je ne dis pas leur donner du capital, je dis, leur permettre d’accéder dans de bonnes conditions au capital même pour des petites sommes.
Je vais reformuler votre question : le vrai sujet, la vraie question, c’est la lutte des classes qui continue à polluer le dialogue syndical.
Une des choses que nous avons réussie avec Essilor – mais ce n’est pas moi qui l’ait inventé, c’est Essilor qui, depuis toujours, l’avait fait – c’est de mettre le personnel au capital de l’entreprise. Dès que vous réussissez à le faire, vous cassez le ressort mortifère de la lutte des classes.
La lutte des classes, c’est dire : « l’argent que fait le patron est celui qu’il a réussi à prendre sur les salaires » ; et dire dans la même logique : « le salaire, c’est du profit que le patron a en moins. » Voilà une idée fausse à combattre ! Il faut expliquer que quand l’entreprise marche tout le monde va bien et que quand elle va mal, alors tout le monde souffre. La clé absolue, c’est la bonne marche de l’entreprise.
Comment faire passer ces idées aux syndicats ? Dans le monde entier, la lutte des classes s’est pratiquement éradiquée. Je suis tenté de dire « le monde entier »… sauf en France. Je pense que cela commence à bouger. Le dernier carré qui reste persuadé de la lutte des classes (ou qui la met en avant), c’est une partie seulement des syndicats. Or l’ensemble des syndicats ne reçoit que 7% des votes. Le gros des bataillons des syndicats est dans la fonction publique et l’image qu’ils donnent avec les grèves d’Air France et de la SNCF n’est pas digne de leur fonction.
Je pense que l’une des caractéristiques à revoir, c’est l’implication de l’État dans les discussions sociales. Les bons systèmes sont toujours décentralisés, surtout quand la réalité du terrain est variée. Les entreprises devraient s’arranger directement avec les salariés. C’est la tendance dans le monde entier : moins à la législation plus au contrat.
Les syndicats ne devraient pas accepter d’être financés à ce point par l’État, ce sont les salariés qui devraient les financer. Notre patronat devrait pousser le système suisse et, pourquoi pas, adopter une stratégie de retrait : « je me retire, je fais confiance aux entreprises et je demande aux syndicats de faire confiance à leurs collègues qui sont sur le terrain. »
Pour vous faire toucher les choses du doigt, je vous raconte une petite histoire ; une femme avait écrit, au fil du temps, un livre expliquant à son mari comment il devait se comporter à son égard en toutes circonstances.
Au bout de 20 ans de mariage, le livre faisait 500 pages. Et puis la femme est tombée dans un puits… Le mari l’a laissée parce que ce n’était pas prévu ! Il aurait mieux valu écrire : « Mari et femme se doivent respect et assistance réciproque quoi qu’il arrive ». Une phrase bien écrite, c’est mieux que 500 pages.
C’est ce qui est fait en Suisse. En Suisse, il y a 28 pages au Code du travail. Je me suis appliqué à le lire dans le détail : il résume en quelques paragraphes les points essentiels à mettre dans un contrat travail et laisse le détail de l’écriture à la négociation sur le terrain.
Je discutais récemment avec une jeune entrepreneuse, venue me voir pour me demander conseil. Elle travaille avec sept informaticiens. Trois sont en CDI, quatre sont auto-entrepreneurs. Ces trois CDI, qu’elle considère bien traiter, ont fait grève. Cette femme remarquable était estomaquée, elle ne comprenait pas qu’on puisse quitter l’entreprise alors qu’il y a du travail urgent à faire pour des prospects ; elle m’a dit, qu’à terme, elle ne travaillerait qu’avec des auto-entrepreneurs. Il y a encore du travail à faire !
Une première histoire, sur l’Amérique ; nous avons énormément de chance parce que l’un des consultants qui a travaillé pour Essilor pendant 10 ans est devenu consultant auprès du président Obama dans le cadre de la faillite de la General Motors ; il s’agit de Xavier Mosquet. C’est un très bon ami qui m’a donné des informations de première main ; il était au cœur du retournement de la General Motors et des discussions entre Obama et les syndicats. Le syndicat de GM, par la voix de Bob King, son patron, a reconnu avoir sa part de responsabilité dans la faillite de GM. Il faut dire les choses : les salaires horaires chargés de toutes les prestations sociales de GM, c’est 82 $ au moment de la faillite (la moyenne aux USA, c’est 27 $). Quarante ans de syndicalisme trop dur avaient tué l’entreprise.
Deuxième histoire, j’ai écrit mon livre « Pourquoi pas nous ? » avec une journaliste allemande qui connaît bien le sujet. La lutte des classes a pris fin en Allemagne depuis déjà longtemps ; d’abord parce que les partis politiques avaient pris leurs distances avec les syndicats en 1996, à partir de cette date, ils n’ont plus eu de lien avec les syndicats.
À l’époque, en 2000-2004, l’Allemagne sortait de période de rapprochement avec l’Allemagne de l’Est. (Il faut connaître les chiffres). Les Allemands de l’Ouest avaient envoyé 1 500 milliards € pour remettre sur pied l’Est. Vous voyez 1 500 milliards, la masse que cela représente, notre PIB c’est 2 100 milliards ! Donc à ce moment-là, ils avaient augmenté toutes les dépenses publiques à 57 % du PIB, le niveau qu’on a aujourd’hui en France. Et les impôts étaient montés eux aussi presque au niveau de ce que l’on a aujourd’hui ici ; ce niveau d’impôts avait complètement effondré l’économie allemande. C’était l’époque où l’on disait : « La France marche bien, l’économie allemande ne marche pas ». Tout simplement, c’est qu’ils payaient les 1 500 milliards envoyés à l’Est. Pour vous dire jusqu’où cela allait, même Volkswagen était au bord de la faillite…
L’événement fondateur a eu lieu dans la grosse usine de Wolfsburg où Harz, DRH de Volkswagen, était dans l’obligation de mettre fin à 30 000 des 80 000 contrats du site. Harz m’a raconté ce qu’il a fait. Il a convoqué toutes les familles, leur a dit : « Soit on enlève 30 000 sur 80 000 salariés, soit on change le contrat de travail « . » On va garder les CDI mais on va introduire le kurtz Arbeit « . Le kurtz Arbeit, c’est quatre jours à sept heures. » Donc on vous garantira un minimum de travail de vingt huit heures par semaine. On pourra vous demander l’année suivante quarante-deux heures. En échange de cette demande de flexibilité dans votre contrat de travail, nous vous proposons un intéressement massif. » Vous avez vu que les trois ou quatre dernières années les intéressements chez Volkswagen étaient de 13 000 € par ouvrier. Donc cela représente 50 % du salaire. Cela été la fin de la lutte des classes parce que les syndicats ont admis, eux aussi, qu’il fallait d’abord et avant tout que les entreprises marchent bien. Quand l’entreprise marche bien, on récompense et quand elle ne marche pas, tout le monde se serre la ceinture. C’est ce qu’on a appelé en Allemagne « l’accompagnement constructif ».
Chez Essilor, nous sommes modérés côté salaire, mais généreux en ce qui concerne l’intéressement au capital. Le collaborateur peut économiser 3 000 € par an. Essilor double la mise à 6 000 € (on appelle cela l’abondement) ; le collaborateur achète l’action 20% en dessous de son cours donc s’il met 3 000, il a 7500 €. Cela leur permet de partir avec des compléments retraites élevées. Ils comprennent aussi comment fonctionne l’entreprise et la lutte des classes est bien loin !
Combien de temps notre retard conceptuel (après tout il s’agit bien de cela) va-t-il durer ? C’est difficile à dire ; ce qu’il faut faire c’est rencontrer des gens, discuter et faire ce que je fais en ce moment avec vous, pousser les gens à voyager ; tôt ou tard le bon sens reviendra, j’en suis sûr.
Pierre de Lauzun : J’ai un peu la même question, mais pour les actionnaires. Les ‘road-shows’, les analystes financiers, qu’est-ce que vous leur racontez ? Comment cela passe ce que vous leur dites, ce que vous nous avez dit, et notamment quand il y a des coups durs ? Ils peuvent considérer que la méthode est un peu trop gentille.
Xavier Fontanet : Les roadshow chez Essilor, c’étaient Philippe Alfroid et moi, Philippe présentait les comptes et la marche de la maison et moi, je racontais la stratégie et les petites histoires porteuses de sens. Il fallait à la fois montrer que l’entreprise était solide sur le plan des comptes et en même temps donner des perspectives pour que les gens en aient envie ; c’est difficile que la même personne fasse les deux, essentiellement à cause du temps.
Deux axes majeurs : d’abord un bon fonds de portefeuille d’actionnaires, des gens à très long terme, ensuite une communication de marathonien. Dès qu’un investisseur demandait qu’on fasse de résultats à court-terme, on lui disait : » On n’est pas des gens pour vous « . Les fauves, il ne faut pas trop s’approcher d’eux, mais heureusement le marché est tellement vaste que c’est facile de ne pas dépendre d’eux. Il y a 35 000 entreprises cotées au monde et 35 000 analystes ; sur les 35 000, il y a sûrement quelques personnes peu recommandables mais la grosse majorité des analystes est travailleuse et honnête.
Pierre de Lauzun : C’est que je m’occupe de l’Association française des marchés financiers Vous témoignez donc qu’on peut arriver à avoir des actionnaires non court-termistes. C’est-à-dire qu’il y a un bon usage de la bourse. C’est le pendant de ce qu’on dit sur les personnels. Il s’agit d’avoir de bons rapports avec les personnes et avec les actionnaires.
Xavier Fontanet : Il faut bien comprendre que nous choisissions des investisseurs adaptés à nos stratégies. En d’autres termes les roadshow ce n’est pas seulement les investisseurs qui choisissent Essilor, c’est aussi Xavier et Philippe qui choisissent les investisseurs adaptés à la stratégie d’Essilor. Nous avions une quarantaine de gérants qui connaissaient bien la maison, qui avaient 2 % du capital et qui nous ont accompagnés.
Le marché est ouvert. L’entreprise a une certaine marge de manœuvre dans la constitution du portefeuille de ses actionnaires. On peut très bien dire à un actionnaire qu’on ne sent pas très bien : « cher ami, je ne suis pas sûr d’être votre genre de beauté « . Notre guide, à Philippe et moi, était très simple : « Qu’est-ce qu’il y a de bon pour Essilor ? » Quand il y a un doute : » c’est bon pour la maison ou pas ? » C’est servir ou se servir. On était au service d’Essilor, au service de la maison, de l’histoire, c’est à vrai dire la culture maison.
Quand les capitalisations se mesurent par dizaines de milliards, certains dirigeants peuvent perdre un peu la tête et commencer par penser à eux. C’est le rôle du Conseil d’administration de les contrôler. La gouvernance, c’est aussi protéger le Président et le Directeur Général de ce monde qui peut être dangereux.
Le gros sujet à contrôler de mon point de vue c’est ce qu’on appelle le short selling. Des intermédiaires peuvent gonfler le prix de l’action artificiellement puis le casser d’un seul coup en changeant l’analyste. Une façon un peu facile de se faire de l’argent surtout quand une société a la main à la fois sur les analystes et les Bookers. À mon avis, c’est la plaie, mais encore une fois, il ne faut pas oublier que le marché des actions est une belle invention ; il faut simplement une très bonne gouvernance dans l’entreprise et sur le marché.
Éric Huret : Vous dites que le succès d’une entreprise repose en particulier sur la confiance. Celle-ci suppose une relation qui s’engage et se déploie sur la durée.
Or, j’observe que, depuis une vingtaine d’années, ce modèle d’entreprise se trouve progressivement remplacé par un modèle dans lequel la confiance entre le management et les salariés tend à disparaître, spécialement dans les grandes entreprises. De très nombreux salariés sont vus comme une ressource largement interchangeable sur le marché du travail. Dès lors, l’entreprise ne se considère donc plus comme étant dans une relation de long terme avec ses salariés. Pensez-vous que cette évolution soit liée à montée de la pression financière du court terme, venue des USA, au détriment de poids du management industriel, naturellement centré sur le long terme ?
Xavier Fontanet : Je comprends votre question mais je ne peux parler que de ce que je connais. Et je connais Essilor, je connais aussi L’Oréal, Schneider, en tant qu’administrateur. Je me méfie énormément du concept de modèle, pour moi il n’y a que des cas particuliers qu’il faut analyser en détail.
Franchement, je suis perplexe. Toutes les enquêtes que j’ai vues chez Essilor, Schneider et l’Oréal donnent des résultats satisfaisants. En général d’ailleurs meilleurs à l’étranger qu’en France. Ces trois sociétés sont les leaders mondiaux, il faut y travailler fort à cause de la concurrence qui est constituée d’entreprises comme Procter & Gamble et Unilever pour parler de L’Oréal, ABB Siemens pour Schneider. Ces entreprises sont des géants extrêmement bien gérées ; quand on les a pour concurrents ce n’est pas toujours une sinécure. Il est possible que certains aient du mal à suivre et que ce soit surtout à ces gens là qu’on donne le micro. Les dernières enquêtes que j’ai eu étaient plutôt favorables ; peut être aussi que les trois entreprises pour lesquelles je travaille comme administrateur sont des leaders et que la vie chez les leaders est plus facile que chez les suiveurs.
À la réflexion, je suis tenté de vous faire une réponse exactement inverse. Chez Essilor, j’ai vu les gens grandir. Une petite histoire récente, je rentrais du ski en train, mon voisin était un dirigeant d’Essilor que je connaissais bien. Il est rentré il y a 20 ans, comme contrôleur de gestion. Dix ans plus tard, il était au Brésil comme directeur financier, et puis après au Mexique comme directeur général, aujourd’hui il est patron opérationnel de la Chine : des milliers de personnes sous lui. Je peux vous dire que l’ai vu grandir. Donc pour moi c’est plutôt l’inverse : on tire tout le monde vers le haut et en particulier ceux qui s’engagent !
Je ne nie pas qu’il y ait quelque part des gens qui souffrent. N’oublions pas non plus que nos parents ont vécu des temps autrement plus durs que nous, ils ont vécu des guerres. Les Chinois et les Indiens qui travaillent aujourd’hui chez Essilor ont pour un bon nombre d’entre eux failli mourir de faim. Quand on travaille avec eux on se rend compte qu’on a été jusqu’ici très privilégiés.
C’est difficile de nos jours d’avoir l’heure exacte : écoutez les sondages nationaux, les gens n’aiment pas l’entreprise et pour la même question dans l’entreprise, vous n’avez que des bonnes statistiques.
Vous avez aussi des gens qui ne suivent pas, des gens qui disent : » Je veux mon petit week-end, ma petite tranquillité, ma partie de pétanque… » Que sais je ? Ces gens-là, dans des boîtes très mondiales, sont en danger parce qu’en refusant, par exemple, les expatriations, ils ne peuvent pas prétendre aller aussi vite que ceux qui sont engagés. J’aime bien me faire expliquer les cas en allant dans le détail .Quand on regarde les choses de près et qu’on soulève les cailloux, ce n’est pas toujours l’histoire qu’on racontait.
Il y a incontestablement un mouvement qui n’aime pas l’entreprise et s’ingénie à faire passer les mauvaises nouvelles ou présenter les choses de manière biaisée. Bien des professeurs d’économie sont malheureusement de ce côté là ! J’ai créé une fondation (fondation Fontanet) dont la mission est de donner des cours de stratégie, domaine qui de mon point de vue n’est pas encore enseigné. Ce cours a un succès énorme et je n’arrive plus à faire face à la demande. Il m’arrive de donner ces cours à des publics de 500 personnes. La semaine dernière, j’étais à Lyon pour le donner à l’université catholique à l’invitation du bureau des étudiants. Tous les élèves sont venus, ils étaient enthousiastes, les profs ont tous boycotté… sauf un. J’ai déjeuné avec des élèves qui m’ont dit : » Les profs passent leur temps à casser les boîtes. On ne comprend comprend rien à leur cours, vous au moins on vous comprend, vous avez éclairé notre année »(sic). Si vous ne me croyez pas aller sur Twitter, vous verrez les remarques des élèves, elles sont édifiantes.
Faisons attention à tout ce que l’on entend. Les statistiques, la sociologie, c’est le communisme, on met tout le monde dans des cases, les personnes ne comptent pas. Il est temps de sortir de cette tyrannie intellectuelle que sont les études sociologiques. Ceci dit, le monde n’est pas parfait, il y a sûrement des entreprises qui ne traitent pas leurs équipes comme elles le devraient.
Antoine Renard : Cela tombe bien que vous veniez sur le terrain de la stratégie parce que, depuis le début, j’ai un peu cela dans la tête.
Je confesse que je n’ai pas lu votre livre, mais cela va sans doute dissiper mon doute puisque jusqu’à présent j’avais l’impression qu’une stratégie, c’était souvent une belle histoire qu’on raconte après coup, le plus difficile étant peut-être non pas d’en choisir une, mais de s’y tenir.
Xavier Fontanet : Alors là pas du tout ! Détrompez-vous, la stratégie, si elle est bien construite et bien communiquée, est présente partout et à chaque instant dans les actes de l’entreprise. Vous avez raison, l’histoire qu’on raconte après est souvent plus belle parce qu’on enjolive les choses après coup, mais celle qu’on vit au jour le jour est, elle aussi, très forte. En plus les actions quotidiennes s’inscrivent dans la perspective de quelque chose de plus grand, les gens adorent surtout les jeunes !
Sur quels domaines met-on les r et d ? La production : est-ce qu’on met de petites usines dans tous les pays pour être proche des clients ou est-ce qu’on fait des grosses usines délocalisées ? Que font les autres ? Sur quel client met-on les efforts ? L’allocation des ressources par continent ? On est très fort en Europe, est-ce qu’on investit d’abord sur les États-Unis, d’abord sur l’Asie ? Un peu moitié-moitié ? Que font les autres ? C’est cela, la stratégie. Ce tous ces sujets que mes cours dressent en vous permettant de jouer plus habilement.
La difficulté et la saveur de la stratégie, c’est que vous jouez contre des concurrents intelligents. S’ils sont très forts, il ne faut pas les prendre de face, il faut les contourner. La stratégie, c’est un sujet de tous les instants et cela inspire chaque décision, c’est donc très concret. Les personnes qui ont bien compris ce qu’est la stratégie ont des vies au travail bien plus heureuses que les autres.
Je vous donne une petite prescription : » Vous prenez les trente leçons de stratégie sur Iphone à 4 €. C’est pour le métro : vous avez trente leçons de cinq minutes. Et puis si vraiment vous voulez approfondir, achetez sur iPad Les 12 clés de la stratégie à 18 €. Les deux sont sur Apple store. «
Nicolas Aumonier : Même si vous n’êtes pas compétent, avez-vous dit tout à l’heure, il existe tout de même des entreprises, souvent dans la finance mais pas uniquement, dans lesquelles la marque maison c’est de plafonner les salaires pour 99 % des collaborateurs et de servir des bonus assez conséquents à très peu d’entre eux. Vous avez parlé de régulation de marchés. Est-ce que vous estimez que, quand toute une branche est comme cela, vous seriez le régulateur ? Et pour le régulateur, qu’est-ce que vous suggèreriez ? Parce qu’on sait bien, parole de boursier, qu’on ne peut pas « pisser contre le marché ».
Xavier Fontanet : La question que vous me posez indirectement c’est celle des salaires et des bonus des PDG du Cac 40 que vous jugez trop élevés. Je vais aller droit au but, après je répondrai à votre question.
Je suis tombé tôt dans le sujet en tant que Président du Comité d’Éthique du Medef de 2003 à 2007. M. Sellières m’avait proposé de rentrer dans le Comité exécutif du Medef, peut-être avec l’idée que je puisse un jour… Mon problème était que je passais tout mon temps à l’étranger et j’étais incapable d’en consacrer suffisamment au comité exécutif. J’ai donc rapidement dit que je ne pouvais pas continuer à participer au Comité exécutif qui se réunissait tous les 15 jours. Sellières m’a proposé alors le Comité éthique, c’était en 2003. Pourquoi ? Parce qu’il s’était rendu compte qu’un certain nombre d’entreprises françaises allaient exploser en taille à cause de la mondialisation et que la cotation en bourse dévoilerait tous les salaires de leurs dirigeants ; il faillait donc anticiper et l’idée a été de rédiger un code d’éthique et de gouvernance.
Pourquoi une explosion en taille ? Le pib français, c’est 4 % du pib mondial. Quand une entreprise se mondialise sa taille est multipliée par 25. Quand vous le faites vous gagnez presque automatiquement des parts de marché, de marché à croissance naturelle. Quand vous combinez ces trois éléments, vous arrivez facilement à multiplier par cent. Essilor en croissant à 12% l’an a centuplé en 40 ans, cela a complètement changé sa nature.
J’ai connu ce phénomène dans pratiquement toutes les entreprises où j’ai travaillé. Je suis rentré au BCG, 70 personnes y travaillaient, 15 000 aujourd’hui. J’ai connu Beneteau avec 175 personnes, quand je suis parti il y en avait 2 500 et aujourd’hui 15 000 ! Gérer 1000 personnes, c’est beaucoup plus difficile que gérer 100 personnes. Quand vous passez à dix mille, c’est encore un autre monde et puis quand vous allez vers cent mille, on change encore de monde.
De nombreuses entreprises françaises ont largement débordé leur environnement français. Les salaires ont suivi la montée de leur taille et un décalage s’est créé avec la société française qui a évolué beaucoup moins vite que ses leaders mondiaux.
Sellières m’a demandé de présider le Comité éthique avec pour mission d’écrire un code. C’est René Barbier de Lasserre qui a présidé le comité de rédaction. Moi même, j’allais devant les députés pour leur expliquer le code et militer pour éviter qu’ils ne légifèrent. La décision prise, c’était celle de la transparence. Il faut savoir que la grande majorité du patronat était contre la transparence ; cela a donc été une décision difficile, on l’a prise parce que l’on considérait, entre autres, que ce serait le meilleur régulateur. Simplement, la transparence, cela dérange.
Quelques éléments factuels avant de juger. On ne parle pas du phénomène mais il est déterminant, les impôts ont explosé en France et sont devenus totalement déraisonnables. Et cela a aussi contribué à l’inflation des rémunérations. Les gens se sont mis à calculer en net d’impôt. La mondialisation est intervenue avec des salaires américains beaucoup plus élevés que les salaires européens et des phénomènes imprévus du style : « on ne peut pas recruter de bons américains parce que le patron mondial, qui est français, n’est pas assez payé ! ».
Autre point qui a son importance : Les médias n’expliquent pas toujours la réalité des rémunérations ; on met dans les journaux les maximum théoriques qui sont rarement versés. Autre chose qu’on ne dit pas, c’est que 75% de la rémunération est variable. La règle concrète à appliquer c’est de diviser les chiffres par un facteur de trois pour avoir le net… si les dirigeants sont restés en France, ce qui est bien malheureusement de moins en moins le cas !
Sachez qu’à type d’entreprise donnée, les PDG français sont moins payés que la moyenne mondiale. Nettement moins, après impôt, que les Espagnols et les Allemands
Il y a des PDG qui ont exagéré, (ce sont d’ailleurs les comités de nomination qu’il faudrait interpeller) ; il n’est pas question pour moi de les défendre, ils ont fait un dégât énorme ; certains médias se sont focalisé sur eux rendant le débat très difficile.
Mon expérience, c’est que quand les patrons sont bons, il n’y a pas de problème d’acceptation dans les entreprises. Ce qui est choquant, ce n’est pas le niveau de rémunération, ce sont les gens qui partent avec des paquets importants alors que l’entreprise va mal ou qu’ils l’ont abîmée.
Une question à laquelle j’aimerais bien avoir la réponse : pourquoi l’opinion publique ne s’indigne-t-elle pas des salaires des footballeurs ? Olivier Brandicourt, le patron de Sanofi, reçoit « un golden hello » à son arrivée. Tout le monde a hurlé ! Ce qu’on n’a pas dit dans les journaux, c’est que c’était l’un des plus brillants dirigeants de Bayer et qu’il a été obligé d’abandonner sa retraite complémentaire puisqu’il quittait cette société. (Vous ne gardez la retraite complémentaire que si vous restez jusqu’au bout). Donc Sanofi, qui l’a embauché, a bien été obligé de lui donner quelque chose à l’entrée, sinon il restait chez Bayer (mettez-vous à sa place). J’ai fait un papier dans Les Échos sur le sujet. En le préparant, je suis tombé sur un site de l’Equipe où il y a tous les salaires des footballeurs. Il y a trente footballeurs qui ont plus de 300 000 € par mois après impôts. C’est beaucoup plus que ce qu’on a au CAC 40. J’ai terminé mon papier en disant : » Si monsieur Brandicourt était un buteur du PSG, il y aurait eu cinq mille personnes pour l’accueillir à Roissy et le féliciter « .
Pour moi, la vraie question c’est qui doit décider le salaire du PDG ? Est-ce que c’est l’opinion publique ? Est-ce que c’est la personne qui met tout son argent à risque dans l’entreprise ? Est-ce qu’on peut payer le dirigeant d’une entreprise à 95% internationale en fonction de l’opinion publique française.
L’Amérique nord possède 50% d’Essilor, les Américains ne demandent qu’une seule chose, que l’on déplace le siège à New York. Que fait-on ? Les entreprises françaises leader mondial sont toutes confrontées à ces sujets ! Avec l’esprit qui règne aujourd’hui en France, il y a beaucoup d’entreprises du CAC 40 qui se demandent si elles doivent y laisser les sièges opérationnels.
Le dernier point qui, pour moi, est le plus important : que fait-on de l’argent reçu ? Des bonus réinvestis dans l’entreprise, ce n’est pas tout-à-fait comme des salaires sortis et dépensés.
Mon expérience d’abord : chez Essilor, les salaires sont modérés par rapport à ceux des collègues du CAC 40. Par contre en tant qu’entreprise en pointe sur l’actionnariat salarié, Essilor a facilité l’accès au capital. Simplement, la culture, c’est que l’on garde ses actions Essilor ; c’est ce qui permet de contrôler le destin de l’entreprise, l’argent n’est donc pas touché mais laissé à risque. Cela veut dire que la rémunération pour sa plus grande partie, en fait, est convertie en actions qui permettent que l’entreprise demeure française. Et l’on ne bouge pas, même dans les mauvais moments et cela donne du travail en France.
L’utilisation de l’argent, c’est ce qui compte. L’Église devrait d’ailleurs y réfléchir. Il faut préciser les mots : il y a la richesse qui est mise à risque et la richesse dont on jouit. Cela n’est pas la même chose, il faudrait deux mots. Voilà un beau chantier !
Maintenant, par rapport à votre question sur l’entreprise qui concentre les bonus sur 1% de ses employés ; je ne comprends pas pourquoi des jeunes continuent à travailler pour eux. En ce qui me concerne, je n’aurais jamais mis les pieds dans une telle société. Je pense que le monde de la finance va bientôt avoir des problèmes de recrutement parce que les jeunes préfèrent les start-up et la technologie. Vous allez voir, les jeunes ne sont pas idiots.
Père Jean-Christophe Chauvin : On nous a rappelé, il y a quelque temps, qu’un grand industriel était aller voir Mère Térésa en lui disant : « Je vous donne tout mon argent ». Et elle a répondu « je n‘en veux pas ».
Xavier Fontanet : Il voulait tout donner. C’était un industriel canadien et Mère Térésa lui a dit : « Cela ne vous appartient pas, cela vous a été confié ».
Vous verrez dans Si vous on faisait confiance aux entrepreneurs, je raconte un diner avec les évêques et Ernest-Antoine Sellières. On discutait précisément du sujet que vous venez d’évoquer. Les évêques étaient de mauvaise humeur et je me demandais pourquoi. La raison était qu’ils avaient réfléchi toute la journée sur la pauvreté et qu’ils se retrouvaient le soir autour d’un bon dîner… Sellières a été génial, il leur a dit : « Écoutez, Messeigneurs, je vends tout ce que j’ai, je vous le donne. Mais je vous le dis simplement : cela mettra 40 000 personnes au chômage ». Un évêque a dit : « Mon fils, surtout pas ! » Puis l’on est revenu sur la notion de la richesse mise à risque à qui il faut trouver un nom.
J’aimerais beaucoup que l’Église réfléchisse là-dessus parce que cela réglerait quelques problèmes. Monseigneur Vingt-Trois m’a demandé de faire des cours de stratégie aux évêques, c’est en plus la vocation de la fondation, le problème c’est de les réunir ! Je ne suis pas sûr que ce sujet les intéresse.
Maintenant, il faut être clair, ce sujet de la richesse n’est pas uniquement philosophique, il est économique ; en ce moment l’exil, fruit de la politique fiscale, est effroyable. Pour des raisons obscures le gouvernement ne parle pas de ces départs. Une étude américaine sur l’exil indique que 42 000 millionnaires français seraient partis depuis 14 ans ; 500 milliards € aurait ainsi changé de nationalité. Je ne suis pas loin de penser que l’anémie de la croissance française, s’explique en très grande partie par cette épouvantable saignée : l’ensemble des capitaux des entreprises françaises, industriel et financier, c’est 3 000 milliards, cela fait 15 % du capital qui est parti. Quand vous discutez avec des banquiers de gestion privée, ils disent qu’ils ont perdu 20 % de leur clientèle depuis 10 ans ; tout cela se recoupe.
Anne Duthilleul : Juste un mot pour rebondir sur ce que vous venez de dire, quand les entrepreneurs et dirigeants chrétiens ont été reçus par la Conférence des évêques de France et son secrétaire général, ils ont rencontré une grande incompréhension à propos de la rémunération des patrons jugée scandaleuse ! Et il y avait une incompréhension totale sur l’engagement des entrepreneurs et la difficulté de l’emploi.
Xavier Fontanet : On va réfléchir sérieusement à l’hypothèse de devenir protestants. Chez les protestants au moins, on est écouté. Ce ne sont pas des catholiques mais ce sont des cousins qui eux nous écoutent !
Anne Duthilleul : Il faut militer auprès des évêques pour leur expliquer.
Xavier Fontanet : On va discuter. Je suis quelqu’un qui naturellement aurait dû quitter le pays. Ce que j’ai fait pour rester ? J’ai abandonné l’usufruit d’une partie de mes actions à Essilor pour créer une Fondation Fontanet qui donne des bourses. Je rêve d’avoir une discussion avec les évêques sur la stratégie d’entreprise et les problèmes concrets que pose la responsabilité de chef d’entreprise. Mais impossible de les avoir autour d’une table. En tant que catho, cela fait mal !
Anne Duthilleul : On peut leur donner des exemples. Sans leur donner des cours complets…
Xavier Fontanet : Mon réconfort je le trouve dans la lecture de l’Évangile, la parabole des talents et de l’ouvrier de la dernière heure. J’adore cette parabole de l’ouvrier de la dernière heure ; le syndicaliste dit : « ce n’est pas normal, il a travaillé une heure, tu le payes autant que les autres ». Jésus lui répond : « Le patron fait ce qu’il veut de son argent ». Et pour la parabole des talents, ce qui est reproché, c’est d’enfouir l’argent de le retirer du champ concurrentiel où il peut fructifier.
Il y a tout un courant qui travaille en ce moment à détruire l’idée d’économie. L’ambiance est anti entreprise. Si tous les sièges d’entreprises partent, on n’aura plus en France que des usines de sous-traitance et on sera dirigés par des Chinois et des Indiens. Ils ont vécu plus durement que nous, ce ne sera pas drôle du tout.
Anne Duthilleul : Vous avez parlé des jeunes. Comment leur transmettre ce goût de l’entreprise, de la confiance, etc. ? En passant peut-être par un encouragement un peu plus public qu’aujourd’hui ?
Xavier Fontanet : Ne vous faites pas de souci pour les jeunes. L’explosion d’auto-entrepreneurs, c’est un quelque chose qui interpelle. Il y avait effectivement un goût pour la fonction publique à la génération précédente mais tout ceux qui m’entourent aujourd’hui sont beaucoup plus dans l’entreprenariat
J’ai trois filles et trois gendres, quatre sont auto-entrepreneurs. J’ai un gendre à qui un grand du luxe proposait, à 32 ans, un très gros job commercial. Il a refusé pour démarrer sa société à lui. Il a travaillé avec des salaires bien plus bas et sa société a très bien marché. Un autre a une jolie société en France, il part à Dubaï la développer. Le troisième travaille dans une très jolie PME qui se développe dans le nord de la France et de l’Angleterre, il s’amuse beaucoup ; c’est quelqu’un qui, lui aussi, a un esprit très entrepreneurial et très créatif. Il y a une explosion de l’entreprenariat chez les jeunes. Il y a plus d’un million d’auto-entrepreneurs. C’est la chance de la France par rapport à l’Allemagne.
Anne Duthilleul : Mais ils sont tout seuls. Le problème, c’est la confiance et les relations dont vous parliez qui sont essentielles pour apprendre…
Xavier Fontanet : Oui, mais ils sont bons. Les boîtes démarrent. Ce qu’il faut, c’est les aider. Il faut les aider à ne pas tomber.
Je donne actuellement des cours de stratégie à 400 élèves, dix salles reliées : France, Afrique noire, le Maghreb et la Guadeloupe, Guyane, Martinique, la Réunion, tellement cela les intéresse. Le taux de croissance est exponentiel ! Les jeunes ont une volonté d’entreprenariat incontestable. Il faut aussi que l’Église suive de près, c’est très intéressant.
Christian Herrault : Deux remarques qui sont un peu liées. La bonne stratégie, c’est la base : confiance en soi, confiance dans l’autre. Les deux s’autoalimentent. Je pense que c’est essentiel de le souligner.
La deuxième remarque justement, un peu dans la prolongation de la discussion sur les salaires, est liée à la première remarque parce que quand la confiance est là, il n’y a pas de problème. Quand il commence à y avoir de la méfiance, quand le cercle commence à être vicieux, comment remettre les choses d’aplomb avec une gouvernance qui est en général trop loin des opérations. Parce que comme on dit dans la Marine, on peut toujours tromper ses supérieurs, on ne peut jamais tromper ses subordonnés. Et quand la confiance n’est pas là, l’aspect des rémunérations revient au premier plan.
Xavier Fontanet : Quand cela marche bien, les gens sont tout à fait d’accord.
Christian Herrault : Tout-à-fait. Mais quand cela commence à ne pas marcher, c’est là où on s’aperçoit que les dirigeants et les salariés ne sont plus dans le même bateau et le problème des salaires revient.
Xavier Fontanet : Vous avez entièrement raison. Normalement quand cela ne marche pas, le patron ne doit pas être rémunéré ! Je suis totalement contre les dirigeants qui partent avec de l’argent quand ils ont cassé les sociétés qu’on leur avait confiées. C’est absolument inacceptable ! C’est là que les bonus ont été mal construits. Mais il y a aussi beaucoup de cas – on n’en parle pas dans les journaux – où ils sont partis avec rien du tout.
Christian Herrault : Il y a tout de même un point, je ne sais pas pour Essilor, mais les évolutions des bonus ou autres « incentives », ces dernières années, sont allées vers une complexification accrue et, in fine, vers une tendance à l’instrumentalisation des collaborateurs, ce qui n’est guère propice au développement de la confiance au sein de l’entreprise.
Xavier Fontanet : Invitez des Présidents de Comité de rémunération. Ce n’est pas le PDG qui décide son salaire ! Dans un Conseil d’administration et il y a un Comité qui est responsable de la rémunération des dirigeants.
Donc ce Comité discute avec le management, le DRH, et il fait des propositions. Le conseil vote cette rémunération. Le système est donc, contrôlé. Le monde est loin d’être parfait. Il y a eu certes des dérives mais il y a aussi beaucoup d’endroits où les choses se passent bien. Ne prenons pas systématiquement pour parole d’évangile tout ce que racontent les journaux. La petite histoire que je vais vous raconter en guise de conclusion va vous dire pourquoi.
Philippe Alfroid et moi même communiquions volontairement assez peu. Un jour, un journaliste d’un grand hebdomadaire est arrivé en disant : « On va faire un grand papier sur Essilor ». Je lui répondit : « On n’a pas très envie parce qu’un bon papier est sorti dans Le Figaro, cela nous suffit ». Le journaliste répond alors : « Ce n’est pas compliqué. Si vous ne voulez pas nous aider on le fera quand même », avec un ton moyennement sympa.
J’en parle au Comité exécutif : « On a un grand journal qui peut faire un gros papier ; que lui répond-t-on ? » Le Comité exécutif décide d’accepter l’article. J’appelle le journaliste : « Bonne nouvelle, on va faire l’article. On vous organise un tour du monde, vous partez aux États-Unis, voir telle usine. Vous passez au Brésil, puis on vous envoie aux Philippines, etc. Donc il faut une petite semaine car notre société est très mondiale ». Le journaliste me répond : « Mais vous n’y pensez pas ! On fait tout d’ici ».
Complètement estomaqué, je lui dis : « Vous voulez parler d’Essilor sans voyager ? C’est complètement fou ! » Il répond qu’il a pas le temps ni les moyens ; je lui redis ma surprise et, avec mon côté Amélie Poulain, je lui propose d’arranger les choses de la manière suivante : « Le Comité exécutif se réunit la semaine prochaine. Je préviens tout le monde. Chaque dirigeant arrive avec des papiers et des films et vous allez voir tout le monde sans voyager ».
Il y passe une journée. Cela perturbe le Comité exécutif parce que il manque toujours quelqu’un pour le journaliste. Il s’en va content. Puis un mois passe, pas d’article ; deux mois, pas d’article ; trois mois, pas d’article. J’appelle le journaliste : « Écoutez, monsieur, on s’est quand même un peu fatigué pour répondre à vos demandes ». Et lui de me dire : « Il n’y aura pas de papier. » Je lui demande : « Pourquoi ? ». Réponse : « Tout va bien. » « Mais alors, dites-le ! » Conclusion de cette personne : « Non, cela n’intéresse personne de dire que tout va bien ».
Je ne me démonte pas : « Vous nous avez coûté 350 000 € en temps perdu, je facture à votre quotidien 350 000 € et on est quitte. » Il hurle !… Finalement, il a fait le papier, objectivement pas mal sauf la fin, il terminait en disant : « Il y a quand même une grande erreur à Essilor, c’est la perte des parts-marché en France. » L’article se termine en effet par un graphique où vous voyez une forte chute de la part de marché en France.
C’était faux puisque en gros on a gardé nos parts de marché. Le journaliste avait confondu la part du chiffre de la France dans le chiffre d’affaire mondial et la part de marché en France ! En fait, il avait besoin de terminer par un coup de griffe, (fût-il faux), pour que le papier passe.
Retenez bien, vous avez une vision déformée des choses parce que les médias ne parlent que de ce qui ne va pas. En fait le coupable c’est aussi nous parce que nous sommes attirés par le négatif. Résultat : tous les héros inconnus, qui sont très nombreux, on n’en parle pas et quelque part on a une vision déformée de la réalité.
Le Président : Pour être tourné vers l’avenir puisque notre thème est sur la transmission. Vous nous avez raconté votre belle histoire mais maintenant continue-t-elle avec d’autres ?
Xavier Fontanet : Bien sûr, avec de nouvelles générations qui apportent leur pierre à l’édifice. Dans les bonnes entreprises, le processus de succession est au cœur de la gouvernance. C’est cela qui permet d’avoir des stratégies qui se déploient sur la longue durée. Les trois clés de la bonne marche sur la très longue durée, ce sont le vivier, la culture et la gouvernance.
Séance du 10 mars 2016