par Mgr. Michael FITZGERALD M. Afr. , Secrétaire du Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux
La pluralité religieuse n’est pas un phénomène nouveau, mais son importance s’est accrue au cours des dernières décennies. Comment alors trouver ou retrouver l’unité du genre humain ? De quelle unité s’agit-il ? En évitant des conceptions réductives – unité par juxtaposition, par bricolage, par réduction, par absorption – le christianisme proposera une unité radicale d’origine et de destin. Dans cette recherche de l’unité, quel rôle aura le dialogue interreligieux ? Le dialogue ne peut se réduire à un seul type d’action, car ses finalités sont multiples et ses formes diverses, mais tous convergent dans le symbolisme d’un peuple en marche.
Lire l'article complet
Le Président : Notre année de recherche sur l’Unité du genre humain nous conduit enfin à la question centrale : quel est le fondement de l’Unité du Genre humain ? « Existe-t-il une raison commune à l’homme et au monde à laquelle il convient de se conformer ? »
L’interrogation n’est pas du domaine de l’abstraction. Elle est, au contraire, au cœur de la morale sociale à laquelle nous voulons donner un nouvel élan comme nous le proclamons depuis la première page de ce programme “ l’Unité du Genre Humain. Donner une impulsion nouvelle à la vie en société ”. Comment tisser des liens sociaux, créer un art de vivre, des projets de vie communs à partir de conceptions de l’homme et de la vie différente ? Des philosophes ont apporté leur réponse. Celle de Socrate est connue : la loi est le fondement de la morale sociale et Socrate est mort pour respecter la loi. Pour Kant, le devoir est un impératif catégorique qui s’impose à chacun. Au cours des siècles, la liberté, les droits de l’homme, l’égalité entre l’homme et la femme se sont imposés comme référents aux Institutions internationales publiques comme à la politique des États.
Ces approches laissent les Chrétiens sur leur faim. Pour eux, pour nous, le Christ, Fils de Dieu fait homme par amour, nous a donné son commandement : “ Aimez-vous les uns les autres ” qui est le plus solide ciment social et le Christ ressuscité justifie notre Foi.
Mais nous butons sur deux difficultés. La première vient de ce que nous vivons dans une société laïque et que le christianisme est à la fois en continuité et en rupture avec la morale laïque. En continuité, par exemple, tout ce qui s’oppose à la violence : “ Tu ne tueras pas ”, etc. et en rupture : “ Aimez ceux qui vous haïssent ” . La seconde difficulté tient à ce que l’unité des croyants, moins encore des chrétiens, ne correspond pas à l’unité du genre humain. Alors nous voici à pied d’œuvre“ la pluralité religieuse n’est pas un fait nouveau mais son importance est accrue. Comment trouver ou retrouver l’Unité du Genre humain ? De quelle unité s’agit-il ? ” .
Pour traiter cette redoutable question nous ne pouvions accueillir meilleur connaisseur du sujet que Son Excellence Monseigneur Michael Fitzgerald.
Vous êtes natif de Grande-Bretagne, près de Birmingham, le berceau de la sidérurgie et de la métallurgie et le berceau mondial de la révolution industrielle du XVIIIe siècle. Mais vous n’êtes pas attiré par les hauts-fourneaux, vous brûlez d’un autre feu. Vous décidez de vous consacrer à Dieu et vous êtes ordonné prêtre en 1961 pour la Société des Missionnaires d’Afrique, les Pères Blancs. Après avoir fait des études à Rome et à Londres vous avez enseigné à l’Institut pontifical d’Études arabes et islamiques à Rome. Vous en avez été le Directeur de 1972 à 1978. En 1978 vous vous engagez dans la pastorale de l’Archidiocèse de Khartoum, au Soudan, devenu l’un des États islamistes les plus cruels à l’égard de la minorité chrétienne, catholique même. Vous êtes nommé Membre du Conseil général des Pères Blancs de 1980 à 1986 et en 1987 vous avez été nommé Secrétaire du Secrétariat pour les non-croyants qui est devenu aujourd’hui le Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux. Vous avez été nommé évêque en 1992.
Vous avez accepté, Monseigneur, de répondre à cette question, dans notre recherche de l’Unité du Genre humain : “ Quel rôle aura le dialogue inter religieux ? ” Ce dialogue constitutif de la vie en société, si difficile à pratiquer entre chrétiens, à plus forte raison avec les juifs, l’islam et, au-delà, le bouddhisme… à moins, qu’il ne soit provocateur et révélateur de notre foi, comme l’Islam le fût pour Psichari ou le Père de Foucauld.
Ainsi, au terme de cette année de travail, notre Académie se veut fidèle à son inspiration en donnant le dernier mot aux religions, à la Religion, au Dieu qui est, a été et sera.
Mgr Michael Fitzgerald : Je vous remercie, Monsieur le Président, c’est un singulier honneur pour moi d’être ici au siège de l’Académie d’Éducation et d’Études Sociales. L’intervention qui m’a été demandée se place à la fin du cycle de conférences de l’année sur “ l’unité du genre humain ”. Elle est située dans le deuxième volet, consacré aux voies et moyens, mais qui suppose des considérations préliminaires. L’itinéraire choisi, vous l’avez expliqué vous-même, Monsieur le Président, lors d’une de vos introductions, et je cite :
“ Dans le thème de “l’unité du genre humain”, l’apport de l’ethnologue, du philosophe, de l’historien, du philosophe ou du sociologue constituent comme des préliminaires pour éclairer les voies et moyens qui devraient permettre de fortifier les bases de la vie en société : la famille, la culture, les institutions internationales, la religion. ”
Si le dialogue interreligieux est de l’ordre des moyens en vue de réaliser une impulsion nouvelle à la vie en société, pour en traiter adéquatement il faudrait rappeler certaines des notions d’ordre anthropologiques, philosophiques et théologiques présentées par les conférenciers précédents. Ce ne sera pas possible, étant données les limites du temps, mais j’espère que ces conférences seront encore fraîches dans les mémoires.
Voici les étapes de mon exposé : d’abord une réflexion sur la pluralité religieuse, ou plutôt un constat de fait quant à cette pluralité, ensuite un examen, sous l’angle religieux, de la recherche de l’unité ; cela permettra de présenter un dialogue interreligieux comme moyen pour réaliser cette unité.
1. La pluralité religieuse
Un fait ancien
La pluralité religieuse ne date pas d’aujourd’hui. L’histoire des religions nous enseigne la grande variété qui a toujours existé en ce domaine, ou divers peuples ont développé leurs systèmes de croyances, de culte et de comportement.
Si nous regardons de près les Écritures, nous voyons que le peuple hébreu, choisi par Dieu pour porter témoignage au monothéisme, a dû accomplir sa mission dans une région du monde marquée par la pluralité religieuse. Peu importe, d’une certaine manière, si la relation entre le judaïsme et les religions environnantes était plutôt conflictuelle. Ce qui intéresse ici est le fait que le judaïsme n’a pas pu ignorer la réalité religieuse dans laquelle il était immergé.
La religion chrétienne acquiert très tôt une conscience aiguë de la pluralité religieuse. Ce n’était sans doute pas sans peine que la première communauté chrétienne s’est découverte distincte du judaïsme, avec comme conséquence pratique que l’observation de la loi juive n’était plus obligatoire pour les chrétiens. Venait ensuite la rencontre avec le polythéisme, symbolisé par le passage de Paul à Athènes où il est profondément choqué de voir la multiplicité des divinités. L’Église s’est confrontée également avec le culte de l’Empereur. Religion née dans l’Asie, au Proche-Orient, le christianisme s’est vu en rivalité avec d’autres religions orientales, et surtout le mithraïsme. En se répandant le christianisme rencontre d’autres expressions religieuses et, plus tard, se trouvera face à face avec l’islam.
Il n’était pas dans l’intention de Muhammad d’instituer l’islam comme une religion distincte. Selon son auto-compréhension, l’islam est la religion originelle, et de fait la religion, celle que Dieu a voulue pour l’humanité tout entière. Mais le message de Muhammad est prêché dans un milieu religieusement pluriel, où chrétiens et juifs existent ensemble avec des tribus qui donnaient un culte aux divinités astrales. Juifs et chrétiens, ayant refusé le nouveau message, sont restés en communautés reconnues distinctes. Les Sabéens (Mandéens) et les Majûs (Zoroastriens) ont obtenu également leur propre statut légal. L’islam rencontrera aussi l’hindouisme, si étranger à son esprit, avec lequel il a dû se composer.
L’hindouisme lui-même n’était guère unifié, mais connaissait une multiplicité de formes. Mais de son sein sont sorties des traditions complètement distinctes, comme le bouddhisme et le jaïnisme, ce qui n’a fait que renforcer la pluralité.
Une pluralité accrue
Si même par rapport au passé il est inexact de diviser le monde en “blocs” religieux : christianisme, islam, hindouisme, bouddhisme, avec seuls les juifs dispersés à travers le monde, une telle vision est encore moins justifiée aujourd’hui. Les religions sont de plus en plus mêlées, en contact les unes avec les autres, surtout à cause de la plus grande mobilité humaine. Jean-Paul II, dans sa première encyclique Redemptor hominis, disait que le Concile Vatican II avait présenté “ la vision de l’ensemble du monde comme étant celle d’une ‘carte’ de diverses religions ” (RH 1). Il a noté une complication ultérieure, car “ sur cette carte des religions du monde, se superpose par couches – chose inconnue auparavant et caractéristique de notre temps – le phénomène de l’athéisme dans ses formes variées, à commencer par l’athéisme programmé, organisé et structuré en un système politique ” (ibid.) Ces mots étaient écrits en 1979. Depuis, combien de changements, du moins en Europe orientale, avec la possibilité d’un renouvellement des religions là où l’on avait tenté de les supprimer.
Dans une encyclique plus récente, Redemptoris Missio, le pape fait état d’une nouvelle situation :
“ Notre époque est tout à la fois dramatique et fascinante. Tandis que, d’un côté, les hommes semblent rechercher ardemment la prospérité matérielle et se plonger toujours davantage dans le matérialisme de la consommation, d’un autre côté, on voit surgir une angoissante quête de sens, un besoin d’intériorité, un désir d’apprendre des formes et des méthodes nouvelles de concentration et de prière. Dans les cultures imprégnées de religiosité, mais aussi dans les sociétés sécularisées, on recherche la dimension spirituelle de la vie comme antidote à la déshumanisation. ” (RM 38)
Cette recherche de sens est à l’origine d’une nouvelle forme de pluralité religieuse. Les frontières entre les religions ne sont plus stables ; les lignes de démarcation deviennent moins nettes. Certaines personnes, nées dans une tradition, se tournent vers une autre. Il y a des passages d’une religion à l’autre. Mais aussi, à l’époque de la post-modernité, certains ont tendance à fabriquer une religion “à la carte”. Ici se situe la nébuleuse du Nouvel-Âge. D’autres, tout en professant leur adhésion à une religion (habituellement le christianisme), se donnent à la pratique d’une autre tradition religieuse. Ce désir de puiser à plus d’un puits, cette revendication d’une double appartenance, n’est pas sans poser des problèmes au niveau pastoral.
II. L’unité d’un point de vue religieux
Homo religiosus
Le Concile Vatican II fut le premier concile dans l’Église à aborder directement la question de la pluralité religieuse. Il le fait dans sa déclaration Nostra Ætate, en soulignant d’abord l’unité fondamentale de l’humanité. Non seulement, dit le Concile, à notre époque (nostra ætate) “ le genre humain devient de jour en jour plus étroitement uni ”, mais il y a un fondement théologique à cette unité : “ Tous les peuples forment, en effet, une seule communauté ; ils ont une seule origine, puisque Dieu a fait habiter toute la race humaine sur la face de la terre (cf. Ac 17,26) ; ils ont aussi une seule fin dernière, Dieu. ” (NA 1)
Unité d’origine, unité de destin, c’est dans le passage de l’un à l’autre que les hommes se différentient religieusement. Pourtant tout homme, toute société, sont confrontés aux mêmes questions.
« Qu’est-ce que l’homme ? Quel est le sens et le but de la vie ? Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le péché ? Quels sont l’origine et le but de la souffrance ? Quelle est la voie pour parvenir au vrai bonheur ? Qu’est-ce que la mort, le jugement et la rétribution après la mort ? Qu’est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence, d’où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons ? ” (ibid.)
Les religions s’efforcent de répondre à ces questions, ces énigmes. Comme l’a montré Monsieur Laburthe-Tolra, à la suite de Lévi-Strauss, l’esprit humain structure dans toute société un système d’images et de valeurs qui comprend la science comme recherche du Vrai, la morale comme recherche du Bien, mais aussi des institutions politiques, sociales et religieuses (Académie d’Éducation et d’Études Sociales, n°317, octobre 2001, p. 8).
Nous pouvons conclure que, malgré les apparences données par nos contemporains, l’homme est profondément religieux, et sentira toujours le besoin de s’exprimer religieusement, d’une façon juste ou à travers des succédanés.
Cette recherche de l’unité fondamentale au-delà les différences des religions était chère à Monseigneur Rossano, l’un de mes prédécesseurs comme Secrétaire du dicastère pour le dialogue interreligieux. Il revenait souvent à l’idée de homo religiosus. Dans un volume dont il était le rédacteur principal, il s’est exprimé ainsi :
“ Si l’on fait une plongée dans les profondeurs ultimes de l’homme, malgré la diversité des expressions et des structures religieuses, on atteint l’”Humus” d’où jaillit le problème religieux. À la base des religions, il y a l’homme religieux ; avant les formations religieuses objectives, il y a la dimension personnelle et subjective de la religion. La recherche psychologique, ethnologique et sociologique admet toujours plus la présence de cet espace originel dans l’homme. Au-delà des systèmes et des oppositions spirituelles elles-mêmes, entre l’Orient et l’Occident, et avec les différences entre une religion ou une autre, il y a une disposition historiquement constante qui oriente l’homme d’une manière spécifique et qui tend à s’exprimer par des formes religieuses. ” (Religions : thèmes fondamentaux pour une connaissance dialogique, Rome, Ancora, 1970, pp. 29-30)
On pourrait dire que la vertu de religion est confiée à l’homme par le Créateur ; qu’elle fait partie de sa constitution naturelle et n’attend qu’à se développer. Cela rend possible un dialogue entre personnes de religions différentes, lorsque ce dialogue s’attache au sens des expressions religieuses elles-mêmes. Il se peut, pourtant, qu’il y ait davantage en commun entre les expressions qu’entre les explications qui en sont données. C’est ce que constate le dialogue interreligieux monastique, où les formes du monachisme se rencontrent, mais les raisons données pour la pratique, ou l’observation de ces formes, est radicalement différente.
Mais avant de considérer le dialogue dans la différence, il faut encore dire quelque chose sur l’unité.
Diverses conceptions de l’unité
Juxtaposition
Une réponse possible à la pluralité religieuse est d’accepter toute expression religieuse comme également valable. Dans ce cas, les différentes religions sont simplement alignées, juxtaposées. Cela peut sembler une manière de montrer du respect, mais il conduit de fait à l’indifférence. Soutenir qu’une religion en vaut une autre n’encourage l’adhésion à aucune religion particulière. Pour ceux qui adoptent cette position, la profession de foi et la pratiquer religieuse, surtout la Foi et la pratiquer chrétiennes, font l’objet d’étonnement.
Le respect à l’égard des croyants d’autres traditions religieuses, que l‘’Église enseigne dans sa Déclaration Nostra Ætate, n’implique pas une approbation totale et sans condition des systèmes religieux. Le respect est dû aux personnes, tandis que le discernement est requis vis-à-vis des traditions. Celles-ci contiennent des “rayons de vérité”, mais s’y trouvent aussi des ombres. Une attitude non critique, une attitude de “laissez faire”, ne pourra pas contribuer à la recherche de l’unité.
Syncrétisme
Une autre tendance, ou peut-être tentation, est de vouloir réaliser l’unité en choisissant “le meilleur” de chaque religion. Ce serait une unité bricolée, une religion “do-it-yourself”.
Il est vrai que les religions se sont inculturées, prenant des éléments des cultures dans lesquelles elles se sont répandues. Mais la vraie inculturation transforme les éléments empruntés en les insérant dans un nouveau système religieux. Cela est très différent d’une simple juxtaposition des éléments pris hors contexte sans faire attention à leur réelle signification. Le refus du syncrétisme est une façon de respecter l’intégrité de chaque tradition religieuse.
Réduction
À l’époque de la mondialisation, une autre tendance s’est fait jour. Mettant l’accent sur la praxis, on cherche une éthique globale qui puisse recueillir l’adhésion des diverses traditions religieuses. Seuls sont sélectionnés les éléments communs. Ce serait réaliser l’unité par réduction, par un nivellement.
Les efforts d’établir une éthique globale ne sont pas inutiles, mais les résultats devraient être considérés non comme un point final, mais comme un nouveau point de départ pour des échanges ultérieurs. Les points communs découverts auraient besoin d’être remis dans leurs contextes originels afin de pouvoir livrer toute leur saveur.
Absorption
Une dernière façon de chercher l’unité religieuse est de vouloir assumer les religions existantes dans une nouvelle religion qui les engloberait. À première vue, cela pourrait paraître une valorisation de ces religions, mais en réalité leur valeur est niée. Elles seraient à remplacer par une religion universelle. Cette solution manque donc de respect pour les traditions religieuses existantes.
Cette considération me mène à faire une parenthèse sur la distinction entre l’œcuménisme et le dialogue interreligieux. (J’utilise le terme œcuménisme dans son acceptation technique se référant aux relations entre différentes confessions chrétiennes ; le terme est parfois étendu, indûment à mon sens, aux relations entre les religions, et l’on parlera du wider eucumenism, un œcuménisme plus étendu). L’œcuménisme vise l’unité de tous les chrétiens, sur la base de la même foi, ce qui permettrait la communion eucharistique, tout en gardant la diversité de la richesse des rites et des traditions. Le dialogue interreligieux ne peut prétendre à réaliser une unité semblable, car il est impossible d’établir l’unité de la foi entre des traditions qui sont parfois diamétralement opposées de ce point de vue (comme par exemple, le christianisme et l’islam). Le dialogue dans ce cas aura d’autres finalités. Mais avant de traiter explicitement du dialogue, il convient de cerner de plus près la conception chrétienne de l’unité.
Unité – un regard chrétien
L’enseignement de Jean-Paul II
Plus haut, en parlant de homo religiosus, l’accent était mis sur l’unité d’origine de l’humanité et l’unité de son destin. Nous avons là un enseignement auquel le pape actuel ne cesse de retourner. Il s’est exprimé très nettement dans un discours à la Curie Romaine, à Noël 1986, où il réfléchissait sur la journée mondiale de prière pour la paix qui s’était tenue à Assise, le 27 octobre.
“ Cette unité radicale qui appartient à l’identité même de l’être humain se fonde sur le mystère de la création divine. Le Dieu un dans lequel nous croyons, Père, Fils et Saint-Esprit, Trinité très sainte, a créé l’homme et la femme avec une attention particulière, selon le récit de la Genèse (cf. Genèse 1, 26ss. 2, 7. 18-24). Cette affirmation contient et communique une profonde vérité : l’unité de l’origine divine de toute la famille humaine, de tout homme et de toute femme, qui se reflète dans l’unité de l’image divine que chacun porte en lui (cf. Genèse 1, 26) et oriente par elle-même à une fin commune (Cf. NA 1). “Tu nous a faits pour toi, Seigneur, s’exclame Saint AUGUSTIN, dans la plénitude de sa maturité de penseur, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en toi ”. La constitution dogmatique Dei Verbum déclare que “Dieu, qui crée et conserve toutes choses par son Verbe, offre aux hommes dans les choses créées un témoignage incessant sur lui-même… et il a pris un soin constant du genre humain pour donner la vie éternelle à tous ceux qui, par la fidélité dans le bien, recherchaient le salut ”. (DV 3)
C’est pourquoi, il n’y a qu’un seul dessein divin pour tout être humain qui vient en ce monde (cf. Jn 1,9), un principe et une fin uniques, quelle que soit la couleur de sa peau, l’horizon historique et géographique dans lequel il vit et agit, la culture dans laquelle il a grandi et dans laquelle il s’exprime. Les différences sont un élément moins important par rapport à l’unité qui, au contraire, est radicale, fondamentale et déterminante. (Discours à la Curie Romaine, 22 décembre 1986, n° 3)
Nous pouvons noter que, selon la foi chrétienne, le modèle d’unité est la sainte Trinité, une unité qui inclut la différence par distinction des Personnes Divines, une unité qui est en fait communion. L’unité du genre humain, par conséquent, ne se fera pas par le sacrifice des différences, par une unification mono-culturelle, mais en tenant ces différences dans une tension créatrice.
Cette unité est au-devant de nous, dans la participation à la vie divine, ce destin commun que Dieu a préparé pour l’humanité. Mais cette unité existe déjà dans la personne de Jésus-Christ, le Verbe de Dieu incarné.
La doctrine de Vatican II
Le Concile Vatican II a confirmé cette vision de foi. La Constitution Gaudium et Spes déclare que “ par son incarnation, le fils de Dieu s’est uni d’une certaine manière à chaque homme ” (GS 22). Nous voyons d’ailleurs dans l’Évangile de Matthieu, au chapitre 25, comment le fils de l’Homme s’est identifié avec toute personne dans le besoin : “ En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ” (Mt 25, 40). Aucune limite de temps ni d’espace n’est indiquée. L’identification devrait valoir avant la naissance de Jésus à Bethléem comme après, en tout lieu et à chaque époque.
Il faut ajouter que le Verbe Incarné ouvre la voie du salut pour tous. Le même passage de Gaudium et Spes continue :
“ Puisque le Christ est mort pour tous, et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal ” (GS 22)
Le mystère pascal, c’est-à-dire la passion, mort et résurrection de Jésus-Christ, est indiqué comme étant la voie du salut, voie unique, mais voie ouverte à tous. Nous pouvons nous rappeler ici l’enseignement de Saint Paul : c’est par la mort à soi-même, par la mort au péché, que l’homme parvient à la vraie vie en Jésus-Christ. Le passage de la mort à la vie s’opère, pour le chrétien, à travers le baptême, le fondement de la vie chrétienne. Mais il faut vivre la grâce du baptême au jour le jour, fortifié en particulier par l’eucharistie qui rend présent le mystère pascal.
La situation des non-baptisés
Et la personne qui n’est pas baptisée, est-elle exclue de cette perspective du salut, cette participation à la vie divine, grâce à ce que le Père a réalisé dans le Verbe Incarné par l’Esprit ? L’enseignement traditionnel de l’Église ne limite pas le salut aux seuls baptisés. Il admet la possibilité du baptême de sang, et aussi du baptême de désir ou, comme l’exprime le Catéchisme de l’Église Catholique (CCC), le désir du baptême. Tous les deux peuvent assurer le salut. Mais le CCC ajoute : “ Tout homme qui, ignorant l’Évangile du Christ et son Église, cherche la vérité et fait la volonté de Dieu selon qu’il la connaît, peut être sauvé ” (CCC 1260). Le texte poursuit : “ On peut supposer que de telles personnes auraient désiré explicitement le Baptême si elles en avaient connu la nécessité ” (ibid.)
Il est évident que cet enseignement soulève certaines questions. Que veut dire ignorance de l’Évangile et de l’Église ? N’est-il pas possible, étant donnée la facilité des communications dans notre monde actuel, pour toute personne de rencontrer des chrétiens, d’entendre parler de Jésus-Christ ? Mais sommes-nous sûrs que le témoignage des chrétiens soit assez fort, que la prédication de l’Évangile puisse atteindre le public auquel elle est destinée ? Un musulman, qui connaît quelque chose de Jésus à partir du Coran, ne se sent pas nécessairement poussé à approfondir ses connaissances. Le CCC, lorsqu’il traite des étapes de la Révélation, parle de l’alliance avec Noé. Cette alliance, est-il déclaré, “ est en vigueur tant que dure le temps des Nations, jusqu’à la proclamation universelle de l’Évangile ” (CCC 58). Il n’est pas précisé quand cette proclamation universelle sera achevée.
Le salut est donc ouvert à tous, même à ceux qui ne connaissent pas le Christ. Mais Jésus reste la voie du salut, et c’est essentiellement sur ce point qu’a insisté la déclaration Dominus Jesus. La voie que Jésus lui-même a suivie passe à travers la porte étroite de la mort pour arriver à la résurrection à une nouvelle vie. Chaque personne humaine est invitée à entrer, avec l’assistance de la grâce divine, dans ce chemin de mort et de résurrection.
Le rôle des religions
Et les religions ? Ont-elles un rôle dans ce processus de salut ? Elles contiennent des éléments de vérité et de sainteté. Comme a dit le Pape Paul VI, les religions possèdent “ un patrimoine splendide d’écrits religieux ” et elles “ ont enseigné à des générations d’hommes comment prier ” (Evangelii Nuntiandi 53) Elles peuvent faciliter l’entrée dans le mystère pascal. Ce peut être en se détournant de soi et en se tournant à Dieu par la prière. Ce peut être par des exigences éthiques, par la pratique de la pensée droite et la parole juste. Ce peut être par l’encouragement du service à ses frères humains. Elles peuvent aider à ce que se développe une vraie vie d’amitié avec Dieu.
Tout cela ne veut pas dire que toutes les religions sont parfaites. Le Concile Vatican II reconnaît les valeurs des religions, mais ne met jamais celles-ci au même niveau que l’Église Une, Sainte, Catholique et Apostolique. Les religions peuvent apporter de l’aide sur la voie du salut ; elles ne sont pas elles-mêmes des voies indépendantes du salut.
III. Le dialogue interreligieux, moyen d’unité ?
Définition
Étant donnée cette vision chrétienne de l’unité, et de la contribution possible des religions dans la recherche du salut, quel sera le rôle du dialogue interreligieux ? Puisque le terme “dialogue” peut prêter à confusion, il est bon d’en donner une définition. Le document Dialogue et annonce, après avoir parlé du dialogue comme moyen de communication et de communion interpersonnelle, et aussi comme une dimension de l’action évangélisatrice de l’Église empreinte de respect, détermine le sens que le terme va prendre dans un contexte de pluralité religieuse. Il signifie :
“ l’ensemble des rapports interreligieux, positifs et constructifs, avec des personnes et des communautés de diverses croyances, afin d’apprendre à se connaître et à s’enrichir les uns les autres, tout en obéissant à la vérité et en respectant la liberté de chacun ” (DA 9)
De cette définition il ressort que le dialogue existe entre personnes, et non pas entre des systèmes. Si l’on peut parler du dialogue des religions, ou dialogue des cultures ou des civilisations, c’est parce que les individus qui se rencontrent sont marqués par les systèmes religieux, culturels, civilisationnels auxquels ils appartiennent.
Il faut noter également que la définition parle de “rapports”. Le dialogue ne peut être restreint à la discussion. Il comprend aussi les relations de voisinage, la collaboration dans des actions communes, et même des échanges au niveau de l’expérience spirituelle. La finalité du dialogue est indiquée succinctement : la connaissance et l’enrichissement mutuels. Il faudra y revenir. Deux conditions d’un vrai dialogue sont avancées : la recherche de la vérité et le respect de la liberté.
Finalité
Comme il a été dit plus haut, le dialogue interreligieux ne peut viser l’unification des religions. Si l’on peut trouver dans les diverses croyances des points communs, ceux-ci ne suffisent pas comme base pour l’unité de la foi. Le jugement est laissé à Dieu, principe d’unité, qui refera l’unité religieuse de l’humanité selon son bon plaisir.
La finalité du dialogue se situe alors au niveau de l’harmonie dans le respect des différences. Cela implique l’élimination des préjugés et de toute discrimination à base de religion. Nous voyons que cela n’est pas facile. Nos sociétés actuelles sont guettées par l’antisémitisme, l’islamophobie, ou sont sujettes à des tensions d’ordre économique, politique ou social, mais qui prennent facilement une coloration religieuse. Un des buts du dialogue peut être la résolution des conflits et le rétablissement de l’harmonie. À mon sens, il ne faut pas déprécier cette finalité immédiate du dialogue, car la paix entre les hommes, la paix entre les sociétés, la paix sur cette terre, est une anticipation de la paix promise dans le monde à venir. Pourtant il ne faudrait non plus attendre trop du dialogue interreligieux. Il est, me semble-t-il, de l’ordre du préventif, plutôt que du curatif, même si les leaders religieux ont une grande responsabilité pour calmer les esprits et éviter de les inciter à l’opposition.
Le dialogue interreligieux peut aider les personnes qui appartiennent à des traditions religieuses diverses à regarder au-delà de leurs traditions respectives pour chercher le bien de tous les humains. Ici l’on peut parler du dialogue d’action, ou un dialogue des œuvres. Ce sont des efforts faits en commun pour contribuer au développement de l’homme ou pour la sauvegarde des valeurs. Si l’on cherche des exemples, il serait possible de citer la collaboration entre catholiques et musulmans lors de la conférence de l’ONU sur “population et développement”, au Caire, en 1994, afin de défendre les valeurs de la famille. Un autre exemple serait le Global Network of Religions for Children, une collaboration lancée par un mouvement bouddhiste, Myochikai. Cette volonté de faire face ensemble aux graves problèmes du monde, y compris la recherche de la paix, a trouvé expression dans le dernier rassemblement à Assise avec l’engagement commun en faveur de la paix. Le dialogue d’action est un vrai dialogue, car il présuppose des échanges pour déterminer le but visé et les moyens à adopter afin d’atteindre ce but.
Mais le dialogue a une autre finalité au-delà de l’harmonie et de la collaboration. Le document Dialogue et annonce l’indique de la façon suivante :
“ Le dialogue interreligieux ne tend pas simplement à une compréhension mutuelle et à des relations amicales. Il parvient à un niveau beaucoup plus profond, celui-là même de l’esprit, où l’échange et le partage consistent en un témoignage mutuel de ce que chacun croit et une exploration commune des convictions religieuses respectives. Par le dialogue les chrétiens et les autres sont invités à approfondir les dimensions religieuses de leur engagement et à répondre, avec une sincérité croissante, à l’appel personnel de Dieu et au don gratuit qu’il fait de lui-même, don qui passe toujours, comme notre foi nous le dit, par la médiation de Jésus-Christ et l’œuvre de son Esprit ” (DA 40)
C’est ici qu’il est possible de parler de conversion comme une des finalités du dialogue. Conversion est prise ici non dans le sens d’un changement de religion – même si cela reste toujours possible et la liberté de changer de religion doit être défendue – mais plutôt dans le sens biblique, “ le retour d’un cœur humble et contrit à Dieu, avec le désir de lui soumettre pleinement sa propre vie ” (Attitude de l’Église envers les croyants des autres religions, 37)
Nous pouvons ainsi découvrir ce que l’on pourrait appeler “une unité de direction”. Cela fait penser à un verset du Coran :
“ La piété ne consiste pas à tourner votre face vers l’Orient ou vers l’Occident.
L’homme bon est celui qui croit en Dieu, au dernier jour, aux anges, au Livre et aux prophètes.
Celui qui, pour l’amour de Dieu (ou, plutôt, avec Blachère, “ quelqu’amour qu’il en ait ”), donne de son bien à ses proches, aux orphelins, aux pauvres, au voyageur, aux mendiants et pour le rachat des captifs.
Celui qui s’acquitte de la prière ; celui qui fait l’aumône,
Ceux qui remplissent leurs engagements ; ceux qui sont patients dans l’adversité, le malheur et au moment du danger :
voilà ceux qui sont justes ; voilà ceux qui craignent Dieu. ”
(Coran, 2, 177, traduction D. Masson)
Différents types de dialogue
Il est évident que les rapports interreligieux, avec toutes leurs diverses dimensions, peuvent se situer à des niveaux différents. Il y a les relations individuelles sur la base du voisinage, ou de la fréquentation de la même école, ou le même lieu de travail ou des loisirs. Les rapports de respect, de sympathie, d’amitié même – ce que les Libanais ont l’habitude d’appeler la convivialité – ces rapports sont peut-être les plus importants, et les autres types de dialogue devraient servir à les renforcer. Il serait possible d’inclure ici un type de relation toute particulière, à savoir le mariage mixte. Souvent l’union de deux personnes appartenant à deux traditions religieuses différentes s’avère difficile, mais en soi elle appelle à un dialogue constant et approfondi entre partenaires.
À côté des rapports individuels, spontanés ou structurés, il y a le dialogue organisé. Des associations sont formées, des comités établis. Des colloques se tiennent ; des échanges ont lieu dans des forums promus à cette fin. Des actions communes sont entreprises. Certains des groupes se penchent sur la réalité sociale, d’autres cherchent à approfondir la spiritualité par des échanges sur les traditions respectives, ou par des pèlerinages ou par la présence aux cérémonies les uns des autres. Il y a une variété d’intérêts et de dons, et ceci est à respecter. Toutes les formes du dialogue peuvent aider à la recherche d’une unité plus sentie et plus solide.
Dialogue bilatéral
Les rapports interreligieux peuvent être bilatéraux, trilatéraux ou multilatéraux. Les rapports bilatéraux, chrétiens-juifs, chrétiens-musulmans, chrétiens-bouddhistes, et ainsi de suite – il est rare de trouver des dialogues où les chrétiens ne sont pas impliqués – permettent de cerner de plus près les points de convergence et les divergences. Des questions plus précises peuvent être abordées. Il est possible de chercher des solutions adéquates aux problèmes qui créent des tensions entre les deux communautés. Ces instances sont à maintenir. La continuité, qui permet de renforcer la confiance entre les partenaires, sera ici précieuse. Il ne faut pas être pressé. Le dialogue portera son fruit en son temps.
Dialogue trilatéral
Le dialogue trilatéral, juifs-chrétiens-musulmans, existe depuis longtemps. La France connaît la Fraternité d’Abraham et, de fondation plus récente, les Enfants d’Abraham. En Grande-Bretagne, le Three Faiths Forum a vu le jour. Le Grand Rabbin SIRAT a lancé la Faculté Itinérante des Religions du Livre, et j’ai eu l’honneur de participer à l’une des sessions, à Ifrane, au Maroc. Notre Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux a aussi collaboré avec d’autres, le Conseil Œcuménique des Églises, la Fédération Mondiale Luthérienne, pour organiser des rencontres trilatérales sur Jérusalem. La situation actuelle, avec l’aggravation du conflit israëlo-palestinien, ne facilite pas de telles rencontres, mais les rend peut-être encore plus nécessaires. Ici encore les leaders religieux ont une responsabilité particulière. Une démarche commune, comme la déclaration d’Alexandrie, est source d’espoir.
Dialogue multilatéral
Le dialogue s’étend aussi de façon multilatérale. Cela était toujours le cas en Inde par exemple, où les rencontres interreligieuses tendaient toujours à réunir des personnes de toutes les traditions religieuses. Cela existe d’une façon un peu curieuse, mais compréhensible, en Malaisie. Le MCCBCHS, le Malaysian Consultative Council for Buddhists, Christians, Hindus and Sikhs, est une association de toutes les religions du pays, sauf celle qui est majoritaire, l’islam. Son but est moins le dialogue que la défense des minorités. Depuis un bon nombre d’années déjà des associations multilatérales existent en Europe. En Grande-Bretagne, le Inter Faith Network remplit une fonction de coordination entre les conseils interreligieux au niveau des villes, les instances de responsabilité et les instituts de recherche des diverses religions. Le network, solidement organisé, permet parfois d’exprimer au gouvernement le point de vue des religions. À ma connaissance, il n’y a pas en France une organisation interreligieuse au niveau national, mais au niveau local il y a des associations de chefs religieux, comme par exemple Marseille-Espérance.
Il existe aussi des associations interreligieuses au niveau international. La plus répandue probablement est la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix. Ce mouvement, qui date de la fin des années 1960, et dont les initiateurs étaient un juif, un unitarien et un bouddhiste, mais dont le premier président était un évêque catholique indien, n’a cessé de réunir des personnes de traditions diverses, sans aucun syncrétisme, afin de réfléchir et d’agir en faveur de la paix dans le monde.
IV. Un peuple en marche
Que reste-t-il à dire après cette brève présentation du dialogue interreligieux, ses finalités, ses formes ? Ne faudrait-il pas admettre que la multiplicité des religions est en même temps une richesse et un signe de faiblesse ? Richesse car il y a des valeurs transmises par des traditions religieuses qui ont un apport pour toute l’humanité. Faiblesse, car il y a entre ces traditions des zones d’incompatibilité. Jean-Paul II a insisté sur l’unité fondamentale, en considérant les différences comme un élément moins important. Pour lui les différences “ doivent être dépassées dans le progrès vers la réalisation du grand dessein d’unité qui préside à la création ” ((Discours à la Curie Romaine, 22 décembre 1986, n° 5). Mais ces différences restent, elles résistent, et cela fait partie du mystère de l’humanité.
Je voudrais terminer en évoquant trois tableaux. Le premier est une peinture, œuvre d’une artiste française, exposée dans la salle de réunion de notre Conseil. Cette peinture représente le pape Paul VI qui accueille, sur la place Saint-Pierre, des personnages religieux, dont l’évêque de Canterbury, le patriarche de Constantinople, le Dalaï-Lama, le roi Faysal et Mahatma Gandhi. La prophétie exprimée par ce tableau, exécuté en 1978, fut accomplie en 1986 lors de la Journée Mondiale de Prière pour la Paix. Là nous avons vu le tableau vivant des chefs religieux, venus des quatre coins du monde, rassemblés autour du Pape en prière pour la paix. Le troisième tableau, plus récent, est celui d’Assise de nouveau, le 24 janvier de cette année, où des personnalités religieuses ont pris ensemble un engagement en faveur de la paix ; ils ont symbolisé cette volonté commune en réunissant les lampes allumées confiées à chacun.
À ce troisième tableau, nous pourrons appliquer les paroles exprimées par Jean-Paul II à la fin de la première rencontre d’Assise :
“ Le fait même que, de diverses régions du monde, nous soyons venus à Assise est en soi un signe de ce chemin commun que l’humanité est appelée à parcourir. Ou bien nous apprenons à marcher ensemble dans la paix et l’harmonie, ou bien nous partons à la dérive pour notre ruine et celle des autres. Nous espérons que ce pèlerinage à Assise nous aura réappris à prendre conscience de l’origine commune et de la destinée commune de l’humanité. Puissions-nous y voir une préfiguration de ce que Dieu voudrait que soit le cours de l’histoire : une route fraternelle sur laquelle nous nous accompagnons les uns les autres vers la fin transcendante qu’il établit pour nous ” (Discours à la conclusion de la Journée Mondiale de Prière pour la Paix, 27 octobre 1986, n° 5).
ECHANGE DE VUES
Le Président : La clarté de votre communication est roborative, elle nous débarrasse des à peu près qui accompagnent trop souvent les conférences sur les relations inter religieuses.
Lorsque vous estimez que nous avons, toutes religions confondues, des origines communes dues aux mêmes hommes, pensez-vous que, à l’autre bout de la chaîne, les religions tendent vers la même convergence, ce fameux « point Oméga », le Christ ressuscité de la foi chrétienne ?
Curieusement, il nous faut arriver au terme de nos recherches pour évoquer, pour la deuxième fois seulement, le nom et l’œuvre du Père Teilhard de Chardin, alors que l’unité du genre humain est au cœur de sa pensée…
Jacques Arsac : Je reprends un point de détail. Vous avez cité le catéchisme à propos du baptême de désir. Je suis scientifique, j’ai vécu dans un milieu où j’ai côtoyé des matérialistes de bonne foi, animés d’un sincère désir de recherche de la vérité. Je me référerai plutôt à ce que dit Saint PAUL, dans la deuxième épître aux Thessaloniciens, quand il parle de ceux qui seront perdus pour ne pas avoir accueilli l’amour de la Vérité qui les aurait sauvés. Certains d’entre eux, je l’ai lu par des correspondances avec eux, sont prisonniers de préjugés, par exemple le préjugé du dogmatisme : nous sommes dogmatiques, nous avons abandonné notre liberté de penser, ils ne peuvent pas l’accepter. Quand je vois ça je me dis “ ils sont prisonniers de préjugés ” et je repense à l’Évangile selon Saint Matthieu “ j’étais en prison et vous m’avez visité”. Ils méritent qu’on les visite mais je m’avoue totalement impuissant à rendre service à ces prisonniers…
Ce dialogue dans le désir, comment le conduire quand on est au pied du mur, quand on est en face de ces problèmes ? On se sent vraiment impuissant.
Janine Chanteur : Monseigneur, ce que vous venez de nous dire donne envie de se convertir, même si on se dit chrétien : vous avez ouvert des perspectives qui nous montrent combien le Christ est infiniment plus que ce que nous croyons posséder.
Votre exposé est une illustration extraordinaire de la parole du Christ “ il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père ”. Vous nous avez convaincus que ces demeures, nous ne pouvons les occuper que si nous ne les considérons pas comme notre bien personnel, mais seulement à travers le dialogue si nous nous les ouvrons à l’autre par amour.
Je me suis demandé, si l’unité du genre humain, justement, ne dépendait pas en grande partie du dialogue qui peut exister entre les hommes et les femmes, un dialogue qui réunirait véritablement, sans les assimiler, mais sans les hiérarchiser, ces deux êtres que Dieu a créés dès l’origine et qu’Il n’a pas créés pour qu’ils se battent ou pour qu’ils soient assujettis l’un à l’autre.
Est-ce qu’il n’y a pas là un effort à faire chez les chrétiens pour comprendre cette humanité bisexuée et bicéphale ? Tant qu’on n’a pas donné à chacun un statut d’être humain à part entière, qu’il soit homme ou qu’il soit femme, peut-on aller vers la paix et réaliser l’unité du genre humain ?
Sur Teilhard, il y aurait beaucoup de choses à dire en effet, il me semble que le chemin vers le point Oméga, Teilhard le commence à partir de la matière et je crois que lorsque vous avez parlé d’origine, vous remontiez de la matière à l’esprit en réalité. On ne trouve le point Oméga que si, en soi, on a d’abord l’esprit, qui assume et dépasse la matière.
Mgr Michael Fitzgerald : Si je peux commencer avec l’une des choses que vous nous avez dites, Madame, je pense que le Christ est plus grand que ce que nous pouvons posséder. On ne possède pas le Christ, le Christ est au-delà de nous, nous sommes toujours à la découverte de Notre Seigneur. C’est de lui les paroles “ je suis l’alpha et oméga ” ; donc le Christ est aussi oméga. Je ne suis pas spécialiste de Teilhard de Chardin, donc je n’ai pas fait entrer Teilhard dans cette vision de l’unité, mais je crois que l’humanité est attirée vers quelque chose. C’est Dieu qui nous attire et il nous attire, selon notre Foi, en venant lui-même à l’intérieur de cette humanité. C’est l’Incarnation qui met Dieu à l’intérieur de l’humanité et qui nous attire vers lui. Donc le Christ serait ce point oméga qui attire toute l’humanité.
Ce qui m’a déplu quand j’ai lu Teilhard de Chardin, c’est que je trouvais que c’était un peu élitiste, que seulement les meilleurs étaient pris. Il y avait pratiquement des déchets, cela devenait de plus en plus petit. Je pense que c’est toute la masse qui devrait être attirée vers Dieu.
Par rapport au baptême du désir, quelque chose qui n’est pas nécessairement explicite, il est possible d’attribuer ce désir à des personnes très droites, très justes. Quelle forme peut prendre le dialogue avec ces personnes ? C’est simplement souligner cette justesse, cette recherche de la vérité et toutes les qualités qu’ils ont, apprécier tout cela. Et de montrer aussi, que notre Foi en Jésus n’est pas quelque chose qui nous confine mais, au contraire, nous libère.
Je pense que, souvent, on a une fausse conception des dogmes. On pense que les dogmes sont des prisons, comme vous l’avez dit. Les dogmes, je les compare plutôt à des garde-fous. On peut frapper contre les dogmes, mais c’est pour poursuivre la route, c’est simplement pour vous indiquer qu’il ne faut pas aller là parce que vous allez tomber. Mais ce n’est pas une limite vraiment, c’est simplement là pour vous aider. Les dogmes sont là pour cristalliser quelque chose qui est là et qui devrait nous aider dans le dialogue, dans l’échange avec les autres personnes, mais c’est difficile aussi de vaincre des préjugés.
Je crois aussi, Madame, que le dialogue entre homme et femme est important. On m’a demandé de parler du dialogue interreligieux, J’ai parlé de mariages mixtes où il y a dialogue entre partenaires, homme et femme. Ce qui est important.
Je crois aussi que, dans le dialogue interreligieux, les femmes ont un rôle particulier. Elles ont souvent une autre manière d’aborder la réalité, de s’exprimer. Dans le dialogue officiel, les femmes ne figurent pas toujours parce qu’elles ne sont pas parmi les chefs religieux. Mais il est important que l’on inclue les femmes dans le dialogue. Quand nous avons organisé une Assemblée interreligieuse au Vatican, juste avant l’année jubilaire, en 1999, nous avons pris soin d’inviter des femmes de différentes religions et de leur donner un rôle dans l’Assemblée. La seule personne qui avait un discours à faire était une femme, une chrétienne malaysienne, chinoise, et quand les personnes nous ont écrit “ oui, je viens pour cette Assemblée et je vais lire un papier sur tel sujet ”, je leur ai dit “ non, vous serez le bienvenu, mais vous n’allez pas lire un papier, vous allez répondre à cette conférence qui sera donnée ”. Et puis on a discuté en groupes, avec plusieurs femmes comme chefs des groupes pour modérer les discussions.
Gabriel Blancher : Je voudrais poser à Monseigneur Michael Fitzgerald une question sur les perspectives d’avenir. A-t-il noté, dans le dialogue interreligieux, des facilités plus grandes de dialogue avec les représentants de certaines religions et y a-t-il déjà certains espoirs qui se manifestent ?
Philippe Laburthe-Tolra : Ma question est double.
Quelle est la position du Droit Canon ? J’ai été élevé dans une religion très stricte où on disait que les contacts avec les hérétiques, à plus forte raison les juifs, étaient dangereux sur le plan doctrinal – autant il fallait être charitable, cela n’a jamais posé de problème, autant il fallait se méfier. Il y avait des règles. Est-ce qu’elles existent ou est-ce qu’elles ont été modifiées ?
Ce qui m’intéresse davantage c’est de savoir dans quelle mesure on peut instaurer ce dialogue interreligieux au niveau de l’expérience mystique. Au Cameroun il y a eu le cas extraordinaire d’un prêtre, le Père Simon Mpécké Baba Simon, qui a quitté Douala, toute sa richesse et est parti pieds nus pour aller évangéliser les Kirdi du Nord en s’asseyant sur le marché, en apprenant la langue, en vivant pauvrement comme eux. Dans cette solitude, (bien qu’un prêtre ne soit jamais seul d’un certain côté quand il est chrétien et que Jésus est avec lui) il avait noué amitié avec le prêtre païen de la montagne à côté et ils ont eu une communication de leurs expériences spirituelles qui est très intéressante. Comment peut-on interpréter ça ? C’est un peu un mystère pour moi. Est-ce qu’on peut considérer qu’il y a une religion naturelle, mais qui serait une base pour le dialogue interreligieux et qu’on pourrait dépasser pour aller vers le christianisme ?
Henri Lafont : Une si riche communication, Monseigneur, fait naître de nombreuses questions.
Vous avez désigné l’homme comme Homo Religiosus. Je connais des personnes athées, comment peut-on appliquer la qualification de “religiosus” ? comment peut-on dire religiosus celui qui refuse de façon ferme, rationnelle l’existence même d’un Dieu ? Il s’agit de personnes de bonne volonté, qui mène une vie exemplaire, tant dans leur profession que dans leur vie familiale.
Ma deuxième question concerne l’inculturation. C’est un sujet très important et cependant vous nous avez laissés un peu sur notre faim. Pouvez-vous nous donner quelques indications complémentaires sur les différents aspects de ce sujet, qui englobe non seulement des problèmes de rites et de liturgie, mais aussi des problèmes de mode de vie. Que peut-être l’attitude de l’Église catholique vis-à-vis de certaines formes de vie familiale ou sociale qui ne correspondent pas à l’idéal évangélique ?
Vous avez évoqué le mariage mixte comme une forme possible de dialogue. C’est assez inhabituel. Dans quelle mesure ne faut-il pas rester cependant réservé à cet égard car le mariage mixte est une épreuve que tous ne sont pas capables de supporter ? Iriez-vous jusqu’à recommander cette forme de dialogue ? Vous avez discerné le côté positif. Est-ce suffisant pour faire taire les réserves habituellement recommandées ?
Mgr Michael Fitzgerald : Les perspectives du dialogue, cela dépend où vous êtes. Si vous êtes au Soudan, vous direz peut-être qu’il n’y a aucune perspective de dialogue, c’est très difficile.
Il y a des conditions pour un dialogue c’est-à-dire une ouverture, un respect, une sincérité et peut-être que ces conditions ne se réalisent pas pour un dialogue officiel. Le dialogue entre personnes peut exister, même là. Je crois qu’il y a toujours la possibilité de dialoguer mais il faut toujours aussi être prêt à recommencer.
Un autre exemple, le Gouvernement indonésien avait promu un dialogue officiel avec toutes les religions qui existent en Indonésie. Des chefs, des personnages religieux allaient de ville en ville pour parler à la population, pour montrer qu’une entente entre les religions était possible. Cela n’a pas empêché les désordres que nous avons vus en Indonésie, qui ne sont pas nécessairement d’origine religieuse mais où la religion entre comme un facteur.
Je crois aussi que, depuis le 11 septembre de l’an dernier, il y a un besoin plus ressenti d’un dialogue. Les musulmans sentent le besoin d’un dialogue avec des personnes de l’Occident, des chrétiens, pour s’expliquer, pour se distancer des actes de terrorisme, pour essayer de voir plus clair.
En ce moment il y a un appel pour un dialogue. Il faut pouvoir répondre à ce dialogue. Est-ce qu’il est plus facile de dialoguer avec certaines religions qu’avec d’autres ? Je crois que c’est une question de personnes plutôt que de religions, parce que notre Conseil a des dialogues avec des personnes de toutes les religions. Mais, avec certains, la porte est fermée et il n’y a aucun intérêt pour un dialogue tandis que d’autres cherchent le dialogue avec nous. Je ne crois pas que l’on puisse dire que c’est plus facile avec les juifs qui sont les plus proches de nous par la foi. Parfois c’est même plus difficile avec les juifs, peut-être justement parce que nous sommes plus proches. L’islam est très varié et, avec certains, le dialogue est assez facile, avec d’autres, non.
Donc il y a toujours à chercher, à trouver ou à accueillir la démarche de l’autre qui cherche le dialogue mais aussi avec discernement. Je pense que l’esprit de discernement est important. Comme cela je peux rejoindre le Droit Canon.
Je ne sais pas si le Droit Canon parle du discernement. Le Droit Canon parle du respect pour les autres : il dit qu’il ne faut jamais forcer quelqu’un à appartenir à la religion catholique. Il tient donc compte de la pluralité religieuse.
Dans le mariage mixte, il faut une dispense de l’évêque. Cela veut dire que ce n’est pas une chose tout à fait normale. Il faut demander la permission et il y a des conditions pour avoir une dispense pour que le mariage soit reconnu par l’Église.
Ce que le Droit Canon défend c’est la Communicatio in Sacris, c’est-à-dire de partager le culte d’un autre. Parfois il y a la tentation de faire cela. C’est une tentation à vaincre. Monseigneur Rossano avait fait une conférence sur le nouveau code de Droit Canon et le dialogue interreligieux. On pourrait chercher dans la Droit Canon des Canons qui sont dans la ligne du Concile Vatican II parce que le Droit Canon a été revu avec la théologie du Concile Vatican II qui est la théologie d’une Église qui doit être en dialogue avec tous, mais qui est aussi consciente de la Vérité qu’elle doit témoigner dans le monde.
Un dialogue au niveau mystique est possible mais difficile. Vous avez donné l’exemple de Baba Simon, on peut penser aussi à Abishiktananda, le Père Henri Le Saux, moine bénédictin, qui est allé vivre en Inde. Il s’est mis à l’école d’hommes spirituels hindous et il a senti cette attirance de l’advaita, la non-dualité, mais en même temps il voulait rester fidèle à sa foi chrétienne. C’était une vraie tension en lui. Il n’a jamais pu résoudre intellectuellement cette tension. Mais je crois que, effectivement, il l’a résolue, si l’on voit les photos. Il y a un témoignage de photos dans un livre La montée au fond du cœur, au début on voit que Le Saux est très tendu, mais, à la fin de sa vie, il est pacifié, il est rayonnant. C’est un signe que, même s’il ne pouvait pas exprimer cela, il avait vaincu cette tension. Vous avez dit que peut-être quand il s’agit de quelqu’un d’une religion traditionnelle, il y a une base, ce que j’appelais une religiosité naturelle. Je pense que c’est quelque chose qui est donnée à l’homme et que l’homme cherche à exprimer de diverses façons et donc je pense que cela peut être une base pour un échange en profondeur.
Tout le monde cherche à s’exprimer religieusement, soit de façon juste, soit par des succédanés. En disant cela je pensais aussi à ce qui se passait dans les pays communistes où on a inventé des rites, séculiers, mais qui remplaçaient la religion. On a besoin de quelque chose. Il faudrait voir si la personne athée n’a pas quelque chose dans sa vie qui, au fond, prenne la place de la religion et qui est une médiation pour arriver à une vie juste, une vie droite. Ce sont des points tables dans la vie sur lesquels on peut s’appuyer.
L’inculturation est un thème trop grand pour en parler adéquatement en passant. Ce que je voulais dire en parlant de l’inculturation ce n’était pas seulement par rapport au christianisme mais aussi en ce qui concerne d’autres religions, le bouddhisme par exemple. Le bouddhisme s’est inculturé, parce qu’il est passé de l’Inde en Chine, de Chine au Japon, en Corée, au Sri Lanka, et a pris diverses formes. Le bouddhisme tibétain n’est pas le même. Il a pris quelque chose de la religion traditionnelle du Tibet. Nous avons quelque chose de semblable dans le christianisme.
Mais il y a toujours un dialogue entre culture et évangile. On ne peut pas tout prendre dans une culture. L’Évangile a ses valeurs qui jugent d’une certaine façon la culture. On peut s’exprimer dans des rites, utiliser d’autres manières, il n’est pas nécessaire de faire exactement la même chose partout. Dans ce sens-là, l’islam s’est inculturé beaucoup moins du point de vue rituel. Le rituel est resté le même partout. Mais le christianisme doit quand même respecter certaines choses qui sont essentielles et qui ne peuvent pas être changées. Donc il y a des éléments qui sont stables et des éléments qui peuvent varier.
J’ai mentionné le mariage mixte parce que, même si nous sommes contre les mariages mixtes, ils existent. Si vous avez un jeune couple qui vient vous voir, comme prêtre, et qui vous dit “ on va se marier ” ce n’est pas à ce moment-là que vous pouvez dire “ non, vous ne pouvez pas vous marier ”. S’ils viennent c’est qu’ils sont déjà décidés. C’est avant qu’il faut dire “ c’est difficile quand il existe entre vous une différence de religion ”. Donc il y a une réserve sur le mariage mixte mais je pense qu’il y a un devoir de notre part d’essayer d’aider les personnes qui sont entrées dans ces mariages à les vivre pleinement et dans un dialogue respectueux.
Père Gérard Guitton : Monseigneur, je voudrais revenir sur un élément important que vous avez souligné en disant que le dialogue devait toujours se faire entre des personnes et non pas des systèmes. Nous sommes tout à fait d’accord. Mais est-ce que cela n’a pas une limite ? Il faut se demander si les personnes qui dialoguent sont bien représentatives de telle religion, de tel ensemble.
Du côté de l’Église catholique, on peut dire que ce qui fait sa force et sa fierté c’est son unité et sa structure hiérarchique qui lui permet de désigner soit sur le plan mondial ou d’un diocèse, d’une conférence épiscopale, des gens qui ont une mission, qui sont délégués pour aller dialoguer avec d’autres. Seulement dans les autres religions, il y a toujours la question de savoir si celui qui dialogue est bien représentatif, s’il n’en faut pas plusieurs, s’il ne représente pas qu’un seul courant, etc. Et on sait bien, au plan civil, quand le gouvernement français veut dialoguer avec l’islam, il ne sait pas très bien à qui il doit s’adresser.
Est-ce que cela ne représente pas une faiblesse ou une limite pour tout dialogue quand on est avec des gens qui ne représentent que des éléments fragmentaires dans une autre religion ? Le dialogue alors s’orientera vers des actions prophétiques, des réunions de prière, des choses très importantes, mais ne sera-t-on pas toujours limité pour arriver à des avancées objectives réelles ?
Denys Pellerin : Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir précisé que le dialogue était l’écoute et le respect de l’autre.
Vous nous avez dit : « Avec la mondialisation on cherche à définir une base éthique commune ».
Permettez-moi de vous apporter un témoignage à ce sujet : J’avais indiqué lors de la précédente réunion de notre Académie que je devais participer, quelques jours plus tard, à Berlin, à une conférence internationale sur le thème “ Y a-t-il place pour une mondialisation de la bioéthique ? ”
J’en suis revenu tout à fait étonné. Il y avait là des représentants de quarante organisations ou États provenant en majorité de pays émergents. La délégation de l’Inde comprenait des représentants de l’hindouisme, du bouddhisme et de l’Islam. Il y avait des représentants de Corée, du Japon, de la Chine, de l’Afrique du Sud, du Brésil, de l’Islande, du Pakistan, etc. Après des débuts un peu difficiles, où chacun a fait des déclarations extrêmement percutantes, parfois pertinentes et respectables mais toujours « fermées » ; deux jours de dialogue ont abouti à ce que les participants s’accordent à reconnaître la primauté de l’homme et l’unité de l’homme dans l’univers. Ils ont aussi unanimement prononcé l’interdiction formelle du clonage reproductif et formulé le souhait que toute l’humanité puisse bénéficier des progrès de la science.
Certes, il se révéla impossible d’aller plus loin dans les détails. Par exemple, les chinois se sont opposés à ce que soit également prononcée l’interdiction du choix du sexe des enfants à naître.
Néanmoins, le dialogue ouvert et la réflexion commune avaient succédé aux affirmations dogmatiques. Les participants ont été unanimes pour déclarer que le résultat premier de cette réunion était qu’ils savaient désormais que nous pouvions tous ensemble parler des sujets qui préoccupaient chacun d’eux.
Mgr Michael Fitzgerald : J’ai envie de demander si ces personnes étaient représentatives de leur religion… Ils représentaient leur pays.
Je crois qu’on ne peut pas s’attendre à trouver d’autres organisations religieuses comme l’Église catholique. Il n’y a aucune qui soit organisée de la même façon que nous. On ne peut pas s’attendre à cela et donc on ne peut pas s’attendre à des déclarations d’autorités musulmanes ou d’autorités bouddhistes ou d’autorités hindoues, cela n’existe pas.
Il peut y avoir des déclarations fragmentaires et par ces petits fragments répétés par les uns et les autres on construit quelque chose. Il y a une certaine fragmentation du dialogue. Dans le monde bouddhiste, comme je l’ai dit, il y a plusieurs écoles et il faut dialoguer avec toutes ces écoles. La religion traditionnelle est très différente d’un pays à l’autre, d’une ethnie à l’autre. Il y a des constantes, mais c’est très différent.
C’est très difficile de dire qu’il y aura des avancées objectives. Peut-être que ces avancées objectives seront plus réalisables au niveau local qu’au niveau universel. Ce que nous faisons à notre niveau, à un niveau international, doit aider cette entente qui peut se faire au niveau local, être un appui, un encouragement, un stimulant. La vraie entente et collaboration et marche vers l’unité doit se faire là où les hommes et les femmes vivent ensemble.
Le Président : Au terme de ce débat, nous donnons désormais un visage au dialogue interreligieux, celui de Monseigneur Michael Fitzgerald.
Ce visage est celui d’un grand intellectuel et d’un grand spirituel. Nous pressentons, à la faveur des enjeux, qu’il est aussi celui d’un grand politique.