Pascal JACOB, Professeur agrégé de philosophie, Enseignant au séminaire interdiocésain de Nantes
Présentation par Marie-Joëlle Guillaume [1]
Notre Académie est très heureuse d’accueillir ce soir Monsieur Pascal Jacob. Cher Monsieur, nous mesurons l’effort que signifie votre présence, puisqu’en ce jour socialement difficile où la liberté de faire grève pour les uns et celle de circuler pour les autres ont du mal à trouver un terrain d’entente, vous avez dû adopter un itinéraire de train compliqué pour nous rejoindre. Alors, merci d’avoir usé à notre égard d’une liberté … que j’imagine ‘’de qualité’’ ! Nous sommes quelques-uns ici à avoir beaucoup apprécié votre intervention de philosophe au cours de l’Université de la vie de 2022 organisée par l’association amie Alliance Vita, sous un titre très bernanosien : « La liberté, pourquoi faire ? ». Ce sont tous les problèmes brûlants liés au corps et à l’éthique, le genre, l’avortement, l’euthanasie, le wokisme, les perspectives transhumanistes qui étaient débattus, et votre intervention pleine de fermeté et d’espérance nous a conduits à souhaiter vous accueillir à notre tour au milieu de notre année de réflexion académique sur le thème : La liberté et les libertés, précisément en tant que philosophe.
Vous êtes agrégé de philosophie, vous avez fait vos études de philosophie à la Sorbonne et à l’IPC, puis vous avez enseigné et vous enseignez toujours en lycée en Mayenne. Mais très vite vous avez été sollicité par divers établissements supérieurs, l’IRCOM d’Angers à partir de 2006 – vous y enseignez la philosophie morale et politique, comme d’ailleurs au séminaire de la communauté Saint-Martin – et depuis 2011 vous enseignez la métaphysique au séminaire interdiocésain de Nantes. J’ajoute que votre vif intérêt pour une philosophie qui oriente vers la bona vita des Anciens et votre souci du concret vous ont conduit à enseigner aussi à l’Institut de soins infirmiers de Laval, à participer aux activités de l’association Objection, dont l’objet est d’étendre la reconnaissance du droit à l’objection de conscience, et enfin d’intervenir dans la rubrique Experts sur le site internet www.généthique.org, qu’un certain nombre d’entre nous connaissent bien. Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages dont L’école, une affaire d’État publié en 2008 chez Mame et La morale chrétienne est-elle laïque ?, publié en 2012 chez Artège. Cet ouvrage-là porte sur la consistance philosophique de la morale chrétienne et sur les sources philosophiques des théologiens qui contestent aujourd’hui cette morale telle qu’elle est enseignée par le Magistère : c’est dire que nous n’entendrons certainement pas de votre part un propos désincarné. De fait, face au danger d’étouffement qui pèse sur la conscience de nos contemporains, nous sommes en droit d’attendre d’une philosophie digne de ce nom les voies et moyens d’un exercice plénier de la liberté humaine ; c’est pourquoi, avec grand plaisir, nous vous écoutons.
[1] Présidente de l’AES
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COMMUNICATION
Pascal Jacob
Merci, tout cela est très élogieux, j’espère être à la hauteur ! Je salue pour commencer l’éminent public qui est là ; merci de m’accueillir, en outre c’est toujours un plaisir pour moi de venir à Paris, même dans les circonstances présentes… Puisqu’il y a ici des religieux, je me permets d’ajouter que je préside la conférence locale de Château-Gontier de la Société Saint-Vincent-de-Paul ; car il est important pour moi d’avoir aussi ce pied dans une certaine réalité très intéressante, pour ne pas être, précisément, un professeur de morale un peu désincarné. Quant au sujet que vous m’avez proposé d’aborder, il était intitulé : Liberté de qualité ou liberté d’indifférence, le but étant d’essayer de définir la liberté authentique au sens humain du terme.
Il nous faut pour cela partir de l’expérience. Or c’est assez difficile, parce que la liberté se présente toujours à nous comme un projet sans cesse à reprendre ; on ne naît pas vraiment libre, en réalité, il suffit de regarder l’enfant à sa naissance. Sans doute celui qui un jour a dit : « Nous naissons libres » ne se souvenait-il pas de sa naissance, ce qui est normal ; mais surtout il n’a pas dû voir beaucoup d’enfants naître, car lorsqu’on regarde le petit nourrisson… Il est vrai qu’on ajoute la plupart du temps que nous naissons « libres en droit » ou « libres et égaux en droit ». Mais en réalité, c’est une autre affaire d’être vraiment libre en droit. C’est pourquoi nous allons essayer de reprendre cela à partir de l’expérience, et non pas d’une sorte d’idéologie dans laquelle on affirme la liberté comme une sorte d’idée pure.
Quelle est la première expérience de notre liberté, de ce qu’on va appeler la liberté ? Est-ce le refus ? Gaston Bachelard, philosophe français dont vous avez sans doute entendu parler, un ancien postier devenu prof de philo, déclare : « Penser, c’est dire non. » Finalement la liberté de penser, la liberté de notre pensée serait le fait que quelque chose susurre à notre oreille que nos actions ne doivent pas dépendre d’autrui, ne doivent dépendre que de nous. Or « dire non », c’est s’opposer à quelque chose. Alors, s’agit-il de la première expérience de la liberté ? Très tôt l’enfant, comme vous le savez, s’oppose en disant non, quoi qu’on lui dise. Est-ce la première expérience de liberté ? Ou est-ce plutôt celle du choix ? Lorsqu’on ne sait pas ce qu’il faut faire, lorsque la nature ne dicte pas notre conduite par l’instinct – et à vrai dire nous n’avons pas beaucoup d’instincts – alors, que devons-nous faire en face d’un choix ? Quand on n’a pas le choix, à la limite on ne se pose peut-être pas trop la question de la liberté, dans un premier temps ; mais voilà, est-ce que l’expérience de liberté n’est pas le choix ? Ne fait-on pas faire prendre conscience de sa liberté à un enfant en le plaçant face à un choix ? Est-ce que ce n’est pas plutôt la responsabilité qui serait la première expérience de la liberté, lorsque notre conscience, ou autrui, nous impute une action, nous accuse, nous récompense, nous blâme, nous félicite ? Est-ce que, pour aller dans le sens plus dramatique de certains philosophes, ce ne serait pas plutôt l’angoisse ? On connaît les pages de Jean-Paul Sartre sur le fait que finalement ce qui marque l’homme, la vie humaine, c’est l’expérience de l’angoisse – parce que nous sommes des êtres faits pour la mort, et par conséquent nous avons des choix imposés, mais nous n’avons jamais aucune justification possible. Est-ce que l’angoisse de se demander si j’ai fait le bon choix, si je serai à la hauteur, n’est pas aussi la première grande conception, la première grande expérience de la liberté ? On voit donc qu’il n’est pas évident de discerner ce qu’il en est, parce qu’au fond la liberté, c’est peut-être toutes ces expériences ensemble ; il n’est pas évident de discerner dans quelle expérience il faut essayer de trouver la liberté.
Partons de quelques grandes conceptions philosophiques, en suivant un fil plutôt historique, pour comprendre qu’il y a évidemment quelque chose de commun à toutes ces conceptions, que l’on retrouve dans l’origine du mot liberté : liber en latin. Ce mot désigne d’abord le papier sur lequel on fait des livres ; c’est pour cela que le livre s’appelle liber. Mais ce papier est fait en particulier avec la seule partie de l’arbre qui ne soit pas sèche et avec laquelle on a initialement fait les papyrus, et qui s’appelle le liber aussi, parce que c’est la partie qui grandit, la partie qui évolue – les ronds dans les troncs d’arbres n’évoluent plus, mais entre l’écorce et le bois sec il y a cette petite zone qu’on appelle liber. Autrement dit, le mot liberté est construit sur l’expérience que la liberté, c’est le mouvement, le pouvoir de se déplacer sans entrave, de poursuivre son chemin sans rencontrer d’obstacles. C’est en somme l’expérience de la pierre qui tombe en chute libre : sa chute est libre, comme le chien qui erre librement, etc. Mais il y a tout de même au cœur de toutes ces expériences l’idée que mon mouvement m’appartient, qu’il n’est pas entravé par quelque chose.
Alors, essayons de réfléchir à partir des grandes conceptions de la liberté que l’on connaît : pour les Anciens – pour les Grecs, les Latins – la liberté est un aboutissement : nous nous libérons, nous devenons libres. Nous naissons asservis à toutes sortes de nécessités, ne serait-ce que la nécessité de travailler, comme l’a souligné Hannah Arendt, la nécessité de se nourrir, la nécessité d’habiter un lieu. Et finalement se libérer, se rendre libre, c’est se rendre disponible à quelque chose de plus grand que nous, la communauté notamment : cela peut être la culture, cela peut être l’enseignement. Bref, être libre, c’est ne pas être esclave, ne pas se voir dicter sa conduite par quelqu’un d’autre, c’est la capacité de définir ses propres fins et d’aller vers elles, la capacité de délibérer sur les moyens pour atteindre nos fins, et donc c’est finalement assez simple. En effet, la liberté pour les Anciens revient à se libérer en se coupant de ce qui nous asservit à la nécessité, puis à se porter vers des fins plus hautes que l’on fait siennes, à savoir celles de la communauté, de la vie politique, de l’esprit, de la culture, etc. Je renvoie sur ce point à Hannah Arendt, notamment dans La condition de l’homme moderne, puis dans La crise de la culture. Là-dessus le christianisme ajoute que la liberté est d’abord une prérogative individuelle, à vivre personnellement ; que ce qui nous asservit le plus, ce qui nous rend le plus esclave, c’est le péché – la faute que nous portons en nous sous la forme du péché originel, le péché des origines – ; et que la vie consiste à se libérer de cet esclavage du péché au moyen de la grâce.
Donc l’idée des Anciens, des classiques, c’est qu’être libre passe d’abord par le fait de reconnaître sa fin, sa finalité, et par le fait de délibérer sur les moyens d’atteindre cette finalité. Cela comprend donc le fait de n’être entravé ni par l’erreur, ni par la passion, ni parce ce qui nous détourne de cette marche vers la fin. C’est donc assez simple, mais quand on explique cela à un moderne, il ne l’accepte pas.
En effet, pour les modernes, ou pour un homme d’aujourd’hui, la liberté est d’abord conquête sur l’arbitraire, elle est cette volonté de l’homme qui ne veut pas obéir à la volonté d’un autre, que ce soit celle de Dieu, celle du roi, celle du président, etc., pour n’obéir qu’à la sienne. Selon Rousseau, la liberté c’est l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite à soi-même. Je me prescris une loi, j’obéis à cette loi, et comme j’obéis à une loi que je me suis prescrite, je suis libre. Ainsi par exemple, dans la logique de Rousseau, quand on obéit comme citoyen, comme individu citoyen, à une loi que des députés ont votée, donc choisie tous ensemble – Rousseau n’était pas un grand défenseur de la démocratie représentative – alors on a choisi la loi ; comme citoyen, (la virgule est importante) on a décidé d’une loi, puis comme individu singulier, on se fait « rattraper » par la loi voulue en tant que citoyen, qu’on s’applique finalement à soi-même, fût-ce malgré soi. Certes, cette façon de penser semble un peu schizophrénique, mais c’est un fait : l’homme se prescrit des lois et obéit à celles-ci. On est donc devant un idéal d’autonomie : être autonomos, c’est se donner à soi-même sa propre loi, ce qu’Emmanuel Kant porte au paroxysme en disant que la morale est fondée sur le concept de l’homme en tant qu’être libre « s’obligeant pour cela même, par sa raison, à des lois inconditionnées ». Autrement dit, je n’ai besoin que de ma raison, que de la pure rationalité, pour savoir quelle est la loi à laquelle je dois obéir. Et l’homme libre, c’est celui qui obéit à cette pure rationalité et qui est donc autonome, parce qu’il n’obéit qu’à la loi purement rationnelle de sa raison. Pour donner un exemple : si j’ai fait une promesse à quelqu’un et que je veux savoir si je dois la tenir, eh bien je ne consulte que ma raison, je ne consulte pas les conséquences de mes actes, les circonstances, je ne consulte rien, je consulte seulement ma raison. Je me dis par exemple : « Qu’est-ce qu’une promesse ? Une promesse, c’est ce qui doit être tenu. Si je l’avais faite sans me dire que je devais la tenir, ça n’aurait pas été une promesse. Donc si j’ai fait une promesse, je dois la tenir, et je n’ai pas besoin d’autre chose que ma raison pour le faire. Ainsi, je suis autonome parce que je n’obéis qu’à la loi de la raison. Est-ce que je peux mentir ? Eh bien non, même pour sauver un innocent, parce que je ne peux pas rationnellement vouloir que la parole soit mensongère, ce n’est pas rationnel, ma raison m’impose donc cette conclusion.
C’est cet idéal moderne d’autonomie et de liberté qui a présidé à la création de notre République, peut-être même de notre système juridique. Or aujourd’hui il est en crise, parce que nous ne sommes plus dans la modernité, nous sommes dans ce qu’on appelle la postmodernité ou même l’hypermodernité. A ce sujet s’affrontent deux écoles : il y a ceux qui pensent que la postmodernité est une rupture avec la modernité, et ceux qui pensent que l’on n’est pas dans la rupture, mais seulement dans l’hypermodernité, au sens où l’individualisme a encore gagné du terrain. A vrai dire, nous sommes aussi dans une époque qui laisse plus ou moins de côté la raison, donc il n’est pas évident de trancher, je laisse la question ouverte. Mais pour l’individu postmoderne, la liberté est un pouvoir d’autocréation : il s’agit d’être indéterminé, il s’agit d’être indéfini, parce que finalement ce qui me détermine ou me définit entrave ma liberté. Le terme qui traduit bien cet état de l’être est celui de « légèreté ». Peut-être avez-vous lu le livre de Milan Kundera qui s’appelle L’insoutenable légèreté de l’être. Ce n’est pas tellement dans cette perspective-là que je vais en parler, mais plutôt dans celle du philosophe Gilles Lipovetsky, penseur de la postmodernité qui est encore vivant, qui écrit encore et qui a très bien traité ce sujet. Il a publié un ouvrage sur l’hypermodernité et un autre vraiment très pertinent intitulé L’ère du vide. Qu’est-ce qu’être léger ? Au fond, être léger, c’est être mobile, flexible, c’est ne peser ni sur autrui ni sur l’environnement ; bref c’est limiter son impact sur les autres, sur la nature. Etre léger, c’est pouvoir se déplacer facilement, un peu comme la feuille au gré du vent, légère et libre du fait qu’elle ne rencontre pas d’obstacle ; à l’inverse, c’est sa lourdeur qui lui fait rencontrer des obstacles, le sol notamment. La légèreté, c’est le corps mince, le plaisir simple, c’est le divertissement plutôt que la rigueur, c’est l’humour plutôt que la solennité, le fait d’être cool : quand on est professeur aujourd’hui, ce que les élèves attendent de nous c’est qu’on soit cool ; le reproche qu’ils vont nous faire c’est de n’être pas assez cool, pas assez léger, assez flexible, mais trop rigide. C’est la séduction qui est attendue plutôt que la contrainte et – ceux qui parmi vous qui sont enseignants le savent bien – nous ne pouvons plus arriver devant nos élèves et nous réclamer de notre statut de professeur pour demander à être obéis, pour diriger la classe, pour imposer le silence, etc. Si l’on ne parvient pas à entrer dans une démarche de séduction, on risque tout simplement de perdre l’attention des élèves. On y est donc en quelque sorte contraint.
La légèreté, c’est encore une alimentation simple, une vie amoureuse sans formalité – par exemple le PACS. Il s’agit de décharger son âme, de se libérer de tout ce qui nous pèse, tout ce qui nous alourdit, tout ce qui nous empêche d’avancer, et de lâcher prise. Ainsi, l’on se précipite, comme dit Lipovetsky, sur les versions light ; on veut des études light, du Coca light, etc. Et finalement le droit à la liberté revient au droit à une vie sans contrainte, à une vie cool, désengagée, où chacun décide de ses propres valeurs. En quelque sorte il s’agit d’une fuite en avant dans davantage d’individualisme, de la part d’un sujet qui dit « je », qui veut dire « je » librement. Descartes, quand on y réfléchit, pose le fondement de la modernité en disant « Je pense, donc je suis ». Car ce « je suis » est posé tout seul dans l’autonomie pure ; en effet ce n’est pas : « Dieu m’a créé, donc je suis », c’est : « Je pense, donc je suis ». Cependant Descartes aboutit quand même à dire : « Qu’est-ce que je suis ? Je suis une substance pensante ».
L’individu postmoderne, quant à lui, dit aussi « Je suis ». Mais qu’est-ce que je suis ? Eh bien, cela me regarde : je suis une fleur, une pâquerette, je suis une flaque de couleur, etc. Vous avez parlé de la théorie du genre au début de cette séance ; il faut évoquer à ce propos les other kind, c’est-à-dire les xénogenres, ceux qui se définissent non plus par rapport au genre humain mais par rapport aux autres êtres vivants, en revendiquant le fait d’être une licorne, ou une flaque de couleur – que sais-je. Cela nous fait rire, mais en réalité c’est triste parce que ces pauvres gens croient décider d’être ce qu’ils veulent être, mais comment puis-je être quelque chose si les autres ne reconnaissent pas ce que je suis ? Et comment les autres pourraient-ils reconnaître ce que je suis si je veux tellement affirmer ma singularité que je me définis comme une singularité incommunicable, indicible ? Que signifie en effet être une flaque de couleur ? Je prends cet exemple, parce qu’il y a actuellement une petite vidéo qui circule sur Twitter, d’un jeune homme qui explique les théories xénogenre, other kind, etc. Il dit avoir des amis qui se présentent pour certains comme des renards, par exemple, ou encore pour l’une d’entre elles comme une flaque de couleur. Ainsi, la liberté qui émerge aujourd’hui revient à un désengagement de tout lien, de toute « entrave », y compris celle qui vous définit comme être humain ! Lipovetsky définit cet individu moderne comme un « frivole apathique », c’est-à-dire quelqu’un qui est en recherche de légèreté, mais que par conséquent plus rien ne motive ; un individu qui est face à tellement de choix qu’il ne veut pas en faire, parce que choisir c’est perdre sa liberté. Au fond épouser une femme, c’est renoncer à toutes les autres femmes ; s’engager dans une entreprise, c’est renoncer à tous les autres emplois. Mais comme les choix sont très nombreux et les fins très obscures, et que je dois créer moi-même ma propre fin, la liberté ne trouve plus son sens ni sa définition. On nous dit que nous sommes libres de, c’est la liberté de. Or il y a là une opposition qui me paraît vraiment fondamentale : on nous dit être libres de ceci ou cela, d’être un garçon ou d’être une fille, de partir vivre à New York ou de rester vivre à Paris, mais on ne nous dit pas pourquoi nous sommes libres. Et donc, à force de se libérer de, de tout ce qui l’entrave, de tout ce qui semble menacer sa liberté, finalement l’individu postmoderne en arrive en quelque sorte à perdre le goût de la liberté, et en cela il devient apathique parce qu’une liberté absolue, infinie, équivaut à une liberté nulle. Ne pas m’engager parce que je ne veux pas perdre ma liberté qui est absolue, c’est vivre comme si je n’étais pas libre, c’est ne pas user de ma liberté. Or c’est la seule chose qui s’use si l’on ne s’en sert pas, au contraire des piles électriques ! C’est pourquoi cette liberté dont on n’use pas ne nous sert à rien, c’est comme si elle n’existait pas.
Remontons maintenant aux origines de cette conception moderne puis postmoderne de la liberté, car cette origine est éclairante. Je pense que certains parmi vous la connaissent bien. Nous sommes entre 1287 et 1345, et il s’agit de la pensée de Guillaume d’Ockham. Guillaume d’Ockham est un théologien vivant à une époque où l’on s’intéresse tout particulièrement à la toute-puissance divine. Les gens du XIVe siècle sont fascinés par ce sujet. Par exemple par la question : « Est-ce que Dieu pourrait créer une pierre qu’il ne puisse pas soulever ? ». Réponse immédiate : « A Dieu rien n’est impossible ». Mais prenons la phrase au mot : dans les deux cas vous êtes coincé, car soit Dieu peut créer la pierre et il ne peut pas la soulever, donc il n’est pas tout-puissant, soit il ne peut pas la créer, donc il n’est pas tout-puissant ! Alors Guillaume d’Ockham en vient à dire que Dieu est tellement puissant que la nature elle-même est un artifice divin, une sorte de produit de sa décision arbitraire : Dieu a fait que les pierres tombent, elles auraient pu ne pas tomber mais monter ; Dieu a fait l’eau liquide, il aurait pu faire que l’eau ne soit que de la glace, etc. Bref, Dieu aurait pu faire tout ce qu’il voulait. Or non seulement la décision de Dieu est parfaite, mais elle est parfaite à chaque instant, c’est-à-dire qu’à chaque instant Dieu peut anéantir le monde, puis le recréer dans l’instant d’après, comme il le veut. Ainsi, Dieu a créé le monde au début de notre rencontre de ce soir, puis l’a recréé à chaque instant jusqu’à maintenant. Certes tout va bien, il y a une continuité, mais Il aurait pu imaginer que tout d’un coup chacun de nous soit déguisé en Cendrillon, puis que nous ayons une chope de bière à la main, ou que sais-je. Ainsi donc, Dieu peut recréer immédiatement le monde à chaque instant selon sa volonté. On retrouvera cette idée chez Descartes que la liberté pure de Dieu est souveraine, elle n’est liée à rien. La façon dont Dieu crée le monde à chaque instant n’est pas liée à la façon dont le monde existait à l’instant d’avant, c’est Lui qui le décide, et Dieu ne prend pas de décision en raison d’un bien qui lui préexisterait. On trouve d’ailleurs cette idée chez saint Bernard aussi : Dieu, selon lui, n’a pas décidé que tuer serait mauvais parce que tuer est mauvais, c’est parce qu’il a décidé que tuer était mauvais que tuer est mauvais, sinon Dieu n’est plus tout-puissant ! Et donc Dieu est autonome, c’est-à-dire que Dieu n’obéit qu’à sa propre loi, et non pas à l’idée d’un bien qui lui préexisterait. Parce que, sinon, il faudrait savoir qui a décidé de ce bien, qui a réalisé ce bien.
L’erreur de Guillaume d’Ockham, c’est de ne pas voir que Dieu, en réalité, ne décide pas à partir de rien, mais à partir de Lui-même. Affirmer que Dieu décide à partir de rien est une erreur théologique parce que Dieu est Lui-même la source de ce qui est vrai et de ce qui est bon, parce qu’Il est Lui-même le vrai et le bon. Il ne va effectivement pas le chercher ailleurs, en ce sens-là Il est autonome si l’on peut dire, mais Il le cherche en Lui, il le trouve en Lui, parce qu’Il est lui-même la bonté et la vérité. En revanche, en ce qui nous concerne, nous avons beau être des gens très bien, nous ne sommes pas la vérité et la bonté.
Or saint Thomas d’Aquin, quelque peu visionnaire, a dit, bien avant Ockham, que l’homme dispose d’un libre arbitre, d’une liberté de choix à l’égard des choses qu’il ne veut ni nécessairement, ni par instinct de nature. Et il ajoute de la même façon que Dieu veut nécessairement sa propre bonté. Mais tout le reste, tout ce qui n’est pas nécessaire, la création du monde par exemple, l’existence de chacun d’entre nous, Il le veut par son libre arbitre. Je vous renvoie à la Somme théologique (question 19, article 10) : « Dieu possède-t-il le libre arbitre ? ». La raison en est qu’en Dieu, du fait de ce que les théologiens appellent sa simplicité, il y a pas de composition ; Dieu est un et simple, sa volonté ne se distingue pas de son être, c’est-à-dire que la volonté de Dieu, c’est Dieu, Il est Acte pur, activité parfaite, activité achevée. Ainsi la liberté de Dieu, qui est une liberté pure, c’est une activité parfaite, un « acte pur » dit Aristote. Mais quand Aristote dit « acte pur », il dit energeia, c’est-à-dire mise en œuvre, activité. Cela signifie que Dieu est une source en éternelle action, qui ne se repose pas, ne se dit pas : « J’ai toute l’éternité devant moi » – sachant que l’éternité, c’est assez long, surtout sur la fin… ( ! ). Dieu est donc dans l’activité. Or cela, on peut le dire, mais on ne comprend pas bien ce que cela veut dire. En fait, on ne comprend pas bien ce qu’est l’essence de la liberté divine, on appréhende surtout ce qu’elle n’est pas. En effet on peut dire que Dieu ne crée pas par une pure nécessité de sa nature, et que Dieu n’est pas contraint par les événements. Mais ce qu’on en connaît, c’est encore sous le voile de l’analogie : en effet la seule liberté que l’on connaît c’est celle de l’homme, c’est donc par analogie qu’on peut dire que tout ce qui est parfait, tout ce qui est bon dans la liberté humaine, on peut l’appliquer à Dieu. L’erreur de Guillaume d’Ockham, c’est au fond d’avoir cru qu’il connaissait la liberté divine, et que l’homme pouvait être libre de cette liberté-là. Certes ces conclusions seront davantage le fait des philosophes qui succèderont à Ockham, mais cette conception erronée de la liberté humaine comme liberté pure, semblable à celle que Guillaume d’Ockham prête à Dieu, s’avèrera difficile à surmonter. Car elle a pour origine la théologie, et une théologie qui non seulement n’est pas forcément connue de tout le monde, mais qui en outre a débouché aujourd’hui sur des philosophies portées par des Hegel ou des Spinoza. Par exemple Spinoza, au XVIIe siècle, rejette le libre arbitre en disant que c’est parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent que nous nous croyons libres, un peu comme une pierre qui aurait conscience de tomber mais ignorerait la loi de gravitation, et qui par conséquent se dirait que sa liberté est dans son mouvement de tomber. Pour Spinoza nous habitons un univers parfaitement déterminé, et il n’y a pas de place pour le libre arbitre. Mais s’il rejette le libre arbitre, il ne rejette pas la liberté ; simplement pour lui la liberté correspond au fait d’agir selon la nécessité de sa nature, comme une pierre en chute libre agit selon sa nature. Je suis libre parce que j’agis selon la nécessité de ma nature. Quant à Hegel, il conçoit la liberté comme le déploiement de soi-même, et le déploiement de l’idée de Dieu qui se réalise progressivement dans l’Histoire. Mais il ne s’agit pas non plus d’une liberté consciente : Dieu prend conscience en l’Homme, pour Hegel. On est donc comme sommé de choisir entre une liberté créatrice et souveraine un peu à la manière d’Ockham, dont on voit bien les fruits notamment chez Jean-Paul Sartre pour qui « l’existence précède l’essence » (c’est-à-dire j’existe, puis ensuite par mes actes je crée mon essence) ou Simone de Beauvoir (« on ne naît pas femme, on le devient ») – bref, sommé de choisir entre une liberté souveraine ou bien alors une liberté à la manière de Spinoza, sorte d’élan aveugle sans conscience.
C’est pourquoi il s’agit de comprendre la liberté non pas comme liberté en soi, liberté pure, liberté divine, mais comme liberté humaine proprement humaine. Et c’est cette liberté proprement humaine que le dominicain Servais Pinckaers propose d’appeler « liberté de qualité » par opposition à « liberté d’indifférence ». Une liberté d’indifférence serait finalement une liberté purement divine à la manière d’Ockham : c’est-à-dire que lorsque je n’ai aucune idée d’un bien et que je dois choisir entre plusieurs possibilités – parfois on choisit entre des choses qui ne nous attirent pas plus l’une que l’autre -, j’essaie toujours d’opérer un certain discernement : d’une manière générale on cherche à faire des choix éclairés, à partir de fins. Saint Thomas nous propose une distinction qui nous permet d’aller vers une notion de liberté un peu plus pertinente, plus humaine : pour lui la liberté c’est d’abord effectivement de poursuivre sa fin sans entraves. Mais l’on est dans un univers où il y a plusieurs fins : la pierre a pour fin de tomber par terre, la fleur a pour fin de pousser vers le soleil, l’oiseau a pour fin de voler vers le Sud ou vers le Nord, etc. Or il s’agit ici de la liberté au sens vraiment basique que nous avons vu tout à l’heure. Mais saint Thomas ajoute qu’il y a des êtres qui poursuivent une fin qu’ils connaissent, notamment les animaux : par exemple le loup poursuit la brebis, c’est sa fin, il la connaît, il la voit, donc il a une certaine connaissance, mais cette connaissance le ‘’nécessite’’, c’est-à-dire qu’elle le détermine. En effet le loup voit l’agneau, il va chercher à le manger, la poule voit un ver de terre, elle va vouloir l’attraper. Ainsi existe-t-il quand même une certaine nécessité dans cette action.
Mais il y a une troisième façon de poursuivre une fin, c’est d’en avoir une connaissance rationnelle qui est celle de l’intelligence, de la raison, qui me permet de bien discerner. Je suis comme le loup : quand je vois la brebis, le mouton, je pense nourriture, je pense aliment ; mais je pense aussi équilibre de mon alimentation, sobriété ; et je me dis : « Est-ce ce que je mange tout le mouton maintenant, ou d’abord la moitié, et puis l’autre moitié pour le goûter ? ». En fait, on pense, et de ce fait on est indéterminé, c’est-à-dire qu’il nous appartient encore de nous déterminer vers cette fin, de déterminer les moyens en vue de cette fin. En revanche nous sommes très déterminés par rapport à la fin, parce que – et c’est là un peu la clé de la liberté humaine chez saint Thomas – nous ne pouvons pas ne pas vouloir le bien, nous ne pouvons pas ne pas vouloir être heureux. Il y a eu au XVIIe siècle une controverse entre Fénelon et Bossuet, dont nos amis du clergé ici pourraient parler mieux que moi, que l’on a appelée la ‘’querelle du pur amour’’. Fénelon disait en substance : Je continuerai à aimer Dieu, même si Dieu me dit que j’irai en enfer ! Pas évident à dire tout de même ! Puis il ajoutait à l’adresse de ses contradicteurs : Finalement, vous aimez Dieu parce qu’Il vous promet le paradis, ce n’est donc pas vraiment Dieu que vous aimez, mais vous-même, parce que ce que vous voulez, c’est aller au paradis ; donc vous aimez Dieu, mais pour aller au paradis, ce qui ne relève pas d’un amour inconditionnel … . Mais Bossuet répondait à Fénelon qu’en réalité vouloir, c’est vouloir être heureux ; et donc je ne peux pas aimer Dieu, vouloir Dieu, sans vouloir être heureux en même temps, c’est-à-dire sans vouloir être sauvé. Vouloir Dieu et vouloir être heureux, c’est la même chose.
Si je ne voulais pas d’abord être heureux, je ne pourrais rien vouloir. Par exemple j’ai pris le train ce matin, je suis sorti de chez moi, j’ai voulu aller prendre le train et pour cela j’ai voulu aller à la gare ; mais je n’aurais pas voulu prendre le train si ce n’était pas pour aller à Paris, et je n’aurais pas eu besoin d’aller à Paris si cela n’avait pas été pour vous rencontrer, et je n’aurais pas voulu vous rencontrer si je n’avais pas eu l’idée que cela allait me rendre profondément heureux ! Donc, s’il n’y a pas un premier vouloir, qui est par exemple « partir en vacances à la campagne », alors je ne peux pas vouloir prendre ma voiture pour partir. Et si je n’avais pas ultimement un premier vouloir, celui d’être heureux, inscrit en moi, je ne pourrais rien vouloir. Cela résulte aussi de notre incarnation, de notre dimension incarnée.
Sur cette dimension je vais passer un peu vite étant donné le temps qui m’a été imparti, mais peut-être pourra-t-on revenir au moment des échanges sur les points que je n’aurai pas traités. Notre dimension incarnée fait que bien sûr nous voulons être heureux, c’est notre volonté ; mais nous avons aussi un corps qui possède des tendances, qui a des besoins liés à notre nature. Ces tendances sont le besoin de sécurité, le besoin de vie sociale, le besoin d’harmonie, de variété, d’estime, qui sont très liés à notre corps. En effet, réfléchissons-y : nous satisfaisons ces besoins d’abord avec notre corps. Notre besoin de sécurité, par exemple, est satisfait d’abord par nos sens : quand on veut être sûr que les choses sont ici, on les touche ; si l’on veut rassurer quelqu’un on le prend dans ses bras ; quant à notre besoin de variété, d’harmonie, etc., on le satisfait d’abord par le sens du goût ; notre besoin de clarté, de vérité, et même notre besoin d’identité, nous le satisfaisons d’abord avec notre vue : on veut voir clair. Et donc, en définitive, le bien qui se présente à nous par notre volonté ne se présente pas simplement à nous intellectuellement comme un bien, mais aussi effectivement comme étant notre propre bien. Si bien que la liberté va consister à se gouverner soi-même, à se diriger soi-même vers son propre bien, non pas seulement vers le bien en général, mais vers le bien qui l’est pour soi, en raison de l’incarnation propre de chacun ; ou encore la liberté va consister à correspondre à la disposition de nous-mêmes en vue de notre bien propre, mais un bien qui, parce que nous sommes des êtres de relation – « l’homme est un animal politique », dit Aristote – est aussi un bien commun. Le bien commun étant, comme le rappelle Michel Boyancé, le bien des personnes en tant qu’elles sont en relation.
Par exemple, le bien commun d’un couple, ou le bien d’une communauté, est le bien de chacun mais augmenté du fait qu’il est en relation avec les autres. Un peu comme un bon repas qu’on prend à plusieurs : on a mangé la même chose que si l’on avait mangé tout seul, mais on a passé un meilleur repas en le passant avec les autres. On peut donc dire que la liberté est le fait de disposer de soi pour aller vers son bien propre. Ainsi, l’on est au seuil, et on va s’y arrêter ; on est au seuil de la morale, au seuil de l’éthique, qui est de se disposer soi-même, de créer en soi les dispositions qu’on devrait appeler les vertus, pour aller vers son bien propre, qui est le bonheur.
J’ai finalement raccourci un peu la fin de mon propos, mais je suis prêt à répondre aux questions sur des points que je n’ai pas abordés.
Marie-Joëlle Guillaume
Merci beaucoup, cher Monsieur, pour cet exposé, nous avons vraiment le cadre conceptuel qu’il faut pour pouvoir en tirer des applications à la vie d’aujourd’hui. J’ai été frappée par tout votre développement autour de la légèreté, on parle aussi aujourd’hui de « la société liquide », je pense que cela entre dans la même logique. Au fond, nous nous prendrions, à la suite de Guillaume d’Ockham, comme le Dieu qu’il imagine, en considérant que nous avons à être comme Dieu, c’est-à-dire une pleine détermination arbitraire, alors que Dieu justement n’est pas arbitraire… Dès lors, la première question qui me vient à l’esprit est la suivante : « Est-il anormal qu’avec une telle vision des choses dans nos sociétés occidentales, la société se défasse ? ». Car la liberté des Anciens allait dans le sens d’une finalité qui pouvait être commune, mais si on est dans l’auto-détermination pure qui élimine en quelque sorte la perspective des fins, vers quoi se rassembler ? Surtout si la liberté qui émerge se libère de tout entrave, y compris d’être heureux, si j’ai bien compris…
Pascal Jacob
Je n’ai pas dit exactement cela mais d’une certaine façon c’est vrai, il y a même un livre à ce sujet : Pour en finir avec l’idée de bonheur. Quand j’ai abordé la notion de bonheur cette année avec mes élèves de Terminale, je me suis dit qu’il faudrait que je commence par leur demander ce qu’ils désiraient le plus profondément. Or ce n’était pas une très bonne idée, car ils n’envisageaient pas la question de manière générale, et ils se sont demandé : « Maintenant, là, tout de suite » ? Si bien que les trois ou quatre premiers m’ont dit désirer dormir ! Cela fait sourire, mais c’est terrible, parce que si le bonheur est de dormir, cela revient en fait à vouloir être mort puisque quand on dort on ne sait pas qu’on dort. Et finalement, je vois bien avec mes Terminales que le bonheur est pour eux une notion bien lointaine et qu’ils ne cherchent que des petits bonheurs. ‘’Aujourd’hui j’ai un petit bonheur, je vais au McDo, ensuite j’irai voir un copain, et puis on va se faire une partie de FIFA, rien de plus à désirer’’. Il leur manque une ambition du bonheur.
En réalité cet individu postmoderne est très fragmenté, sa vie est une succession de fragments, comme l’a très bien montré Hartmut Rosa. Je ne sais pas si vous connaissez ce philosophe, mais il mérite vraiment d’être lu, quel que soit le métier que l’on exerce. C’est un sociologue allemand mais aussi un philosophe, qui explique que l’essence de la modernité est l’accélération, le fait que tout aille de plus en plus vite, et que nous soyons obligés nous-mêmes d’aller de plus en plus vite, d’employer des moyens qui vont de plus en plus vite. Il montre notamment qu’un des effets de l’accélération du progrès technique est de mettre à notre disposition des milliards de solutions, des milliards d’objets, des milliards d’opportunités, ce qui nous pousse, quand nous allons dans un magasin, à acheter non plus ce dont nous avons besoin, mais des opportunités. On va chez Noz, et on se dit : « ça pourrait servir »… Finalement les choses vont tellement vite qu’elles vont plus vite que la pensée. La pensée nécessite de prendre du temps de méditation, de réflexion, etc. Or la vie d’aujourd’hui, et les moyens technologiques qu’on emploie, ne nous permettent pas cela, on est pris dans un rythme beaucoup trop rapide. Même un journaliste qui invite un intellectuel veut son avis sur une question en 15 secondes, et puis l’on passe au sujet suivant. En outre, Rosa ajoute cette remarque que je trouve intéressante, à savoir que finalement l’homme n’est plus capable d’entrer dans une argumentation, qu’il n’a plus ni le temps ni même la possibilité de le faire, d’en saisir la cohérence argumentative. Par conséquent, même sa propre vie ne lui apparaît plus dans une cohérence ; et comme nous rencontrons des foules de gens, comme nous changeons beaucoup de milieux, d’emplois, que notre carnet d’adresses se renouvelle aussi de façon permanente, nous n’avons plus personne qui soit témoin de l’ensemble de notre biographie, laquelle ne nous paraît plus elle-même comme cohérente. Par exemple, dans la vie professionnelle, je rentre chez Peugeot quand je suis jeune, puis je change, je vais élever des chèvres dans le Cantal, puis je deviens manager d’une start-up, etc. Quand on parle de Parcours Sup à nos élèves aujourd’hui, ou d’orientation, ils ont du mal à comprendre l’intérêt de faire un projet, ils verront bien ce qui leur plaira le moment venu, quitte à changer en cours de route au gré de leurs envies ; ensuite, ils envisageront peut-être de trouver un job, mais s’il ne leur plaît pas, ils chercheront à bifurquer ailleurs. Et puis il y aura tellement de nouveaux métiers qui n’existent même pas encore aujourd’hui…
Cette liberté se conçoit donc dans une fluidité permanente, dans une flexibilité permanente aussi. C’est Zygmunt Bauman qui parle de la société liquide. Il dit que nous sommes dans une société dans laquelle les liens chimiques ne sont pas ceux d’un solide, mais ceux d’un liquide. Or cette situation a des inconvénients, parce qu’on aime bien, par exemple, avoir une table solide ; mais elle a aussi un côté très pratique, parce qu’un liquide s’adapte à tout, de par sa flexibilité justement ; c’est adaptable, et nous-mêmes avons appris à nous adapter : on a des téléphones portables, on change de train ou d’itinéraire quand il y a la grève, et d’ailleurs le mot-clé aujourd’hui c’est précisément l’adaptabilité, la flexibilité. On a parlé souvent de flexibilité du travail, et de fait c’est intéressant d’avoir des gens flexibles, souples, qui s’adaptent, des gens qui ne sont pas rigides. Mais en même temps on a besoin de structures. Si bien que le grand défi de la postmodernité, dit Bauman, c’est de nous adapter nous-mêmes à cette adaptation. Par exemple, dans le domaine de l’évangélisation ou du catéchisme, on ne peut plus avoir la rigidité de déclarer que le caté se fera à telle heure ; on sera obligé de s’adapter au fait que les gens ont des emplois du temps complexes, car si l’on est trop rigide, eh bien il ne se passera rien ! C’est un mouvement social – sociologique, peut-on dire – qui est intéressant à prendre en compte.
Jean Didier Lecaillon
Votre réponse suscite une question de ma part, une réflexion que je voulais partager avec vous. Sur tout ce que vous avez dit dans votre exposé initial, je pense que nous sommes assez d’accord : vos propos ont le mérite de nous rappeler des choses, de les resituer, de ce point de vue je vous remercie. Mais à partir de là, que fait-on ? Parce que vous dites : ‘’C’est la postmodernité’’ ; cela signifie-t-il que, si nous avons une conception de la liberté différente, nous devons cependant nous adapter à cette nouvelle façon de la considérer ? A défaut, nous ne serions que des « ringards », ce qui en soi ne me gênerait pas, mais risque d’être contreproductif, très peu porteur en tous les cas dans nos contacts professionnels ou autres ; ce n’est pas très porteur aujourd’hui, quand il ne s’agit pas d’être taxé de conservatisme, éventuellement d’être traité de fasciste ! Bref, pour dire les choses autrement et de façon plus brutale, le combat est-il perdu ? Vous avez cité votre expérience avec vos élèves, pour qui le bonheur revient à des petits bonheurs immédiats ; vous avez cité l’entreprise, la société « liquide ». Alors, et là est ma question, est-ce que vous nous dites cela pour nous permettre de mieux nous adapter, et finalement de vivre dans cette société parce qu’elle est ainsi, et qu’on ne voit pas comment faire autrement ? Ou est-ce que, en fonction de votre expérience, vous pensez qu’il y a des moyens de lutter contre cela, ou de rétablir une certaine vérité sur ce qu’est la vraie liberté ? Vous avez parlé des fins, vous n’avez pas parlé de vérité, mais j’ai l’impression que c’était sous-entendu. En définitive, que pouvez-vous nous proposer comme ligne d’action pour que nous ne soyons pas intelligemment postmodernes ?
Pascal Jacob
Il est vrai que, comme vous dites, on n’a pas le choix, on ne peut pas ne pas vivre dans une société liquide postmoderne. En revanche on peut quand même montrer, si on s’intéresse à la politique par exemple, que cela conduit à la fin du politique. Il y a notamment le phénomène dit de la tribalisation : c’est-à-dire qu’on vit en tribus, mais c’est la fin du politique. Alors, il faut poser la question : ‘’Est-ce qu’on veut la fin du politique ?’’. Car en ce cas on aboutit à la guerre de tous contre tous, c’est-à-dire ma volonté contre celle des autres. Nous avons évoqué la théorie du genre, or il y a l’exemple de cette petite fille envoyée par ses parents en colonie de vacances à 12 ou 14 ans, qui demande à être installée dans le dortoir des garçons, en revendiquant le fait d’être un garçon. Mais les autres parents ont opposé à ceux de Charlotte qu’elle était en fait de sexe féminin, et qu’il était gênant par conséquent de l’accueillir dans le dortoir des garçons. Certes mettre un ‘’garçon’’ de sexe féminin dans le dortoir des filles, a priori ça pose moins de problèmes que l’inverse ; mais que faire, puisque les parents ne sont pas d’accord, car de toute façon on ne distribue pas les gens en fonction de leur genre, mais de leur sexe, etc. ?
Donc, si ma volonté est une pure volonté, elle va se heurter à la volonté des autres ; c’est pourquoi le grand défi est de repenser des fins communes, ce qui est facile à dire, mais compliqué à réaliser : aujourd’hui, bien souvent on délibère sur les fins, mais on peine à y voir clair ; je n’en ai pas parlé parce que ça relève plutôt de la philosophie morale, mais quand nous agissons, nous nous demandons quelle est notre intention, notre fin, et une fois cette fin bien déterminée nous nous proposons des moyens pour agir. Mais quand ces fins ne sont pas claires, on se perd en délibérations…Par exemple au sujet de l’école. On n’est pas d’accord aujourd’hui sur sa finalité : s’agit-il de transmettre la culture, de former des personnes libres, de former des gens employables, de réduire les inégalités, de faire des citoyens ? En réalité tout cet ensemble ne peut constituer la fin de l’école, parce que ce sont des choses hétérogènes. Alors, quelle est cette fin ? Quand le ministre dit que le but de l’école est de réduire les inégalités, on voit le Conseil Supérieur des Programmes proposer de reculer l’âge d’apprentissage de la lecture, parce qu’on s’est aperçu que les enfants qui lisent plus tôt, parce qu’ils ont des parents qui leur apprennent à lire, sont plus doués que les enfants dont l’apprentissage de la lecture intervient plus tard. Cela crée des tensions ; alors, pour les éviter, le ministre préconise que personne ne sache lire avant un certain âge ! Ainsi, les enfants ne pourront pas se moquer entre eux de ceux qui ne savent pas lire, puisqu’aucun d’entre eux ne saura lire ! Le Conseil supérieur des programmes a bel et bien recommandé de repousser l’âge d’apprentissage de la lecture, alors qu’en réalité ça reviendra au même ; donc à la limite on va interdire aux parents d’apprendre à lire à leurs enfants en CP, c’est-à-dire encore brimer la liberté au nom de l’égalité ! Or je pense que la solution passera par le fait de reconsidérer les fins communes de l’école, qui n’est pas une entreprise. Il faut se demander ce qu’elle est, à quoi elle sert, etc.
J’imagine que la plupart d’entre vous ont une expérience d’entreprise que je n’ai pas moi-même ; mais quand je demande à mes élèves ce qu’est le but d’une entreprise, ils me répondent que c’est le profit, or si c’est cela, les employés ne sont qu’un moyen pour faire du profit ; alors que si l’on pose que le but de l’entreprise est de permettre aux gens qui travaillent d’avoir une vie heureuse, à ce moment-là c’est le profit qui devient un moyen. Le véritable enjeu est donc de se mettre d’accord sur les fins dans tous les domaines de la vie, parce que c’est la fin qui détermine les moyens qu’on va employer. Autre exemple, on est en train de délibérer sur la réforme des retraites, mais on ne sait pas trop, en définitive, quelle est la fin du travail ; et c’est sans doute parce qu’on n’est pas d’accord sur cette fin qu’on ne sait pas s’il faudra travailler plus longtemps, travailler moins longtemps…
Marie-Joëlle Guillaume
Merci pour ce bon exemple, tout à fait en situation ! Qui souhaite encore prendre la parole ?
Rémi Sentis
Vous avez insisté sur le fait que la liberté pour les postmodernes était la vie sans contrainte, sans limite ; avec un refus clair de reconnaître qu’il existe des contraintes et des limites dans tout ce que nous faisons. Est-ce qu’on ne peut pas faire comprendre à nos concitoyens que ce refus nous conduit à une impasse, parce que les contraintes existent qu’on le veuille ou non, à commencer par celle du corps qui a des limites, qui est sexué ; et l’on ne peut pas faire en sorte que ces contraintes n’existent pas
Pascal Jacob
Oui, sauf que par exemple l’idéologie transhumaniste prétend justement que le corps de demain ne représentera plus une contrainte, qu’on pourra d’ailleurs vivre mille ans, que l’homme qui vivra mille ans est déjà né, etc. Pour eux, si vous avez mal au foie, si votre cœur ne fonctionne pas bien, on vous le remplacera, comme on change les pièces détachées d’une machine. Ainsi cette contrainte du corps est-elle aussi, selon eux, en voie de disparition. J’avais un entretien en octobre dernier avec l’association « Saint Benoît Patron de l’Europe », qui m’avait demandé de traiter le sujet suivant : « La modernité comme désincarnation ». En effet, notre époque est traversée par tout un processus de désincarnation qui passe par le virtuel, les rencontres virtuelles, etc. A la limite, même la messe par internet participe de ce processus de désincarnation, parce que finalement la dernière entrave à notre liberté, c’est le corps ; certains espèrent même conquérir enfin une liberté absolue en transférant nos consciences dans des machines ! L’homme devenu « enfin » une machine volante, connectée à Internet, immortelle, quel progrès !
Marie-Joëlle Guillaume
Sauf qu’une machine, ce n’est plus un être humain.
Pascal Jacob
Si, ce serait une machine dotée d’une conscience, ce que les transhumanistes appellent la conscience forte, c’est-à-dire une machine qui dit ‘’Je’’. D’ailleurs on nous fait croire, avec les nouveaux Chat-GPT et autres innovations de l’intelligence artificielle, que cette machine est en train d’advenir : avez-vous vu les dialogues entre Bing et des internautes, où Bing, donc l’intelligence artificielle, se met à menacer l’internaute en lui disant : ‘’ Je sais tout sur toi, je connais tes comptes bancaires…’’. C’est réellement terrifiant, même si cela reste de l’intelligence artificielle, de l’intelligence simulée, car en réalité il n’y a pas de connaissance derrière ; mais pour beaucoup de scientifiques, c’est le point d’arrivée. Or si l’on essaie d’en montrer le danger, ils répondront que c’est justement la course du progrès qui résoudra les problèmes qu’elle pose
Jean Chaunu
C’est ce que votre collègue Robert Redeker expose dans La guerre des Léviathans. Le vieux Léviathan est en train de se faire absorber par le nouveau Leviathan qui est, au fond, l’univers numérique, et qui échappe en partie à l’Etat.
Pascal Jacob
C’est l’idée du métaverse de Facebook, l’idée qu’on pourrait se transporter dans un univers totalement virtuel, et même y vivre. Et le plus drôle, en vérité plutôt tragique, c’est qu’une employée de Meta, qui travaillait pour ce métaverse, avec son avatar dans l’univers virtuel, a déposé plainte pour l’agression de son propre avatar par l’avatar d’une de ses collègues de chez Méta ! Il y a un mélange…
Emmanuelle Henin
Etes-vous plutôt du côté de la thèse de la supermodernité ou de la postmodernité ? C’est-à-dire : pensez-vous qu’on vit vraiment l’ultime conséquence de cette autonomie qui est posée à partir de Descartes etc., ou qu’il s’agit d’autre chose ?
Pascal Jacob
En fait, du côté de l’avènement du sujet, de la subjectivation, de l’individualisation, de la singularisation du sujet, de l’individualisme, on est vraiment dans l’hypermodernité ; en revanche par rapport à la rationalité on est plutôt dans la postmodernité : en effet si la modernité correspond à l’avènement de la raison, alors il est évident qu’on est en train d’en sortir peu ou prou : car la science même est mise en cause, plus ou moins soupçonnée d’être en collusion avec les grandes puissances, etc. Il y a bien aujourd’hui une primauté du sentiment subjectif individuel qu’on observe dans les questions de genre : ‘’comme je me sens fille, je suis une fille ; je sens donc je suis’’. Je crois donc qu’il y aurait à différencier les éléments car certains ressortent de la modernité vraiment accentuée, et d’autres la dépassent voire la rejettent. Du côté de la rationalité c’est très net, puisqu’on n’a plus le droit de dire rationnellement que quelque chose ne tient pas la route, au motif que ce serait offensant pour certains…
Père Chauvin
Cette liberté d’indifférence finit par nous mener à la folie, parce que si la liberté, dans un premier temps, c’est de pouvoir faire ce qui nous passe par la tête, on en arrive ensuite avec la postmodernité à dire que plus c’est irrationnel, plus on déconstruit, plus on laisse libre cours au moindre caprice, plus on est libre. Dans le domaine de l’art par exemple, on a quantité d’œuvres qui objectivement ne font pas avancer le monde ; dans le domaine de la chanson il faut casser les codes, tout remettre en cause, en sciences c’est pareil, etc. Or on voit bien, par un exemple tout simple, que si la liberté c’est de ne jamais choisir et de toujours s’adapter, on ne fera jamais rien. Celui qui refuse de se marier pour pouvoir épouser toutes les femmes ne fonde jamais une famille. Une entreprise qui voudrait s’appuyer sur ces fondements de fluidité, etc., en fait ne ferait rien.
Pascal Jacob
Cela provient du fait que les fins ne sont pas claires, raison pour laquelle je pense qu’il y a vraiment une réflexion à mener sur la fin. Quand je ne vois pas le but de mon action, je n’ai pas d’énergie pour m’y porter. C’est pourquoi les jeunes de 10, 20, 30 ans à qui on demande de se projeter dans l’avenir aujourd’hui en sont incapables. Et puis il y a aussi cette accélération de l’évolution du monde, si forte, que les jeunes ont conscience que dans dix ans le monde sera totalement différent. Ajoutez à cela le contexte de catastrophe climatique annoncée, les guerres, etc., et l’on comprend pourquoi les jeunes ont tendance à se demander si de toute façon la planète existera encore.
Père Chauvin
Il m’apparaît de plus en plus que cette pensée mène au suicide collectif !
Pascal Jacob
C’est un peu la thèse de Michel Onfray, qui pense que l’on vit une fin de civilisation et qui appelle, dans ces conditions, à essayer au moins de nous éteindre dans la dignité.
Marie-Joëlle Guillaume
C’est ce que certains se disaient à la fin de l’Empire romain, il y a certains parallélismes saisissants.
Hervé de Kerdrel
Est-ce qu’on ne peut quand même pas se poser la question de savoir si le monde économique, finalement, n’est pas en avance sur cette réflexion ? Car le monde économique s’est largement construit sur le libéralisme, et il a compris que l’ultralibéralisme ne lui servait pas. Aussi, selon vous, est-il en avance, ou en retard ? Comment le positionnez-vous ?
Pascal Jacob
Si vous appartenez au monde économique, sans doute le voyez-vous mieux que moi, mais effectivement le monde économique a pu se doter de règles, d’instances de régulation. C’est chez Louis Dumont qu’on trouve cette idée de la place nouvelle de l’homo œconomicus. Il dit qu’en fait la société économique a réussi à gagner une indépendance par rapport aux sociétés politiques, et qu’il n’y a plus que l’économie qui arrive à dicter des règles au politique. Le problème, c’est que c’est souvent pour son propre profit, et pas pour le bien commun. Mais il est vrai que finalement, ce serait peut-être la responsabilité ou le rôle des économistes – enfin, des industriels – de rappeler aux politiques qu’il faut bien des règles. Mais en même temps notre modèle économique change aussi, parce que vous pouvez, si vous êtes ‘’influenceur’’, vous filmer en train de marcher tous les jours dans Paris, et en ayant un certain nombre de ‘’vues’’, gagner un salaire tout à fait confortable, du fait que vous êtes une sorte d’ambassadeur, de publicitaire ; chacun est un mannequin potentiel, un publicitaire potentiel. On peut donc se poser l’éternelle question : auprès de qui font-ils leur profit, pour être payés comme cela ? Donc, on assiste aussi à l’émergence d’activités économiques qui sont sans contraintes, sans règles. C’est pourquoi je dirais : oui, vous avez raison, et en même temps peut-être peut-on craindre aussi qu’à terme l’économie se dérégule totalement, même si ce n’est peut-être pas envisageable actuellement.
Marie-Joëlle Guillaume
Nous pouvons nous demander, en définitive, si notre problème aujourd’hui ne vient pas de ce que nous n’avons pas suffisamment l’amour de la liberté, d’une vraie liberté ; parce que par rapport aux perspectives transhumanistes que vous nous avez tracées, ce qui me paraît extrêmement grave dans cette évolution, c’est le fait que la vraie liberté humaine est bafouée : il y a la liberté pour quelques-uns d’imposer un certain type de monde, la liberté pour quelques-uns d’insuffler de la machine à l’intérieur de l’être humain, et finalement de persuader ce dernier que les limites de son corps et celles de sa propre conscience ne sont pas des choses importantes. Donc, au terme de cette réflexion où vous nous avez bien montré ce qu’était la liberté classique, la liberté selon les Anciens, et a contrario cette liberté qui est légère, qui est liquide, qui ne s’accroche pas à une substance profonde, on peut tout de même dire que notre monde est en danger de ne plus aimer la liberté profonde de l’être humain, à savoir la capacité de se déterminer en fonction de fins, et de fins où l’on reconnaît aussi avec les autres un bien commun. En définitive, êtes-vous pessimiste ou optimiste, et qu’est-ce que ce qui peut rendre optimiste ?
Pascal Jacob
Ce qui peut rendre optimiste, si l’on a la foi évidemment, c’est l’espérance ; mais Hannah Arendt a cette parole selon laquelle finalement la logique des choses c’est d’aller toujours vers le pire ; seul l’homme, lui, est capable de nouveauté, notamment l’enfant. Donc nous pouvons introduire du nouveau dans le monde, et c’est le nouveau que nous introduisons dans le monde qui peut contrarier cette logique du pire.
Dans la salle
Il faut reconquérir une vraie liberté, tournée vers le bien et vers le meilleur.
Pascal Jacob
Et puis, susciter des processus. Le pape François invite avec pertinence à initier des processus plutôt qu’à chercher à occuper l’espace. Je transposerais cela aujourd’hui par l’exemple suivant : plutôt que de faire du bruit dans la rue en disant ‘’On n’est pas d’accord avec la réforme des retraites’’, etc., il faudrait susciter des processus, c’est-à-dire un peu ce que vous faites : transmettre, enseigner, éduquer des enfants, etc. ; c’est par le fait d’initier des processus qu’on fait grandir les choses. Parce que l’occupation de l’espace, en réalité est toujours très provisoire, et puis elle reste de l’ordre de la puissance. Je trouve intéressant de penser que la liberté est dans les processus et n’est pas dans l’espace.
Marie-Joëlle Guillaume
Nous en resterons à cette idée, merci beaucoup.
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